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Conférence inaugurale

p. 25-33


Texte intégral

1Permettez-moi de dire tout d’abord combien je suis sensible à votre invitation. J’y suis sensible pour plusieurs raisons, d’une part parce que je trouve que cette idée de considérer votre région comme une sorte de région susceptible de préparer ce qui va se passer à Londres est une idée superbe. Mais je suis aussi séduit par votre idée selon laquelle l’Histoire permet, en essayant de la « travailler » un peu, de réfléchir également au contemporain. C’est donc un vrai plaisir d’être parmi vous, même si je trouve que vous attendez peut-être trop de moi d’ailleurs !

2Ce que je me propose faire ici, c’est simplement de réfléchir à quelques idées qui me paraissent importantes sans rassembler l’ensemble des idées, ne serait-ce que parce que nous n’en avons pas le temps. Mais pointer quelques remarques, quelques acuités qui me paraissent personnellement mettre en évidence à la fois l’enjeu du sport et sans doute aussi des différences entre le sport tel qu’il est pratiqué aujourd’hui et l’idée olympique dans son aspect le plus aigu.

3Je voudrais commencer par faire état d’une récente enquête de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), sur les objets traités par les journaux télévisés, entre 2000 et 2010. J’entends par objets le fait que le journal télévisé se donne un sujet, par exemple le festival d’Avignon auquel on consacre deux minutes. Si vous les considérez donc dans leur ensemble et que vous différenciez les objets sportifs des objets culturels, politiques ou économiques, figurez-vous que c’est l’objet « sport » qui est majoritairement traité : 24 000 objets sportifs traités sur les dix dernières années contre 23 000 objets politiques… Nous sommes donc face à un objet d’intérêt majeur auquel nous ne consacrons pas l’énergie de recherche qu’il mérite.

4Je vais donc exposer mon propos en trois points. D’abord, reprendre rapidement quelques idées de Pierre de Coubertin. Ensuite m’étendre peut-être un peu plus longuement sur la question du mythe, en lien avec le point de vue de Bernard Jeu. Et terminer enfin la question des niveaux de pratiques sportives, qui mobilisent bien davantage les individus que la question olympique.

5Si l’on part tout d’abord du projet coubertinien, je pense qu’il ne faut jamais oublier qu’il contient une dimension éducative première, au-delà même de la vision sportive. À cet égard, ses propos de 1888 sont tout à fait éclairants : « Eh bien, la réforme sociale est à faire par l’éducation, ce n’est pas sur les hommes, c’est sur les enfants qu’il faut travailler »1… Et le sport, dans son esprit, est à mettre immédiatement en rapport avec cette idée éducative : « Le sport serait l’effet des muscles et celui de la pensée. L’entraide… »2. Et de préciser : « L’entraide et la concurrence… ». Vous voyez là des contradictions qu’il tente de mettre en relation : « L’effort des muscles et de la pensée. L’entraide et la concurrence, le patriotisme et le cosmopolitisme intelligent, l’intérêt du champion et l’abnégation de l’équipier »3… C’est-à-dire l’individu et le collectif. Le sport croise donc déjà des idées qui sont apparemment contradictoires et qui peuvent être mises en convergence. Pour aller où ? Dans le sens de l’éducation et dans le sens de l’enfance.

6Il faut également rappeler ce contexte particulier de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, qui fait que ce type d’idée a pu être proféré avec cette insistance et avec cette particularité : les compétitions sportives, leur sélectivité nationale, leur calendrier ne pouvaient s’implanter sans le décloisonnement des terroirs, il ne faut jamais oublier que le sport ne peut se comprendre si on le détache de son contexte. Et celui de la fin du XIXe siècle n’est pas celui d’aujourd’hui, les jeux qui, auparavant, étaient répartis de vallée en vallée, les traversent à la fin du XIXe et contribuent ainsi à l’unification nationale, voire internationale. On peut également citer l’accélération des communications, un resserrement institutionnel fixant les rencontres, les règlements. Ces compétitions ne pouvaient s’implanter non plus sans une instrumentation accrue des espaces, une synchronisation accrue des temps, des épreuves régulières, des déplacements lointains, l’unification des terrains et des calendriers. Tout cela suppose tout simplement une société industrialisée. Seule celle des chemins de fer, celle de l’aménagement du loisir, celle d’une presse nationale, celle des télégraphes et des informations accélérées, seule cette société de la fin du XIXe pouvait offrir un cadre propice à la construction de l’idée même de sport. Et par-delà ce contexte économique, social et culturel, il y a également un contexte moral qui spécifie le sport de la fin du XIXe siècle, et qui n’est pas forcément le même que celui qui existe aujourd’hui. En effet, le sport de la fin du XIXe, c’est l’affirmation de la morale par temps de crise religieuse. Dieu disparaît, il faut trouver une morale de substitution, affirmation d’un individualisme par temps de conquête bourgeoise, affirmation d’une inquiétude sociale sur fond de misère ouvrière.

7Le sport, c’est également le signe d’une vaste tentative de conversion d’une pratique de loisir en pratique utile. Le loisir des nobles n’était pas une pratique utile, le loisir du bourgeois, le loisir de l’ouvrier, le loisir dans la société républicaine veut être transformé, comme par culpabilité si vous voulez. Un loisir qui peut servir à quelque chose, un plaisir qui peut contribuer au renforcement de soi, qui peut intégrer les vacances dans la formation ou, plus largement, légitimer un affrontement physique en régime de vie. Avec le sport et le loisir naissants, le thème moderne de l’alternative au travail donne une logique constructive à ce nouveau temps « pour soi », les premiers sportsmen prétendant d’ailleurs inventer une discipline personnelle comme une discipline collective. Le père Didon, qui était le maître de Pierre de Coubertin au collège Saint-Ignace dans les années 1870, est l’un des premiers à pressentir l’exploitation possible des Jeux, là où les jésuites jouaient pour compenser le travail, par une sorte d’essai de récupération. Les Jeux de la fin du XIXe permettent de construire autre chose, à la fois de la morale, de l’espace mental, de l’énergie, etc. Que dit le père Didon ? Que les sports mettent en avant l’esprit de combat, c’est-à-dire l’esprit de vaillance. Paroles peut-être quasi-simplistes, mais qui vont lier pour longtemps sport et pédagogie. Elles seront reprises par le Ministre Léon Bourgeois lors d’une remise des prix au concours général en 1890, les jeunes athlètes sont alors préparés à tous les combats.

8Et cette idée-là ne se concilie pas forcément avec le thème du spectacle. C’est un grand problème chez Pierre de Coubertin (et on l’oublie souvent), cette contradiction entre une volonté morale qui n’a pas besoin de spectacle et, par certains côtés, la nécessité du spectacle et la tentative de faire de ce spectacle un projet moral. Ainsi les premiers spectacles sportifs ne sont-ils pas pensés pour de grandes fréquentations. Les moralistes du sport (dont Coubertin lui-même) jugent d’ailleurs le spectacle partiellement contradictoire avec leurs projets. À être trop admiré, le sportif serait plus perverti que grandi, plus exploité qu’honoré. Pourtant, les foules envahiront les stades du XXe siècle au point de susciter de véritables révolutions architecturales, mais également de véritables révisions des discours. Le spectacle s’emparera du sport quasiment malgré lui, ce qui ne correspondant pas au projet initial de Coubertin. Il évoque d’ailleurs peu les spectateurs dans les milliers de pages qu’il a consacrées aux pratiques physiques. Ses idées sont claires pourtant, le spectacle inquiète, l’exhibition « consacre » le sportif (dit-il entre guillemets) en même temps qu’elle le détourne, elle le légitime en même temps qu’elle l’abuse, elle le fait agir en de troublants mobiles, l’apparence, la fatuité, alors que le sportif doit agir pour un idéal, l’édification morale et la gratuité. Autrement dit, le spectacle est ambigu, important, fascinant et suspect. La foule aussi inquiète le baron, selon une vision inavouée mais pourtant très explicite, et qui oppose l’élite au populaire, le sélectif au massif : la foule est une multitude grouillante pour lui. Elle est « passion, imprévisible, amas, confuse »4, bref tout le contraire de cette distinction individualiste que privilégie la bourgeoisie compétitive de la fin du XIXe siècle. Cette foule gagnant les espaces du loisir urbain avec la société industrielle serait tout simplement « laide ». C’est d’ailleurs le mot qu’il emploie dans les Mémoires olympiques. D’où la crainte de gradins trop vastes, l’angoisse du nombre, ce refus d’enceintes sportives envahies par un public trop massé. « Vous pouvez chercher à embellir une tribune par tous les moyens et la placer au sein du paysage le plus avenant, une fois remplie elle dessinera presque partout un bloc hideux »5. On soulignera toute l’ambivalence des premiers Jeux olympiques, le cérémonial destiné à accroître l’enthousiasme et l’émerveillement, en contradiction avec le cœur du projet coubertinien : rappelons-nous les scènes de 1896 à Athènes, retraite aux flambeaux autour de la Place de la Constitution, fanfare, drapeaux de toutes les nations étrangères, « soulevant sur leur passage les acclamations »6. Une brochure spéciale de la Revue olympique égrène même, dès les années 1910, le détail des « Décorations, pyrotechnie, harmonie, cortèges ». Le lecteur apprend ainsi comment disposer les drapeaux, les guirlandes, les trophées, comment faire tenir les oriflammes malgré les caprices du vent, comment orienter les tribunes ou les portiques, comment ordonner les déplacements ou comment régler l’harmonie des sons. Coubertin veut donc édifier, transposer le sport en exemple, il veut attirer et captiver, ce qui n’est pas toujours compatible avec la confidentialité prétendue.

9Autres paradoxe et contradiction possibles, la question du nationalisme. Les jeux sont faits pour l’athlète autant qu’ils sont faits pour l’universalisme. « Ils symbolisent [...] le démocratisme et l’universalité »7. D’où les précautions mises en œuvre, dès le départ, pour endiguer quelques nationalismes exacerbés : la candidature d’accueil des Jeux est effectuée par la ville et non par un pays. Le drapeau olympique, et ses anneaux entrelaçant les continents soulignent l’internationalisme du CIO. Nombre de dispositifs en revanche laissent place à un nationalisme « sous contrôle » : victoire nationale systématiquement décomptée, représentation par l’athlète de son pays, place significative accordée au maillot et au drapeau national, rôle des hymnes avec les Jeux des années vingt… Ainsi, dans l’esprit même de Coubertin, l’universalisme côtoie le nationalisme : « Le drapeau national symbole du moderne patriotisme montant aux mains de la victoire pour récompenser l’athlète vainqueur »8. On voit donc combien l’olympisme constitue une idée absolument généreuse, une idée fondamentale pour rénover la morale de la fin du XIXe et du début du XXe, et ce malgré quelques difficultés récurrentes.

10Difficultés du sport finalement emportées par une dynamique au demeurant fort bien décrite par Bernard Jeu, et qui précisément relève de cette force mythique qui donne au sport son sens particulier, par rapport à nos sociétés. Et à partir du moment où cette dynamique s’enflamme, il est très difficile de la contrôler et de la retenir, même si, de mon point de vue, elle se doit d’être contrôlée. Sur ce point, il convient à nouveau de reprendre les mots de Pierre de Coubertin pour mesurer le caractère démocratique de son projet : « Le sport a une valeur de classe, c’est un dérivatif puissant des instincts mauvais […] Chacun lutterait avec des chances égales »9. Le mot « chacun » est ici essentiel. Dès lors, le résultat obtenu a valeur de modèle, puisque c’est le meilleur qui l’emporte, soit par son talent, soit par son mérite, soit par son travail. Mais de ce fait, être « sportif », c’est aussi être « moral », jouer serait ainsi d’emblée exemplaire. Et c’est là que l’expression née de Bernard Jeu peut et doit être reprise, parce qu’elle est déterminante : le fait que le sport, dans cette dimension, crée ce que l’on pourrait appeler une « contre-société », en proposant comme exemple ce qui est finalement un idéal de nos propres sociétés, c’est-à-dire mettre les individus absolument au même niveau et sélectionner ceux qui sont les meilleurs. Sur ce point précis, n’oublions jamais que l’une des grandes inventions de la République, c’est le concours… L’École Polytechnique, l’École Normale Supérieure, qui sélectionnent les meilleurs, à partir de gens qui sont mis à armes égales. C’est absolument fondamental ! Et c’est totalement démocratique. Et l’on voit bien comment l’idée du sport et l’idée démocratique ici, mise en exergue par Bernard Jeu, en est également le symbole. Comme il l’indique lui-même : « Le sport projette […] un idéal qui vient de la société, mais que la société se révèle précisément incapable de réaliser elle-même »10. Il existe donc un réel projet démocratique, mais également un certain nombre de biais qui font que la démocratie ne parvient jamais totalement à s’affirmer comme on pourrait le souhaiter. Des faveurs sont accordées à certains, d’autres occupent des fonctions hégémoniques alors qu’ils n’en ont pas théoriquement le droit, etc. Chacun connaît les travers de la démocratie.

11Et le sport au contraire, par tout un ensemble de dispositifs (les arbitres, les règlements, la professionnalisation, les administrateurs, etc.) devrait se garantir de ces dérives et nous proposer une sélection véritablement exemplaire. Ce point, complètement fondamental, dépasse la seule question de l’olympisme et se situe au cœur de la question sportive elle-même. Parce que le sport lui-même se donne des outils pour mettre en évidence ce principe démocratique.

12À ce titre, il convient de mesurer cette originalité toute particulière : aucune institution ne manie avec une telle dextérité la mise en image des performances et des résultats. Aucune ne sait désigner avec une telle précision la place de chacun, souligner ses dérives possibles, mettre en scène son histoire, ses avatars parfois transformés en destin. Aucune ne présente aussi rituellement ses podiums et les rangs décrochés. On n’imagine pas, dans un concours de l’École Normale des lauréats sur des podiums, entourés de drapeaux… Mais le sport continue à promouvoir tout cela : le tableau s’impose en outil mental, l’ordre s’inscrit dans l’espace, les classements sont suivis dans le temps, immédiatement visibles et commentés. D’où ces palmarès individuels ou collectifs, ces hiérarchies locales, nationales, internationales, ces chiffres en tout genre, normes quasi-géométrisées d’espace(s) et de temps.

13Il faut y ajouter une autre dynamique très caractéristique, orientant tous les tableaux, celle d’une immense et obscure avancée vers l’avant, vers le mieux. Un plus, lui-même désigné par des métaphores, immédiatement intelligibles, les métaphores de l’espace, les métaphores du temps. « J’ai vu sauter le couvercle du sprint » affirme Roger Bambuck après avoir assisté aux premiers cent mètres courus en moins de dix secondes. « Où Jim Ryun a abaissé la barrière mentale du quinze cent mètres… », dit l’un de ses adversaires après sa course, effectuée en moins de 3’35’’ en 1967. Métaphore permanente, couvercle, barrière, obstacles ! L’avancée est irrépressible, elle est imagée, elle est immédiatement mise sous nos yeux, au point qu’elle nous paraît naturelle alors qu’elle ne l’est absolument pas. La technique ajoute, bien sûr, à ce travail très illustratif du progrès : chaque geste étant censé répondre aux règles les plus imparables et les plus visibles de l’efficacité. D’où ce constant rapprochement entre la rigueur et le succès des sociétés techniques, et la rigueur et le succès de la société sportive. Autant de repères qui déterminent les récits, les logiques narratives et autres constructions légendaires, que je voudrais maintenant aborder, à partir de la notion de mythe.

14Située dans le sillage coubertinien, elle participe aujourd’hui de l’imaginaire démocratique des sociétés contemporaines. Mythe diffusant les images d’un monde idéalisé, celui où les meilleurs seraient vraiment les meilleurs, les réussites vraiment des réussites, les erreurs vraiment des erreurs. Non que cette croyance soit une religion, fût-elle une « religion démocratique ». Si Coubertin a souhaité que cet idéal supplante les vieux cultes déclinants de la fin du XIXe siècle, il ne saurait toutefois être une religion, tout simplement parce qu’il n’installe pas un monde transcendant auquel l’on puisse consacrer un culte. Même si les deux termes (« culte » et « religion ») sont bien présents dans les discours de Pierre de Coubertin. La religion n’invente ni une surnature, ni une divinité éternelle. Elle est un mythe en revanche, car elle transpose la réalité dans l’imaginaire pour mieux agir sur elle. Elle crée un rapport de déformation, elle apporte à notre monde une logique du parfait qui aide à mieux y adhérer. Même si notre monde n’y répond pas vraiment ! Ou pour parler la langue du sociologue définissant un mythe, « elle fait prendre par erreur un rapport idéal pour un rapport réel »11. Autrement dit, le sport nous apprend à voir différemment la réalité jusqu’à l’idéaliser. Il offrirait dans la simplicité de ses épreuves et la netteté de ses tableaux une manière de valoriser notre univers en le magnifiant.

15Cela a bien évidemment des conséquences : en premier lieu, il ne s’agit ni de dénoncer le mythe, ni de le mépriser. Bien au contraire. D’abord parce que ces mythes nous aident à mieux accepter le réel, comme ils aident à mieux vivre ensemble, à mieux nous écouter, à mieux nous apprécier. Une société ne peut pas se passer de mythes au point qu’elle ne peut, dans bien des cas, exister sans eux. Il est normal que chaque société projette un idéal, et il est donc normal que cet idéal soit projeté dans des Jeux, qui ne sont que le reflet d’une société, et en l’occurrence ici, de l’idéal d’une société. Le risque bien sûr est que la volonté de faire exister ce mythe coûte que coûte conduise à l’illusion, voire à l’absurde, justifiant ainsi toutes les dérives et toutes les transgressions. Puisque nous pouvons tout sacrifier pour que ce meilleur puisse exister. Et l’olympisme lui-même, pour mieux exister, peut être conduit à masquer certaines transgressions, même si des efforts ont été faits, dans un passé récent, pour lutter contre toute forme de corruption. D’où la nécessité absolue d’une puissance publique exerçant son contrôle dans ces trois grandes zones d’ombre que favorise le mythe, à savoir la violence, la tricherie (dans le dopage évidemment) et la corruption. La puissance publique doit être ici souveraine et compenser l’autonomie quelquefois excessive accordée aux diverses instances sportives que sont les clubs et les fédérations, nationales et en particulier internationales.

16Reste que le mythe concerne surtout le sport-spectacle. Je pense pourtant qu’il conviendrait de s’intéresser à différents niveaux de sport, dont trois au moins qui peuvent également concerner la puissance publique au premier chef. Tout d’abord ce que l’on peut appeler la pratique sportive « hors institution », qui se situe bien évidemment en dehors de l’olympisme, des fédérations et des clubs. Également des formes de pratiques institutionnelles, mais qui n’ont pas d’ambition olympique, tels les clubs scolaires, les clubs municipaux, etc. Et pour terminer le sport de haut niveau. Il est en effet important de les distinguer, pour mieux placer les responsabilités des uns et des autres en fonction de cette distinction.

17Si l’on parle des pratiques « hors institution », il faut rappeler combien cette dernière demeure peu médiatisée et que le sport ne se réduit pas au seul spectacle sportif et à l’investissement de quelques champions remarquables. La pratique sportive s’est étendue, elle touche désormais de nouveaux publics, multiplie les formes d’activité, les types de sensibilité et les modes d’investissement, à côté du sport de compétition avec ses fédérations, ses spectacles, son calendrier propres. Mais l’on doit également prendre en compte une autre forme de pratique sportive, celle où l’affrontement compétitif n’est pas toujours présent et où l’engagement physique peut demeurer modeste. Pratique importante au demeurant, car elle concerne plusieurs dizaines de millions de nos concitoyens, et mobilise nombre d’initiatives individuelles ou associatives. Sans compter les aménagements d’espaces et de temps qu’elle suppose. Autant dire que les politiques sportives ne peuvent ignorer cette diversité, l’attente du public à l’égard de cet ensemble de pratiques, d’autant que la présence d’une telle attente dans les populations les plus variées ne fait que s’accroître aujourd’hui. Et s’il m’appartenait de faire une proposition à ce sujet, je suggèrerais de créer un « droit au sport », tout comme il existe un droit à la santé. Et ce droit au sport nous concerne tous. Et pas seulement les clubs ou les sportifs de haut niveau. Un droit au sport auquel la puissance publique se doit de répondre. Quatre Français sur cinq sont en effet concernés. Plus de trente-six millions de Français, dans les enquêtes récentes (datant des années 2000), situés dans la tranche des 15/75 ans déclarent pratiquer une activité sportive. Soit près de 85 % de la population. Chiffre considérable, si on le rapporte aux six mille sportifs « de haut niveau » recensés par ces mêmes enquêtes, et absolument respectables, parce qu’ils constituent en quelque sorte des modèles. Même si leur surexposition médiatique tend quelquefois à réduire l’existence réelle du sport à leur seule catégorie. Lorsque que l’on sait que, dans les premières enquêtes, 28 % des femmes âgées de plus de 15 ans en 1967 déclaraient pratiquer une activité sportive, on mesure les progrès réalisés.

18Le deuxième niveau concerne l’augmentation significative des « sportifs scolaires », qui pratiquent au sein de l’UNSS. Leur nombre a fortement augmenté dans les années 80, frôlant aujourd’hui le million d’élèves, toutes compétitions confondues. Ce secteur est l’un des plus sensibles parce qu’il concerne la jeunesse et la formation au sport. Il engage directement là encore la responsabilité de l’État, notamment dans sa gestion des heures consacrées à l’enseignement de l’éducation physique et sportive. Or ce volume horaire alloué a récemment baissé de manière conséquente, au point que dans certaines classes terminales de lycée, il soit impossible de préparer correctement les élèves aux épreuves d’EPS du baccalauréat. Quant aux clubs, et tout particulièrement les clubs modestes, ils demeurent des lieux essentiels de sociabilité où l’on acquiert les repères simples des sociétés démocratiques, l’accès égalitaire, l’aide à tous, la distinction des meilleurs.

19Un dernier mot enfin, cette fois sur les questions de morale. Elles sont plus complexes qu’on ne le croit, et doivent autant intégrer des questions d’éthique que les mœurs elles-mêmes : les formes d’intérêt envers le sport varient comme varient les formes d’investissement physique et personnel à son égard. Les finalités en sont multiples, susceptibles toutes d’être respectées et développées. Il n’est donc guère surprenant que la morale des « pères fondateurs » soit constamment réactivée, sans qu’il faille pour autant tenter d’imposer des morales « en surplomb ». À titre d’exemple, la culture de la puissance physique individuelle a longtemps été mal comprise. L’accroissement gratuit de la force, par exemple, est longtemps apparu contestable. Il suffit là encore de relire les textes de Pierre de Coubertin : on ne se renforce pas pour soi-même, on se renforce pour les autres. Le renforcement du muscle en dehors de tout bien commun a longtemps été considéré comme abusif, le sportif soucieux de son seul développement est apparu dès lors asocial, voire dangereux. Seule l’application laïque d’un idéal « d’être et d’agir » pouvait être tolérée, seule une perfection mise au service de tous semblait acceptable. Les choses sont aujourd’hui autrement plus complexes et on ne peut ignorer les revendications individualistes du temps présent. Depuis la fin du XIXe, les morales du sport ont proliféré en multipliant les diktats : accroissement de l’énergie et des caractères, développement des qualités physiques au service du bien commun, musculation morale de l’homme jusqu’aux substantifs les plus nobles : courage, sagesse, esprit de risque, endurance, bravoure, opiniâtreté… Ainsi, le sport est longtemps apparu comme louable, doté d’une totale exemplarité. Longtemps, il n’est apparu pensable que comme lieu d’une morale appliquée, même si la réalité est sans doute plus modeste. Mais elle demeure tout aussi importante, parce que s’adressant au plus grand nombre. Et ce d’autant que la vision de la pratique change de part en part, si le sport est envisagé comme culture, manière d’être et d’agir correspondant aux sensibilités d’aujourd’hui. Cette vision change aussi si le bien-être de chacun est jugé comme étant inévitablement favorable au bien-être de tous. Le besoin de pratiquer s’il vient du pratiquant lui-même et non de quelque autorité imposée. Les sociétés contemporaines ne sauraient d’ailleurs concevoir la satisfaction de chacun comme devant être prescrite, ou commandée par quelque autorité en surplomb. Cela me paraît être important, cette manière dont les mérites s’imposent, sans que le modèle ne soit véritablement imposé de l’extérieur, et ne vienne rigidifier également les comportements des uns et des autres.

20Pour terminer, quelques mots sur la pratique de haut niveau. Je pense qu’elle est en effet extrêmement respectable et se doit d’être promue comme étant effectivement une pratique exemplaire. Et je ne prétends pas du tout qu’il faille la remettre en cause. J’ajouterais simplement que pour qu’elle soit exemplaire, il faut que la puissance publique soit davantage présente, aussi bien au niveau national qu’international. Et que les instances soient véritablement exemplaires. Qu’elles favorisent par exemple un accès véritablement démocratique de ses dirigeants, ce qui n’est pas forcément le cas pour le CIO. Même s’il fait bien son travail. Mais je pense qu’il est encore possible d’améliorer son fonctionnement, pour que responsables politiques et puissance publique pénètrent davantage les instances sportives nationales et internationales.

Notes de bas de page

1 Pierre de Coubertin, L’éducation en Angleterre, Vrin, 1888, 393 p.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Pierre de Coubertin, Mémoires olympiques, Paris, Éditions Bartillat, 2016, 240 p. (rééd.)

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Ibid.

10 Bernard Jeu, La contre-société sportive et ses contradictions, Esprit, 1973, p. 391- 416.

11 Henri Mendras, Éléments de sociologie. Une initiation à l’analyse sociologique (volume1), Paris, Armand Colin, 1967, 253 p.

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