L’enseignement/apprentissage de l’argumentation juridique : les syllogismes formel, « étayé » et dialectique
p. 175-189
Texte intégral
1Le langage juridique est un usage particulier de la langue commune, un langage de spécialité, un langage technique à cause de la technicité même du droit (Cornu, 2001 : 23-26). La technicité du langage juridique est due à sa fonction sociale : réguler les relations sociales exige une très grande précision linguistique et technique. « La technicité du droit […] tient à l’extrême difficulté d’enserrer dans des formules générales une réalité sociale des plus complexes » (Jestaz, 2002 : 78). Le juriste est un praticien, qui agit sur le réel : il applique des solutions de droit à des situations de fait. Une seule arme – car le droit régule des conflits – est à sa disposition : le langage, et plus précisément : l’argumentation juridique. Le cumul des savoirs ne lui est d’aucun recours s’il ne sait utiliser le système juridique, c’est-à-dire, poser les questions de droit pertinentes, faire référence à des normes adéquates, qualifier des faits et donner une conclusion juridique. Toutes ces actions langagières constituent des savoir-faire à cheval sur droit et langue, mis en œuvre au sein d’une trame argumentative spécifique au droit : le syllogisme juridique, qui structure le jugement (le raisonnement juridictionnel).
1. Le choix du raisonnement juridictionnel
2Nous partageons l’affirmation de Ch. Perelman qui « considère que c’est le raisonnement juridictionnel, plus que toute autre argumentation, qui est spécifique de la logique juridique » (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 2006 : 161). Les parlementaires, qui font la loi, avec le gouvernement, utilisent avant tout des arguments politiques, économiques ou moraux, tandis que les ouvrages de doctrine ne s’intègrent au droit positif que lorsque « les justifications et les conclusions qu’ils proposent sont reprises par le pouvoir judiciaire » (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 2006 : 162). Notre choix de nous attacher principalement à l’argumentation juridictionnelle et ses dérivés (le cas pratique) pour enseigner/ apprendre le raisonnement juridique aux étudiants étrangers suivant un cursus de droit en français, est dicté par trois exigences : 1/ la qualité de l’auteur du texte argumentatif : il doit faire partie de ceux qui « font » le droit, et qui doivent soumettre leur argumentation à un strict contrôle de conformité au système juridique ; 2/ la qualité du texte argumentatif : il articule faits et droit, dans une visée pragmatique (résoudre un différend) ; 3/ la nature des raisonnements juridiques à l’œuvre dans les textes juridiques choisis doivent être les plus utiles, correspondre à des compétences transversales fondamentales requises pour les étudiants en droit dans le cadre des exercices qu’ils auront à mener durant leur cursus.
3Le raisonnement juridictionnel est le plus élaboré et le plus exigeant des raisonnements juridiques pragmatiques et il constitue l’horizon du cas pratique. Le raisonnement juridictionnel fait la synthèse entre d’une part, le raisonnement juridique « simple » – notamment le syllogisme formel, garant d’une méthode fiable – et d’autre part, le raisonnement dialectique, indispensable à la « pesée » du réel, à l’ancrage de la décision dans son contexte social, à son acceptabilité. La première étape vers le raisonnement juridictionnel est le cas pratique.
2. Sélection des compétences permettant d’évaluer la performance des étudiants
4La première étape vers le raisonnement juridictionnel est le cas pratique. Nous avons analysé 15 copies de cas pratique rédigées par des étudiants arméniens en 3e année de licence (L3) de droit à l’Université Franco-Arménienne d’Erevan (UFAR). Nous avons identifié les compétences requises pour résoudre un cas pratique en droit, puis déterminé parmi elles, une compétence essentielle : la maîtrise du syllogisme juridique. Il ne s’agit pas d’une compétence monolithique ; plusieurs niveaux de compétence argumentative sont repérables dans les copies de L3 : la maîtrise du syllogisme formel, celle du syllogisme enrichi ou étayé, et celle du syllogisme dialectique.
5Nous nous focalisons dans cet article sur la maîtrise du syllogisme, qui est une compétence à visée professionnelle. Elle procède de la synthèse de plusieurs compétences : faire référence à une norme, donner une définition juridique, qualifier des faits et identifier une problématique. La maîtrise du syllogisme est l’une des compétences les plus faiblement acquises : seulement 35 % des copies y satisfont. Seule la copie n° 7 (16,5/20 à l’examen) obtient le maximum pour la maîtrise de cette compétence. Il s’agit du point le plus faible des étudiants. La structure du syllogisme mise en œuvre dans les copies constitue une grille d’analyse qui permet d’évaluer la réussite de l’exercice tout entier : le cas pratique.
3. Syllogismes de 1e et 2e niveau : syllogisme formel et syllogisme étayé
3.1. Les différents types de syllogisme
6Rappelons la structure du syllogisme formel, en trois étapes principales :
La mineure : qualification juridique.
La majeure : référence au droit objectif.
La conclusion : solution.
7Le raisonnement juridictionnel doit appliquer, selon l’expression de Ch. Perelman, un « traitement juste » aux faits. Le syllogisme formel est la première étape de ce traitement, en ce qu’il « oblige à traiter d’une certaine manière tous les êtres d’une catégorie déterminée » (Perelman, 1963 : 55). Ch. Perelman précise :
Les conditions d’application de la justice formelle se ramènent aux trois éléments d’un syllogisme impératif :
La règle à appliquer qui fournit la majeure du syllogisme ;
La qualification d’un être, le fait de le considérer comme membre d’une catégorie déterminée, qui fournit la mineure du syllogisme ;
L’acte juste qui doit être conforme à la conclusion du syllogisme.
(Perelman, 1963 : 55-56)
8C’est donc l’application d’un traitement égalitaire (qui est une valeur), répondant à une exigence de justice (qui est une autre valeur) que le syllogisme met en œuvre. La forme syllogistique a donc un sens politique.
9Pour mieux comprendre les actes de langage à l’œuvre dans le syllogisme juridique, il nous faut adopter une vision élargie et pragmatique. Le premier axe de la « macro-classification » de l’argumentation proposée par Ch. Plantin (Plantin, 1996 : 39) permet d’analyser les discours juridictionnels : « L’argumentation manipule des objets et des relations entre les objets ». Sont étudiés ici les rapports de causalité, l’analogie (essentiellement dans la mineure) et « l’argumentation par la nature des choses et leur définition » (essentiellement dans la majeure).
10L’ordre des trois étapes du syllogisme est souvent préconisé dans les méthodes pour réaliser un cas pratique (Defrenois-Souleau, 2007 : 169-174). Il s’agit d’une trame permettant aux étudiants de comprendre la structure fondamentale du syllogisme. La « mineure initiale », introduit le cas et expose les faits en termes juridiques abstraits et universalisables afin de pouvoir ensuite les confronter au droit objectif. Il faut donc distinguer deux types de syllogismes : le syllogisme qualifiant et le syllogisme disposant, qui eux-mêmes sont agencés au sein d’un polysyllogisme (une suite de syllogismes).
11Un syllogisme qualifiant a pour objectif de qualifier les faits dans sa conclusion, c’est-à-dire de faire rentrer les faits singuliers dans des catégories juridiques, qui elles-mêmes impliqueront des conséquences juridiques. Dans ce type de syllogisme, la mineure ne peut figurer en tête du cas pratique, mais vient logiquement après la majeure. En effet, la mineure opérant ici des allers-retours entre les faits et le droit (phase de micro-qualifications), il est judicieux d’avoir auparavant exposé le droit applicable (Nicoleau, 1996 : 152-162). Voici les étapes pour un syllogisme qualifiant :
La majeure : référence au droit objectif (+ étayée éventuellement par la définition juridique).
La mineure : qualifications juridiques (+ étayée éventuellement par l’interprétation des faits).
La conclusion : solution.
12Le syllogisme disposant a pour objet de tirer les conséquences juridiques d’une situation préalablement qualifiée. L’ordre de présentation de la majeure et de la mineure est ici celui présenté dans le premier plan de syllogisme indiqué : 1/ La mineure : qualification juridique ; 2/ La majeure : référence au droit objectif ; 3/ La conclusion : solution.
13La définition juridique (qui étaye la majeure) et l’interprétation des faits (qui étaye la mineure) enrichissent le syllogisme formel et sont nécessaires à la résolution du cas pratique. Apparaissent à ce stade de l’analyse deux types de complexité qu’il convient de prendre en compte dès le début de l’analyse du syllogisme : la complexité du type d’argument dans le syllogisme étayé, et la complexité de la trame argumentative dans le polysyllogisme. Nous analyserons donc conjointement le premier niveau de syllogisme (formel) et le deuxième niveau (syllogisme étayé ou enrichi) ; par ailleurs nous considérerons que le niveau pertinent pour l’analyse du cas pratique est celui du polysyllogisme, la maîtrise du syllogisme simple étant insuffisante pour accéder à une compétence argumentative en droit.
14Nous avons identifié cinq types d’erreurs dans les copies :
il manque une ou plusieurs étapes au syllogisme ;
chaque partie n’est pas clairement identifiable ; l’ordre des étapes et donc la construction du raisonnement par syllogisme n’est pas logique ;
au sein d’une même étape figurent des éléments qui n’y ont pas leur place ;
le contenu d’une étape n’est pas exhaustif ;
l’agencement des syllogismes pour constituer un polysyllogisme cohérent n’est pas maîtrisé (absence de polysyllogisme ou polysyllogisme lacunaire).
Pour analyser ces erreurs, nous présenterons des exemples réussis de syllogismes formels et étayés, avec un extrait de la meilleure copie (copie n° 7 : 16,5/20). Cette copie constitue une réponse optimale, une sorte de « modèle » pour les étudiants en L3 de droit à l’UFAR. Les extraits choisis correspondent à la réponse à la deuxième partie du cas consacré à la tentative de viol.
3.2. Syllogismes réussis
15Voici les faits exposés dans le cas pratique : « M.R. désire embaucher une secrétaire médicale. Après avoir regardé les C.V., il trouve l’une des candidates particulièrement à son goût. Lors de l’entretien d’embauche, il la fait entrer dans son bureau et lui demande de se déshabiller. Il lui fait croire qu’il est dans l’obligation de lui faire passer un examen médical préalablement à son recrutement. Celle-ci s’exécute, mais au dernier moment, comprenant qu’il voulait la violer, elle s’échappe en courant ». Les étudiants devaient répondre à la question : M. R. peut-il être poursuivi pour les faits mentionnés ? La réponse apportée dans l’extrait de la copie n° 7 est complexe : elle imbrique trois syllogismes, plus ou moins développés. Il s’agit d’un polysyllogisme, forme argumentative spécifique du discours juridictionnel. Pour aboutir à la « conclusion 3 », qui apporte la réponse à la question posée par le cas, l’étudiant doit procéder à plusieurs exercices de qualification préalable : il détermine si M. R. peut être ou non qualifié d’« auteur » de l’infraction (§1) ; il détermine ensuite si M. R. a commis ou non une tentative de viol et quelle type de tentative (§2 à §7) ; il détermine enfin si la tentative de viol est punissable et si oui, avec quelles peines (§8 et §9).
16Pour faciliter la lecture de cet extrait, nous avons souligné les termes et phrases clés du raisonnement. Les syllogismes 1 et 3 sont elliptiques tandis que le syllogisme 2 est particulièrement développé, c’est-à-dire argumenté. L’extrait présente un double intérêt ; il constitue à la fois une très bonne réponse (grâce au polysyllogisme développé avec rigueur, et plus particulièrement au 2e syllogisme) ainsi qu’une réponse perfectible : le 1er et le 3e syllogisme de l’extrait peuvent illustrer les quatre types d’erreurs repérées.
17Le 2e syllogisme (§2 à §7) occupe les trois quarts de l’extrait. Toutes les parties du syllogisme (majeure, mineure, conclusion) sont présentes, ainsi que certaines sous-parties telles que les définitions, qui permettent de faire référence au droit objectif de manière précise, exhaustive et utile.
18La question de droit figure en tête du raisonnement (début du §2). L’étudiant commence par la majeure sans passer par l’étape de la première qualification des faits. L’examinateur ne lui en a pas tenu rigueur. Vient ensuite la « qualification 2 » qui englobe une série de micro-qualifications permettant de confronter tous les éléments de fait pertinents à l’ensemble du droit objectif applicable. La conclusion 2 pose la qualification finale des faits et apporte une réponse à la question à laquelle devait répondre ce syllogisme (Est-ce que les faits peuvent être qualifiés de tentative de viol ?). L’ordre des parties est donc parfaitement cohérent.
19Dans le 2e syllogisme (§2 à §7), chaque partie et sous-partie est clairement identifiable et n’est pas mêlée à des éléments appartenant à une autre partie. Une exception, la « conclusion 2 » (§7) intègre une micro-qualification qui aurait dû figurer au §6.
20Enfin, le contenu de chacune des parties et sous-parties du 2e syllogisme est exhaustif. À l’inverse, le 1er et le 3e syllogisme présentent quelques erreurs et omissions. Sautant des étapes, ils procèdent parfois par implicite et sont ainsi moins convaincants, c’est-à-dire moins bien argumentés. Le premier type d’erreur que nous avons mentionné (il manque au moins une partie du syllogisme) est présent dans le 3e syllogisme (§8 et §9) : la mineure, qui qualifie les faits, n’y figure pas : elle est implicite. On ne peut pas considérer que la qualification présente dans le « conclusion 2 » (tentative suspendue de viol) soit valable pour le 3e syllogisme : il faut qualifier le viol lui-même en le faisant rentrer dans le genre « crime » pour aboutir à la conclusion 3. Si l’étudiant avait formulé explicitement la mineure (« Comme M. R. a commis une tentative de crime »), il aurait présenté un syllogisme complet et convaincant.
21Le deuxième et le troisième type d’erreur (chaque partie n’est pas clairement identifiable et intègre des éléments lui étant étrangers) sont présents dans le 1er syllogisme (§1, 2e phrase). L’étudiant présente dans la même phrase la conclusion puis la qualification. Placer la qualification avant la conclusion, en articulant les propositions (« or », « donc ») permettrait de résoudre le problème.
22Enfin, il est essentiel de souligner à nouveau que la maîtrise du syllogisme simple est insuffisante pour argumenter en droit. En effet, le raisonnement juridique n’est que de manière exceptionnelle exposé sous la forme d’un syllogisme simple ; il nécessite au contraire une imbrication de syllogismes – un polysyllogisme – dont la conclusion de l’un devient la prémisse du suivant et ainsi de suite, jusqu’à la conclusion finale. Dans l’extrait de copie n° 7, figurent les deux types de syllogisme évoqués au début de cette analyse : les syllogismes 1 et 2 sont des syllogismes qualifiants, tandis que le 3e syllogisme est un syllogisme disposant, qui a pour but de tirer les conclusions pragmatiques des qualifications précédentes. L’enchaînement minimum (plusieurs syllogismes qualifiants peuvent en effet se succéder comme dans l’extrait de copie) dans un cas pratique est donc le suivant :
Syllogisme 1 qualifiant : dont la conclusion détermine la catégorie juridique qui est appliquée aux faits, c’est-à-dire : dont la conclusion qualifie les faits) :
Majeure 1
Mineure 1
Conclusion 1 qualifiante
Syllogisme 2 disposant : dont la conclusion détermine les conséquences juridiques découlant de la catégorie juridique (ou « qualification ») choisie dans le syllogisme 1. Ce syllogisme dispose, autrement dit, il donne un ordre.
Mineure 2 (reprise de la Conclusion 1)
Majeure 2
Conclusion 2 : dispositif
Tant le syllogisme qualifiant que le syllogisme disposant peuvent être : formels, étayés (notamment par des définitions, des explications) ou dialectiques
23C’est bien « l’enchaînement des syllogismes successifs » (Bergel 2003 : 288) qui permet d’analyser et d’évaluer la maîtrise du syllogisme. Les étapes argumentatives présentes dans l’extrait sélectionné et représentées dans les blocs à gauche du texte nous semblent un indicateur performant de la maîtrise du syllogisme : la structure, la précision et l’exhaustivité des contenus dans le polysyllogisme de la copie n° 7 viennent « confirmer » la note obtenue à l’examen (16,5/20). Nous ne pouvons dans le cadre de cet article développer l’analyse de copies déficientes. Disons brièvement que l’absence de polysyllogisme, la confusion des étapes et la non exhaustivité des contenus attestent de la non maîtrise du syllogisme et sont à mettre en regard des notes obtenues à l’examen (très faibles).
24Nous pouvons ainsi affirmer que le degré de maîtrise du polysyllogisme – c’est-à-dire du syllogisme formel et du syllogisme étayé, imbriqués en une suite de syllogismes – est non seulement un indicateur fiable de la compétence argumentative, mais aussi, un levier pour améliorer cette compétence fondamentale en droit. Il nous est impossible, dans le cadre de cet article, de développer l’ensemble de nos arguments. Disons brièvement que lors de l’analyse fine des différentes compétences requises pour rédiger un cas pratique – dans le cadre de notre doctorat de sciences du langage – est apparue une corrélation forte entre d’une part, le degré de maîtrise du polysyllogisme formel et étayé et d’autre part, le niveau obtenu à l’examen. Lorsque cette macro-compétence est acquise, l’étudiant obtient au moins 12/20 à l’examen.
25Nous voudrions souligner enfin, que le syllogisme ne constitue pas seulement une contrainte formelle, à laquelle il s’agit de se soumettre sous peine de voir son raisonnement invalidé ; le syllogisme, et surtout sa forme complexe, le polysyllogisme, est un outil, un cadre du raisonnement qui aide l’étudiant à construire une argumentation justifiée en droit (la majeure) et en fait (la mineure).
3.3. Une amorce de syllogisme dialectique
26L’étudiant utilise trois stratégies argumentatives (Plantin 1996 : 39 et s.), qui visent : 1/ l’identification, catégorisation des objets ; 2/ la liaison des objets ; 3/ la cohésion avec le système juridique et sociétal. L’identification est réalisée à l’aide de la définition (§4, §6, §7), de l’inclusion : le « commencement d’exécution » (§4 à §7) et les « circonstances indépendantes de la volonté » (§4 et §8) sont inclus dans la « tentative suspendue » (§3 et §9). L’identification est réalisée, enfin et surtout, grâce au recours à des couples de notions opposées. Le schéma suivant présente quatre oppositions de catégories juridiques (a, b, c, d) :
27Nous ne nous attacherons qu’au quatrième couple de notions opposées : « approche subjective / approche objective » (d) car il met en place une opposition débouchant sur une argumentation fondée sur une stratégie visant la cohésion du système juridique car l’étudiant interprète la notion floue du commencement d’exécution.
28L’étudiant ne développe pas davantage la stratégie visant la cohésion du système ; cela ne le pénalise pas car sa réponse est conforme à son niveau d’études. En revanche, si ce cas pratique avait été donné en master et non en licence, les étudiants auraient été amenés à prendre du recul, à interpréter les solutions juridiques, à leur donner un sens non strictement juridique (choix de société) et à justifier leur position de manière dialectique. Il leur aurait donc fallu utiliser d’autres arguments visant la cohésion du système, et notamment :
la référence à des principes fondamentaux ou généraux du droit (légalité des délits, lien de causalité direct et immédiat entre la faute et le dommage) ;
la référence à des valeurs, par exemple, la protection de la société et en contrepoint le respect des droits de l’individu (dont il ne faut pas sur-interpréter les intentions criminelles) ;
l’interprétation de la loi par le biais d’arguments téléologiques (intention du législateur), pragmatiques, en utilisant par exemple un argument par les effets : une interprétation strictement subjective du « commencement d’exécution » aboutit à rendre punissable toute tentative et peut dissuader le repentir au cours de la tentative, ce qui n’est pas souhaitable socialement. C’est en prenant appui sur la dernière dissociation (approche objective / approche subjective) que le raisonnement pourrait prendre un tour plus complexe et davantage ancré dans le système juridique : en adoptant une structure dialectique. Celle-ci permet de réaliser pleinement l’objectif de cohésion du système. Les approches doctrinales et jurisprudentielles
qui pallient la carence législative – du « commencement d’exécution » expriment clairement des choix de société. La théorie objective considère qu’il faut s’en tenir aux actes d’exécution de la tentative et non à l’intention supposée de l’agent ; elle est donc protectrice des libertés individuelles et permet le repentir. À l’inverse, la théorie subjective s’attache plus à l’observation du comportement psychologique de l’agent qu’à la matérialité de ses actes. Toute tentative est ici punissable et c’est le juge qui a le pouvoir d’interpréter la « résolution criminelle » de l’agent. La jurisprudence a adopté une solution médiane, qui surmonte la contradiction des deux approches en créant la notion d’intention matérialisée pour qualifier le commencement d’exécution.
29Le mouvement argumentatif va, dans une première phase, de l’identification légale des objets, à leur interprétation/qualification dans la phase de liaison des objets, puis à leur insertion dans le système juridique. Dans une seconde phase, le mouvement argumentatif revient à l’identification et à la liaison des objets, mais « lesté » du poids de la première phase : il s’agit d’une redéfinition, d’une requalification et d’une conclusion revue au prisme de critères d’opportunité dégagés pour la cohésion du système. Dans le cas pratique, une conclusion ainsi revue notera par exemple que parfois le juge, qualifie les mêmes actes d’« actes préparatoires » lorsque l’agent est un délinquant primaire, et de « commencement d’exécution » lorsque l’agent est un récidiviste. Le juge est alors animé de considérations sociales pour déterminer la solution du litige.
30L’étudiant qui a rédigé l’extrait n° 2 réalise une performance intermédiaire – si celle du juge constitue la performance optimale. Elle se situe entre la maîtrise du syllogisme formel et celle du syllogisme dialectique. L’étudiant tend vers une argumentation dialectique avec la « pesée » du commencement d’exécution, selon que l’on opte pour une approche objective ou subjective. Il ne va pas jusqu’à introduire des motifs d’opportunité ou reposant sur des valeurs.
Cette description des différentes stratégies argumentatives à la fois présentes dans l’extrait de copie n° 2 et envisagées à partir de cet extrait, visait à insérer la performance de l’étudiant dans un cadre plus large, à évaluer la richesse argumentative en tant que compétence en devenir, saisie à un certain stade de l’apprentissage.
Conclusion
31D’un point de vue pragmatique, nous avons pensé qu’il était nécessaire de scinder la macro-compétence argumentative en trois niveaux, du plus élémentaire au plus complexe : 1/ le syllogisme formel ; 2/ l’étayage du syllogisme formel ; 3/ la justification dialectique du syllogisme formel.
32Le schéma suivant illustre l’emboitement des différents niveaux de compétence argumentative :
33Dans ce schéma, la flèche indique le sens vers lequel se développe la compétence argumentative en droit : du plus simple (incontournable syllogisme formel), vers l’étayage de ce syllogisme par des opérations plus complexes telles que la définition juridique ou l’interprétation des faits ou du droit, et enfin, vers les raisonnements dialectiques. Ce cheminement correspond à celui suivi lors d’un cursus de droit en France. Les deux premiers niveaux doivent être acquis en licence. Le troisième niveau de la compétence argumentative est initié en licence, et attendu à partir du master. Nous avons pris en compte ces différents niveaux de la compétence argumentative en droit dans les cours de français juridique conçus pour le D.U. de Préparation aux études de droit en français, que nous avons monté au sein de l’université Lyon 3. Ces cours étant destinés à des niveaux L1 à L3 en droit, ce sont surtout les deux premiers niveaux de la compétence argumentative qui sont pris en compte ; le troisième niveau (le syllogisme dialectique) est évoqué car il constitue un horizon proche pour les étudiants en licence.
34Le D.U. comporte deux matières principales : le français juridique et la méthodologie du droit. Le pivot de la formation est constitué par l’argumentation juridique : il s’agit de l’objectif pédagogique principal dans les deux matières et du lien avec la L1 de droit. Car pour réussir en L1, il faut savoir réaliser les exercices du droit (cas pratique, dissertation, commentaire d’arrêt), et donc savoir repérer puis construire une argumentation juridique.
35Le D.U. est destiné en premier lieu aux étudiants inscrits dans des universités partenaires de Lyon 3 (Université franco-arménienne à Erevan, en Arménie et Université Ain Shams au Caire, en Egypte), ainsi qu’aux étudiants non francophones, inscrits à Lyon 3 ou non, et souhaitant faire des études de droit en français. Le diplôme a été ouvert en octobre 2011.
36Cette formation vise un public large, ayant au moins un niveau B1 en français, mais sans prérequis en droit. Il est articulé et pensé en fonction de son objectif : permettre aux étudiants de réussir les exercices du droit demandés en L1 de droit. Pour ce faire, il nous a semblé pertinent de proposer un matériel pédagogique spécifique. En effet, après avoir pris connaissance de diverses formations linguistiques dispensées aux étudiants étrangers suivant un cursus de droit dans une université française, il est apparu que ce type de formation transversale à plusieurs disciplines, n’apportait pas de réponse satisfaisante aux besoins des apprentis juristes. J.-M. Mangiante et Ch. Parpette (Mangiante, Parpette, 2011 : 236) en ont également fait le constat :
Les formations linguistiques procèdent le plus souvent actuellement d’une démarche transversale pour des raisons évidentes de regroupement d’étudiants de disciplines différentes. Nous plaidons ici pour une disciplinarisation du FOU qui permettra de donner aux étudiants l’accès à des supports et des activités de formation plus étroitement liés à leur spécialité.
37La majorité des besoins des étudiants étrangers étaient identiques à ceux des étudiants français. Les besoins méthodologiques et argumentatifs des étudiants qui débutent la matière, quelle que soit leur langue d’origine, sont un. Nous partageons là encore, le diagnostic posé par J.-M. Mangiante et Ch. Parpette (Mangiante, Parpette, 2011 : 235) :
Les difficultés constatées par nombre d’enseignants concernant les méthodes de travail des étudiants français, leur maîtrise de la langue écrite, leur capacité à prendre en charge leur apprentissage, ne sont pas absolument différentes de celles que doivent surmonter les étudiants venant d’une autre langue et d’un autre système éducatif.
38De nombreux enseignants de droit nous ont confirmé dans cette hypothèse. Il a été ainsi envisagé de dispenser une partie des cours du D.U. aux 2000 étudiants francophones qui débuteront prochainement le droit à l’université Lyon 3. Les cours seraient dispensés à distance et les principaux exercices, à réaliser à la fois en français juridique et en méthodologie juridique, seraient intégrés dans le polycopié d’« Introduction au droit – Méthodologie juridique ». Ils seraient ensuite corrigés par un enseignant, en présentiel, lors des séances de TD en L1.
39Ces propositions didactiques en français juridique, axées en grande partie sur l’argumentation juridique, sont par ailleurs apparues à un moment propice : l’Université française cherche à remédier – depuis plusieurs années, mais difficilement – à l’échec en licence. Plus d’un étudiant sur deux ne réussit pas à passer en L2. Les enseignants ont conscience que les étudiants français sont très nombreux à manquer de méthodologie – méthodologie des études supérieures et méthodologie de la discipline dans laquelle ils sont inscrits –, de repères culturels, de maîtrise de la langue écrite et orale, de capacité à argumenter. Ces besoins sont, comme nous l’avons dit, largement communs à ceux des étudiants étrangers. C’est la raison pour laquelle ces cours ont reçu un accueil favorable de la part de l’université et qu’ils ont également été publiés (Damette, Dargirolle, 2012) par une maison d’édition spécialisée en droit, qui souhaitait répondre aux besoins des étudiants francophones débutant en L1 de droit.
40La création du D.U., puis la perspective de son intégration dans la licence de droit sont, à notre avis, une reconnaissance importante de l’apport de la linguistique – en particulier de l’analyse de discours et des études sur l’argumentation – à l’enseignement/apprentissage d’une « discipline non linguistique » telle que le droit. Il serait intéressant d’étendre l’expérience à la production de matériels pédagogiques destinés à la réussite en licence d’autres disciplines, en étroite collaboration avec les enseignants spécialistes des disciplines.
Bibliographie
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Auteur
Université Lyon 3, faculté de Droit privé
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