Présentation
p. 73-78
Texte intégral
1Le sport au XXIe siècle s’impose à nos sociétés comme un phénomène omniprésent, que ce soit du point de vue des pratiques, des styles de vie, des produits de consommation, des spectacles, au point qu’il constitue un fait social total1 au sens de Marcel Mauss. Par son intitulé, « L’idée olympique, l’idée sportive, quelles réalités au XXIe siècle ? », le colloque suggère une distorsion entre une idée (quand bien même faudrait-il s’accorder sur l’idée, sa définition, et peut-être différencier l’idée sportive de l’idée olympique ?) et un ensemble de faits concrets, de réalités observables. Nous pouvons avoir le sentiment que d’emblée un décalage se serait introduit entre ce qui tient du discours d’une part et ce qui tient de la pratique d’autre part, entre ce que serait le sport en principe, et ce qu’il est en fait. Comment l’idée prend-elle corps aujourd’hui ? Autrement dit, il y aurait des idées transcendantes, de l’ordre de l’intellect, de l’abstrait, composées à partir d’un idéal, c’est-à-dire d’un système de valeurs, et des réalités brutes, proches du terrain, terrestres en quelques sortes, et tristement terrestres peut-être. Un brin de tentation d’opposer ici de belles idées aux tristes réalités…
2Parce que d’emblée, à côté des mérites vantés du sport, personne ne peut échapper à une vision beaucoup plus apocalyptique d’un monde malin, théâtre d’abus de toutes sortes, xénophobie, tricherie, violences, dopage, abus sexuels… Nous ne pouvons pas omettre de porter, au cœur de cette discussion sur les réalités sportives, ce paradoxe entre les qualités qu’on ne cesse de conférer au sport et, dans le même temps, trop de choses qui concourent à exhiber sa face sombre.
3Le monde olympique tendrait à considérer que le sport est bon en fait, et serait perverti par les mauvais comportements, les mauvaises choses de la société. Le débat semble aujourd’hui dépassé. Beaucoup d’auteurs ont en effet déjà montré que le sport n’est ni vertueux, ni vicieux en soi, et qu’il est bien ce que l’homme en fait lui-même ; comme Michaël Attali, lorsqu’il indique que « parler de dérive, de dérapage ou de dénaturation traduit le maintien de la croyance en un sport vrai et pur sans accepter de prendre la mesure des pratiques quotidiennes »2. Suggérer qu’une idée pourrait traverser le temps sans jamais être affectée, qu’une idée est valable une fois pour toutes, serait attester de l’ingénuité d’un Pierre de Coubertin qui aurait réussi à traduire dans des termes permanents des principes valables pour tous, c’est-à-dire universels. Cette situation serait à l’origine d’un dogme. Il faut reconnaître que l’essai est particulièrement brillant pour résister aussi bien aux affres du temps. Mais comme tout système d’idées, les grands principes de l’Olympisme restent énoncés, quoi qu’on en pense, dans une conjoncture ; et le temps comme le lieu d’énonciation imprime une coloration aux discours. Ainsi, il faut bien reconnaître que l’idée olympique, à l’image d’une religion, est confrontée à une réalité complexe : celle de devoir combiner les invariants (ces idées qui sont censées être fixées une fois pour toutes), et les exigences temporelles qu’elle subit ; et qu’elle aura à assumer les décalages entre les conditions d’énonciation de ses principes et leur application en d’autres temps, d’autres lieux, d’autres contextes. Il faudra peut-être comprendre que ce discours peut s’avérer à ce titre un instrument de diffusion idéologique, de domination d’un système de valeurs, de contrôle des corps3, et pourtant !
4Pourtant force est de constater la vigueur de l’idée olympique, de sa diffusion et de l’adhésion qu’elle suscite ! Quelle idée géniale ! Quel succès ! Thierry Hardy, champion olympique d’aviron, n’évoque-t-il pas pour qualifier les JO « une communion des sportifs du monde entier »4 ? Ce succès interroge : l’Olympisme serait-il une réalité hors du temps ? Est-ce seulement la puissance de l’institution olympique qui assure sa permanence ? Les gardiens du temple sont-ils de vieux survivants bientôt anachroniques, derniers défenseurs d’un idéal voué à disparaître, qui exige le combat pour son maintien, ou bien y aurait-il quelque chose de plus prometteur, de plus profond, de moins palpable ? Les auteurs des articles qui suivent, qui ne manquent pourtant pas d’aiguiser leur sens critique, sont pourtant des adeptes de l’activité physique, des amoureux du sport, des admirateurs fervents de l’Olympisme. Leur présence témoigne-t-elle d’une quelconque naïveté ? Si supercherie il y avait, on aurait tôt fait de la voir dénoncée. Car en fait, les réalités sportives parlent d’elles-mêmes. Elles sont là.
5Finalement, « à quoi bon parler du sport ? », nous dit Bernard Jeu. Il soulève d’emblée cet étonnement des sportifs eux-mêmes qui soutiendront que « la vérité du sport s’exprime avant tout sur le terrain et qu’il n’est pas tant besoin de discourir abstraitement »5. Il parle de la difficulté à dire le sport quand on veut passer « d’un savoir par intuition à un savoir par concept »6. Cet homme exceptionnel entrerait comme en confidence, admettant cette envie de compréhension et de formalisation des choses en même temps que la propension de l’homme à croire, à vouloir croire à quelque chose. L’Olympisme naît à un moment où la société se sécularise, où la religion perd du terrain. Ne faut-il pas y reconnaître un besoin d’idéalisation collective, une aspiration du plus grand nombre à vivre et à célébrer des valeurs communes, ce qui expliquerait la force des idéaux du sport, du mythe7 tel que l’évoque Georges Vigarello ? Et si l’idée sportive et l’idée olympique étaient une croyance et si les croyances étaient des éléments nécessaires à la vie collective8, des particules élémentaires en quelque sorte utiles à la cohésion du groupe ?
6Quelle légitimité tirerions-nous d’un aveuglement collectif ? Quel serait notre rôle si nous n’étions pas quelque part, encore un peu, des espérants du sport ? Les symboles utilisés par le Comité International Olympique paraissent fondamentaux dans la transmission et l’ancrage de son idée. L’hymne, la flamme, les anneaux entremêlés sur le drapeau à fond blanc sont autant de symboles régis très scrupuleusement par la charte olympique. Nicolas Chanavat, Servane Le Clinche et Michel Desbordes font part d’un travail exploratoire sur les représentations de l’Olympisme. L’Olympisme est un vocable auquel la population commune associe spontanément un certain nombre d’images. Les résultats recueillis montrent combien les représentations des individus ne correspondent pas forcément et toujours aux normes symboliques véhiculées par l’institution. L’image des Jeux olympiques sert majoritairement de référence, reléguant ainsi les aspects éducatifs et philosophiques au second plan. L’impact médiatique des Jeux paraît endosser la principale responsabilité dans ce constat. L’idée olympique serait donc bien différente de l’idée sportive, la première transcendante, hors du temps, valable une fois pour toutes ? La seconde temporelle, conjoncturelle et vouée à assumer tous les excès de la première ?
7Les contributions de cette partie contiennent des éclairages différents et ont cela en commun de mesurer aujourd’hui l’impact des idées sportive et olympique, de regarder avec discernement ce qui tient lieu de la construction sociale et historique d’une part, de formes atemporelles et réputées universelles d’autre part.
8La réalité sportive est en effet ambiguë. L’expression du plus haut niveau comporte en soi quelques paradoxes. Comment concilier l’intégrité au plus haut niveau de pratique, interroge Thierry Zinzt. L’intégrité conjugue la manière honnête, impartiale et respectueuse de se conduire à un souci de maintien de soi et des autres dans le respect des personnes. L’intégrité fait partie des valeurs de l’Olympisme d’une profonde actualité, d’une sorte de légitimité pérenne, ayant passé avec succès l’épreuve du temps. Il en est de même de l’idéalisme. Il traduit l’attitude qui consiste à vivre l’Olympisme sur la base d’un humanisme partagé, toujours valable, quelles que soient les régions ou les époques. Thierry Zintz convoque également l’intégration comme un fondement de cet humanisme, qui permet de « donner un juste sens à la capacité prêtée aux activités physiques et sportives, dans le contexte de l’Olympisme, d’être des vecteurs de promotion de l’intégrité, d’une forme d’idéalisme et de l’intégration ». À ce titre, il interroge la charte olympique comme philosophie ou comme idéologie. Le regard que pose ensuite Mike Mc Namee sur l’Olympisme questionne la polysémie des termes. Malgré les diverses interprétations dont il a fait l’objet à travers le temps et dans le monde, il relève au moins cinq items transversaux que sont l’esprit sportif, la participation en masse, le sport comme moyen éducatif, l’échange culturel et la compréhension internationale. Il distingue les valeurs des vertus. En effet, on peut soutenir que l’Olympisme est un produit européen et en cela qu’il contient des soubassements propres à son environnement, chrétien, occidental : ce sont des valeurs. L’Olympisme est donc euro centrique sur le plan des idées. Pour autant, ces valeurs trouvent une expression entière dans toute l’humanité. Elles s’appliquent à tous, et relèvent de la dignité humaine qui n’est l’apanage d’aucune culture a priori. Elles se traduisent en vertus, pas seulement comme une croyance, mais dans les actes. C’est pourquoi Bernard Jeu insiste pour dire que le sport se vit en réalité et qu’il n’est point besoin de discourir.
9Comme réalité culturelle, les activités physiques et sportives constituent un support d’enseignement pour l’éducation physique scolaire. Adossée aux pratiques sportives depuis le début des années soixante en France, la discipline du corps ne peut échapper à la prégnance des Jeux comme référent social et facteur de mobilisation. Thierry Tribalat nous invite à ne pas chercher une opposition entre Olympisme et EPS, mais simplement à ne pas les confondre l’un et l’autre et à dépasser « les allant de soi ». Il nous rappelle que le sport a sa propre logique sociale, alors que l’EPS est adossée à un projet éducatif voulu par la Nation. Quelles formes doivent prendre les pratiques sociales pour répondre à ce projet ? Pierre Arnaud nous rappelle que « le développement des pratiques sportives, leur place et le rôle qu’elles jouent dans la société offrent des images contrastées pour ne pas dire contradictoires » tout en concluant que « les rapports que le sport entretient avec la violence dans les stades et dans les tribunes, avec l’argent et la drogue ou le dopage, semble lui dénier toute prétention à édifier la jeunesse »9. Il s’agira bien de différencier la culture du corps qui est l’objet de l’EPS de la culture des sports, pour voir combien la discipline aura intérêt à ouvrir son champs des possibles en termes de culture physique et à ne pas considérer le sport comme le seul mode de pratique.
10Parmi les réalités à interroger, celles du plus haut niveau sont inévitables. Le poids des menaces de tous ordres, physiques, psychologiques, morales, tend à conférer au sport une bien fétide réputation. Encore une fois, les exigences de ce monde d’efficience sont telles qu’il paraît difficile d’échapper aux excès de toutes sortes, à commencer par l’usure prématurée du corps. Jan Tolleneer (Université catholique de Louvain – Belgique) raconte qu’un kinésithérapeute lui a confié, récemment, qu’après l’examen d’athlètes de 12 ans, il se sentait enfermé de plus en plus dans un dilemme. « Qu’est-ce qu’il doit faire quand il constate, chez eux, des problèmes articulaires qui sont vraiment sérieux et qui causeront des dommages irréversibles si l’intensité d’entrainement ne diminue pas ? ». La décision du CIO, sous l’impulsion de Jacques Rogge, de créer des Jeux Olympiques de la Jeunesse, de faire muter l’usage de la devise historique « Citius Altus Fortius » vers un plus soft « Together to the top », ou « Excellence, ambiance, amitié », montre la volonté d’une nouvelle forme de promotion de l’Olympisme. Les JOJ ont-ils toutefois tenu leur promesse ? Inventés pour les jeunes de 14 à 18 ans, dans un souci d’interculturalité10, ils représentent quoi qu’on en dise le théâtre d’une compétition mondiale : des petits Jeux avant les grands. Confronter les plus jeunes à de telles pressions sportives et médiatiques, n’est-ce pas leur faire courir des risques ? Les travaux de Jan Tolleneer auprès de ses étudiants, ainsi qu’auprès de jeunes sportifs, le montrent bien. Les tests anti-dopage aux JOJ de Singapour (2010) ont cependant montré la rareté de conduites interdites et l’animation dans le village olympique d’un stand éducatif sur le sujet a été réellement appréciée des jeunes eux-mêmes.
11La gigantesque machine olympique paraît évoluer sereinement au début du XXIe siècle. Elle tient sa forte légitimité à la fois d’une audacieuse construction originelle, d’une édification progressivement hégémonique en même temps que d’une réelle capacité d’adaptation. Malgré une réalité parfois brutale et ambiguë, elle incarne le rêve d’une jeunesse universelle énergique et pacifique. Les enseignements de Bernard Jeu appellent à la sagesse, non pas qu’il faille nier les dysfonctionnements ou excès dont le mouvement olympique est le lieu, mais qu’au contraire on puisse le traiter de manière intègre pour conduire le sport suivant un chemin humaniste.
Notes de bas de page
1 Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, recueil de textes, préface de Claude Lévi-Strauss, Paris, PUF, 1950.
2 Michaël Attali, « Les valeurs du sport », dans Sport et citoyenneté, n° 14, mars 2011.
3 Luc Robène, « Éthique et sport : entre paralogismes et évidences », dans Dominique Bodin, Stéphane Héas Stéphane, Luc Robène (dir.), Sport et violences en Europe, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2004.
4 Témoignages enregistrés des athlètes olympiques sur DVD. Nous remercions le service communication du CNOSF et particulièrement Gabriel Bernasconi pour le reportage effectué auprès des athlètes olympiques et remis aux organisateurs du colloque, dans le cadre du partenariat entre l’Académie Nationale Olympique (ANOF) et le Cercle Bernard Jeu (CBJ).
5 Bernard Jeu, Analyse du sport, PUF, « pratiques corporelles », 1992, p. 14.
6 Ibid.
7 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif, naissance d’un mythe, Seuil, « la couleur des idées », 2002, 240 p.
8 Victor Karady (présenté par), Œuvres de Marcel Mauss. La fonction sociale du sacré, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
9 Pierre Arnaud, « Pourquoi dit-on que le sport est éducatif ? Questions d’actualité… questions d’histoire… », Tréma, n° 8, décembre 1995, IUFM de Montpellier, p. 53-66.
10 Consulter le site : http://www.olympic.org/fr/joj
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L’Idée sportive, l’idée olympique : quelles réalités au XXIe siècle ?
Ce livre est cité par
- Ramirez, Yann. (2023) The legalization process of mixed martial arts and its effects on both practice and practitioners: The case of France. Loisir et Société / Society and Leisure. DOI: 10.1080/07053436.2023.2216582
- Jomand, Guillaume. Liotard, Philippe. Épron, Aurélie. (2022) Des femmes, des luttes et des Jeux : normalisation olympique d’une pratique (1996-2001). Staps, n° 136. DOI: 10.3917/sta.136.0059
L’Idée sportive, l’idée olympique : quelles réalités au XXIe siècle ?
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