Problématiques et enjeux du mouvement olympique depuis Pierre de Coubertin
p. 35-52
Texte intégral
1Le mouvement olympique, aujourd’hui plus que séculaire, a passé l’épreuve du XXe siècle en se confrontant aux deux conflits mondiaux, aux dictatures des années 1930 ou encore à la longue guerre froide, et en profitant d’un contexte culturel favorable à l’avènement des loisirs, en particulier sportifs, et des médias. Pourtant, le succès des Jeux, renouvelé tous les quatre ans, ne doit pas occulter les nombreux obstacles qu’ont dû surmonter les successeurs du fondateur pour assurer la continuité des compétitions sans trahir l’idéal coubertinien : perpétuer des rencontres sportives, pacifiques et internationales – mais sans nier les Nations –, réservées à une élite masculine de sportsmen attachés aux valeurs du loisir désintéressé. À la fin du XIXe siècle, la modernisation des transports avait permis la multiplication des échanges commerciaux à l’échelle internationale. Parallèlement à cela et à la montée des nationalismes en Europe, un nouvel « internationalisme culturel »1 se développe dans l’espoir de pacifier les relations entre les États. Ainsi, entre 1870 et 1914, plus de 400 organisations internationales sont créées en Europe au nom de la paix et de l’interdépendance entre les nations (la Croix rouge et le prix Nobel, par exemple). Coubertin s’associe pleinement à ce courant de pensée moderne en créant le Comité International Olympique et les Jeux. Sous l’influence des républicains modérés, il devient un « pacifiste libéral »2. D’autre part, ses longs voyages de jeunesse en terres britannique et nord-américaine lui font découvrir de nouveaux modèles éducatifs, bien éloignés de l’austérité de son ancien collège jésuite de la rue de Madrid. La pratique des sports permise aux élèves dans certaines Public Schools est pour lui une révélation pédagogique et culturelle. Désormais, Coubertin envisage la formation des futurs élites dirigeantes grâce aux sports, porteurs de valeurs telles que le fair-play, le courage, le goût de l’effort ou la coopération. Amateurisme, virilité et internationalisme au service de la paix forment donc les trois piliers du projet olympique. Comment les héritiers successifs du fondateur se sont-ils accommodés de ces principes historiquement marqués et progressivement dépassés ? L’éclairage ponctuel de quelques moments clés du XXe siècle permettra d’illustrer quelles ont été les problématiques du CIO face à la montée des professionnalismes, au développement du sport féminin et aux tensions dans les relations internationales.
Des jeux exclusivement pour les amateurs
2Les Jeux olympiques ont été refondés à l’occasion d’un congrès tenu en Sorbonne en juin 1894 aux fins d’adopter une norme internationale de l’amateur :
Celui qui n’a jamais pris part à un concours ouvert à tous venants, ni concouru pour un prix en espèces ou pour une somme d’argent, de quelque source qu’elle provienne, notamment des admissions sur le terrain, ou avec des professionnels, et qui n’a jamais été à aucune période de sa vie, professeur ou moniteur salarié d’exercices physiques.3
Et cette question de la définition de l’amateurisme restera un sujet de débats récurrents jusqu’en 1981. Pour les membres du CIO du premier XXe siècle, issus de l’élite sociale européenne, seul le sport désintéressé peut garantir un profit moral à ses pratiquants. En outre, l’amateurisme est censé conforter l’équité des participants en mettant fin aux paris sportifs, générateurs de tricherie, de violence et de passions populaires. Le premier athlète disqualifié pour professionnalisme est l’Amérindien James Thorpe en 1913. Une telle crispation idéologique signale en fait l’impuissance du CIO à imposer l’amateurisme comme norme sportive mondiale. À compter de 1921, la charte olympique fait l’objet de remaniements incessants pour ce qui est de la définition de l’amateurisme. La démission de Pierre de Coubertin en 1925 ne modifie en rien la position des dirigeants olympiques qui restent fidèles au principe du sport amateur, et ce malgré le développement important des pratiques professionnelles. Le « manque à gagner »4, interdit jusqu’en 1961, puis le sponsoring représentent les deux principaux fléaux combattus par les membres du CIO. L’exclusion de Karl Schranz en 1972 parachève le long combat d’Avery Brundage contre le professionnalisme durant sa présidence du CIO (1952-1972) : le conservatisme du CIO semble alors anachronique devant les nouvelles logiques marchandes et médiatiques du sport. C’est Juan Antonio Samaranch qui, dès son élection en 1980, fera entrer les Jeux olympiques dans une nouvelle ère libérale et concurrentielle.
1913 : James Thorpe, un Indien au ban de l’arène olympique
3Contrairement à une idée reçue, les professionnels ne sont pas vraiment absents des jeux de Paris en 1900 et de Saint-Louis en 1904, et encore moins des concours internationaux d’Athènes en 1906. Dans ces trois cas, en effet, amateurs et professionnels se sont côtoyés, quand ils n’ont pas concouru ensemble au grand dam de Pierre de Coubertin. C’est pourquoi plusieurs enquêtes internationales sont diligentées afin d’adopter une norme internationale définitive pour l’amateurisme. Publiées dans la Revue olympique en 1905, puis dans le journal Sporting Life au lendemain des Jeux de Londres, leurs résultats alimentent les discussions au sein du CIO jusqu’à la session olympique de Budapest en 1911. À l’aube des Jeux de Stockholm, c’est la définition proposée par les deux représentants britanniques, Robert de Courcy-Laffan et Theodore Cook, qui est adoptée à l’unanimité :
A. Toute personne a qualité d’amateur pour concourir aux Jeux olympiques qui n’a jamais :
(a) concouru à une réunion athlétique pour un prix en espèces ou pour de l’argent, ou pour une gageure quelconque.
(b) été récompensé par de l’argent ou par un bénéfice pécuniaire quelconque pour avoir pris part à un concours, à une exposition, ou à une représentation athlétique.
(Nota bene) Le remboursement à un concurrent par la Société qui le désigne pour la représenter, des frais de voyage et d’hôtel qu’il aurait de ce fait encourus, ne comporte pas la perte de la qualité d’amateur.
(c) reçu soit directement soit indirectement un paiement ou un prix quelconque pour le récompenser du temps qu’il aurait perdu en concourant ou en s’entraînant pour concourir à un concours athlétique. (d) vendu ou mis en gage un prix gagné dans un concours athlétique.
B. (a) retiré un bénéfice de l’enseignement d’un exercice athlétique quelconque, ou des services qu’il aurait rendus.
(b) accepté un emploi salarié sous la condition formelle ou tacite d’avoir à encourager, à enseigner ou à prendre part à un exercice athlétique quelconque dont la pratique, l’encouragement ou l’enseignement ne fait pas partie des fonctions normales de cet emploi.
C. (a) concouru à une réunion athlétique ouverte à d’autres que des amateurs.
(b) concouru à un concours athlétique contre un professionnel soit pour un prix soit sans prix.
(c) été reconnu comme professionnel ou disqualifié pour toujours comme amateur dans un autre sport quelconque.5
4Cette définition construit une séparation très nette entre le sportsman et le sportif professionnel : l’état d’amateur atteste avant tout de la moralité sans faille du gentleman sportif6. Elle vise également à mettre fin à la cohabitation des épreuves pour amateurs et pour professionnels lors des Jeux olympiques. En sélectionnant ainsi ses athlètes, le CIO affirme son emprise sur les fédérations sportives internationales en émergence depuis les années 1900. Ainsi, à Stockholm en 1912, les Jeux olympiques peuvent s’ouvrir pour la première fois sur un consensus au sein du CIO sur la définition de l’amateurisme.
5Il n’est donc pas surprenant que le premier cas de disqualification pour fait de professionnalisme éclate en 1913. De fait, la sanction infligée à James Thorpe n’est pas seulement instrumentalisée par le CIO, mais aussi par le mouvement sportif amateur américain. L’athlète amérindien est âgé de 24 ans lorsqu’il remporte ses deux médailles d’or en décathlon et pentathlon moderne, et ses qualités physiques exceptionnelles marquent les esprits des spectateurs comme du roi de Suède. Sportif polyvalent depuis l’adolescence, James Thorpe pratique l’athlétisme, le football américain, le baseball, la crosse et même la danse de salon (champion universitaire en 1912) au sein de la Carlisle Indian School (Oklahoma). L’affaire éclate lorsque des journalistes américains révèlent que le champion a joué au baseball pour de l’argent avant de s’engager dans l’équipe olympique. Thorpe a beau tenter de se justifier auprès de James Sullivan, secrétaire général de l’American Athletic Union (AAU) et de l’American Olympic Committee, ses arguments ne servent qu’à le confondre davantage. Mal conseillé, sinon isolé, il avoue ses torts et avance ses origines amérindiennes et sa jeunesse pour justifier sa naïveté et son ignorance du règlement : « I hope I will be partly excused by the fact that I was simply an Indian schoolboy and did not know all about such things »7. Pour relativiser sa faute, il en vient même à dénoncer le professionnalisme sous pseudonyme comme une pratique courante chez ses compatriotes sportifs. Dans une lettre datée du même jour, le directeur de l’école de Carlisle le dénonce officiellement auprès de Sullivan tout en prenant soin de disculper son établissement ainsi que son entraîneur sportif.
6La réaction de l’AAU est alors immédiate et sans appel : une déclaration officielle est envoyée au CIO, dans laquelle les dirigeants américains font de James Thorpe l’unique responsable d’une faute grave, que seule son origine indienne peut expliquer : « Mr. Thorpe is an Indian of limited experience and education in the ways of other than his own people »8. Finalement, après avoir présenté des excuses au comité d’organisation suédois, au CIO et à tous les pays participants, les auteurs prononcent le déshonneur sportif de Thorpe, à effet rétroactif :
The Amateur Athletic Union regrets that it permitted Mr. Thorpe to compete in amateur contests during the past several years, and will do everything in its power to secure the return of prizes and the readjustment of points won by him, and will immediately eliminate his records from the books.9
Devant un tel zèle, les membres du CIO, réunis en session à Lausanne en mai 1913, n’ont pas d’autre choix que de disqualifier le double champion olympique. Sur la proposition des deux représentants anglais, le comité adresse ses félicitations à l’AAU « pour [son] attitude si nettement sportive en cette circonstance »10 et lui remet même la Coupe olympique pour l’année 1914.
7James Thorpe, indien de la tribu « Sac et Fox du Mississippi », apparaît comme un bouc émissaire idéal et sa disqualification sert bien différents intérêts. Elle permet au CIO de faire respecter avec éclat le principe de l’amateurisme tout récemment défini. La rapidité de réaction confère à l’AAU un brevet d’exemplarité et lui permet de tenir à distance le professionnalisme sportif en vogue aux États-Unis, et peut-être aussi de protéger ses autres sportifs, faussement amateurs. Quant à James Sullivan, son zèle le rapproche du CIO et de Pierre de Coubertin avec lesquels il était en délicatesse depuis les années 190011.
8Cette affaire Thorpe permet en outre à un auteur anonyme (probablement Coubertin lui-même) de réclamer, dans la Revue olympique en 1913, l’adoption d’un serment de l’athlète aux Jeux olympiques :
Comment s’imaginer un seul instant, qu’appelé à jurer sur le drapeau de son pays qu’il n’avait jamais manqué aux règlements amateuristes, il [Thorpe] se fût risqué à prêter un faux serment qui l’eût non pas déclassé comme sportsman mais déshonoré comme homme pour toute sa vie ? Poser la question c’est y répondre et à côté de sa belle valeur morale le serment s’affirme comme le seul moyen pratique de mettre fin à un état de choses intolérable.12
Imaginé par le fondateur dès 190613, puis repris dans les débats du CIO en 1909, le « serment de loyauté » sera inauguré lors des Jeux d’Anvers en 192014. Il inaugure alors une longue période d’hypocrisie et d’impuissance dans la lutte contre le professionnalisme, qui dénote une incompréhension culturelle et sociale entre les dirigeants olympiques, qu’ils soient aristocrates ou grands bourgeois, et le peuple des sportifs.
1972 : la disqualification de Karl Schranz, couronnement de la présidence de Brundage
9Il faut attendre le 31 janvier 1972, soit six décennies, pour qu’un nouvel athlète soit sanctionné pour professionnalisme : le champion de ski autrichien Karl Schranz est alors officiellement disqualifié pour avoir utilisé son nom et son image à des fins publicitaires. Se moquant des procédures en vigueur, le président américain du CIO Avery Brundage avait même fait pression, en 1971, sur ses collègues du CIO pour obtenir l’exclusion de tous les skieurs des Jeux d’hiver, au point de menacer la réussite des Jeux de Sapporo. « Apôtre de l’amateurisme »15, il souhaite alors lutter contre le gigantisme des Jeux en supprimant les sports les plus propices au professionnalisme : selon lui, tous les sports d’équipe, mais aussi la boxe, le cyclisme, le patinage artistique, et les sports d’hiver. Déjà en 1957, il écrivait à l’ancien président Sigfrid Edström : « We should never have created the Winter Olympic Games, but how can we stop them now ? »16. Le ski, en particulier, est accusé de commercialisme généralisé et de fortes tensions s’étaient exprimées lors des Jeux de Grenoble en 1968 entre le CIO, la Fédération internationale et le ministère français de la Jeunesse et des Sports : le skieur français Jean-Claude Killy est menacé d’exclusion pour avoir perçu de l’argent de ses sponsors et Karl Schranz est disqualifié sans ménagement17. Depuis cet épisode, les relations entre Brundage et Schranz étaient restées tendues. Le fait que ce dernier clame avec assurance son invulnérabilité lui a assurément attiré les foudres olympiques : le « désir de punir était trop fort »18. Quelques mois plus tard, lors des Jeux de Munich, les derniers sous la présidence de Brundage, le nageur américain Mark Spitz sera à son tour inquiété pour avoir montré ses chaussures – et le logo de leur marque – sur le podium olympique. Mais le champion aux onze médailles n’obtient qu’un simple avertissement de la part du CIO qui redoute les réactions de l’ensemble du monde sportif19.
10Le rapport de forces est alors en train de s’inverser : le CIO vit dans la crainte d’un départ des meilleurs athlètes amateurs vers des championnats du monde professionnels, et même vers des olympiades concurrentes. Sous la courte présidence de Michael Killanin (1972-1980), le CIO commence sensiblement sa révolution en supprimant le mot « amateur » de la charte olympique et en signant ses premiers contrats de sponsoring à Montréal en 1976, Avery Brundage étant décédé depuis un an. L’ouverture aux professionnels est définitivement entérinée lors du congrès olympique de 1981 qui aboutit à l’élection de Juan Antonio Samaranch. L’année suivante, le nouveau président rendra ses deux médailles d’or à James Thorpe, à titre posthume.
11Le temps passé entre 1894 et 1980 à débattre de la définition et des modes d’application de l’amateurisme, ainsi que les nombreux conflits avec les fédérations internationales sur ce même sujet, ne prouvent pas seulement l’attachement des membres du CIO à cette règle fondatrice et conservatrice qui les oblige à faire sans cesse référence à Pierre de Coubertin. L’amateurisme est, à la vérité, le seul pouvoir que le CIO peut exercer à l’encontre des fédérations internationales et des États : le pouvoir de qualifier, ou de disqualifier, un athlète. D’où la nécessité de sanctionner des boucs émissaires quand les menaces de déstabilisation du monopole olympique sont trop fortes : avec James Thorpe, avant la Grande Guerre, au moment de la naissance des fédérations internationales, avec Karl Schranz, dans les années 1970, lorsque les médias et les sponsors s’emparent du spectacle sportif. Il est un autre instrument de pouvoir que le CIO a pu manipuler en rencontrant, cette fois, moins d’opposition : l’idéal masculin.
Des jeux pour les hommes, des femmes sous contrôle
12Investi dans la formation physique et morale des futures élites dirigeantes du monde, Pierre de Coubertin n’imagine pas que les compétitions athlétiques puissent concerner les femmes. Son argument de façade, inspiré du puritanisme et de la lutte contre la pornographie, consiste à dire que les femmes ne sauraient s’exhiber en tenue sportive sur les stades dont les sièges sont peuplés d’hommes. Pour ses collègues du CIO, c’est aussi cette double logique puritaine et de domination masculine qui s’impose : la pratique sportive, physiquement exigeante, ne saurait convenir au « sexe faible ». Et l’émancipation féminine par les loisirs mettrait d’autant plus en péril l’ordre masculin, déjà fragilisé, que des mouvements féministes se sont emparés de la question sportive dès la fin du XIXe siècle. Aussi Coubertin combattra-t-il toute sa vie l’entrée des femmes dans les compétitions olympiques et sportives. Et si les sportives sont acceptées en 1928 pour des raisons d’ailleurs ambiguës, leur participation sera strictement limitée par ses successeurs, aussi réfractaires que lui au sport féminin. Il faudra donc attendre le début des années 1980 pour que les femmes obtiennent une plus large participation dans les compétitions et que la porte d’entrée du CIO leur soit entrouverte. Pour autant, les représentations rétrogrades et tenaces à leur égard resurgissent sous la pression des financeurs des Jeux et de leurs arguments commerciaux ou « culturels ».
1928 : l’entrée officielle des femmes dans l’enceinte olympique
13Alors que les premiers Jeux à Athènes, en 1896, ont été exclusivement masculins, une vingtaine de sportives trouvent une place à Paris en 1900, six à Saint-Louis en 1940, 37 à Londres en 1908 et 48 à Stockholm en 191220. Ces « femmes de sport » ne pratiquent que des disciplines considérées comme « féminines », car esthétiques ou hygiéniques (natation, patinage artistique, plongeon) ou aristocratiques (tennis, voile ou sports équestres). Ces écarts au projet coubertinien s’expliquent par l’autonomie des organisateurs de la première heure21. La première charte olympique ne paraît qu’en 1908, après les Jeux de Londres, mais se limitent aux statuts du CIO, les Jeux olympiques n’y sont qu’à peine mentionnés. Il faut attendre 1921, et la seconde version, pour lire un « règlement relatif à la célébration des Olympiades », bien minimal sur les conditions de la célébration, ou même de la participation des sportifs. Les femmes s’offrent donc une petite place, mais clandestine, contre l’avis du fondateur, qui ne voit en elles que d’« imparfaites doublures »22. Il faut attendre 1928, trois ans après la démission du président, pour que les sportives soient officiellement acceptées aux Jeux. Paradoxalement, cette admission sonne le glas du mouvement sportif féminin en le plaçant sous contrôle olympique masculin.
14« C’est contre mon gré qu’elles ont été admises à un nombre grandissant d’épreuves »23, rappelle Pierre de Coubertin dans le Bulletin officiel du CIO en 1928. En effet, dès 1919, Alice Milliat avait tenté de faire accepter l’athlétisme aux Jeux olympiques, mais s’était heurtée à un refus formel. Les compétitions féminines s’étaient donc développées en marge du CIO : en 1921, 1922 et 1923 eurent lieu les premiers « meetings internationaux d’éducation physique féminine et de sports ». Les « jeux olympiques féminins » sont même organisés à Paris en 1922, puis des « jeux féminins mondiaux » tous les quatre ans. Organisée en 1926 à Göteborg en Suède, la deuxième édition de ces jeux ressemble fort à une tentative de séduction à l’égard du mouvement sportif et olympique : il s’agit de démontrer le dynamisme et le sérieux de l’athlétisme féminin mondial aux membres du CIO invités et surtout au Suédois Sigfrid Edström, membre influent de la commission exécutive du CIO et président de la fédération internationale d’athlétisme24. Le défilé d’ouverture présente un peu moins d’une centaine de jeunes femmes, venant de huit pays, dont le Japon. Le programme sportif se compose d’une douzaine d’épreuves d’athlétisme : courses rapides, demi-fond, sauts et lancers. Les compétitions sont donc bien plus modestes que les jeux masculins, mais les performances sportives sont relativement d’un bon niveau pour des jeunes femmes nouvellement sportives25. Enfin, la ferveur des 8 000 spectateurs et la présence du prince royal, Gustav Adolf, et des consuls de tous les pays représentés montrent le succès de ces jeux féminins et plus largement la popularité des sports en Scandinavie.
15Inquiet, plutôt que séduit par cette démonstration, Sigfrid Edström s’efforce alors de prendre le contrôle de l’athlétisme féminin pour en limiter le développement : la création des épreuves féminines aux jeux d’Amsterdam n’a pas d’autre but. Son mépris pour le sport féminin s’exprime dans une correspondance de 1935 avec son futur collègue et successeur, Avery Brundage :
I suppose you know that Mme Milliat’s Federation has caused us so much trouble that we certainly have no interest at all to support it. We should like the whole thing to disappear from the surface of the earth.26
16Au sein du CIO, une autre stratégie prévaut représentée par le président belge Henri de Baillet-Latour qui préfèrerait ignorer le sport féminin et le laisser s’émanciper – ou échouer – loin des compétitions olympiques27. Il laisse cependant le Suédois fixer le nouveau programme mixte d’athlétisme pour les jeux d’Amsterdam.
17Ainsi, les jeux de 1928 accordent aux femmes six épreuves d’athlétisme (deux fois moins qu’à Göteborg en 1926), à côté des épreuves déjà existantes de voile, gymnastique, escrime et natation. Elles sont presque 300 à s’y déplacer, aidées par des subventions des pouvoirs publics et des fédérations internationales. Cela a pour effet de mettre fin au soutien financier accordé aux participantes aux jeux féminins : la Fédération Sportive Féminine Internationale d’Alice Milliat s’éteint finalement en 1936.
18Par la suite, les membres du CIO, présidé par Edström de 1942 à 1952, puis par son ami Brundage de 1952 à 1972, auront à cœur de limiter les épreuves féminines. Malgré l’engagement de plus en plus de femmes dans les pratiques sportives, la participation féminine aux Jeux d’été passe de 9 % à 14 % entre 1928 et 1972 (source : CIO)28. Sous la présidence de Brundage, certains membres du CIO (François Piétri, par exemple) souhaitent encore la disparition totale des épreuves féminines au nom de la lutte contre le gigantisme des Jeux. Mais le président s’y oppose, ce qui fait dire à Allen Guttmann que l’Américain n’est pas opposé au sport féminin. En vérité, la stricte limitation du nombre de femmes aux Jeux pendant sa présidence et ses propos misogynes à la presse laissent penser que Brundage s’inscrit dans la logique de contrôle du sport féminin imaginée par Sigfrid Edström. Il faut attendre la « révolution Samaranch » des années 1980 pour que le programme sportif masculin et féminin s’engage vers plus d’égalité.
1980 : vers une participation égalitaire
19Juan Antonio Samaranch accède à la présidence du CIO dans un contexte de crise pour les Jeux olympiques : la Guerre froide s’invite à chaque compétition depuis 1952 et provoque l’important boycott de Moscou. Plus généralement, depuis 1960, la télévision transforme les compétitions en tribune pour des revendications multiples. Enfin, le gigantisme des Jeux rend l’organisation trop coûteuse et de moins en moins attrayante pour les villes29. Ces constats poussent inévitablement le nouveau président à moderniser les compétitions pour les rendre rentables, à l’aide d’une importante rénovation du mouvement olympique. La fin de l’amateurisme autorise les sportifs à passer librement des contrats avec les sponsors ; la mise en place du programme TOP – contrats d’exclusivité avec une dizaine de firmes multinationales – et la vente des droits de retransmission télévisuelle permettent d’énormes bénéfices pour les villes organisatrices, le CIO et les différentes parties engagées. On imagine mal que cette nouvelle stratégie imposée par les chaînes de télévision américaines puisse continuer à ne concerner que la moitié de la population mondiale – les consommateurs masculins.
20Sous la présidence de Michael Killanin, la participation des sportives avait sensiblement augmenté (de 14 % à 21 %), mais c’est à partir de 1980 que l’égalité du nombre d’athlètes hommes et femmes aux Jeux olympiques est réellement recherchée, même si ce résultat n’est pas encore effectif à Londres en 2012 (44 %). Cette égalité dépend de plusieurs conditions : l’obligation pour chaque fédération olympique de créer autant d’épreuves sportives pour les femmes que pour les hommes, et celle pour chaque délégation d’accepter des femmes dans leur équipe. Par ailleurs, il faut attendre les années 1980 pour que sept femmes soient cooptées au sein du CIO. Malgré la volonté affichée de féminiser le mouvement olympique et les Jeux, cet objectif semble toutefois secondaire. Ce n’est qu’en 1995 qu’un groupe de travail sur le thème « femme et sport » est créé, puis transformé en commission permanente en 2004 seulement. De fait, encore aujourd’hui, on ne compte qu’une vingtaine de femmes sur plus de 100 membres du CIO, et si le nombre de participantes aux jeux augmente au rythme du nombre d’épreuves qui leur sont ouvertes, une grande disparité persiste entre les sports et surtout entre les délégations. En 1992, à l’issue des Jeux de Barcelone, le comité « Atlanta + » est créé sur l’initiative de la Ligue du Droit International des Femmes30 pour que le CIO oblige tous les pays, en particulier ceux du Moyen et du Proche-Orient, à intégrer des sportives dans leur équipe. Ce n’est que vingt ans plus tard, à Londres, que cet objectif est atteint, mais aux dépens de la liberté de ces femmes, voilées et chaperonnées, avec le consentement du CIO.
2012 : bikini et hijab, les sportives entre fantasme et soumission
21Depuis les années 1980, l’égalité des hommes et des femmes aux Jeux olympiques se résume à une question quantitative : le nombre de participantes, le nombre d’épreuves féminines, et éventuellement le nombre de femmes dans les institutions sportives, le CIO lui-même ne montrant pas l’exemple de la parité. En revanche, le traitement olympique des sportives témoigne de représentations encore largement rétrogrades. De la beach-volleyeuse dénudée, instrumentalisée comme objet de désir, aux athlètes islamiques voilées et soumises à la présence d’un chaperon, les membres du CIO ne transigent pas.
22De 1996, entrée du beach-volley dans le programme olympique, à 2012, le port du bikini était obligatoire pour les joueuses, la largeur du slip étant même définie et limitée à 7 cm. Cette norme machiste, censée favoriser le spectacle, a été imposée par les partenaires commerciaux et médiatiques du CIO qui, depuis la présidence de Samaranch, s’immiscent dans les règlements sportifs et l’organisation des Jeux. Et si la Fédération internationale de volley-ball met fin à la dictature du bikini aux Jeux olympiques de Londres, ce n’est pas pour défendre l’image de la femme, mais pour « répondre à des motifs religieux ou culturels »31.
23Depuis les années 1990 subrepticement, mais surtout depuis les Jeux de Londres, un tournant semble s’amorcer avec le choix réalisé par un certain nombre de pays de l’Islam, qu’ils soient présentés comme modérés, rigoristes ou théocratiques (Qatar, Arabie saoudite, Iran…), d’utiliser le sport comme soft power32. En jouant de leurs capacités financières et de l’arme du boycott, ces pays se trouvent en mesure d’imposer leurs exigences aux institutions sportives internationales. Le CIO, par exemple, n’hésite pas à autoriser le port du voile dans le stade olympique au point d’en oublier les principes de sa charte : « Toute forme de discrimination à l’égard d’un pays ou d’une personne fondée sur des considérations de race, de religion, de politique, de sexe ou autres est incompatible avec l’appartenance au Mouvement olympique »33. L’égalité des sexes et la neutralité du sport disparaissent ainsi au nom de ce relativisme culturel qui fait aussi ses ravages au sein de l’ONU. Le CIO a ouvert une brèche sur le plan symbolique et médiatique dont il ne mesure peut-être pas les conséquences à l’échelle mondiale, et bien au-delà du sport de haut niveau.
Paix par les jeux ou guerre olympique ?
24D’après son biographe, l’historien Patrick Clastres, le pacifisme de Pierre de Coubertin ne repose pas sur l’utopie d’un monde sans guerre, mais plutôt sur celle d’une civilisation des patries, moderne et libérale, axée sur l’échange, qu’il soit commercial, industriel ou culturel34. Dans cet internationalisme, les nations ne s’effacent pas, bien au contraire. Et il n’est pas paradoxal que les Jeux olympiques allient idéal de paix et patriotisme cocardier, comme le prouvent les différents symboles et cérémoniaux adoptés pour les compétitions : défilé des athlètes sous leur bannière, hymnes nationaux et montée des drapeaux côtoient, entre autres, lâcher de colombes et anneaux entrelacés. Les premiers numéros de la Revue olympique publient même un classement des pays en fonction du nombre de médailles. Cette émulation athlétique se comprend dans le contexte du concert des Nations à l’œuvre depuis le XIXe siècle, mais aussi dans celui des concurrences entre modèles d’éducation physique en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Scandinavie. Et la présidence de Coubertin montre une prise en compte permanente des diplomaties européennes, celle de la France en première place. Le repli des Jeux de 1908 de Rome à Londres, par exemple, transpose l’Entente cordiale de 1904 sur le terrain sportif. Toutefois, les paix « dictées » des années 1919-1921 compliquent la tâche diplomatique de Coubertin et du CIO qui auraient souhaité réunir les nations bannies dans le stade olympique de 1924. Après la réintégration de l’Allemagne pour les Jeux d’Amsterdam en 1928, les successeurs de Coubertin adopteront un apolitisme d’apparence, qui les conduit à collaborer avec les dictatures des années trente ou des années de Guerre froide pour ne pas abandonner leur visée universaliste.
1920-1924 : l’exclusion de l’Allemagne, l’internationalisme olympique sacrifié à la diplomatie des « Alliés »
25Si les Jeux de 1916, prévus à Berlin, ne résistent évidemment pas au conflit mondial, le refus du CIO d’inviter l’Allemagne et les autres « vaincus » à Anvers en 1920, puis à Paris en 1924 semble contradictoire avec les promesses pacifistes de l’idéal olympique35. De fait, la sortie de guerre inaugure pour les membres du CIO de nouvelles problématiques et met à l’épreuve leurs compétences diplomatiques. Malgré le succès croissant des Jeux depuis leur création, les Années folles mettent fin au monopole institutionnel du CIO.
26Pour conserver le contrôle du sport en Europe et dans le monde, le CIO doit affronter la montée en puissance des fédérations sportives internationales, ainsi que les tentatives d’ingérence de la Société Des Nations. Et puis naissent en Europe, en dehors de tout contrôle du CIO, diverses compétitions sportives internationales pour les étudiants, les femmes, les ouvriers, tandis que le mouvement sportif américain des Young Men’s Christian Associations s’étend de plus en plus en Amérique du Sud et en Asie36. La mission diplomatique de Pierre de Coubertin et de ses collègues consiste donc à asseoir la légitimité du CIO auprès des diplomaties européennes, tout en attirant le plus grand nombre de sportifs dans le giron olympique. Pour cela, l’alignement sur le Traité de Versailles et la consultation des gouvernements alliés sont incontournables : en 1920 comme en 1924, ni la Belgique, ni la France ne souhaitent accueillir les sportifs allemands dans leurs stades. Pour les Jeux parisiens, par exemple, le sous-secrétaire d’État à l’Éducation Physique, Gaston Vidal, n’autorise que les pays reconnus par la SDN, excluant de facto l’Allemagne. Pierre de Coubertin lui-même, qui n’est pas particulièrement germanophile, n’envisage pas un seul instant d’inviter ce pays aux Jeux de 1920. Il est même un temps séduit par l’idée d’une olympiade organisée symboliquement à Versailles37, peut-être aussi pour faire oublier les jeux interalliés du général américain Pershing en 1919. Le décès ou les démissions pendant la guerre des représentants allemands au CIO laissent leurs sièges vacants pour plusieurs années. L’incontournable alignement sur le traité de 1920 place ainsi le comité olympique dans le sillage des « Alliés », ce qui n’empêche pas Coubertin et ses collègues de manœuvrer librement pour reconstruire un monde olympique éclaté.
27Pour autant, les fractures de l’Europe des années vingt ne peuvent s’accorder aux ambitions internationalistes du CIO. Dès 1918, Pierre de Coubertin comprend qu’il devra rallier au plus vite les nouveaux États d’Europe centrale, ainsi que tous les pays neutres, afin d’éviter qu’ils ne s’organisent entre eux, ou pire, avec l’Allemagne38. À la session olympique de Lausanne en 1919, le CIO entérine sans attendre la reconnaissance de deux nouveaux États qui offrent des garanties démocratiques : la Tchécoslovaquie et la Pologne. Enfin, après les Jeux de 1920, le fondateur travaille à rassurer les « neutres » sur l’œcuménisme olympique : « Je veux des jeux internationaux. Je ne permettrais pas que l’Allemagne soit exclue une fois de plus », écrit-il dès 1922 au Suédois Edström39. Et d’affirmer dans la presse suisse en 1923 : « il n’y a pas d’affaire allemande au CIO. Personne ne songe à fermer l’accès des Jeux olympiques aux Allemands »40. Toutefois, comme il l’avait imaginé, le gouvernement français refuse la participation allemande à Paris en 1924, ce qui laisse le loisir au CIO d’organiser le retour des indésirables en terrain neutre, à Amsterdam, en 1928. Les sièges allemands laissés vacants sont pourvus pendant le déroulement des Jeux de 192441, avec notamment la cooptation de Theodor Lewald, conseiller du chancelier Gustav Stresemann. Ce dernier est l’artisan du retour de l’Allemagne sur la scène internationale (intégration dans la SDN en 1926), qui anticipe son retour olympique. Dès lors, le CIO accélère la normalisation olympique de l’Allemagne : choix de Berlin en 1927 pour accueillir la session et le congrès olympiques de 193042, et en 1931 pour organiser les Jeux de 1936. Il aura fallu ainsi deux décennies au CIO pour qu’il parvienne à confier de nouveau les Jeux à la capitale allemande, signe ultime de sa réintégration au sein du mouvement olympique.
28Pendant cette période difficile en termes de relations internationales, Pierre de Coubertin montre un indéniable talent diplomatique pour conforter et renforcer la place du CIO. Sa position évolutive vis-à-vis de l’ancien ennemi, de 1870 comme de 1914, traduit à la fois son souci de sanction, son attachement patriotique à la diplomatie française et sa volonté de préserver l’internationalisme olympique, cœur de son projet initial. En ce sens, la mission pacifiste des Jeux consiste à défendre un universalisme, tout en s’assurant le soutien des puissances européennes alliées. Ce double objectif délicat doit assurer la position dominante du CIO dans la sphère sportive, il l’entraîne aussi vers un apolitisme d’apparence qui lui offre une plus grande liberté de décision. Le contexte de la Guerre froide va éprouver durement ce dispositif mis en place durant l’entre-deux-guerres.
1947-1984 : l’épreuve de la Guerre froide
29Au retour de la guerre, les successeurs de Coubertin, décédé en 1937, héritent de relations internationales plus complexes qu’en 1918 : la compromission du CIO avec l’Allemagne nazie, lors des jeux de Berlin et bien au-delà, place celui-ci sous le regard inquisiteur des Américains et des Britanniques. La désignation symbolique de Londres pour les Jeux de 1948 et l’exclusion des Allemands montrent le souci du CIO de rassurer les Alliés en soutenant les opprimés de la guerre, comme en 1920. Cependant, le nouveau président, le Suédois Edström, refuse toute épuration du CIO en maintenant la plupart des anciens nazis et collaborateurs sous protection olympique (seuls les deux membres hongrois et italien sont exclus pour leur participation aux politiques fascistes)43. Il sera vite remplacé lui-même au moment des Jeux de 1952, probablement sous la pression des Alliés, au profit de son plus proche collègue, l’Américain Brundage.
30À partir de 1947, les tensions internationales, qui dépassent désormais les frontières de l’Europe, renvoient le CIO à sa problématique d’avant-guerre : maintenir l’internationalisme et l’universalité des Jeux tout en restant l’unique institution sportive de référence auprès de tous les gouvernements, et de l’ONU. Dans un monde bipolaire, il s’agit de faire cohabiter dans un même stade des nations en guerre politique et idéologique.
31Les héritiers de Coubertin entrent dans une longue période de manœuvres diplomatiques qui les dépassent souvent et montrent un rapport de force inégal entre l’institution olympique et les États. Si le CIO continue de revendiquer, plus que jamais, son apolitisme, l’histoire olympique révèle toutefois son attachement à l’Ouest.
32Traditionnellement opposés au communisme, que Baillet-Latour qualifie de « menace rouge » dans l’entre-deux-guerres, les membres du CIO peinent à reconnaître le comité olympique soviétique créé en 1947. Finalement, l’entrée en compétition de l’URSS aux Jeux d’Helsinki en 1952 offre à la fois un terrain d’affrontement supplémentaire aux deux grandes puissances mondiales – favorable sportivement aux Soviétiques – et l’opportunité au CIO d’expérimenter sa neutralité politique au service de la paix. La mise en pratique sera bien difficile, malgré quelques réussites symboliques de réunification des deux Allemagnes de 1956 à 1964.
33Sous la longue présidence de Brundage, les villes élues pour organiser les Jeux d’été se trouvent toutes dans le sillage du bloc américain, de Melbourne (1956) à Montréal (1976). La neutralité, avec une sensibilité pour l’Est, d’Helsinki en 1952 permet d’intégrer l’URSS, tandis que les élections de Rome (1960) puis de Tokyo (1964) amnistient vingt ans plus tard les ennemis de guerre, dorénavant passés dans le camp américain. Le président suivant, l’Irlandais Killanin, sera le seul à accorder les Jeux à une ville communiste, en l’occurrence Moscou (1980), avec un retour immédiat aux États-Unis (Los Angeles en 1984), au nom de l’apolitisme olympique. Ces deux dernières éditions olympiques de la Guerre froide sont marquées par l’absence des États-Unis et de plus de 60 pays alliés, puis le boycott de l’URSS soutenue par une quinzaine de CNO communistes. Dans les deux cas, le CIO de Killanin puis de Samaranch est impuissant à déjouer les stratégies diplomatiques complexes élaborées par Jim Carter puis par Ronald Reagan, comme le démontrent les recherches récentes sur ce sujet44. Le CIO, malgré sa volonté d’incarner une organisation supranationale, ne possède pas pour autant le pouvoir de faire plier les États, desquels la réussite des Jeux dépend.
34Enfin, la diplomatie olympique est particulièrement mise à l’épreuve avec les partitions de l’Allemagne, de la Corée et de la Chine. Dans ces trois cas, le CIO a systématiquement reconnu en priorité les comités nationaux olympiques soutenus par l’Occident : la RFA, la Corée du sud et la Chine nationaliste. Le CNO de la RDA, créé en 1951, a dû attendre 1965 avant d’entrer dans le mouvement olympique. Entre temps, le CIO a réussi à imposer à l’Allemagne divisée la présentation d’une équipe commune, sous la bannière olympique. Il a échoué, en revanche, à réunir les deux Corées en 1960. Le CNO nord-coréen, fondé en 1947, ne participera aux Jeux qu’en 1964. La Chine de Mao, quant à elle, s’est retirée du mouvement olympique dès 1958, après avoir déjà boycotté les Jeux de 1956, refusant de côtoyer dans le stade les Chinois de Taiwan.
35La fin de la Guerre froide, marquée par trois boycotts successifs45, trouvent les Jeux olympiques à l’agonie, impuissants dans les tensions internationales, en difficultés financières et en décalage avec le sport d’élite professionnel. La chute de l’URSS et la prise de contrôle des compétitions par les financeurs américains sous la présidence de Samaranch sauvent in fine les Jeux quadriennaux et leur internationalisme.
Conclusion : de nouvelles problématiques ?
36L’histoire des Jeux olympiques et du CIO montre un attachement certain à la construction intellectuelle de Pierre de Coubertin : il aurait fait preuve d’un incontestable talent pour la diplomatie et d’une compréhension précoce des enjeux internationaux de son époque. Ses successeurs sont bien conscients que la réussite et la pérennité des Jeux reposent sur l’indépendance et l’universalité du mouvement olympique. Le règlement strict de l’amateurisme sert à subordonner les fédérations internationales en laissant au CIO le pouvoir de sélectionner les participants aux jeux, tandis que l’apolitisme permet de se positionner – même de manière illusoire – au-dessus des relations internationales, voire comme médiateur entre les États. Les présidents Baillet-Latour, Edström puis Brundage ont démontré un conservatisme de plus en plus anachronique en suivant autant que possible les principes fondateurs. La pensée de Pierre de Coubertin est d’ailleurs régulièrement convoquée dans les débats, en particulier ceux sur l’amateurisme. Au début des années 1990, Samaranch ira jusqu’à publier un ouvrage démontrant la proximité idéologique de ses discours avec les écrits de Coubertin46. Pour autant, la présidence du Catalan à partir de 1980 rompt de manière radicale avec l’idéal d’un sport amateur et masculin. L’internationalisme et l’universalité servent désormais des enjeux économiques plus que politiques.
37Le mouvement olympique est-il sorti indemne de ce long XXe siècle ? Sur quelles bases peut-il aujourd’hui continuer à proposer un spectacle commercial tout en se réclamant de valeurs éducatives ? Le scandale de la corruption des membres du CIO pour l’attribution des Jeux de Salt Lake City, révélé en 1998, a entraîné le comité dans une profonde crise dont le Belge Jacques Rogge a hérité en 2001. L’adoption d’un « code d’éthique » (2004), l’investissement dans des projets humanitaires en partenariat avec l’ONU (aide aux réfugiés et lutte contre la pauvreté et la faim depuis le milieu des années 1990) ou la création des Jeux olympiques de la jeunesse (2010) montrent la volonté du CIO de continuer à défendre des valeurs universelles éducatives et morales, gages de son succès. Paradoxalement, l’attribution des Jeux de 2008 à Pékin ou de 2014 à Sotchi prouve aussi un refus de s’engager contre les États qui bafouent les droits de l’Homme et de la Femme, quand les intérêts financiers sont en jeu. Dans la logique de l’apolitisme olympique, le « relativisme culturel » est le nouvel argument du CIO, depuis les Jeux de Londres, pour éviter – de manière illusoire – de prendre position entre les valeurs onusiennes, réduites à une invention occidentale, et celles des nouvelles puissances financières, que ce soit la Chine ou le monde arabe. Finalement, cette question de l’universalité des Jeux olympiques sera le défi majeur à relever pour le successeur de Jacques Rogge désigné en septembre 2013.
Notes de bas de page
1 Akira Irye, Cultural Internationalism and World Order, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997.
2 Patrick Clastres, Jeux olympiques, un siècle de passions, Paris, Les Quatre Chemins, 2008.
3 Discours de Pierre de Coubertin au congrès de Paris, juin 1894 (extrait).
4 Le « manque à gagner » correspond à une compensation du salaire perdu par le sportif pendant la compétition, compensation que lui verse son club.
5 Procès-verbal de la session olympique tenue à Budapest, 23-27 mai 1911, Archives du CIO, Lausanne.
6 Sur la réglementation de l’amateurisme olympique, lire Florence Carpentier, « Un siècle d’amateurisme olympique : itinéraire d’un règlement fondateur et controversé », dans Claude Boli, Les Jeux olympiques. Fierté nationale et enjeu mondial, Biarritz, Atlantica, 2008, p. 25-33.
7 Lettre de James Thorpe à James Sullivan, le 26 janvier 1913, retranscrite dans la Revue olympique, n° 87, mars 1913, p. 35-39.
8 Déclaration de l’AAU, le 27 janvier 1913, retranscrite dans la Revue olympique, n° 87, mars 1913, p. 35-39.
9 Déclaration de l’AAU, le 27 janvier 1913, retranscrite dans la Revue olympique, n° 87, mars 1913, p. 35-39.
10 Procès-verbal de la session du CIO, 6-7 mai 1913, Lausanne. Archives du CIO, Lausanne.
11 D’après le témoignage de Pierre de Coubertin lui-même dans ses Mémoires olympiques, Lausanne, BIPS, 1932.
12 Revue Olympique, n° 88, 1913, p. 59.
13 Patrick Clastres, La Chevalerie des sportsmen. Pierre de Coubertin (1863-1937), Thèse pour l’obtention du doctorat d’histoire contemporaine, IEP de Paris, 2011, p. 376.
14 Le serment y est alors prêté pour la première fois par le Belge Victor Boin.
15 La formule est de son biographe Allen Guttmann, The Games must go on. Avery Brundage and the Olympic Movement, New York, Columbia University Press, 1984.
16 Lettre de Brundage à Edström, 16 mai 1957, citée par Allen Guttmann, op. cit., p. 197.
17 Dans l’épreuve finale du slalom, l’Autrichien en tête du classement est éliminé pour avoir manqué une porte. Il fait appel auprès des juges, car il affirme avoir été gêné par quelqu’un à cet endroit, dans des conditions de visibilité très difficiles. Dans un premier temps, les juges lui accordent de refaire la descente, puis se rétractent en affirmant que le skieur avait manqué d’autres portes avant celle-ci. Karl Schranz est disqualifié malgré ses protestations et la médaille d’or revient au Français Jean-Claude Killy.
18 Selon une interview de Raymond Gafner le 25 septembre 1981 à Baden-Baden, citée par Allen Guttmann, op cit., p. 199.
19 Procès-verbaux de la commission exécutive du CIO, Munich, 1-11 septembre 1972, Archives du CIO, Lausanne.
20 D’après les rapports officiels du CIO.
21 Sheila Mitchel, « Women’s Participation in the Olympic Games (1900-1926) », Journal of Sport History, n° 2, 1977, p. 208-228.
22 Pierre de Coubertin, Leçons de pédagogie sportive, Lausanne, La Concorde, 1921, p. 91.
23 Bulletin officiel du CIO, n° 11, 1928, p. 5.
24 D’après André Drevon, Alice Milliat, la passionaria du sport féminin, Paris, Vuibert, 2005, les deuxièmes jeux féminins avaient initialement été prévus en Belgique, pays du nouveau président du CIO, Henri de Baillet-Latour, ce qui confirme la thèse d’un désir de séduction du mouvement olympique. Après le forfait des Belges, la Fédération féminine suédoise se porte candidate à l’organisation alors qu’elle n’a que quelques mois d’existence. Peut-être même a-t-elle été créée spécialement pour cet événement.
25 À titre d’exemples : la Française Marguerite Radideau remporte la course des 100 yards (91,44 mètres) en 12 secondes, une autre Française, Hélène Bons, gagne l’épreuve de la hauteur en sautant 1,50 mètre et la Japonaise Kinuye Hitomi devient championne du monde avec un saut en longueur de 5,50 mètres.
26 Lettre de Sigfrid Edsdröm à Avery Brundage, 3 janvier 1935, « ABC Box 42, reel 24 », Archives of International Center for Olympic Studies, University of Western Ontario (Canada), citée par Carly Adams, « Fighting for Acceptance : Sigfrid Edström and Avery Brundage : their Efforts to Shape and Control Women’s Participation in the Olympic Games », Sixth International Symposium for Olympic Research, 2002, p. 144.
27 Sur les relations entre le CIO et la fédération internationale d’Alice Milliat, voir Florence Carpentier et Jean-Pierre Lefèvre, « The Modern Olympic Movement, Women’s Sport and the Social Order during the Inter-War Period », The International Journal of the History of Sport, Vol. 23, n° 7, November 2006, p. 1112-1127.
28 Allen Guttmann, op. cit.
29 Sur cette période de crise du CIO, et plus généralement sur l’histoire des Jeux olympiques, se reporter à Patrick Clastres, op. cit., 2008.
30 Sur la création de ce comité, lire le témoignage de sa présidente : Annie Sugier, Femmes voilées aux Jeux olympiques, Paris, Jourdan, 2012.
31 Propos dans la presse de Roger Baker, directeur de communication de la Fédération internationale, en mars 2012.
32 François Chaubet et Laurent Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2011.
33 Article 6 des « Principes fondamentaux de l’olympisme », Charte olympique, 2011, p. 11.
34 Pierre de Coubertin exprime pour la première fois le rôle pacifique qu’il assigne aux sports dans une conférence intitulée « L’athlétisme, son rôle et son histoire » et prononcée devant l’Union chrétienne des jeunes gens de Paris, le 11 avril 1891. Voir Patrick Clastres, op. cit., 2011, p. 313-319.
35 En 1920, l’Autriche, la Hongrie et la Turquie ne sont pas conviées mais réintègreront les Jeux dès 1924.
36 Fabrice Auger, « Le Comité International Olympique face aux rivalités franco-allemandes (1918-1928) », dans Pierre Milza, François Jéquier, Philippe Tétard (dir.), Le Pouvoir des anneaux, Vuibert, Paris, 2004, p. 103-124.
37 Fabrice Auger, ibid.
38 Les relations sportives avec les « neutres » occupent fortement les débats au sein du CIO, mais aussi dans les fédérations internationales qui n’adoptent pas toutes la même ligne de conduite. Les organisations sous influence britannique, par exemple, y sont plutôt hostiles. En Belgique, les dirigeants eux-mêmes sont partagés. Le comte Henri de Baillet-Latour, quant à lui, organisateur des Jeux d’Anvers et futur président du CIO, soutient entièrement Pierre de Coubertin. Voir Patrick Clastres, op. cit., 2011.
39 Lettre de Coubertin à Edström, 27 décembre 1922, Archives du CIO, Lausanne, cité par Fabrice Auger, op. cit., 2004, p. 107-108.
40 Le Sport suisse, 3 décembre 1923, cité par Fabrice Auger, ibid.
41 Session olympique de Paris, 25 juin 1924. Archives du CIO, Lausanne.
42 Les sessions olympiques de 1928 et 1929 étant déjà programmées pendant les Jeux olympiques d’Amsterdam, puis les jeux africains prévus l’année suivante mais annulés au dernier moment.
43 Patrick Clastres, op. cit., 2008.
44 Jérôme Gygax, Olympisme et guerre froide culturelle. Le prix de la victoire américaine, Paris, L’Harmattan, 2012. Grâce aux archives des services secrets américains, l’historien montre comment l’administration Carter avait anticipé le boycott des Jeux de Moscou dès 1978, bien avant l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Puis, le président Reagan a laissé se développer pendant l’organisation des Jeux de 1984 un conservatisme antisoviétique suffisant à décourager la participation de l’URSS.
45 Les Jeux de Montréal en 1976 avaient déjà été boycottés par une trentaine de pays africains.
46 Pierre de Courbertin et Juan Samaranch, L’Esprit olympique, Le Bouscat, Esprit du Temps, 1993.
Auteur
Maîtresse de conférences Université de Rouen, CETAPS (EA 3832)
St Maître de conférences à l’UFR STAPS de Rouen, au sein du Centre d’Études des Transformations des Activités Physiques et Sportives (CETAPS, EA 3832). Spécialiste de l’histoire du CIO et de l’Olympisme, elle a participé à ce titre à la rédaction du rapport sur la lutte contre les paris sportifs truqués et illégaux dans le monde, réalisé au sein de la Chaire « éthique et sport » à l’Université de Paris-Sorbonne en 2014. Elle a publié : Le CIO en crise. La présidence de Henri Baillet-Latour (1925-1940), L’Harmattan, 2004.
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