Effrayer/rassurer : une manipulation à deux faces dans le discours pré-électoral
p. 259-272
Texte intégral
Introduction
1Notre étude s’appuie sur un corpus constitué de six discours1 que Nicolas Sarkozy a prononcés dans des usines de France lors des deux dernières périodes pré-électorales ; c’est-à-dire en 2007, pour la première et de fin 2011 aux premiers mois de l’année 2012, pour la seconde. Les discours pré-électoraux de 2007 concernent les visites à l’usine Bridor de Servon sur Vilaine, près de Laval et à l’usine Viessmann en Lorraine. Les quatre autres allocutions informelles aux ouvriers – selon l’appellation officielle du site de l’Élysée – se déroulent dans les usines Rossignol à Salanches, Isover Saint-Gobain à Orange, à la Centrale nucléaire de Gravelines ainsi qu’à l’usine Photowatt de Bourguoin-Jallieu en Isère. Les interventions publiques de Nicolas Sarkozy, en tant que candidat déclaré en 2007 ou en tant que candidat potentiel à la présidence de la République en 2011-2012 ont une durée d’un quart d’heure environ.
2L’objectif principal de cette étude est de vérifier si dans des allocutions prononcées à distance de cinq ans, par une même instance politique, occupant des fonctions institutionnelles différentes (dans le premier cas, ministre de l’intérieur et candidat à la présidentielle de 2007, dans le second Président de la République2 et candidat potentiel à une réélection), il est possible de dégager des dispositifs discursifs et argumentatifs communs aux différentes prises de parole de N. Sarkozy3. Nous nous attarderons en particulier sur la mise en scène dramatisante du discours politique où le recours aux affects et, par là même, à la peur occupe une part non négligeable des procédés de persuasion ou de manipulation4 mis en place par le candidat. Nous verrons ainsi que dans les allocutions de N.S. aux ouvriers, ce que la rhétorique classique qualifie de pathos occupe une part tout aussi considérable que celle qui est occupée par l’ethos.
1. Les séquences du discours
3Les discours politiques que nous avons étudiés ont en commun de chercher à faire adhérer l’auditoire au projet politique d’un locuteur voulant se faire élire ou réélire à la fonction de P.R. Nous observons qu’à une distance de cinq ans, des allocutions prononcées dans des contextes socio-économiques différents, par une instance politique dont le statut ainsi que l’ethos ont changé, présentent de nombreuses similitudes au plan discursif. De fait, le « pouvoir de faire penser », pour reprendre l’expression de P. Charaudeau (2005 : 43) ou de manipuler que N.S. exerce sur l’instance citoyenne en vue d’obtenir son soutien repose, comme nous le montrerons, sur le triangle de la dramaturgie politique : la source du désordre ou source du mal, l’identification du mal et la solution salvatrice (Charaudeau, 2005 : 70 et 2011 : 106-110).
1.1. La source du désordre ou du mal
4Cette première étape de la construction d’un discours qui manipule par la peur est liée au contexte socio-économique d’un pays ou d’une réalité géographique en partage entre l’énonciateur et le destinataire. Le partage explique d’ailleurs que cette première phase ne soit pas nécessairement énoncée de manière explicite. De plus, comme le souligne J.-P. Dufiet (2011 : 195), la référence partagée confère au P.R. une position énonciative d’innocence, de sorte qu’il n’a pas à se défendre des difficultés dont d’autres sont les responsables. Les informations qui constituent la source du désordre peuvent dès lors être considérées comme des présupposés puisque, sans être ouvertement posées, elles sont automatiquement entraînées dans la formulation de l’énoncé (Kerbrat-Orecchioni, 1984 : 214). Toutefois, il n’est pas impossible que la source du désordre ou du mal soit évoquée au fil du discours par des allusions, notamment aux mesures mises en place par des adversaires politiques ou à la crise économique mondiale qui est connue de tous. Il arrive également que la source du mal soit désignée de façon floue : le coupable ne doit pas être parfaitement identifié, de manière à laisser planer l’impression qu’il n’est pas visible et conduit ses affaires en sous-main (Charaudeau, 2011 : 106). Nous avons pour notre part relevé quatre sources principales du désordre ou du mal. Elles sont avérées ou potentielles : les 35 heures5, l’importance des capitaux étrangers dans les entreprises françaises, la délocalisation et la politique énergétique. Les sources potentielles sont présentées par N.S. comme des sources réelles du mal dans le cas où ses adversaires remporteraient les élections.
1.1.1. Les 35 heures
5En 2007, une des sources principales du désordre ou pour le moins des difficultés économiques auxquelles sont soumis les Français est déjà identifiée par le passage aux 35 heures.
Y a quelques années, on vous a fait le coup des 35 heures (usine Viessman).
Depuis les 35 heures, on discute plus salaire (usine Bridor).
6Cet argument dominant lors de la campagne électorale de 2007, revient également en novembre 2011 pendant la seconde période pré-électorale :
On a fait les 35 heures, les seules dans le monde (usine Isover St Gobain).
1.1.2. Capitaux étrangers
7Une autre source du mal pour les ouvriers auxquels s’adresse le potentiel P.R. est la présence massive de capitaux étrangers dans leurs usines et par conséquent l’absence d’interlocuteurs français pour ces salariés. N.S. désigne ces investisseurs étrangers par leur nationalité :
Des Écossais, j’ai rien contre (usines Viessmann et Bridor). Les Canadiens qu’ont [sic] été ici, franchement c’est pas des actionnaires qu’ont [sic] joué le jeu comme ils auraient dû jouer le jeu (usine Photowatt).
1.1.3. La délocalisation
8La délocalisation est, elle aussi, présentée comme une bête noire de l’économie française :
Qu’on aille délocaliser, fabriquer à l’extérieur et revenir vendre chez nous. Je ne suis pas d’accord parce que ça c’est un système perdant/ perdant (usine Rossignol).
1.1.4. Le coût de l’énergie
9Enfin, le problème du coût de l’énergie, un sujet que N.S. n’abordera qu’en 2011, est une source potentielle du désordre ou du mal qui pourrait devenir réelle si la gauche, en remportant les élections, décidait d’abandonner l’énergie nucléaire.
Que deviendra notre industrie si parce qu’on arrête le nucléaire, les prix de l’électricité augmentent de cinquante pour cent ? (centrale de Gravelines).
Nous tenons à préciser que les deux derniers points – la délocalisation et le coût de l’énergie – peuvent être envisagés aussi bien comme une source du mal que comme un effet du mal, en fonction du candidat qui remportera les élections.
1.2. L’identification du mal
10L’identification du mal constitue la seconde étape du triangle de la dramaturgie politique (Charaudeau, 2005 : 69). On le sait, d’une situation de mise en scène dramatisante découlent des conséquences dramatiques qui contribuent à la construction d’un climat de peur. Ainsi, le passage aux 35 heures a-t-il pour effet selon N.S. « qu’on ne discute plus salaire » (usine Bridor) ou encore, que l’on considère le salaire comme un ennemi de l’emploi et que, de manière générale, le pouvoir d’achat des Français ne cesse de baisser.
11Quant à la présence de capitaux étrangers dans les usines françaises, elle crée une distance entre les actionnaires et les salariés et complexifie le dialogue entre les deux parties :
Il faut réconcilier la France avec le capitalisme familial pour que vous ayez la chance de travailler avec des entreprises dont vous connaissez les actionnaires et que vous ne soyez pas simplement avec comme interlocuteur, le fonds de pension de retraite des veuves écossaises (usines Bridor).
12La délocalisation, précédemment identifiée comme une source du désordre, peut également être associée à l’identification du mal. En effet, cette dernière est à l’origine de pertes d’emploi, du chômage chez les jeunes, mais aussi dans un scénario de sur-dramatisation (Dufiet, 2011 : 205) de la fin du tertiaire :
Pourquoi est-ce que la question du maintien des usines en France est une question centrale ? Parce que si on laisse partir les usines, tout le reste partira (usine Bridor).
13Laisser partir les usines est en outre associé par N.S. à un appauvrissement du patrimoine national :
Si on laisse partir les chantiers de l’Atlantique, c’est quelque chose qu’on ne retrouvera plus jamais (usine Rossignol).
14Quant à la politique énergétique qui supprimerait l’énergie nucléaire en France, elle pénaliserait doublement les ouvriers puisqu’elle toucherait tant les industries que les citoyens. Elle aurait d’une part pour effet d’augmenter le prix de revient des produits :
Le prix de l’électricité que vous consommez, c’est 10 % du prix de revient […] pour une usine comme la vôtre, électro intensive, comme l’on dit, l’accès à une énergie peu chère est absolument essentiel pour la compétitivité des produits que vous fabriquez (usine Isover St Gobain).
15De l’autre, elle ferait augmenter les factures d’électricité de tout un chacun. N.S. affirme que leur prix serait multiplié par quatre (centrale nucléaire de Gravelines). On voit bien que l’identification du mal ou du risque – en particulier la baisse du pouvoir d’achat – auquel les ouvriers seront soumis passe par une forme de « terrorisme émotionnel » et de dramatisation, voire de sur-dramatisation des effets du mal qui repose sur le pathos. En effet, l’énonciateur dresse un tableau où le destinataire ne pourra s’attendre qu’à une dévalorisation de sa position sociale et personnelle. Cette dernière touche tant la sphère familiale et que la sphère intime.
1.3. Le sauveur et les mesures salvatrices
16La troisième composante de ce triangle de la dramaturgie politique – le sauveur et les mesures salvatrices – s’identifie en la personne de N.S. pour le premier, et trouve sa place, pour les secondes dans les mesures économiques et sociales que le candidat s’engage à mettre en œuvre pour tirer la France du mauvais pas dans lequel elle se trouve. En ce qui concerne la campagne de 2007, N.S. propose de donner la possibilité aux ouvriers de travailler plus de 35 heures : « 35 heures comme minimum » dira-t-il aux usines Bridor et Viessmann :
Je comprends bien qu’il y en a qui sont fatigués […] qui veulent être aux 35 heures, c’est leur droit.
17On se rappelle à ce propos la célèbre phrase « travailler plus, pour gagner plus ». Cette mesure sera supportée par la défiscalisation des heures supplémentaires, un message que N.S. transmettra notamment aux ouvriers de l’usine Viessmann. Le candidat à la présidence de la République met en outre en avant la nécessité de réconcilier la France avec le capitalisme familial (usines Bridor et Viessmann) et il s’engage à aider les entreprises qui restent en France grâce à de nouvelles dispositions fiscales. Ces différentes mesures ont pour objectif de lutter à la fois contre l’excès de capitaux étrangers sur le territoire national et contre la délocalisation. Enfin, en ce qui concerne la politique énergétique, un sujet abordé lors de la seconde période pré-électorale, sa position de chef de l’État lui donne la possibilité d’assumer une posture énonciative à la fois d’autorité et de garant du bien commun. Ces positions lui permettent d’affirmer qu’il ne permettra pas qu’on renonce à l’énergie nucléaire en France : « Mon devoir de chef de l’État est… » (usine Isover St Gobain) ou encore à Gravelines : « Je veux que vous sachiez, nous allons continuer à développer le nucléaire ».
2. Les dispositifs discursifs
18À l’intérieur du triangle dramaturgique que nous venons de décrire, il est possible d’identifier des stratégies ou des dispositifs discursifs récurrents. Ces différents procédés sont de natures diverses : certains génèrent la peur, d’autres ont pour fonction de rassurer des allocutaires précédemment effrayés. Les six premiers renvoient aux conditions d’argumentation et visent soit à effrayer soit à rassurer, alors que le dernier relève de l’ethos et a pour seul objectif de rassurer l’allocutaire.
2.1. Les conditions d’argumentation
19Dans l’étude qui nous occupe, les conditions d’argumentation doivent être envisagées dans une perspective de persuasion. En effet, il ne s’agit pas ici d’expliquer ou de démontrer, mais de montrer la force de la raison en vue de faire adhérer un électorat à la cause d’un candidat. Les arguments proposés par N.S. sont de différentes sortes, nous proposons ci-après les plus fréquents.
2.1.1. Dispositifs générant la peur. Le raisonnement causal simple
20Ces raisonnements peuvent être de type principiel ou pragmatique (Charaudeau, 2005 : 77). Les premiers posent en principe d’action ce qui en est une finalité, il s’agit de poser un principe qui doit entraîner un acte : dans le cas présent, adhérer aux propos du candidat pour ensuite voter pour lui. Les seconds posent une prémisse dont les conséquences paraissent inéluctables et laissent entendre aux destinataires du message qu’il n’y a pas d’autres conséquences que celles envisagées. S’ils sont nombreux dans les discours de N.S et peuvent adopter différentes formes, nombre d’entre eux s’appuient fréquemment sur des structures hypothétiques :
Si on laisse partir les usines de France, on laissera partir tout le reste (usine Viessmann).
S’il n’y a plus d’usine, il n’y a plus de service (usine Isover St Gobain). Si on prend pas des initiatives fortes, Photowatt disparaît (usine Photowatt).
21On voit bien ici que, comme le souligne O. Ducrot (1980) dans le cadre d’une étude sur les enchaînements argumentatifs, l’emploi de l’opérateur si sert à accomplir un acte de supposition qui consiste à demander à l’auditeur d’accepter pour un temps une certaine proposition qui devient provisoirement le cadre du discours. Dans la situation qui nous occupe, les ouvriers devraient envisager la disparition des usines qui, on l’imagine, génèrera, même s’il ne s’agit que d’une supposition, un sentiment de forte inquiétude.
L’argument à forte teneur émotionnelle
22L’argument à forte teneur émotionnelle qui peut, lui aussi, s’appuyer sur un raisonnement causal simple se caractérise, dans les discours que nous avons analysés, par la présence d’une idée de menace génératrice de peur, voire d’angoisse, chez les destinataires des allocutions. Ce type d’argument occupe une place significative dans les propos de notre énonciateur. Les émotions, on le sait, sont liées aux affects et elles sont associées à des représentations communément admises au plan social. Ainsi, N.S. joue-t-il sur la sphère familiale, sur le rôle des parents et en particulier sur celui des pères à l’égard de leur progéniture. Il touche aussi la dignité et l’orgueil masculin, notamment quand il évoque des situations où l’homme ne serait pas en mesure de satisfaire les besoins ou les désirs d’une épouse ou ceux de ses enfants. Une situation que N.S. rend encore plus dramatique en soulignant le fait que les travailleurs auxquels il s’adresse fournissent de nombreux efforts :
Quand vous me dites « M’sieur, j’ai travaillé tout le mois et à la fin du mois il ne me reste plus rien » (usine Viessmann).
À quoi ça sert les RTT quand on n’a pas de quoi payer les vacances à ses gosses, à quoi ça sert les RTT quand votre femme veut changer de maison, de voiture et qu’on n’a rien à lui répondre (usine Bridor).
23Il convoque également la sphère émotionnelle quand, par une menace sous-entendue, N.S. envisage le risque d’une perte d’emploi :
Le jour où on vous fera payer l’énergie deux fois plus cher que ce que vous la payez aujourd’hui, posez-vous la question de savoir, est-ce que St Gobain pourra garder son usine, ici, en France ? (usine Isover St Gobain).
C’est les ouvriers qui sont les premiers impactés. C’est eux qui risquent de souffrir de la délocalisation (usine Isover St Gobain).
L’analogie
24L’argumentation par analogie, qui n’est jamais probante, joue un rôle de premier plan dans la production et la justification des dires (Plantin, 2005 : 47). Les arguments par analogie, nombreux dans le discours politique (Charaudeau, 2005 : 79), créent une comparaison avec des situations actuelles ou qui ont eu lieu dans une époque antérieure. L’effet comparatif peut alors produire un impact fort sur l’allocutaire et pourra lui aussi générer la peur :
Regardez les pays à côté de nous, ce qui leur est arrivé parce qu’ils n’ont pas fait la réforme que nous nous avons faite […]. Regardez l’Italie, regardez l’Espagne, regardez la Grèce […] (usine Rossignol). Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de gens ici qui aimeraient que la France ça soit la Grèce (usine Photowatt).
25Dans ces propos, N.S. évoque la situation dramatique de certains pays européens notamment en ce qui concerne le régime des retraites. L’évocation de situations économiques difficiles et connues de tous est certes à l’origine d’un sentiment de peur, mais elle constitue aussi un argument destiné à produire un effet de preuve qui fait que les destinataires des paroles de N.S. préfèrent s’accommoder des mesures prises par le P.R. plutôt que de se retrouver dans des réalités économiques analogues à celles des pays évoqués.
2.1.2 Dispositifs visant à rassurer
26Même s’il n’est pas toujours aisé de tracer une frontière nette entre les dispositifs visant à générer la peur et ceux qui tendent à rassurer6, les stratégies que nous présentons ci-après sont dominées par les seconds.
Dire le vrai
27Nous avons remarqué combien il était important pour N.S. de souligner que ce qu’il dit est le fruit de la vérité, notamment à travers l’emploi de termes tels que : vérité, vrai(es) ou mentir. Nous donnons ci-après des exemples tirés de l’allocution à l’usine Viessmann : « C’est ça la vérité », « Je vous dis les choses vraies », « Je ne vous trahirai pas, je ne vous mentirai pas », « C’est la vérité », « Faut pas mentir ».
28Toutefois, certains propos de N.S. témoignent de manière explicite que la manifestation du vrai défendue avec force insistance ne relève pas tant de la vérité mais bien de la véracité et donc d’une raison subjective (Charaudeau, 2007 : 5). Même s’il est, comme le souligne M. Doury, difficile voire impossible d’attribuer une finalité unique à l’activité argumentative (2000 : 180), une fois encore, les propos de N.S. ne se situent pas dans une visée de démonstration, mais essentiellement dans une visée de persuasion. Il s’agit dès lors de donner à entendre à l’allocutaire ce qu’il croit ou veut laisser entendre comme étant vrai plutôt que ce qui est vrai. Nous avons relevé un exemple de cette stratégie argumentative exprimée de manière explicite lorsque, lors de sa visite à l’usine Viessmann, le candidat à la présidentielle revient sur la question des délocalisations, après avoir dressé une comparaison entre les travailleurs auxquels il s’adresse et les assistés :
On aidera les entreprises qui investissent ici, je le dis aux chefs d’entreprise […] et je vais aller plus loin, je le dis aux ouvriers, ça ne me gêne pas parce que c’est au plus profond de moi ce que je crois vrai.
29Se voulant rassurant sur l’utilisation de l’énergie nucléaire, le P.R. pousse parfois assez loin l’illusion du vrai, en allant entre autres jusqu’à affirmer que les morts de la catastrophe de Fukushima sont pour 99,5 % liés aux conséquences du tsunami. N.S. donne ainsi à croire aux personnes qui l’écoutent que le nucléaire n’a pratiquement provoqué aucune victime :
Je voudrais rappeler qu’au Japon, la catastrophe qu’a connue le Japon, ce n’est pas un accident nucléaire, c’est un tremblement de terre suivi d’un tsunami […]. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des victimes de Fukushima sont des victimes du tsunami, du tremblement de terre, pas de la centrale de Fukushima (usine Isover St Gobain).
30L’insistance sur le vrai est une démarche qui s’inscrit dans un enjeu de crédibilité et qui participe de la mise en scène d’un ethos d’authenticité sur lequel nous reviendrons plus loin. Ce dernier est renforcé par l’utilisation de termes qui renvoient à la sincérité, à l’honnêteté et à la franchise : « Je vais vous parler très franchement » (usine Photowatt), « Je veux vous dire les choses, je ne suis pas obligé… » (Isover St Gobain), etc. De plus, on voit bien que la crédibilité a également pour fonction de rassurer l’allocutaire. En d’autres termes, si on peut croire ce que dit N.S., on peut aussi lui faire confiance et se sentir rassuré sur les mesures qu’il s’engage à mettre en place.
La dévalorisation de l’adversaire
31On le sait, dévaloriser la position discursive du candidat adverse tout en valorisant la sienne propre constitue l’un des enjeux du discours politique (Kerbrat-Orecchioni, 1984 : 213), en particulier en période pré-électorale. N.S. a recours à ce type d’argumentation notamment lorsqu’il souligne qu’il est le seul à se présenter dans les usines :
Ce qui est invraisemblable, c’est que je suis le seul. Y sont où les autres ? (usine Viessmann).
32À travers ces propos, N.S. génère chez son allocutaire l’idée qu’il peut compter sur lui. En outre, son auto-valorisation est d’autant plus forte que, comme il le souligne, il est théoriquement le seul candidat à ne pas s’attendre à recevoir de voix de la part des ouvriers :
Je sais parfaitement que dans ceux qui sont ici il y en a qui votent plus parce qu’ils n’y croient plus, il y en a qui ont voté pour le Front National […] et il y en a d’autres qui votent par habitude pour la gauche (usine Viessmann).
33De plus, N.S. pousse les destinataires de ses allocutions à constater que ses adversaires mentent ou pour le moins ne disent pas toujours la vérité :
De toute manière, y [sic.] en a aucun qui pense ce qu’il dit (usine Viessmann).
On ne peut pas dire les choses fausses (usine Rossignol).
Dire le contraire, c’est vous mentir (usine Isover St Gobain).
34Laisser entendre que ses adversaires sont des menteurs est un procédé qui lui permet par ailleurs de renforcer la position de vérité que nous avons évoquée précédemment puisque, à la différence des candidats adverses, lui dit toujours les choses telles qu’elles sont. D’autre part, l’adversaire peut également être dévalorisé par son manque de courage :
Ceux qui voudraient qu’on arrête le nucléaire n’ont pas le courage de dire que le prix de l’électricité sera multiplié par quatre (usine Gravelines).
35Dévaloriser l’adversaire a alors pour effet de susciter une forme de méfiance à l’égard de ce dernier et d’inciter les destinataires des allocutions à se tourner vers un candidat courageux et en qui ils pourront avoir confiance. L’exaltation des valeurs nationales
36L’exaltation des valeurs nationales passe par la valorisation des traditions du pays et du savoir-faire dont disposent les entreprises françaises, en particulier dans le domaine de l’artisanat. Elle passe également par un recours à des valeurs de filiation ou d’hérédité. Cette stratégie sera utilisée en particulier par N.S. lors de la seconde période pré-électorale pour justifier son engagement au maintien de l’énergie nucléaire en France et par conséquent rassurer les Français sur le coût de l’énergie :
Ça fait 65 ans qu’en France tous les responsables qui se sont succédé à la tête de l’État français ont garanti un consensus selon lequel l’investissement dans le nucléaire permettra à la France de compenser son absence de gaz, de pétrole […] (usine Isover St Gobain).
37Quant à la filiation ou l’hérédité, elles sont confirmées par l’évocation des noms des P.R. qui l’ont précédé. Il dira alors :
Le Général de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac c’étaient des gens différents eh bien malgré cela tous ceux qui m’ont précédé dans la fonction de chef de l’État ont confirmé l’engagement de la France dans le nucléaire (usine Isover St Gobain).
38N.S. s’inscrit dans la lignée des présidents qui se sont succédé à la tête du pays et qui, malgré leurs diversités, ont tous défendu l’énergie nucléaire. L’exaltation des valeurs nationales repose en outre sur des thèmes tels que la réconciliation de la France avec le capitalisme familial (usines Bridor et Viessmann) ou sur la mise en avant du savoir-faire national : « Le premier atout, c’est la qualité de la main d’œuvre », « une technicité exceptionnelle », « on sait fabriquer les plus beaux bateaux du monde », « fabriqué en France, c’est un gage de qualité » (usine Rossignol). N.S. se veut ici rassurant en garantissant le maintien des valeurs nationales qui s’inscrivent au patrimoine de la France et en assurant aux Français qui l’écoutent qu’il conservera ce que ses prédécesseurs ont construit de solide et de valable pour le pays.
2.2. Ethos d’identification
39Nous l’avons vu, la position énonciative adoptée par N.S. au cours des allocutions que nous avons étudiées correspond à une position de sauveur et s’inscrit dans des dispositifs discursifs visant à rassurer. L’ethos en tant que stratégie discursive se présente sous différentes formes. Parmi celles-ci, semblent dominer l’ethos d’authenticité déjà évoqué dans les lignes précédentes, et l’ethos de puissance. D’autres positions ne sont toutefois pas à exclure telles que l’ethos de compétence, en particulier pour la seconde période analysée. Nous nous concentrerons ici sur les deux premières formes.
2.2.1. L’ethos de puissance
40Si l’ethos de puissance se caractérise par une énergie physique et dans certains cas par une manifestation de la virilité (Charaudeau, 2005 : 106), il se traduit également par la détermination à agir. Une attitude qui a souvent été soulignée par N.S. : « L’année dernière, j’ai voulu la réforme des retraites » (usine Isover St Gobain), « nous avons sauvé nos vins, nos fromages grâce aux labels » (Idem). Nous remarquons également que N.S. met l’accent sur une puissance qui sera au service de l’intérêt général et qui est dénuée de toute ambition personnelle :
Mon rôle de chef de l’État, c’est d’être garant […] ça va bien d’ailleurs au-delà de moi (usine Isover St Gobain).
Moi, j’ai besoin de vous pas pour mon statut […] (usine Viessmann).
41Il se pose alors comme le sauveur de l’identité nationale identifiée précédemment dans le capitalisme familial, la tradition française, son savoir-faire, etc. et menacée par un adversaire qui ne la respecterait pas. Par ailleurs, il adopte parfois une attitude paternaliste de défenseur des plus faibles, de ceux qui n’ayant aucun pouvoir de décision sont destinés à subir. Une fois de plus, il se veut rassurant en ce qui concerne l’avenir des jeunes et en particulier de ceux qui proviennent des catégories sociales les moins favorisées :
Je veux que le fils d’ouvrier ne soit pas condamné à rester ouvrier, que le fils de paysan ne soit pas condamné à rester paysan […] (usine Viessmann).
42Par ailleurs, si l’on considère qu’il existe un ethos pré-discursif, la puissance et le goût de l’action de N.S. souvent relevés par les médias – notamment à travers ses activités sportives ou son omniprésence sur le terrain – contribuent également à la construction de l’image de puissance qu’il renvoie à l’instance citoyenne.
2.2.2. L’ethos d’authenticité
43Face aux salariés des usines qu’il visite, N.S. veut apparaître comme un homme vrai, qui se donne à voir et à entendre pour ce qu’il est réellement. Ainsi, comme nous l’avons déjà signalé, la vérité, la sincérité et la franchise sont des maîtres-mots et des valeurs récurrentes dans les propos analysés. Le recours à cette terminologie, notamment à travers l’utilisation d’adverbes de manière, participe de la mise en place de l’ethos d’authenticité. Non seulement N.S. se dit l’auteur d’un discours franc et sincère – « très franchement » (usine Photowatt) – , mais il veut en outre donner à entendre qu’il est tel que les ouvriers le voient. Se construit alors l’image d’un candidat qui respecte ses engagements, qui fait toujours ce qu’il dit et en qui on peut avoir confiance : « Je fais toujours ce que je dis » (usine Viessman), « Je veux vous garantir que ce que je dis, je le ferai après mon élection » (usine Bridor). L’ethos d’authenticité contribue lui aussi à rassurer les destinataires du discours, puisqu’à travers cette stratégie N.S. transmet un message qui invite à la confiance et qui laisse entendre qu’il n’y a aucune raison pour qu’il change d’attitude après son élection. Nous avons voulu conclure notre analyse par une réflexion sur l’ethos qui figure aussi parmi les stratégies discursives fondamentales dans le discours pré-électoral. Se poser comme un candidat déterminé à agir dans l’intérêt général et qui se présente à l’instance citoyenne pour ce qu’il est réellement contribue, nous semble-t-il, en période de crise ou de tensions socio-économiques à pousser d’une part le destinataire qui peut voir en lui la figure du sauveur à adhérer à ses propos et de l’autre à créer un consensus qui inciterait l’instance citoyenne à lui accorder son suffrage.
Conclusion
44Au départ de contextes socio-économiques différents et dans des allocutions mettant en scène un énonciateur dont le statut a évolué au cours des cinq années qui séparent les deux périodes pré-électorales que nous avons analysées, nous avons observé que, lorsqu’il s’adresse à des ouvriers, N.S. a recours à des stratégies discursives récurrentes qui s’inscrivent dans une forme de manipulation des affects. La plupart d’entre elles se caractérisent par des visées qui de prime abord semblent contradictoires : effrayer et rassurer. En réalité, nous avons pu observer que la rhétorique de la peur – nous entendons ici rhétorique au sens aristotélicien, où le discours est tout entier une réponse aux interrogations que se pose un public (Soulez, 2004 : 91) – qui se construit entre autres grâce à l’utilisation de procédés argumentatifs tels que le raisonnement causal simple ou l’analogie place l’allocutaire dans une situation où, face aux dangers évoqués, il a besoin d’être rassuré. C’est alors qu’interviennent les dispositifs argumentatifs tels que la dévalorisation de l’adversaire, l’exaltation des valeurs nationales ainsi que l’ethos d’authenticité et de puissance qui permettent à N.S. d’endosser le rôle du sauveur qui libèrera l’allocutaire chez qui il a précédemment généré un sentiment de peur. En d’autres termes, il fournit, par le biais de ces différentes stratégies, des éléments de réponse à la question principale que pouvaient se poser les destinataires de ses discours : Pourquoi voter pour lui ? En tout état de cause, il apparaît – et on pourra s’interroger sur les effets de ces stratégies discursives – que faire peur aux plus défavorisés pour les rassurer ensuite a été une stratégie dominante de l’orateur N. S. en position de demandeur7.
Bibliographie
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http://www.dailymotion.com/video/x1m5uj_discours-au-personnel-de-bridor_news#rel-page-3 dernière consultation mai 2013.
http://www.dailymotion.com/video/x1qzt1_visite-dans-les-usines-et-mines-de_news#rel-page-7 dernière consultation septembre 2012.
http://www.dailymotion.com/video/xijbsj_n-sarkozy-au-centre-nucleaire-de-gravelines_news dernière consultation septembre 2012.
http://www.youtube.com/watch?v=syuYYbXsUI0&feature=relmfu dernière consultation septembre 2012.
http://www.larousse.com/it/dictionnaires/francais/manipulation/49185 dernière consultation janvier 2013.
Notes de bas de page
1 Les discours que nous analysons sont disponibles sur le site de l’Élysée : www.elysee.fr.
2 Dorénavant P.R.
3 Dorénavant N.S.
4 Nous entendons par manipulation, l’action d’orienter la conduite de quelqu’un, d’un groupe dans le sens qu’on désire (définition du dictionnaire Larousse en ligne) et ceci dans le but d’en tirer un profit. Il s’agit en particulier, dans notre étude d’une manipulation par les affects. En effet, nous considérons avec P. Breton (2000 : 79) que mobiliser les affects semble avoir pour objectif de conditionner l’auditoire de telle façon qu’il accepte le message qui lui est adressé sans discussion.
5 Pour rappel, la loi sur les 35 heures de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, est adoptée malgré une vigoureuse opposition du Centre national du patronat français. La loi limite à 35 heures la durée hebdomadaire légale du travail à partir du 1er janvier 2000, dans les entreprises de plus de 20 salariés. Cette loi s’appliquera à toutes les entreprises au premier janvier 2002. Cependant, la droite qui remportera les élections législatives assouplira ces dispositions.
6 Nous avons observé que dans différents cas – notamment dans la dévalorisation de l’adversaire –, en se voulant rassurant face aux positions que risque d’adopter la partie adverse, N.S. pourrait également générer implicitement, chez le destinataire de ses allocutions, la crainte d’opérer un mauvais choix.
7 B. Lamizet souligne que la rhétorique électorale place le candidat dans une position de demande et que le public se situe quant à lui dans la position de décideur (2011 : 41).
Auteur
Università degli Studi di Trento Université Paris Ouest Nanterre La Défense
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