Les faits et les arguments : la mise en discours des scores électoraux
p. 193-210
Texte intégral
1On partira pour cet article des propos de Manuel Valls qui, lors de sa première intervention au soir du premier tour des élections présidentielles françaises 2012 sur France 2, cadre ainsi l’objectif de communication qu’il se fixe :
MV1 : il faut traduire ce qui s’est dé/jà passé au cours de ce premier tour/ (FR2)
2De cette assertion, on retiendra que, pour Manuel Valls comme pour l’ensemble des politiques qui s’expriment au cours de la soirée, l’enjeu est de mettre des mots sur des événements (ici, les scores réalisés par les différents candidats) afin de les rendre intelligibles aux téléspectateurs de la soirée électorale. Il s’agit donc de passer d’un niveau de réalité (événementiel) à un autre (discursif) afin de construire un sens politique qui, par définition, a une dimension stratégique.
3L’analyse que nous proposons de mener ici suppose de dé-naturaliser l’effet d’évidence que les locuteurs politiques cherchent à imposer lorsqu’ils avancent une interprétation du scrutin, et en premier lieu, lorsqu’ils associent une évaluation aux scores réalisés par les différents candidats. On a le sentiment que, dans une certaine mesure au moins, l’évaluation d’un score est déterminée par une réalité objective : le chiffre qui l’exprime. Pourtant, les limites numériques au-delà desquelles il devient difficile de qualifier de « bon » ou de « mauvais » un résultat sont difficiles à prévoir : on se rappelle de Georges Marchais qui, alors que les élections législatives de 1981 avaient vu le nombre de députés communistes passer de 86 à 43, déclarait sur TF1 : « Pour moi et pour mon parti, c’est une grande victoire ».
4Plus généralement, l’observation de la soirée électorale du premier tour des élections présidentielles de 2012 (sur TF1 et sur France 2) a été pour nous l’occasion de revenir sur l’opposition posée dès les années quatre-vingt par Oswald Ducrot entre le niveau informationnel, qui permet de pratiquer des inférences, et le niveau langagier, dont relève l’argumentation2. Dans les travaux de Ducrot, la nécessité de distinguer entre le niveau informationnel du langage et le niveau argumentatif peut être illustrée par les premières descriptions qu’il propose de certains « modificateurs quantitatifs » (Anscombre & Ducrot, 1983 : 20), et notamment de l’opposition entre « peu » et « un peu »3 dont les deux termes, quoique susceptibles de renvoyer à la même « quantité », orientent l’énoncé dans lequel ils entrent « vers le moins » dans le cas de peu, et « vers le plus » dans le cas de « un peu ». Autrement dit, « j’ai bu peu de vin » invite à tirer des conclusions similaires à celles vers lesquelles aurait pointé l’énoncé « je n’ai pas bu de vin » (« DONC je peux prendre le volant »), alors que « j’ai bu un peu de vin » invite à tirer des conclusions similaires à celles vers lesquelles aurait pointé l’énoncé « j’ai bu du vin » (« DONC il vaut mieux que je te laisse conduire »).
5C’est bien de cette opposition entre niveau factuel ou informationnel et niveau argumentatif que nous sommes partis dans le cadre de ce travail mais, disons-le dès à présent, pour nous en éloigner considérablement, en prenant en considération aussi bien des opérateurs linguistiques du type de ceux décrits par Ducrot que des configurations discursives bien plus vastes.
6À partir de la transcription des soirées électorales du 22 avril 2012, nous montrerons comment les locuteurs invités à intervenir proposent des évaluations concurrentes des scores réalisés par les candidats, par le biais de qualifications ou de désignations évaluatives. On verra comment la mise en mots de ces scores leur confère une orientation argumentative qui est fonction des objectifs stratégiques des commentateurs médiatiques et intervenants politiques ; on envisagera alors des phénomènes proches de ceux dont la théorie de l’argumentation linguistique élaborée par Ducrot (2004) cherche à rendre compte. On verra enfin que ces évaluations sont intégrées à des séquences argumentatives qui les justifient, ou font la cible d’objections ou de réfutations de la part d’adversaires politiques qui les contestent (ces mécanismes sont plus faciles à saisir à partir d’une conception rhétorique de l’argumentation, toujours pour reprendre l’opposition proposée par Ducrot).
7Les propos tenus par les hommes politiques et ceux tenus par les journalistes demandent à être traités séparément. En effet, les logiques qui les gouvernent sont distinctes, et les procédés qui y apparaissent appellent des interprétations spécifiques. On s’en tiendra ici à l’analyse des discours produits par les hommes politiques au cours de la soirée.
1. Qualification et désignation des scores
8Le procédé le plus évident pour attacher un point de vue à un score consiste, pour les politiques, à lui associer un adjectif qualificatif portant une évaluation explicite : « excellent », « important », « exceptionnel », « très bon », « solide ».
9On peut s’y attendre, le jeu consiste, de la part des partisans des deux principaux candidats, à qualifier positivement, par le recours à des adjectifs axiologiques (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 83 sv.), le score obtenu par leur candidat – on retrouve ainsi le qualificatif « exceptionnel » tant dans la bouche des partisans de François Hollande que dans celle des partisans de Nicolas Sarkozy. Ces derniers recourent à des adjectifs axiologiques certes un peu plus faibles que ceux auxquels recourent leurs adversaires (« excellent » versus « très bon », « solide »), mais positifs tout de même4.
10La stratégie qui consiste à qualifier positivement un score a priori décevant se retrouve, au-delà des partisans de Nicolas Sarkozy, chez de nombreux candidats, qui résistent ainsi à l’évaluation négative suggérée par les journalistes. Ainsi, Pierre Laurent, interrogé par David Pujadas sur son éventuelle déception au vu du score réalisé par Jean-Luc Mélenchon, affirme : « c’est […] un très bon résultat »/ « c’est un très beau résultat » (FR2).
11Si, dans les faits, l’évaluation du score (« bon » ou « mauvais ») coïncide le plus souvent avec l’attitude (favorable ou défavorable) du locuteur à l’égard du candidat (on peut paraphraser ces évaluations par « c’est un excellent score et je m’en réjouis »), les commentaires autour du score réalisé par Marine Le Pen rappellent la nécessité de distinguer de droit ces deux paramètres. Ainsi, c’est bien un militant socialiste qui, interviewé en direct de la rue de Solférino sur France 2, dit du score réalisé par Marine Le Pen : « c’est énorme », tout en le déplorant.
12On notera également la récurrence, pour qualifier les scores obtenus par les candidats, d’adjectifs subjectifs affectifs, qui « énoncent, en même temps qu’une propriété de l’objet qu’ils déterminent, une réaction émotionnelle du sujet parlant face à cet objet » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 84). L’adjectif affectif le plus fréquemment utilisé au cours de la soirée est l’adjectif « décevant », et il qualifie les scores jugés en dessous de ce qui était attendu, notamment celui de Jean-Luc Mélenchon, ou de François Bayrou dans l’exemple suivant :
MdS : oh ben c’est un résultat déc’vant/ (TF1)5
L’évaluation indirecte des scores par l’évocation des émotions qu’ils suscitent est un ressort activé bien plus par les journalistes et commentateurs, privilégiant l’« enjeu de captation » (Charaudeau, 2006 : 8), que par les politiques eux-mêmes, davantage soucieux de leur propre crédibilité ; aussi nous n’y reviendrons pas dans le cadre de cet article.
13Si le résultat obtenu par François Hollande fait essentiellement l’objet de qualifications adjectivales et se voit rarement proposer des substituts substantivaux, la situation est inverse pour celui de Nicolas Sarkozy, rarement qualifié, souvent désigné par un substantif déverbal. Les termes les plus souvent utilisés par ses adversaires pour désigner le score réalisé par Nicolas Sarkozy sont « désaveu » et « sanction ». « Désaveu » et « sanction », en tant que déverbaux respectifs de « désavouer » et « sanctionner », supposent une évaluation négative de Nicolas Sarkozy (de son bilan, de sa personne…) de la part des électeurs (on mentionne ici également les tournures verbales correspondantes) :
Sanction : « une sanction SÉ/vère » (SR, FR2) / « la SANction » (MV, FR2) / « vous pensiez pas qu’la sanction ça s’rait dur aussi dur » (JMA, FR2) / « un vote de SANCtion » (PM, TF1) / « les Français vous ont sanctionné » (LF, FR2) / « un président sortant sanctionné/ et très lourdement/ » (AM, FR2) / « tous ceux qui […] ont voulu SANCtionner (.) euh Nicolas Sarkozy et sa politique » (MA, FR2)
Désaveu : « c’est un désaveu incroya/ble du président sortant » (JMA, FR2) / « un désaveu évident » (LF, FR2) / « le DÉSaveu (.) de Nicolas Sarkozy (.) MA/ssif » (MV, FR2) / « un désaveu/ (.) TERRible » (MV, TF1), « un terrible désaveu » (MA, TF1) / « vous avez été DÉSavoués » (JMA, FR2) / « Nicolas Sarkozy/ (.) est (.) DÉSAvoué par le pays » (MV, TF1) / « ils vous ont désavoué » (LF, FR2)
14De même que chaque camp qualifie positivement le résultat de son candidat, il s’attache à dévaloriser celui du candidat concurrent. Ainsi, le constat de « désaveu » de Nicolas Sarkozy posé par les partisans de Hollande leur est renvoyé par Rachida Dati, qui voit dans le score de Marine Le Pen la manifestation d’un désaveu de la campagne menée par François Hollande, et retourne ainsi au candidat socialiste l’évaluation négative inhérente au terme :
« le score du Front National vous DÉSavoue ce soir monsieur » (FR2)
15La tendance à emphatiser l’excellence des scores ou, selon les cas et la marge de manœuvre qu’ils laissent aux candidats et à leurs supporters dans leurs commentaires, à nier leur caractère décevant, est si forte et si systématique qu’on tendrait à oublier que d’autres traitements des scores seraient possibles. Les candidats éliminés pour le second tour mais ayant malgré tout rassemblé un nombre important de voix ont clairement intérêt à « gonfler » l’excellence de leur score et, partant, leur poids politique : ils peuvent ainsi espérer obtenir des gages de la part des deux premiers candidats désireux de séduire leurs électeurs. En revanche, pour le candidat en tête, l’intérêt à maximiser l’importance du résultat obtenu n’est pas évident : il s’agit plutôt de tenir un équilibre entre l’expression d’un succès électoral susceptible d’ouvrir une « dynamique positive » et un « triomphalisme de mauvais aloi » reflétant un manque d’humilité, et susceptible d’avoir un effet de démobilisation des électeurs au second tour. On peut imaginer par ailleurs que pour le candidat arrivé en deuxième position, la reconnaissance d’un demi-échec puisse amener les troupes à se rassembler pour le second tour. Enfin, pour les scores contrastant fortement avec ce que les candidats avaient officiellement visé, ou avec les résultats prédits par les sondages, le recours pugnace à des stratégies consistant à nier la défaite ne manque pas de surprendre : il n’est pourtant pas inimaginable qu’admettre un « raté » puisse avoir un intérêt stratégique, même en politique.
2. Construction argumentative des évaluations
16Les jeux de miroir mis au jour ici suggèrent bien que les évaluations des scores avancées par les politiques ne vont pas de soi ; dans une large mesure, un score n’est pas « bon » ou « mauvais » en soi, il est construit, linguistiquement et discursivement, comme tel. De fait, l’observation des transcriptions montre que les évaluations des résultats donnent lieu à un étayage argumentatif intense, « préparé » par la mise en mots des données chiffrées.
2.1. Mise en mots des scores et orientation argumentative
2.1.1. Opérateurs argumentatifs
17Un premier procédé permettant de conférer une orientation argumentative à une donnée chiffrée (c’est-à-dire, commandant l’activation de certains topoï plutôt que d’autres, définissant à leur suite un ensemble de conclusions) consiste à recourir à ce que Ducrot a appelé des opérateurs argumentatifs. Rappelons pour mémoire la définition qu’il en donne :
Un morphème X est un opérateur argumentatif s’il y a au moins une phrase P telle que l’introduction de X dans P produit une phrase P’, dont le potentiel d’utilisation argumentative est différent de celui de P, cette différence ne pouvant se déduire de la différence entre la valeur informative des énoncés de P et de P’. (Ducrot, 1983 : 9-10)6
18Un exemple prototypique est l’opérateur « ne… que »7, dont on relève dans les données l’occurrence suivante, dans la bouche de Ségolène Royal et appliquée au score réalisé par Nicolas Sarkozy :
SR : […] monsieur Sarkozy/ qui ne recueille que vingt-cinq pour cent des voix/ (FR2)
19Cette formulation du score réalisé par Nicolas Sarkozy appelle deux commentaires. En premier lieu, il s’agit d’un score « arrondi », puisqu’à ce moment de la soirée, le score annoncé par France 2 pour le président sortant était de 25,5 % des voix (un score donc susceptible d’être arrondi aussi bien à la baisse – 25 % – qu’à la hausse – 26 %). On notera de plus qu’au même moment, les estimations diffusées par TF1 donnaient Nicolas Sarkozy à 27 %, ce que Ségolène Royal ne pouvait ignorer : l’attribution d’un score de 25 % à son adversaire, dans ces conditions, ne peut être considérée comme dépourvue de signification stratégique.
20Par ailleurs, « ne… que », pour reprendre les termes de Ducrot, inscrit 25 % dans une série de scores décroissants, ou « oriente vers le moins » (invite à tirer des 25 % obtenus par Nicolas Sarkozy les mêmes conclusions que celles qu’aurait autorisées un score inférieur). La présentation faite ici par Ségolène Royal du résultat de Nicolas Sarkozy prépare donc le terrain, argumente linguistiquement, au sens de Ducrot, pour une évaluation négative de son score (en particulier, elle justifie l’emploi de la désignation de « désaveu » ou de « sanction », récurrente, on l’a vu, dans la bouche des adversaires de Nicolas Sarkozy).
21De façon similaire, une journaliste interviewant sur France 2 Jean-Luc Mélenchon sur son score de 11,7 % (estimation du moment), puis l’invitant à commenter le score obtenu par Marine Le Pen, nous offre la belle paire suivante :
J : monsieur Mélenchon vous faites MOINS de douze pour cent [11,7 % à ce moment de la soirée] est-ce que vous êtes déçu
J : Marine Le Pen fait un : : score proche de vingt pour cent/ [18,6 % à ce moment-là de la soirée] est-ce qu’on peut considérer qu’vous avez PERdu votre bras d’fer avec elle\
22Dans le premier cas, l’orientation vers le moins conférée au résultat de Jean-Luc Mélenchon par la formulation « moins de douze pour cent » (à comparer avec l’effet qu’aurait produit, par exemple, la formulation « presque douze pour cent ») amorce une argumentation permettant une conclusion du type : « il y a de quoi être déçu » par l’activation d’un topos du type « moins le score est important, plus grande est la déception ». À l’inverse, en attribuant à Marine Le Pen un score « proche de vingt pour cent », la journaliste oriente le score obtenu par Marine Le Pen « vers le plus », et amorce une argumentation visant une conclusion du type « on peut penser que vous avez perdu votre bras de fer avec elle ». Soulignons que les manipulations arithmétiques sur les scores mises en œuvre par ces formulations sont anti-orientées : accent mis sur les trois dixièmes qui séparent le score de Jean-Luc Mélenchon des 12 %, « gommage » des quatre dixièmes à parcourir pour atteindre les 20 % pour Marine Le Pen.
2.1.2. Passage des pourcentages aux valeurs absolues
23Par ailleurs, un procédé, non moins classique que les précédents, de présentation linguistiquement orientée de scores électoraux consiste dans le passage des pourcentages aux valeurs absolues. Contrairement aux autres stratégies discursives envisagées jusqu’à présent, celle-ci ne fonctionne que dans un sens : elle oriente le résultat « vers le plus », dans la mesure où elle substitue un « grand chiffre » (de l’ordre, au minimum, du million) à un « petit » chiffre (de l’ordre de l’unité ou de la dizaine), et qu’elle « incarne » le score par l’évocation des électeurs, dont, quel que soit leur nombre, il est difficile pour un politique en démocratie d’ignorer publiquement le vote.
24En toute logique, ce procédé est particulièrement prisé des candidats ayant réalisé un « petit » score. Ainsi, Eva Joly, créditée de 2 % en début de soirée sur France 2 et appelée avec le plus grand mépris « Madame deux pour cent » par Gilbert Collard sur la même chaîne, commence son intervention ainsi :
EJ : je tiens à remercier avec chaleur/ (.) le million de Françaises et de Français/ (.) qui m’ont apporté leurs suffrages/ (.) et ce faisant (.) ont défendu (.) par leur vote (.) l’écologie (.) l’Europe (.) et la République (.) exemplaire (FR2)
25On notera une fois encore un arrondissement stratégique du chiffre ainsi invoqué, puisque 2 % des voix correspondraient en réalité à environ 720 000 électeurs – ce qui constitue une approximation non négligeable. Même stratégie dans le commentaire que François Bayrou propose du score qu’il a réalisé :
FBu : je pense ce soir en premier lieu aux TROIS millions de Français/ (.) qui m’ont apporté leur suffrage\ (.) ce n’est pas le score que nous espérions/ (.) mais (.) ils sont (.) une force (.) et de cette force (.) le pays aura besoin\ (.) (TF1)
26Récurrent chez les « petits candidats », le procédé n’est pas absent non plus de la présentation de scores plus importants, dont il contribue à emphatiser l’excellence. Ainsi, Marine Le Pen évoque les « MILLIONS de Français [qui sont ce soir] entrés en résistance », tandis qu’une citoyenne interrogée en direct de Louviers sur TF1 s’oppose au discours des politiques et commentateurs soulignant le fort taux de participation en rappelant que « vingt pour cent d’abstention/ » ça fait « quand même NEUF millions d’Français qui s’sentent pas concernés pour leur prochain président/ ».
2.1.3. Focalisation sur le score ou sur son complémentaire
27Dans le même ordre d’idée, une stratégie visant à « faire parler » un score dans le sens attendu (ici, dans le sens d’une disqualification du candidat adverse) consiste à mentionner non pas le score obtenu par ce candidat, mais le complémentaire de ce score, présenté comme résultant d’un vote contre le candidat.
SR : finalement/ soixante-quinze pour cent des Français/ ont dit non/ (.) euh à monsieur Sarkozy/ qui ne recueille que vingt-cinq pour cent des voix/ (FR2)
MA : trois Français sur quatre (.) TROIs Français sur quatre ont voté ce soir/ (.) contre Nicolas Sarkozy\ (FR2)
MS : chacun voit bien/ (.) et les Français le ju/gent ainsi/ (.) en tous les cas (.) tous (.) sauf vingt- euh six ou vingt-sept pour cent/ (.) il a/ (.) échoué\ (.) c’est d’abord un/ (.) (n) échec\ (TF1)
28Quelle que soit la formulation adoptée, il s’agit de faire apparaître les votes pour d’autres candidats comme des votes contre l’un d’entre eux – l’un d’entre eux, mais pas n’importe lequel : c’est le statut de président sortant qui autorise cette interprétation du scrutin comme vote de sanction (il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que 98 % des Français ont voté contre Eva Joly, par exemple).
29Cette stratégie de présentation des scores ouvre la voie à une autre, qui consiste à recomposer le jeu politique, au-delà des candidats, en fabriquant des entités politiques plus larges et à leur attribuer des scores, préparant d’éventuelles alliances au second tour. Emergent ainsi les entités « la gauche » et « la droite », constitutives de la bipolarisation de la vie politique française :
PM : je note aussi que le TOTAL des voix d’gau : che (.) est à : quarante-quatre pour cent/ (.) et donc il est de six à huit points/ plus/ el’vé/ (.) qu’en deux mille sept\ (.) et donc/ moi je dis que cette première manche est une première manche (.) d’espoir/ (.) d’optimisme/ (TF1)
JFC : et ils nous ont expliqué qu’le rapport droite-gau/che y avait une poussée d’la gauche formida/ble si on fait l’calcul/ (.) QUArante-deux pour cent pour la gau/che (.) quarante-huit pour cent pour la : pour la droite/ (.) hein/ (.) pris au sens lar/ge (.) et je je sors naturellement monsieur Bayrou qui est au milieu\
30Les scores prêtés à ces entités politiques plus larges font l’objet par la suite du même type d’exploitation argumentative que les scores réalisés par les candidats individuellement (notamment, on le verra, ils font l’objet de comparaisons argumentatives).
2.1.4. Présentation ordinale / présentation cardinale ?
31Enfin, le choix entre une présentation cardinale (ou numérale) des résultats (par exemple, « François Hollande est crédité de 28,3 pour cent des voix ») et une présentation ordinale (« François Hollande arrive en tête ») reflète un travail similaire d’orientation argumentative des résultats. En témoigne le fait que le score obtenu par François Hollande n’est jamais rappelé par ses partisans, qui par ailleurs se focalisent sur l’ordre d’arrivée des candidats, insistant le plus souvent sur celui qui « arrive en tête » :
« c’est le candidat socialiste qui arrive euh : (.) en tête/ […] il est en tête (.) de ce premier tour » (SR, FR2) / « ils ont placé François Hollande\ (.) en tête » (LJ, FR2) / « ils ont mis François Hollande en tête » (JMA, FR2) / « François Hollande / (.) EST en tête » (MV, TF1) / « François Hollande (.) qui est le mieux placé/ » (LF, FR2)
32Les partisans de Nicolas Sarkozy cherchent parfois à « adoucir » le fait que leur favori a été devancé par François Hollande en soulignant qu’il a lui-même devancé d’autres candidats – et, en particulier, Marine Le Pen. C’est ce que fait Valérie Pécresse lorsqu’elle se félicite sur TF1 de ce que :
VP : Nicolas Sarkozy (.) a RÉussi sa qualification pour le second tour/ (.) il a réussi à devancer le Front National (TF1)
Si cette présentation ordinale constitue un tel enjeu, c’est en partie qu’elle est supposée préfigurer la suite du scrutin. Ainsi, François Hollande lui-même, lors de sa première prise de parole de la soirée, fait de cette première place « le fait majeur » du scrutin, et y voit un bon augure pour le second tour :
FH : plusieurs faits majeurs\ (.) sortent/ de ce scrutin\ (.) et ils sont/ (.) incontournables\ (.) le premier/ (.) c’est que je suis/ (.) ce soir/ (.) en TÊTE/ (.) du premier tour\ [acclamations]] […] je veux remercier (.) chaleureusement\ (.) les électrices et les électeurs qui par LEURS suffrages (.) m’ont placé dans cette position/ qui m’honore\ (.) et m’oblige\ (.) la plus FORTE (.) pour l’emporter\
33Pourtant, l’histoire de la Ve République enseigne que la position d’un candidat au premier tour ne dit rien en elle-même de ses chances de succès au second ; c’est ce que rappelle d’ailleurs Alain Juppé, afin d’affaiblir la signification politique de l’ordre d’arrivée des deux premiers candidats, défavorable à celui qu’il soutient :
AJ : d’abord c’est pas parce qu’on est en tête au premier tour/ qu’on gagne au deuxième\ (.) hein/ (.) en soixante-quatorze en quatre-vingt-un (.) en en soixante-quatorze (.) en soixante-quatorze en quatre-vingt-un et en quatre-vingt-quinze/ (.) le candidat arrivé en tête n’a pas été élu au deuxième tour\ (FR 2)
34Il adosse la règle générale qu’il énonce (« c’est pas parce qu’on est en tête au premier tour/ qu’on gagne au deuxième ») au recours à des exemples de candidats arrivés premiers au premier tour, mais éliminés au second. Si l’évocation de ces précédents n’est pas contestée, la première place de François Hollande n’en reste pas moins présentée comme significative tant par les journalistes que par les partisans de François Hollande, qui, on le verra, mobilisent divers arguments pour justifier cette insistance sur la première place de Hollande.
2.2. L’étayage argumentatif de l’évaluation
35Au-delà de ces mises en mots des scores obtenus par les différents candidats, qui les orientent argumentativement vers une évaluation, positive ou négative, cette évaluation peut faire l’objet d’une argumentation rhétorique – c’est-à-dire être intégrée, au titre de conclusion, dans une séquence argumentative plus vaste, son acceptabilité étant appuyée à une ou plusieurs prémisses.
2.2.1. Les comparaisons
36Le procédé argumentatif le plus massivement utilisé pour justifier discursivement les évaluations, positives ou négatives, des scores réalisés par les candidats est le recours à la comparaison. Le mécanisme principal de telles comparaisons est le suivant : « S1 est un bon score » si « S1> S2 », ou « S1 est un mauvais score » si « S1 < S2 ».
37Ce mécanisme appelle bien sûr des réserves : dans le premier cas de figure, si S2 est un score reconnu comme déplorable, « S1 > S2 » ne suffit pas à faire de S1 un bon score, et de façon symétrique, si S1 < (de peu) à S2 et que S2 est reconnu comme exceptionnel, S1 peut être considéré comme un bon score, sous réserve de formulations adaptées (« X a fait un presque aussi bon score que Y »).
38Les comparaisons peuvent être rapprochées des argumentations par analogie en ce qu’elles ne sont jamais définitivement concluantes, puisqu’on peut toujours leur opposer une autre comparaison qui mènerait, elle, à une conclusion différente (Govier 2001 : 375). C’est cette versatilité de la comparaison que soulignait l’entraîneur Raymond Domenech lorsque, en juin 2010, interrogé sur l’état de santé d’un de ses joueurs qui devait disputer un match important quelques jours plus tard, il répondait « Il va très bien. Nettement mieux que s’il allait plus mal, mais nettement moins bien que s’il allait mieux ». C’est bien entendu cette même versatilité qui en fait un procédé stratégique, ouvert à tous les retournements.
(a) Entre les scores des différents candidats dans cette même élection
La présentation ordinale des scores, dont on a montré plus haut l’impact stratégique, repose évidemment sur une forme de comparaison, qui s’explicite dans la mention des écarts entre les candidats et la discussion de l’évaluation de ces écarts (« petit écart »/ « gros écart »). Une stratégie pour « désamorcer » le classement des deux premiers candidats, défavorable à Nicolas Sarkozy, consiste ainsi pour ses partisans à minimiser l’écart qui les sépare, à la manière de Nadine Morano ou de Henri Guaino sur TF1 :
NM : ils sont arrivés/ (.) dans un mouchoir de po/che (TF1) HG : il [NS] arrive pas/ loin\ hein/ (TF1)
alors que pour Jean-Marc Ayrault, les Français ont « nettement » placé François Hollande « en première place » :
JMA : là c’est la PREmière fois qu’il arrive en deuxième position\ (.) en plaçant net/tement François Hollande en (.) en première pla/ce (.) parce qu’il inCAR/ne (.) le chang’ment/ (.) et le redress’ment d’la France\ (FR2)
Écart négligeable pour les premiers, net écart pour le troisième, donc.
39Il faut, pour que la comparaison « prenne », d’une part bien entendu qu’elle joue en faveur de ceux qui la mobilisent, et d’autre part, que le choix des deux termes de la comparaison ait une forme de pertinence politique. Ainsi, le journaliste en direct du QG du Front National évoque les huées des partisans de Marine Le Pen lorsque Jean-Luc Mélenchon apparaît sur l’écran géant déployé dans la salle, et rapporte ainsi les commentaires : « nous avons fait deux fois son score/ (.) se réjouissent ici les sympathisants du Front National » (TF1). La comparaison entre le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon et celui obtenu par Marine Le Pen joue en faveur de la seconde ; par ailleurs, Mélenchon ayant largement fait campagne contre Marine Le Pen, la comparaison fait sens. Marine Le Pen a fait par ailleurs cent fois mieux que Jacques Cheminade, crédité de 0,2 % ; la comparaison, certes spectaculaire, n’a jamais été soulevée, en raison de sa totale non-pertinence politique.
(b) Par rapport aux scores des candidats du même « camp » lors d’élections présidentielles antérieures
40Par ailleurs, les locuteurs politiques, comme les journalistes et commentateurs, s’appuient sur une sorte de mémoire électorale pour se livrer à une comparaison des scores obtenus par les candidats à ce premier tour avec les résultats du même candidat, ou d’autres candidats de la même formation, lors d’élections présidentielles antérieures. Ces comparaisons servent souvent d’arguments aux évaluations adjectivales ou substantivales évoquées plus haut, comme dans la bouche de Ségolène Royal :
SR : ce score (.) est exceptionnel/ [conclusion] puisqu’il dépasse en effet le score de deux mille sept/ (.) [argument] (FR2)
41Elles permettent aux candidats dont les scores sont pointés comme décevants d’échapper à la dureté du score considéré en lui-même pour pointer vers une progression, autorisant ainsi une évaluation positive du résultat obtenu. Ainsi, Pierre Laurent, interrogé sur le score réalisé par Jean-Luc Mélenchon, répond :
PL : c’est à la fois un très bon résultat [conclusion] parce que je rappelle que (.) pour la gauche : que nous représentons (.) c’est le meilleur résultat ET de loin depuis trente ans/ [argument] […] c’est un très beau résultat/ [conclusion] (FR2)
42Le même type de comparaison, appliqué à Nicolas Sarkozy, suggère une évolution contraire, et Arnaud Montebourg ne se prive pas de le souligner :
AM : euh d’abord un président sortant sanctionné/ et très lourdement/ [conclusion] euh cinq à six points en moins/ qu’il y a cinq ans/ (.) [argument] euh : devancé/ par François Hollan/de (FR2)
43Une fois encore, la comparaison sert d’argument à l’interprétation du résultat du premier tour comme sanction contre Nicolas Sarkozy. En conformité avec la logique mise en œuvre par Domenech, Jean-François Copé, mis en demeure par Laurence Ferrari de réagir à ce constat de dynamique descendante de Nicolas Sarkozy, propose un autre comparant au regard duquel on peut qualifier positivement le score obtenu par le Président sortant :
JFC : vous savez (.) moi/ j’vais vous dire une chose\ (.) euh : c’est (.) dans cette période de CRIse/ (.) j’ai vu/ (.) dans TOUS les grands pays où y a eu des élections/ (.) euh : : i- les : : les responsables sortants/ ont été balayés rapp’lez-vous en Espagne monsieur Zapatero/ (.) monsieur Gordon Brown en Angleterre/ (.) balayés\ (.) là/ (.) y a quoi/ (.) un point et d’mi d’différence entre les deux/ (TF1)
44Le score obtenu par Nicolas Sarkozy est faible par rapport à celui dont il avait été crédité aux élections présidentielles précédentes ; en revanche, il est supérieur aux scores obtenus par les responsables sortant dans les grands pays d’Europe ayant traversé la même crise (on y reviendra) : c’est donc, en ce sens, un bon score8.
45Enfin, les comparaisons établies entre les différents scores réalisés par des entités politiques fabriquées prêtent davantage à contestation que les comparaisons des scores successifs d’un seul candidat. Ainsi, Jean-François Copé affirme qu’en totalisant autour de 42 %, la gauche dans sa globalité réalise « la MÊme chose qu’en deux mille sept/ », pointant une forme de stagnation, alors que Pierre Moscovici lui oppose qu’en 2007 « la gauche faisait/ (.) trente-six pour cent\ », et que « le bloc/ de gauche (.) n’a ja/mais fait un score aussi élevé/ depuis dix neuf cent quatre-vingt-huit/ ». Il est soutenu dans cette analyse par le représentant des instituts de sondage présent sur le plateau, ce qui n’empêche pas Jean-François Copé, ainsi que l’ensemble des partisans de Nicolas Sarkozy, de marteler que « il n’y a pas de poussée de gauche ». On a le sentiment que, de façon presque magique, la dénégation, par le verbe, d’une évolution politique favorable à l’adversaire, permettrait de briser dans les faits la dynamique ainsi niée.
(c) Par rapport à ce qui était prévu par les instituts de sondage, médias, hommes politiques…
46Enfin, le troisième type de comparaison sur lequel nous voudrions nous arrêter ici consiste à évaluer le score obtenu au regard des prévisions avancées par les instituts de sondage au cours de la campagne. Depuis des décennies, la mise en cause des instituts de sondage est un motif récurrent des soirées électorales ; on peut ici mettre en relation certaines de ses manifestations avec les enjeux argumentatifs qui gouvernent les échanges.
47Cette mise en cause est massivement le fait des partisans de Nicolas Sarkozy, qui soulignent que le score obtenu par leur candidat est supérieur à celui qu’on lui avait prédit, et qu’à l’inverse, Jean-Luc Mélenchon n’a pas obtenu le « résultat mirifique » qui était annoncé :
AJ : moi je dirais que […] l’élection ne ressemble pas à ce qu’on nous avait annoncé\ […] le score mirifique annoncé à monsieur Mélenchon/ (.) n’a pas été au rendez-vous/ (FR2)
XB : [sur Nicolas Sarkozy] le score (.) est un score qui est SOli/de (.) et et d’ailleurs on l’voit bien/ (.) beaucoup pensaient que c’était déjà joué/ rapp’lez-vous voilà quelques s’maines (.) i(l) s’rait même pas qualifié au s’cond tour paraît-il (.) i(l) s’rait MÊME pas (.) dans le duo de tête (.) et là aujourd’hui/ (.) j’ai ju/ste de la mémoire\ (FR2)
AJ : enfin il faut quand même se souv’nir/ (.) que il y a trois mois/ (.) Nicolas Sarkozy était donné absent/ (.) du deuxième tour/ (.) on le mettait à vingt pour cent/ (.) et il a fait une campagne/ qui lui a permis/ de progresser/ d’façon très significative/ (.) c’est assez exceptionnel/ pour un chef d’Etat/ dans une période de crise\ (.) (FR2)
48La mise en regard des scores obtenus avec les scores annoncés obéit à la même logique que les autres formes de comparaison décrites précédemment. Le score de Jean-Luc Mélenchon, inférieur à ce qu’annonçaient les sondages, peut de ce fait être considéré comme un mauvais score ; celui de Nicolas Sarkozy, supérieur à ce qui était annoncé, est, sous cet angle, un bon score.
49Le même procédé est mis en œuvre par Rachida Dati à propos de François Hollande dans l’exemple suivant :
RD : tout d’abord moi j’trouve que aujourd’hui il faut rendre hommage aux Français/ qui euh qui se sont mobilisés/ (.) avec GRAvité/ responsabilité\ (.) ils ont déjoué tous/ les pronostics\ (.) des sondeurs/ mais aussi des médias/ (.) […] d’abord on passe pour monsieur Hollande de TRENte-huit pour cent à vingt-huit pour cent/ (.) euh monsieur Tein : turier (.) dans les sonda/ges (.) depuis l’mois d’novembre/ (.) Hollande/n’é- n’était pas v- à vingt-huit pour cent/ il y a quelque temps (FR2)
50Dans ce cas, comme la plupart du temps, les sondages évoqués ne sont pas clairement rattachés à un institut de sondage ou un support médiatique précis, et ne sont pas datés ; ce qui nous autorise à considérer que leur évocation ne vaut que par l’effet de valorisation ou de dévalorisation du score d’un candidat qu’elle est supposée produire.
51Enfin, au-delà de ce jeu de valorisation / dévalorisation par contraste, la disqualification des sondages vise sans doute aussi à nier par avance toute crédibilité aux sondages à venir quant à l’issue du second tour, selon l’idée qu’un sondage défavorable à Nicolas Sarkozy risquerait de devenir une self-fulfilling prophecy si les électeurs y accordaient du crédit.
2.2.2. L’évocation de circonstances contraires
52Une autre stratégie argumentative visant à « tirer vers le haut » le score d’un candidat consiste à faire état de circonstances contraires, jouant en défaveur du candidat. Appliquée à un score évalué négativement par la majorité des commentateurs, comme celui de Nicolas Sarkozy, cette stratégie s’apparente à une forme d’argumentation par les circonstances atténuantes ; appliquée à un score salué comme important (comme celui de Marine Le Pen), elle le présente comme plus significatif encore.
53Les circonstances défavorables évoquées en relation avec le score de Nicolas Sarkozy sont la tonalité de la campagne menée tant par les autres candidats que par les médias, accusés d’avoir été particulièrement agressifs et injustes à son égard, et, bien entendu, la situation de crise que, comme président sortant, Nicolas Sarkozy a eu à affronter.
AJ : et je crois que dans la situation de crise où nous sommes aujourd’hui/[argument 1] (.) après une campagne de premier tour où c’était neuf con/tre un\ [argument 2] (.) avec une agressivité très très forte/ [argument 3] (.) c’est je crois un TRÈS bon résultat pour Nicolas Sarkozy d’avoir résisté/ (.) à ce point/ (.) [conclusion] (TF1)
FBn : [sur la question de Elise Lucet : est-ce que c’est un désaveu pour NS] ensuite je rappelle que c’est une crise mondiale sans précédent/ (.) et que : Nicolas Sarkozy comme chef d’Etat : sortant/ (.) euh offre une réponse très puissante (FR2)
54Cécile Duflot déploie une stratégie similaire et évoque les attaques dont a fait l’objet Eva Joly afin de défendre son score, jugé décevant par David Pujadas :
DP : en quelques mots\ (.) Eva Joly (.) était vraiment la bonne candidate pour vous/
CD : Eva Joly a fait une campagne extrêmement digne/ (.) extrêmement courageuse/ [(.) […] elle a été te/llement insultée te/llement caricaturée (.) […] elle a été attaquée comme (.) PEU de can- de de personnalités politiques ont été attaquées/ elle a fait preuve d’une GRANDE ténacité/ (FR2)
55Enfin, c’est une stratégie largement déployée par les partisans de Marine Le Pen et par Marine Le Pen elle-même, et qui fait écho à l’image d’un parti hors-système que propose de lui-même le Front National depuis des années :
GC : malgré le (.) le le le VERRouillage/ le : (.) les chaînes qu’on a mises partout on est arrivé jusqu’ici […] et on est là maint’nant maint’nant/ (.) malgré TOUT c’qui a été fait (.) pas de prêt (.) le prêt on a obtenu notre prêt y a quarante-huit heures la difficulté pour les parrainages on est arrivé à c’résultat/ (FR2)
MLP : ce soir le résultat qu’entrevous avons fait env Ers et contre TOUS (.) contre les Sondages contre les E Lites contre le Système (.) démontre que nous sommes/ (.) encore une fois au De But/ (.) d’un immense rassemblement (.) qui va porter ses fruits d’abord/ (.) aux législatives (.) et puis/ euh (.) plus tard (.) pour retrouver la maîtrise de notre destin\
56Il s’agit bien, là encore, d’orienter argumentativement le score ainsi présenté vers une évaluation positive – ou, du moins, plus positive : « c’est un bon score au regard des circonstances ».
2.2.3. L’argument de la « première fois »
57Enfin, si l’on se tourne vers les stratégies argumentatives déployées par les partisans de François Hollande pour étayer leur évaluation négative du score réalisé par Nicolas Sarkozy, ou leur évaluation positive du score réalisé par leur candidat, on observe que la première place obtenue par François Hollande est présentée comme significative non pas parce qu’elle présagerait de sa victoire au second, mais plutôt au motif qu’il s’agit d’une première dans l’histoire de la Ve république (c’est la première fois qu’un président sortant n’arrive pas en tête au premier tour) :
MA : et ma maladresse surtout (.) évidemment/ (.) à tous ceux qui (.) à gauche tous les démocrates tous les républicains (.) qui ont voulu Sanctionner (.) euh Nicolas Sarkozy et sa politique\ (.) et qui ont PLacé François Hollande/ (.) pour la Première fois/ (.) c’est la Première fois qu’un candidat (.) passe devant (.) le président sortant/ (.) à une élection présidentielle\ (FR2)
PM : […] un président sortant qui pour la Première fois dans l’histoire de la cinquième République c’est la pre/mière\ (.) est devancé au premier tour (FR2)
MGB : c’est la première fois (TF1)
NVB : c’est quand même la PREmière fois pardon de l’REDire à nouveau/ (.) qu’un président sortant/ n’est pas : (.) n’est pas/ (.) premier/ au PREmier tour (TF1)
58C’est donc par son caractère exceptionnel plus que par sa valeur prédictive que cette première place est présentée comme significative par les partisans de François Hollande : c’est parce que Nicolas Sarkozy s’est trouvé dans une situation qu’aucun président sortant n’avait encore connue sous la Ve République (arriver second au premier tour) que le résultat du scrutin est jugé particulièrement disqualifiant pour lui.
Conclusion
59En bref, au terme de cette exploration de la présentation des résultats du scrutin et des mécanismes de construction des évaluations dont ils font l’objet, il apparaît clairement que, si les valeurs numériques des scores informent les échanges argumentatifs, elles ne les déterminent pas ; et que des procédés auxquels on appliquerait volontiers l’adjectif perelmanien de quasi-logiques (en ce qu’ils reposent notamment sur des comparaisons chiffrées ; Perelman & Olbrechts-Tyteca 1988 : 351), et qui peuvent avoir de ce fait une prétention objectivante, sont entièrement gouvernés par des logiques politiques stratégiques.
60Cette étude reste encore partielle ; elle ne porte en effet que sur les discours des politiques invités à s’exprimer au cours des soirées électorales, et ne rend pas compte des stratégies mises en œuvre par les autres intervenants (journalistes, commentateurs, représentants des instituts de sondage), tant au niveau discursif que visuel. Or, on l’a suggéré à propos des adjectifs subjectifs affectifs, le registre émotionnel est massivement et presque exclusivement mobilisé par l’instance médiatique (par exemple, le fait de montrer les explosions de joie ou les mines défaites des partisans des différents candidats en direct des QG vaut pour évaluation, respectivement positive ou négative, des résultats de ces candidats) ; une mise en relation des procédés mobilisés avec le statut des locuteurs/énonciateurs pourrait faire apparaître d’autres spécificités intéressantes.
61Par ailleurs, si les exemples utilisés dans ce texte sont issus de la transcription des soirées électorales sur deux chaînes (France 2 et TF1), ils n’ont pas fait l’objet d’une approche contrastive ; or, les politiques propres aux chaînes, ainsi que les différences des estimations d’une chaîne à l’autre, sont susceptibles de se traduire par une gestion différente de la mise en discours des scores, tant par les journalistes que par les politiques invités sur les différents plateaux ; cette dimension mériterait également d’être explorée ultérieurement.
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Références bibliographiques
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PERELMAN Chaïm et OLBRECHTS-TYTECA Lucie, Traité de l’argumentation. La Nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988.
Annexe
AJ : Alain Juppé
AM : Arnaud Montebourg
CD : Cécilé Duflot
EJ : Eva Joly
FBn : François Baroin
FBu : François Bayrou
FH : François Hollande
GC : Gilbert Collard
HG : Henri Guaino
JFC : Jean-François Copé
JMA : Jean-Marc Ayrault
LF : Laurent Fabius
LJ : Lionel Jospin
MA : Martine Aubry
MdS : Marielle de Sarnez
MGB : Marie-Georges Buffet
MLP : Marine Le Pen
MS : Michel Sapin
MV : Manuel Valls
Notes de bas de page
1 On trouvera en annexe la liste des initiales utilisées, ainsi que les noms auxquels elles renvoient. Par ailleurs, dans les transcriptions, / et \ indiquent une intonation montante ou descendante, (.) (..) (...) des pauses intra-répliques plus ou moins brèves ; deux signes [superposés marquent le début d’un chevauchement. Les élisions sont notées par une apostrophe. Les allongements sont notés par : . Les capitales notent un segment plus fortement accentué.
2 Cette opposition traverse notamment l’ensemble de Anscombre et Ducrot 1983 ; elle est reprise et discutée dans Anscombre et Ducrot 1986.
3 « Si, sur l’île déserte, j’avais le droit d’emporter deux mots français, ce seraient sans doute peu et un peu », écrit Ducrot (2002 : 207). La paire peu/un peu a fait l’objet de traitements successifs, qui témoignent des évolutions de la théorie de l’Argumentation dans la langue retracées dans Anscombre & Ducrot, 1986. Les descriptions ultérieures, renonçant au recours à un niveau informationnel, reposent sur la notion de modificateur réalisant / déréalisant (Ducrot, 1995 : 153-154) ; dans cette perspective, un peu et peu sont tous deux des modificateurs déréalisants. Le premier (un peu), atténuateur, maintient l’orientation argumentative du prédicat auquel il est associé tout en l’affaiblissant, alors que le second (peu) en inverse l’orientation argumentative.
4 On notera que, littéralement, « exceptionnel » entre dans la catégorie des adjectifs évaluatifs non axiologiques, dans la mesure où il signifie « qui fait exception », « rare », « qui sort de l’ordinaire » ; mais, dans ces emplois, il prend valeur d’axiologique (il se voit attacher un trait évaluatif positif).
5 Cet exemple est atypique en ce que Marielle de Sarnez est la seule, dans les deux soirées électorales étudiées ici, à admettre aussi directement que le candidat qu’elle soutient a fait un « mauvais » score.
6 On retiendra cette définition pour le présent article, même si, dans le même texte, Ducrot la critique et la retravaille pour proposer finalement de décrire un opérateur argumentatif comme déterminant « l’O.A.E. [l’Orientation Argumentative liée à un Énoncé] des énoncés des phrases où il intervient » (1983 : 31).
7 On en trouvera une description adossée à une première version de l’Argumentation dans la Langue dans Ducrot, 1983 ; pour une description reposant sur la notion de modificateur réalisant /déréalisant, voir Ducrot, 1995 : 155 sq.
8 Ce type de comparaison, récurrent dans la bouche des partisans de Nicolas Sarkozy, apparaît notamment dans la bouche de Nadine Morano dans l’exemple suivant :
NM : et aujourd’hui Nicolas Sarkozy qui est (.) le président SORtant\ (.) dans un contexte de CRIse (.) où tous les autres exécutifs ont été balayés lorsqu’il y a eu des élections\ (.) Nicolas Sarkoz- Nicolas Sarkozy/ (.) a MIEUX tenu/ et a tenu/ (.) parce qu’il a réussi aussi à TEnir/ la France/ (.) beaucoup mieux qu’en période : (.) pendant cette période de cri/se (.) beaucoup mieux que les autres pays de l’Union Européenne\ (TF1).
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Le langage manipulateur
Ce chapitre est cité par
- Doury, Marianne. (2014) Argumentation Library Systematic Approaches to Argument by Analogy. DOI: 10.1007/978-3-319-06334-8_9
Le langage manipulateur
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