Présentation
p. 19-23
Texte intégral
1« L’idée sportive, l’idée olympique »… : empruntée à Bernard Jeu1, l’association de ces deux notions en apparence identiques voire complémentaires (le sens commun peine en effet à distinguer ce qui sépare le sport de l’olympisme, notamment pour ce qui relève des valeurs) mérite un détour explicatif préalable. Et ce d’autant que Bernard Jeu lui-même évoquait à propos de leur alliance « un grand malentendu », soulignant les « interférences permanentes de deux idées qui ne se confondent pas ». L’histoire des sports et du mouvement olympique ayant depuis longtemps démontré que chacun possède ses propres finalités, temporalités, instances, modes de pratiques et d’organisation : « Tout semble finalement se passer comme si deux lignes traversaient les siècles et convergeaient laborieusement »2.
2C’est précisément la nature des liens entre idée sportive et idée olympique, mais également ce qui sépare les deux notions que l’on se propose d’interroger ici, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux premiers contreforts du temps immédiat3. Quitte à établir une « ligne de partage » explicite, alors que nombre d’invariants fixant les contours du sport moderne semblent s’appliquer également à l’olympisme, voire aux Jeux olympiques eux-mêmes4. Si l’on se place du côté du sport, un récent ouvrage de Georges Vigarello5 soulignait déjà cette proximité : au moment de leur création et de leur processus d’institutionnalisation, sports et premiers Jeux partageaient une conception ludique et récréative des premières formes de pratique, souvent résumée sous la formule souvent attribuée à tort à Pierre de Coubertin6, « l’important c’est de participer ». Cette gratuité de l’engagement s’inscrivait dans une dimension morale et éducative7 particulière : « l’éthos de comportement » des premiers sportsmen, membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie britanniques puis européennes (au moins pour les États touchés par la Révolution industrielle) supposait l’adhésion et la transmission par le sport d’un certain nombre de valeurs, devenues vertus pour les pionniers des sports modernes : fair-play, respect de l’adversaire, esprit chevaleresque, sens de l’initiative, etc. Ce projet d’une éducation « par le sport » des enfants et adolescents ne peut se comprendre qu’au regard du contexte particulier d’une France républicaine et industrialisée en voie d’unification nationale : décloisonnement des terroirs8, affirmation d’une nouvelle forme de morale laïque devant l’affaissement perceptible des pratiques cultuelles sur fond de querelle religieuse, synchronisation des espaces et des calendriers par l’apparition d’un nouveau temps pour soi, consacré pour partie (et pour quelques-uns seulement) aux loisirs9…
3Apparue dans l’entre-deux-guerres, la dimension « spectaculaire » des compétitions propres aux Jeux et aux sports constitue un autre trait commun, malgré les réserves très tôt formulées par le rénovateur des Jeux, qui voyait dans les spectacles sportifs l’un des moyens de contribuer à la « musculation morale de l’homme »10 à condition que les foules grouillantes soient tenues à l’écart11. Georges Hébert ne dira pas autre chose lorsqu’il dénoncera cette « foire du muscle »12 des sports-spectacles, nés de l’imposition progressive du paradigme de la compétition, et de son lot de dérives : affairisme13, corruption, dopage et violences de tous types (physiques, psychiques, symboliques). Ces « quatre cavaliers de l’Apocalypse sportive » n’épargnent ni les grandes compétitions sportives nationales ou internationales et encore moins les Jeux de l’ère moderne14. Pour autant, la force du mythe demeure intacte, et ces deux espaces demeurent, comme le soulignait déjà Bernard Jeu, des lieux de production d’un idéal démocratique et d’une « société des égaux », au moins en théorie15. « Contre-société exemplaire »16 pourtant fondée sur un modèle pyramidal et foncièrement méritocratique, sports et Jeux renvoient ainsi constamment à des valeurs de progrès, de modernité, de perfection et de dépassement17, fussent-ils au service de la performance. Cette « dynamique irrépressible » (Georges Vigarello18), tant elle paraît naturelle, mérite que l’on s’y arrête quelque peu, car elle introduit dans nos sociétés contemporaines et au cœur du sport lui-même une « logique du parfait », que l’on retrouve à chacun des niveaux de la pratique sportive : au sein des institutions (fédérations affiliées ou non), en dehors de celles-ci, pour ce qui relève du sport de haut-niveau (moins de 6000 athlètes en France pour près de 36 millions de pratiquants).
4Si l’on se tourne maintenant du côté de l’olympisme, force est de reconnaître une grande proximité si l’on s’aventure sur le terrain des valeurs. Proximité avec le sport d’ailleurs affichée par la Charte olympique de 2003 :
L’olympisme est une philosophie de vie exaltant et combinant en un ensemble équilibré les qualités du corps, de la volonté et de l’esprit. Alliant le sport à la culture et à l’éducation, l’olympisme se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect de principes éthiques fondamentaux universels.19
Déjà évoquée précédemment, la dimension éducative de l’olympisme prétend s’affranchir de toute considération de classe, de religion, d’ethnie ou de genre, là où le sport reproduit précisément nombre de clivages, qu’ils soient d’ordre politique, social ou culturel. Creuset de l’olympisme, l’internationalisme se veut servir des ambitions pacifistes et démocratiques, rapidement rattrapées par les contingences de l’Histoire, et notamment celle de l’affirmation des états-nations et de la montée en puissance des nationalismes et totalitarismes de l’entre-deux-guerres. La promotion d’un amateurisme « intégral » résistera difficilement à la professionnalisation de certaines disciplines (pratiquant dès l’après-guerre « l’amateurisme-marron », le football-association sera rapidement exclu des Jeux), et amènera le Comité International Olympique (CIO) à réviser les fondements de la Charte à l’orée des années quatre-vingts. On pourrait de la même manière interroger les fondements universels de Jeux dont les femmes furent longtemps bannies, et des considérations très « castiques » et élitaires d’un Pierre de Coubertin envers un « athlète moderne » forcément blanc, chrétien et européen. C’est rappeler ici combien les valeurs de l’olympisme ne peuvent être comprises indépendamment du contexte de leur production, des hommes et institutions qui en ont dessiné les contours : si l’amateurisme « va de soi » pour les dirigeants du CIO20, il est en complet décalage avec les réalités sportives des pratiques les plus populaires et démocratisées (football, boxe, cyclisme). Comment comprendre également ce pacifisme viscéral, constamment bafoué face à la « montée des périls », aux deux guerres mondiales et aux tensions diplomatiques qui gouvernent les relations internationales tout au long du XXe siècle ? Sans doute parce que le CIO n’a pas d’autre but que « d’assurer la célébration régulière des Jeux » (Charte olympique, 1908) en dehors de toute considération politique. Posture qui permettra à ses dirigeants de justifier la tenue des Jeux de Berlin en 1936, au cœur de l’Allemagne nazie. Cette difficulté permanente d’une sécularisation des valeurs de l’olympisme, ou de leur correspondance avec des réalités ou enjeux sociaux particuliers semble récurrente, la question du genre21 ne faisant pas exception : Thierry Terret ayant montré combien les Jeux épousent les stéréotypes d’une masculinité hégémonique jusqu’aux années vingt, avant qu’ils ne permettent aux « femmes sportives » de devenir plus visibles, par la promotion qui de « féminités masculines » (les championnes des pays de l’Est au temps de la Guerre Froide), de « féminités adolescentes » (Nadia Comaneci, Montréal, 1976), ou d’autres modèles de « corps sportifs »22 plus contemporains, qui sont le reflet d’une impulsion plus égalitaire, autorisant un affichage explicite des identités sexuées.
5Sans doute ce recours à l’Histoire permet-il de mieux identifier les caractéristiques propres à chacune de ces deux entités ici trop rapidement décrites (« l’idée sportive, l’idée olympique »), là où le sens commun achève trop souvent de les confondre. Car le métier d’historien23 est bien, « d’expliquer, comprendre, voire de dénoncer »24. Et en l’espèce, il y a lieu de considérer le sport et l’olympisme comme n’importe quel objet d’histoire.
Notes de bas de page
1 Bernard Jeu, Analyse du sport, Paris, PUF, « Pratiques corporelles », 1992, p. 117-119.
2 Ibid.
3 Sur l’histoire du sport, Philippe Tétard (dir.), Histoire du sport en France du Second Empire au régime de Vichy (volume 1), Paris, Vuibert, 2007, 470 p. Histoire du sport en France de la Libération à nos jours (volume 2), Vuibert, 2007, 522 p. Paul Dietschy, Patrick Clastres, Sport, société et culture en France du XIXe siècle à nos jours, Paris, Hachette, 2006, 255 p.
4 Sur l’histoire des Jeux olympiques : Françoise Hache, Jeux olympiques, la flamme de l’exploit, Paris, Gallimard, « Découvertes », 2008, 159 p. Également : Pierre Lagrue, Le Siècle olympique (2 volumes), Universalis, 2012. Patrick Clastres, La France et l’Olympisme, Paris, éditions ADPF, 2004.
5 Georges Vigarello (dir.), L’Esprit sportif aujourd’hui. Des valeurs en conflit, Paris, Universalis, « Le tour du sujet », 2004, 195 p.
6 Sur Pierre de Coubertin : Patrick Clastres (préf.), Pierre de Coubertin. Mémoires de jeunesse, Paris, éditions du Nouveau monde, 2008, 157 p. Patrick Clastres, Pierre de Coubertin, « la réforme sociale par l’éducation et le sport », Études sociales, n° 137, 2003, p. 5-19.
7 Dimension éducative qui mérite d’ailleurs d’être interrogée. Consulter : Florence Carpentier (dir.), Le sport est-il éducatif ?, Rouen, Presses Universitaires de Rouen, 2004, 240 p.
8 Eugen Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870/1914), Paris, Fayard, 1998, 839 p.
9 Alain Corbin, L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris, Aubier, 1995, 471 p.
10 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive, Vrin, 1922, 393 p. Sur les origines du sport moderne, Nicolas Bancel, Jean-Marc Gayman, Du guerrier à l’athlète. Éléments d’histoire des pratiques corporelles, Paris, PUF, « Pratiques corporelles », 2002, 285 p.
11 Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe, Aubier, « Historique », 1990. Et bien évidemment : Gustave Lebon, Psychologie des foules, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, 138 p. (rééd.).
12 Georges Hébert, Le sport contre l’éducation physique, Paris, Éditions de la revue EPS, « Archives et mémoire », 1993, 135 p. (rééd.).
13 Pascal Duret, Le sport et ses affaires. Une sociologie de la justice de l’épreuve sportive, Métailié, 2001, 261 p.
14 Michel Caillat, Jean-Marie Brohm, Les dessous de l’Olympisme, Paris, Éditions la Découverte, Cahiers libres, n° 390, 1984, 162 p.
15 Yves Vargas, Sur le sport, Paris, PUF, « philosophie, » 1992, 120 p.
16 Bernard Jeu, « La contre-société sportive et ses contradictions », Esprit, 1973, p. 391- 416.
17 Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard, « NRF », 2004, 341 p.
18 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif. La naissance d’un mythe, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2002, 232 p.
19 Entrée « Olympisme », dans Michaël Attali, Jean Saint Martin (dir.), Dictionnaire culturel du sport, Paris, Armand Colin, 2010, p. 513.
20 Florence Carpentier, Le Comité Olympique International en crises : la présidence d’Henri De Baillet-Latour (1925-1940), Paris, L’Harmattan, 2004.
21 Qu’il faut comprendre à la fois comme l’étude des identités sexuelles et de la construction des rapports sociaux de sexe. Consulter : Thierry Terret (dir.), Sport et genre. La conquête d’une citadelle masculine (tome 1). Excellence féminine et masculinité hégémonique (tome 2). Apprentissage du genre et institutions éducatives (tome 3). Objets, arts et médias (tome 4), Paris, L’Harmattan, « Espaces et temps du sport », 2006. Également : Françoise Thébaut (dir.), Le genre du sport, Clio, n° 23, 2006, 384 p.
22 La Mise en scène du corps sportif. De la Belle Époque à l’âge des extrêmes, catalogue de l’exposition, Musée olympique de Lausanne, 2003.
23 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Armand Colin, 1998, 159 p.
24 Comme le réaffirme avec force Jean-Noël Jeanneney, à propos du quinquennat de Nicolas Sarkozy, dans : L’État blessé, Paris, Flammarion, 2012, 136 p.
Auteur
Atelier SHERPAS, Université d’Artois.
Est Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université d’Artois. Membre de l’Atelier SHERPAS (composante de l’URePSSS, EA 7369), ses travaux portent sur l’histoire du sport, du football et de l’éducation physique scolaire. Directeur de la Faculté des Sports et de l’Éducation physique de Liévin de 2011 à 2016, il est 1er Vice-président de l’Université d’Artois depuis juin 2016. Il est également Président du Cercle Bernard Jeu.
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