Le concept de « manipulation » en didactique des langues-cultures
p. 311-323
Texte intégral
La langue pétrit et modèle la pensée de ceux qui la parlent.
Charles Bally, La crise du français. [1930] 2004 : 51
1. Problématique
1La force de l’expression « langage manipulateur », considérée dans un domaine aussi stratégique que celui de la Didactique des Langues-Cultures (désormais DLC) semble à elle seule capable d’entraîner un vaste courant de réflexions individuelles et collectives touchant les fibres les plus humaines de cette discipline. Non seulement le contraste entre « langage », (porteur, rassurant, indispensable) et « manipulateur », (obscur, menaçant, dangereux) est brutal mais leur juxtaposition est ni plus ni moins contre-nature en DLC dont l’objectif suprême et le défi constamment renouvelé sont de faciliter la compréhension, la communication, le dialogue des cultures, donc la paix et l’harmonie entre les peuples (Cortès, 2005). La question principale est donc de savoir si la DLC, tous statuts de langues et toutes spécialités confondus, gagnerait à légitimer et nourrir davantage son appareillage conceptuel de notions allant a priori à l’encontre de principes éthiques fondamentaux, c’est-à-dire l’enseignement-apprentissage d’un « langage manipulateur », le recours à la « manipulation par le langage », la formation de « manipulateurs ». Les connotations très négatives du terme « manipulation » ne risquent-elles pas de déteindre négativement ou de jeter une pierre sur un ensemble si méthodiquement construit et reconstruit (Cortès : 2012) ?
1.1. La pertinence des concepts en didactique
2Nous sommes parfaitement consciente du fait que toute réflexion portant sur la pertinence d’un concept en didactique des langues ainsi que la moindre annonce d’approche innovante ou différente possèdent un degré relativement faible d’originalité, compte tenu de l’ampleur et de la richesse de la DLC, considérée à la fois « dans l’espace et dans le temps ». Pour éviter spéculation ou manipulation langagière, il convient de rappeler la note numéro 20 de l’article d’Yves Gentilhomme intitulé À quoi servent les concepts en didactique des langues-cultures ? paru en 1997, il y a une bonne quinzaine d’années, à l’époque où le Cadre européen commun de référence pour les langues était encore en gestation. L’auteur, aussi brillamment que modestement, se fondant sur le doute, « principe déontologique majeur en matière de sciences », conseillait de ne pas oublier de lire attentivement cette note avant d’aborder la lecture de son article :
Dans le domaine de l’épistémologie didactique, il est difficile d’innover, de ne pas répéter une fois de plus des poncifs pour lesquels plus personne n’éprouve de la curiosité, ou de ne pas enfourcher la tradition universitaire consistant à dresser un panorama critique des travaux antérieurs, avant d’opposer son point de vue, voire de ne pas se laisser tenter par l’enfer de langue de bois, en reprenant, en un jargon souvent prétendument rigoureux, ce qui a déjà été dit en termes simples et clairs.[…] (Gentilhomme, 1997 : 52).
3Nous essayerons donc de ne tomber dans aucun de ces travers, considérant également que les concepts, en DLC méritent toujours d’être défendus, valorisés, renouvelés, examinés ou combattus, à condition qu’il ne s’agisse pas de simples appellations gratuites, d’étiquettes à la mode ou de transferts automatiques d’une discipline à l’autre, mais qu’ils correspondent à un choix légitime, argumenté, un emploi mûrement réfléchi et justifié. Ils ont alors le pouvoir d’exercer, sur la pensée didacticienne, des forces de persuasion et de progression extraordinaires. Le concept de « manipulation » ne remplirait-il pas tous ces critères ?
1.2. Le « langage manipulateur » : une idée attirante ?
4Si l’on considère le thème de réflexion proposé, « Le langage manipulateur : pourquoi et comment argumenter ? », il est certain que le mot qui, à notre avis, frappe le plus les esprits, éveille la curiosité et serait susceptible, en didactique des langues-cultures d’aujourd’hui, d’introduire un mouvement d’idées intéressant est le terme « manipulateur », (et à sa suite « manipulation » et « manipuler ») avec ses deux versants totalement opposés : le premier, scientifique et technique, à la lumière des instruments des laboratoires, renvoie à une personne effectuant patiemment opérations et manœuvres de précision, se livrant à des expériences passionnantes et prometteuses, le second, obscur et terrifiant, à l’ombre de funestes intentions, renvoie à une personne s’adonnant au plaisir calculé de destruction mentale d’autrui. Le moyen utilisé pour la réalisation de toutes ces actions est le langage humain.
1.3. Aspects négatifs et questionnement éthique
5Il est certain que « manipulateur », du moins en langue française, est de prime abord un concept extrêmement négatif dans la mesure où il peut désigner une personne organisant consciemment, et souvent jubilatoirement, une manœuvre de nature perverse ayant pour cible une collectivité ou une seule victime (manipulateur : « qui aime à manipuler autrui » Larousse). Une telle menace nécessite un armement linguistique et moral de protection. La première acception de ce terme nous entraîne donc dans les méandres les plus misérables de la nature humaine, à savoir l’enseignement et l’apprentissage actifs puis l’usage de la langue à des fins politiquement, socialement, intellectuellement et financièrement répréhensibles, mais avec pour contrepartie positive une deuxième acception, tout à fait morale celle-là, d’offrir à chaque individu les moyens linguistiques, psychologiques et culturels permettant d’éviter tous les risques potentiels de mensonge, diffamation, calomnie...
6Le « langage manipulateur » en DLC est l’occasion d’aborder d’une manière très directe un ensemble de questions profondément éthiques et complexes que nous essayerons de poser mais que nous serons très loin d’épuiser. Comment concevoir l’idée de manipulation en DLC ? Jusqu’à quel point le concept de « manipulation » est-il légitime ? Pouvons-nous consciemment enseigner à manipuler autrui au moyen de la langue étudiée-apprise ? Quels types de manipulations langagières, d’une efficacité pédagogique variable, l’enseignant utilise-t-il actuellement dans l’exercice de son influence auprès de ses apprenants ? A-t-il pleinement conscience de la nature, des limites, des bienfaits, méfaits des multiples manipulations langagières conscientes et inconscientes qu’il pratique quotidiennement dans sa lutte pour atteindre ses objectifs, et pour réaliser ses évaluations ? Quels usages ses apprenants feront-ils de la langue qui leur aura été si généreusement et soigneusement enseignée ? Quelles manipulations enseigner parmi une liste qui pourrait être dressée : savoir mentir, faire croire, tromper, déformer les faits, culpabiliser, faire chanter, pousser à bout, menacer, mettre mal à l’aise, montrer du doigt, humilier, plaider le faux pour savoir le vrai, etc. Cette inclusion aurait-elle des effets positifs tels que la constitution d’un bagage d’auto-défense jugé nécessaire pour l’apprenant, l’assurance de la présence permanente d’une évaluation de l’éthique en DLC dans tous ses domaines ? Comment éviter les dérives et malformations involontaires provoquées dans les esprits, le public concerné étant, dans une majorité importante, composé de jeunes en pleine formation ?
1.4. Aspects positifs : présence, rôle et fonctions de la manipulation
7Malgré les sens négatifs de « manipulation », l’enseignement-apprentissage du langage manipulateur et de la manipulation langagière, l’emploi des termes « manipulateur », « manipulation » doivent-il pour autant être bannis ou évités ? Si l’apprenant, comme tout individu en situation d’interlocution, ne peut se soustraire et échapper au langage manipulateur, doit-il être privé du plaisir de manipuler la langue étudiée « dans tous les sens », de l’utiliser à sa manière et en société, de cette fonction très particulière du langage mais avec tout le recul nécessaire, c’est-à-dire avec théâtralité, humour, bonne humeur ? De nos jours, les diverses et multiples situations d’interactions suscitées et proposées par les auteurs de manuels et par les enseignants reposent en grande partie sur des exercices traditionnels fondés sur la manipulation/transformation de phrases, la simulation, l’imagination, l’invention, amenant et même obligeant l’apprenant à ne pas user de sa sincérité. De plus, le fait d’intervenir et de s’extérioriser à l’oral dans la langue enseignée étant considéré comme une action positive voire parfois miraculeuse, la véracité des contenus exprimés prend une importance secondaire. En marge de cette comédie méthodologiquement organisée et légitimée, la pratique du mensonge ou de l’excuse douteuse (sur le travail personnel, l’oubli « involontaire » du matériel, l’absence de temps pour étudier, la perte de documents, les pannes d’ordinateurs, le livre prêté et non rendu, etc.) pour masquer divers problèmes ou insuffisances d’apprentissage et d’organisation appartient à une tradition scolaire immuable. L’observation est d’ailleurs également valable pour les enseignants (oubli de corriger les devoirs, surcharge de travail, etc.). Enfin, il n’est pas rare d’observer qu’avec des moyens linguistiques limités, un apprenant est capable de mentir et de convaincre son professeur. Par conséquent, l’enseignant en langue, dans une mesure certainement plus grande que ses collègues d’autres matières, se trouve au centre d’un ensemble complexe de manipulations langagières inévitables, discutables, indispensables à la réalisation de sa profession.
2. Bons par nature…?
8Les apprenants en langues, surtout s’ils dépassent le stade du bilinguisme, jouissent d’une image très positive et suscitent même l’admiration. Cet exploit est rarement associé à l’idée de manipulation. Qu’il soit doué ou maladroit, est-il « bon par nature » ? L’enseignant se consacre-t-il à la formation d’un « bon en langue » ou d’une future « mauvaise langue » ?
2.1. Langue choisie ou imposée
9Il est important de distinguer les domaines de l’éducation obligatoire et ceux des offres de formations volontaires, car le statut plus ou moins optionnel de la matière a une influence sur les comportements de tous les acteurs impliqués et sur les représentations que l’enseignant se fait de l’apprenant et vice-versa. L’adhésion peut toutefois n’être qu’apparente : prenons par exemple, l’apprentissage de la langue de l’ennemi en temps de guerre, dans le seul but de l’utilisation d’une langue comme arme d’attaque, de défense ou moyen de survie. Cela nous renvoie à des épisodes stratégiques ou tragiques de l’enseignement-apprentissage des langues vivantes, qui dépassent les secrets des méthodes des armées et marquent l’histoire de nombreuses familles qui en ont été victimes. L’enseignement et l’apprentissage eux-mêmes deviennent alors évidemment une grande opération de manipulation langagière réciproque. Caroline Doublier, dans son étude intitulée Enseignement de l’allemand et image de l’Allemagne, souligne qu’« […] à l’issue de la guerre de 1870, on avait constaté un regain d’intérêt pour l’apprentissage de la langue d’un ennemi dont on pensait pouvoir mieux se prémunir si on en parlait la langue […] » (Doublier, 2005 : 1). Même si les temps, en Europe, ont beaucoup changé et ne sont sans doute plus comparables, il est impossible de ne pas se demander si certaines politiques linguistiques actuelles en matière d’enseignement des langues encore très souvent dites « étrangères », qui se situent aux antipodes du plurilinguisme, imposant ou conditionnant toujours aujourd’hui voire de plus en plus, l’étude d’une langue déterminée, rendant de ce fait impossible ou très difficile l’étude d’autres langues, n’entreraient pas dans un cas flagrant de manipulation pénible de la pensée d’autrui par le langage humain.
2.2. Portraits et représentations
10Malgré cette complexité, il est possible d’ébaucher un portrait d’apprenant n’ayant pas encore atteint un haut « niveau de manipulation langagière » dans un cours de langue dont la méthodologie ne prévoit pas ou ne préfère pas le recours à une langue connue. Son principal handicap plus ou moins bien vécu, théoriquement en réduction permanente, est un grand déséquilibre naturel entre la capacité d’expression de sa pensée et la langue méconnue. Cette langue, outil potentiel de communication, est bien dépourvue de pouvoirs manipulateurs et encore moins destructeurs. Parlant bas, se mettant rarement dans une colère bruyante, l’apprenant est souvent d’accord. Son usage des pauses et du silence à des fins communicatives est limité à la démonstration de la difficulté de communiquer et la « souffrance » de ne pas pouvoir exprimer sa pensée comme il le souhaiterait. L’expression de la colère et des sentiments les plus forts et profonds comptent parmi les objectifs les plus difficiles à atteindre. Cela l’oblige à être patient, (qualité souvent confondue avec la passivité), à limiter les risques, à doser l’expression de sa pensée en fonction du matériel linguistique opérationnel qu’il s’est forgé. En définitive, l’apprenant (re)manie langage et pensée et manipule gentiment l’enseignant à l’aide de cette langue fragile, toujours en (re)construction.
11Il est manifestement généreux ou en train de rentabiliser un investissement puisqu’il consacre temps, efforts et quantité d’argent pour la langue étudiée, surtout s’il s’agit d’une langue malmenée par les politiques linguistiques et éducatives de son pays. Il a une tendance logique à avoir et à transmettre une représentation idéale des habitants du pays dont il a choisi d’étudier la langue, si un choix a pu être fait.
12Le passage à l’expression dans sa/ses langue(s) se traduit par une métamorphose sonore et gestuelle totale, surtout en cas de conflit : note jugée insuffisante, prix trop élevé du manuel, surcharge de travail, etc.
13L’enseignant, de son côté, possède les moyens et « pouvoirs » linguistiques dont l’apprenant est dépourvu. Il va de soi que l’utilisation abusive de la langue enseignée et de l’interaction langagière à des fins manipulatrices est exclue, à moins de s’engager sur le terrain du manque de déontologie professionnelle.
14Quant aux manuels, ils reflètent généralement cette vision idéale, ludique, publicitaire, touristique, plaisante, humoristique, théâtrale de la communication, un monde dans lequel les échanges sont sympathiques, les argumentations constructives et toujours pacifiques, ponctuées, surtout depuis l’approche communicative des années 70-80, d’actes langagiers imaginaires plus « sérieux » : réclamations, protestations, dépôt de plaintes, appel à manifestations, pétitions, marchandages, etc.
2.3. Déductions
15Avançons à ce stade de la réflexion, que la langue manipulatrice est la langue la plus naturelle d’un individu. Elle est utilisée principalement dans des situations très authentiques de communication. Par conséquent, apprenants et enseignants en langues sont généralement et a priori considérés comme « bons par nature », entièrement occupés à de nombreuses manipulations langagières exclusivement constructives, orales et écrites, dans le seul but d’apprendre à s’exprimer et, par exemple, à argumenter efficacement. Cette langue innocente, constamment manipulées pour les besoins d’excellentes causes telles que les corrections musicale, grammaticale, lexicale devient, au fil des mois et des années, de plus en plus amicale, quasi familiale. Elle ne saurait donc avoir, du moins explicitement, d’autres fins et usages que la communication/médiation linguistique et culturelle, la compréhension d’autrui, la promotion honnête des carrières pour mieux ou même simplement bien gagner sa vie. Dans ce contexte, les savoir agresser, abuser, tromper, insulter, humilier, escroquer, voler, culpabiliser, intimider, menacer, etc., à tous les niveaux, au-delà de la compréhension auditive de documents sonores et écrits et de ce qui se passe dans le monde en français n’ont pas leur place dans l’élaboration des programmes.
16Ce n’est qu’à travers l’humour, la théâtralité, les jeux de rôles, l’étude de constructions et stratégies communicatives pour convaincre, la compréhension écrite et orale dans le circuit fermé de la classe que la manipulation langagière est pratiquée. Comment pourrait-il en être autrement ? La manipulation au moyen d’une langue en cours d’acquisition est d’ailleurs peu compatible avec la réalisation de véritables tâches conseillées aux utilisateurs du Cadre européen commun de référence pour les langues et la formation d’un véritable « acteur social », puisque l’apprenant et avec lui l’enseignant deviendraient, dans ce cas, de redoutables manipulateurs…
2.4. L’être humain
17Même si tout semble méthodologiquement parfaitement préparé, les limites, les conséquences, l’efficacité, la portée, les interprétations d’un enseignement langagier inscrit dans l’interculturalité sont incontrôlables.
18Chaque apprenant, chaque enseignant est avant tout un être humain, le premier en phase de préparation pour parfaire son expression avec d’autres êtres humains, le second en plein exercice d’une profession en contact direct avec la/des pensées humaines, fondée sur la transmission du bon usage d’une langue en construction. La classe de langue est un lieu de formation d’un carrefour langues-pensées impressionnant.
19Que les méthodologies, méthodes et approches soient traditionnelles, actives, communicatives, actionnelles, il faut bien se résoudre à considérer que nous sommes toujours coupés, pour le meilleur et pour le pire, de la réalité de la communication humaine « authentique », celle qui n’est pas placée sous la responsabilité d’un établissement, d’une équipe enseignante, d’un enseignant. Quels que soient les profils que nous dresserons, les grilles d’auto-évaluations plurilingues qui seront remplies, les apprenants et enseignants en langues-cultures du monde sont tout simplement des êtres humains comme les autres :
Dieu et Satan ne sont pas hors de nous, ils ne sont pas au-dessus de nous, ils sont en nous. La pire cruauté du monde et le meilleur de la bonté du monde sont en l’être humain. Le bien est condamné à être faible, cela veut dire qu’il faut abandonner tout rêve de perfection, de paradis, d’harmonie. Il est toujours menacé, persécuté. Cela veut dire aussi qu’il induit à une éthique de résistance. (Morin, 2004 : 220)
20Enseigner à se défendre contre la perversion et autres agressions verbales n’entrerait-il pas directement dans les obligations morales d’un didacticien, d’un enseignant conscient de la réalité de la communication et de la condition humaine ? Ils savent, de plus, pertinemment que ce jeune ou moins jeune apprenant, voyageur, touriste, professionnel, traducteur, agissant en présentiel ou en virtuel est/sera toujours confronté à un environnement qui pourra être aussi merveilleux que subtilement hostile…
21Nous pouvons donc émettre l’hypothèse selon laquelle l’introduction consciente, volontaire – avec tout son sens et sa portée, du « langage manipulateur » et de l’acception la plus négative de « manipulation » en DLC – pourrait être un facteur de rapprochement du monde « irréel » de la classe (traditionnelle ou/et hautement équipée en technologies nouvelles et programmes adaptés) et de la société actuelle, dans toutes ses dimensions.
22En outre, le développement de nombreuses branches de langues sur objectifs spécifiques pour les secteurs professionnels les plus stratégiques (économiques, financiers, administratifs, juridiques, politiques, universitaires, journalistiques, éditoriaux, médicaux, scientifiques et techniques) donne au « langage manipulateur » toute sa place et sa légitimité en DLC, dans l’esprit d’une « éthique de résistance ».
3. À la recherche de définitions pertinentes
23Si l’on parcourt quelques dictionnaires en usage en DLC et en didactique du français, on constate l’absence totale du terme « Manipulation » dans les cinq dictionnaires de didactique des langues consultés : Galisson, Coste, (dir. 1976 ; Cuq (dir. 2003) ; Robert (2008) ; Blanchet, Chardenet (2011) et le Dictionnaire (virtuel) des termes-clés de l’Espagnol Langue étrangère (Institut Cervantès). Bien que « manipulation » soit un terme en usage en sciences de l’éducation, on peut comprendre qu’il soit absent de ces dictionnaires en raison de son sens péjoratif. Il est cependant surprenant de constater la même absence pour « argumentation », même dans les dictionnaires les plus récents, le dernier dictionnaire cité faisant exception.
24C’est en dehors de travaux purement lexicographiques en didactique des langues que nous avons obtenu définitions et distinctions satisfaisantes entre « manipulation » et « argumentation », dans le domaine de la formation à la gestion des entreprises.
25En effet, la différence établie par Annick Monnier pour le réseau CRCom (réseau national de ressources pédagogiques en communication-organisation et Management) est très claire et pertinente :
Argumenter, c’est donner à l’auditoire de bonnes raisons d’adhérer à une opinion qu’on lui propose, sans chercher à le manipuler […]. La manipulation peut être définie comme une dérive de l’influence (sur une personne, un public) : elle utilise souvent les procédés suivants et toutes leurs variantes : la déstabilisation de l’autre, l’action sur les sentiments et les émotions, une présentation déformée ou abusive des faits, l’engagement (amener l’autre à s’engager pour qu’il se sente obligé de continuer, l’amalgame. […] Contrairement à l’argumentation qui laisse à l’auditoire sa liberté d’adhérer ou non à l’opinion proposée, la manipulation vise à contraindre l’interlocuteur à adopter un comportement, souvent sans qu’il s’aperçoive de l’intention manipulatrice. Elle relève d’une certaine forme de violence visant à enserrer l’autre dans un piège mental. (Monnier, 2005)
26Les acteurs d’un enseignement-apprentissage langagier sont donc vivement invités à analyser les discours de chacun afin de bien savoir s’ils se situent dans l’argumentation ou la manipulation. Si l’argumentation intervient principalement à partir des niveaux intermédiaires, des phrases courtes et simples de la vie quotidienne telles que « Tu es ravissante comme toujours », « Ne me fais pas ça ! », « Toi qui sais tout… » sont susceptibles d’agir sur le terrain de la séduction malveillante, de la menace, de la flatterie, toujours en fonction du contexte et de la musique de la phrase.
27Du côté des dictionnaires généraux, le Dictionnaire Larousse en ligne nous propose, ces deux sens de « manipulation », à prendre en compte et à manipuler avec précaution :
Action de procéder à des opérations frauduleuses sur des chiffres, des données pour obtenir un résultat plus favorable : Manipulation électorale. Action d’orienter la conduite de quelqu’un, d’un groupe dans le sens qu’on désire et sans qu’ils s’en rendent compte : La manipulation de l’opinion publique. (Dictionnaire Larousse en ligne)
28Hormis les emplois du terme dans les domaines de la prestidigitation (apparition et disparition d’objet) et de la médecine (mobilisation avec les mains d’une articulation), nous retenons, toujours dans le même dictionnaire, trois acceptions dont la pertinence est indiscutable en DLC :
Action de soumettre quelque chose à des opérations diverses, en particulier dans un but de recherche ou d’apprentissage : Faire des manipulations de phrases.
Exercice au cours duquel des élèves, des étudiants ou des chercheurs réalisent une expérience, l’expérience elle-même.
Action de manipuler quelque chose, un objet, un appareil. (Idem)
29De là nous remontons à l’origine du terme, avec cet extrait du Dictionnaire des Antiquités romaines et grecques, d’Anthony Rich (3e éd. 1883) :
Manipulation, du latin classique manipulus. Littéralement, Poignée de quoi que ce soit mais surtout la quantité de tiges de blé que le moissonneur prend dans sa main gauche pendant que sa main droite porte la faucille au pied de ses tiges […]. (Rich : 1883)
30Cette définition apporte un lot d’images intéressantes (mesure, toucher, mouvement, travail, culture, récolte, outil, racines, méthode, technique, précision, force, patience…) au moment où les enseignants sont de plus en plus confrontés à une panoplie d’objets/outils traditionnels et modernes et au souhait toujours vif, des plus jeunes notamment, de les manipuler. L’usage du verbe « manipuler » n’apparaît pas fréquemment ou même pas du tout actuellement dans les consignes données aux apprenants, surtout pour des adultes. La question du recours à des instruments de mesure et du développement du sens tactile est plus que jamais importante à l’heure où le contact avec le manuel imprimé tend à diminuer voire à disparaître, au profit de multiples appareils (ordinateurs portables, tablettes, iPhone, etc.) capables de répondre aux besoins irrésistibles de manipuler directement la langue et de toucher ses supports. Il est permis de considérer que l’usage de « manipulation » dans les discours de l’enseignant, les activités de manipulations conscientes en liaison avec le sens premier du terme contribueraient à la recherche d’un équilibre sensoriel nécessaire, sachant combien, de nos jours, les sens visuel (surtout) et auditif (dans une moindre mesure) dominent et combien la motricité réelle, qui est déjà relativement réduite (les salles de classe sont le plus souvent encombrées de tables et de chaises difficiles à manipuler), coexistera de plus en plus avec la motricité virtuelle. Cette dernière est loin d’être à l’abri de manipulations négatives et d’influences mentales problématiques. Raison de plus pour envisager l’intégration pleine et entière du concept de manipulation en DLC.
4. Manipulation, argumentation et articulation du langage et de la pensée
31Après avoir souligné supra une distinction pertinente et pratique pour la DLC entre manipulation et argumentation, nous voyons combien il est essentiel de dissocier manipulation et argumentation pour être en mesure de les rassembler. Point n’est besoin d’une argumentation pour manipuler quelqu’un langagièrement : rires, sourires, regards, silences ont une influence sur la pensée et les comportements. Par contre, les arguments ont besoin d’une artillerie linguistique relativement lourde pour convaincre. D’où l’importance de ne pas écarter l’idée de manipulations éthiques à volonté tout au long de l’apprentissage en tant que préparation à l’argumentation et à son perfectionnement. Quelques pistes à suivre se dessinent :
- Développer les manipulations en tous genres, de nature fondamentalement musicale en priorité, puisque nous savons qu’une argumentation dépourvue de justesse sonore, de rythme et de mélodie n’a aucune chance d’aboutir.
- Veiller à prévenir les « malentendus » dans tous les sens du terme.
- Encourager la régulation consciente de l’articulation entre les langues, (caractérisé chez les apprenants en langues-cultures par de nombreux mélanges et incertitudes dont ils se plaignent souvent) et la pensée.
32L’articulation du langage et de la pensée est l’un des points les plus délicats, capable de désarmer plus d’un enseignant et d’éloigner les participants de l’objectif idéal de l’expression de la pensée dans la langue étudiée. La manipulation langagière chez l’apprenant est souvent intérieure, dosée mesurée, sorte d’auto-manipulation.
33Dans le cas d’apprenants débordés par leur mode habituel d’expression de la pensée, leur(s) langue(s) naturelles et par d’autres langues étudiées, ensevelis de ce fait par les incorrections grammaticales et maladresses lexicales, l’enseignant peut décider de les inviter à simplifier, alléger (momentanément, cela va sans dire) leur pensée afin de l’ajuster à cette période d’adaptation à un nouveau système. Dans le cas d’apprenants « à court d’idées » mais dont la grammaire est éventuellement acceptable, l’enseignant peut décider de leur conseiller de faire l’effort d’enrichir sa pensée. Dans les deux cas, l’enseignant doit faire preuve, d’un tact hors du commun puisqu’il agit directement sur des orientations très personnelles de la pensée pour une bonne cause certes mais qui ne va pas sans toucher la sensibilité, les sentiments et les émotions. Il est alors rassurant de constater que l’enseignant ne fait qu’apporter de l’aide dans un processus naturel et rejoint ce que le cerveau et l’esprit effectuent constamment, c’est-à-dire des mouvements de simplification et de complexification, point sur lequel Edgar Morin insiste volontiers : « La complexité du langage (de la pensée donc) se fonde sur une dialogique permanente de simplification/ complexification » (Morin, 1986 : 120).
34Pour suivre plus concrètement le conseil d’Yves Gentilhomme qui ouvrait cette réflexion, rappelons que les recherches de Georges Gougenheim, Petar Guberina et Paul Rivenc des années 50, 60, 70, fortement influencées par les travaux de Charles Bally sur l’affectivité et le langage, qui ont permis l’élaboration de la méthodologie Structuro-Globale Audio-Visuelle et celle de la méthode verbo-tonale pour l’enseignement des langues étaient en grande partie fondées sur la psycho-linguistique, la prise en compte de « l’interdépendance du langage et de la pensée », justifiant un « conditionnement global » prenant justement un soin particulier à éviter les « agressions » (Renard, 1976 : 12) et « résistances » qui en découlent de façon plus ou moins consciente de la part de l’apprenant. Elles s’attachaient à la prévention de sensations trop négatives dues à la perception de manipulations langagières contrariantes, d’interventions sur le mode de pensée et autres frustrations dans la communication perpétrées inconsciemment par l’enseignant.
Conclusions
35L’étude du concept de « manipulation » est un facteur important de progression des recherches dans le domaine de l’éthique en DLC. Loin de se méfier du concept de manipulation, il faut reconnaître qu’il est incontournable en Didactique des Langues-Cultures et que tous les acteurs de cette vaste communauté méthodologique ont tout intérêt à mener également une réflexion sur ce concept, à l’utiliser « avec science et conscience ».
36Pluraliser « manipulation » contrebalancerait les connotations négatives de ce mot (du moins en français) et permettrait de profiter davantage des aspects positifs de ce concept multiple, d’éviter son effacement presque complet. Ce serait aussi un moyen d’installer dès le départ, les moyens d’aider les apprenants à construire, structurer, mesurer, moduler, prononcer et communiquer leurs arguments. Nous considérons donc qu’il est impossible d’obtenir un niveau d’argumentation satisfaisant si l’habitude de manipuler consciemment le langage n’a pas été prise auparavant. C’est en manipulant beaucoup que l’on apprend à argumenter.
37L’étude de la langue quand elle devient manipulatrice est, pour l’enseignant et les responsables pédagogiques, un devoir de protection et de prévention contre les abus et détournements dont l’étudiant pourrait être victime, s’ils souhaitent former des personnes capables d’évoluer dans le monde de la communication réelle, bonne et mauvaise. Ainsi, l’intégration de l’enseignement-apprentissage de la manipulation dans tous ses sens pertinents et sous toutes ses formes possibles, d’une manière lucide, éthique, permettrait de former un étudiant ou un professionnel plus proche de la réalité des relations humaines.
38La justification de cet enseignement-apprentissage allonge sans aucun doute la liste déjà impressionnante de contenus à enseigner, à tous les niveaux, et augmente le temps d’enseignement nécessaire. En effet, les manipulations langagières dans leur variété, diversité, subtilité plus ou moins constructives ou négatives ne s’improvisent pas, doivent être étudiées, didactisées en fonction de l’évaluation de leurs caractéristiques et de leur intérêt. Elles impliquent plus que jamais une communication étroite et une bonne compréhension entre l’enseignant et le groupe. La consigne est de manipuler le plus possible la langue pour apprendre à argumenter et surtout, à ne pas être manipulés.
39Parmi les nombreux concepts compatibles avec les enjeux et défis de la Didactique des Langues-Cultures d’aujourd’hui et de demain, celui de « manipulation », à condition de n’exclure aucun sens pertinent pour la didactique attribué à ce terme réunit toutes les qualités nécessaires pour y jouer un rôle important, voire essentiel, compte tenu de la complexité des rapports entre une langue étudiée et la Pensée. Parce que la DLC est une discipline-clé du dialogue des cultures du monde, elle doit intégrer pleinement la manipulation langagière dans ses curriculums et s’inscrire consciemment dans une « éthique de résistance » pour une approche réaliste, au plus près de la nature humaine.
40Arrivant au terme de cette réflexion sur le concept de manipulation, il semble bien que c’est à la croisée de l’idéalisme et du réalisme qu’elle se situe, héritage des années 1970 :
Le didacticien des années 70 analyse avec justesse les errements, parti-pris et mécomptes de la période antérieure, et, sans les rejeter entièrement, il pose la nécessité d’une remise en perspective de deux attitudes qui, tout au long de l’histoire de l’humanité, ont eu vocation à se compléter dialectiquement : l’idéalisme et le réalisme. (Cortès, 2012 : 8)
Bibliographie
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Auteur
Universitat de València, Espagne / GERFLINT
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