L’argumentation en français langue professionnelle. Sur quelles logiques professionnelles s’ancrent les arguments ?
p. 65-79
Texte intégral
1En contexte professionnel, les situations d’argumentation sont nombreuses, même dans des professions à faible niveau de qualification. Si nous prenons l’exemple du secteur de l’aide à la personne dépendante, secteur professionnel qui, en Île de France, recrute beaucoup de travailleurs immigrés sans qualification, nous observons que le professionnel doit argumenter avec l’usager qui n’accepte pas toujours les soins et accompagnements, avec les collègues pour déterminer une conduite à tenir, avec les équipes médicales ou éducatives pour faire valoir son point de vue sur l’accompagnement global de l’usager… Ces argumentations se retrouvent dans des situations aussi variées qu’en réunion, au moment de la toilette de l’usager, à table, dans le bureau de son supérieur hiérarchique…
2Le professionnel migrant, non ou peu francophone, est naturellement en difficulté face à ces situations d’argumentation. S’il entame une formation de Français Langue Professionnelle (Mourlhon-Dallies Florence 2007 ; 2008) le formateur ne pourra passer à côté de cette réalité et devra introduire dans ses curricula la question de l’argumentation, dans ces situations variées.
3Cependant, une difficulté se posera très rapidement au formateur, dans ce cadre, toute argumentation est liée à un agir professionnel et, s’il veut analyser les caractéristiques et les fondements de l’argumentation en contexte professionnel, il lui faut, dans un premier temps, comprendre pourquoi un professionnel agit de la manière dont il agit et pas autrement, et pourquoi il s’exprime comme il s’exprime et pas autrement. C’est-à-dire qu’il doit mener une analyse de l’agir, des discours et interactions professionnelles dans un milieu qui, a priori, lui est étranger.
4Nous proposons donc, dans cette intervention, de partir de l’agir professionnel, pour élaborer un outil d’analyse des actions, discours et interactions professionnelles, à partir du concept de « moment professionnel » (Demont, 2013), et par la suite de comprendre comment l’argumentation se construit au sein de cet agir.
5Ensuite, nous montrerons comment ce concept permet également au didacticien de construire son référentiel de formation en s’appuyant non plus sur les savoirs, savoir-faire ou savoir-être du professionnel, mais en s’appuyant sur les postures et logiques professionnelles à l’œuvre dans un secteur donné.
1. Le syllogisme de l’agir professionnel
6Pour analyser ce lien entre l’agir professionnel et le discours d’argumentation, nous nous appuyons sur la théorie de l’action de la philosophie analytique, et plus particulièrement sur le philosophe Von Wright. Cet auteur construit sa théorie à partir de l’axiome affirmant que toute action est la résultante d’une prémisse intentionnelle et d’une prémisse cognitive qui se rencontrent dans un syllogisme pratique :
Je veux provoquer a (prémisse intentionnelle)
Je considère qu’il faut faire b pour obtenir a (prémisse cognitive)
Je fais b (conclusion)
7Ce syllogisme prend en compte la finalité de l’agir et le processus. Mais dans le contexte professionnel, d’autres paramètres sont à prendre en compte pour déterminer l’agir. Jean-François Blin dans son livre Représentations, pratiques et identités professionnelles dénombre six composantes de l’action professionnelle :
Un acteur
Une finalité
Une situation
Un objet
Un processus
Un résultat
8En mettant en lien le syllogisme pratique de von Wright avec ces composantes de l’action professionnelle, nous observons que le syllogisme permet de s’interroger sur la finalité de l’action : dans la prémisse intentionnelle, « Je veux provoquer a », a correspond à la finalité de l’action. Ce syllogisme porte aussi sur le processus de l’action professionnelle, traduit dans la prémisse cognitive : « Je considère qu’il faut faire b pour obtenir a », b correspondant dans cette prémisse à ce que Jean-François Blin nomme « l’objet de l’action ». Enfin, la conclusion du syllogisme peut être assimilée au résultat de l’action. Mais nous observons que certaines composantes de l’action professionnelle ne sont pas représentées dans ce syllogisme pratique : « les acteurs de l’action » et « la situation ». En effet, l’action professionnelle est rarement le fait d’un seul individu, elle est la résultante d’une organisation et elle est toujours dictée en partie par le contexte. Pour prendre en compte l’ensemble de ces composantes, nous proposons d’intégrer au syllogisme pratique une prémisse situationnelle S et une prémisse d’agentivité qui prendrait la forme d’un algorithme pour composer ainsi un syllogisme de l’agir professionnel :
Ce syllogisme de l’agir professionnel nous conduit à faire quatre remarques :
Nous percevons que l’agir, qu’il soit actionnel ou communicationnel, n’est jamais l’effet d’une cause unique, il est la résultante de plusieurs facteurs.
Les niveaux (2), (3) et (4) vont conduire le professionnel à devoir argumenter pour solliciter la collaboration de ses pairs, de ses partenaires ou de sa hiérarchie. Cette argumentation, ayant pour objectif d’inscrire le tiers dans l’agir, s’appuiera sur le syllogisme de l’agir professionnel.
L’observateur extérieur n’a pas accès aux prémisses, il ne peut observer que la conclusion. Par conséquent, l’analyse des discours d’argumentation est particulièrement propice à accéder aux raisonnements qui précèdent l’agir.
Ces quatre niveaux vont permettre d’établir une progression dans l’acquisition de compétences de communication professionnelle1 :
Au premier niveau, « Je fais b », le professionnel est centré sur la tâche, il n’a pas à communiquer et encore moins à argumenter.
Au deuxième niveau, « Je sollicite un pair », le professionnel doit convaincre un professionnel, qui a la même logique professionnelle que lui, de coopérer.
Au troisième niveau, « Je sollicite quelqu’un qui a la compétence », le professionnel doit argumenter face à un autre professionnel qui a une logique professionnelle différente de lui.
Au quatrième niveau, « Je sollicite ma hiérarchie », le professionnel est capable d’avoir une vision de la profession suffisamment exhaustive pour être en mesure d’argumenter pour en élargir les champs de compétence.
9Pour illustrer ces réflexions, nous allons prendre un exemple de niveau (3), extrait de notre corpus de recherche sur les moments professionnels dans la profession des Aides médico-psychologiques.
2. Argumentation en contexte professionnel
10Cet extrait est enregistré au cours d’une réunion avec l’infirmière, deux AMP essayent de la convaincre d’ausculter un résidant qui ne se lève plus :
AMP1 : Il y a A. qui ne veut pas se lever de son fauteuil ce matin pour aller en balade. Je crois qu’il a un problème.
IDE : Parfois il préfère rester dans son fauteuil. Il faut que vous le stimuliez.
AMP2 : Non ! Quand son papa est arrivé, normalement il file au portail, là non. Je crois que L. a raison : il y a un problème.
IDE : Continuez à observer et transmettez sur son classeur. On verra demain comment ça évolue.
AMP1 : Quand je l’ai changé, il a un hématome sur la hanche. Je ne sais plus si c’est à droite ou à gauche.
AMP2 : Ouais ! Il a dû tomber quelque part.
IDE : Bon ! Ben, je prends rendez-vous chez les franciscaines2 pour faire des radios.
11Cet échange entre deux aides-médico-psychologiques (AMP) et une infirmière (IDE) est un exemple d’une situation d’argumentation entre professionnels. Les deux AMP pensent qu’un usager a une fracture ou entorse et souhaitent que l’infirmière demande des examens complémentaires. L’infirmière doit être vigilante à minimiser les dépenses de santé et a besoin d’être convaincue pour prescrire une radiographie.
12Première remarque, les AMP ne reprennent pas l’ensemble du syllogisme de l’agir professionnel, mais font des enthymèmes3 qui ne citent que la prémisse situationnelle. Nous constatons, à ce moment de notre recherche, que c’est une constante des argumentations en contexte de coordination, le professionnel argumente pour convaincre son interlocuteur de la situation, mais il lui laisse la responsabilité de formuler la prémisse cognitive.
13Une seconde remarque, le syllogisme de l’agir professionnel pourrait être reconstruit ainsi :
Nous voulons la santé de A.
Il ne peut plus se lever.
Dans cette situation, nous pensons qu’il faut des examens médicaux pour sa santé.
Ceci est de la compétence de l’infirmière..
Nous sollicitons l’infirmière.
14Le refus de l’infirmière paraît surprenant :
Elle ne peut que partager la prémisse intentionnelle,
La prémisse cognitive repose sur un lieu commun relativement bien partagé : « si quelqu’un qui, habituellement marche normalement ne marche plus, c’est qu’il y a un problème de santé »,
La conclusion, a priori, semble correcte, c’est sa fonction de prescrire des examens médicaux.
15Lors d’un entretien avec cette infirmière pour comprendre son positionnement, elle explique qu’« on ne peut pas systématiquement conclure qu’il y a une fracture si quelqu’un ne se lève pas », c’est-à-dire qu’elle n’a pas reconstruit le syllogisme comme nous venons de le faire, mais sous la forme d’un syllogisme classique :
Toute personne qui ne marche pas à une fracture
A. ne marche pas
A. a une fracture
16La majeure de ce syllogisme étant, bien entendu, erronée.
17Nous pouvons alors nous demander, d’une part, pourquoi elle n’a pas reconnu le raisonnement de coordination mis en œuvre par les AMP ; d’autre part, pourquoi elle prête spontanément un raisonnement si erroné à d’autres professionnels.
18Enfin, le troisième argument utilisé par les AMP emporte l’adhésion de l’infirmière. Nous pouvons alors supposer que l’infirmière ne reconstruit plus l’argumentation sous la forme d’un syllogisme classique, car cela signifierait qu’elle accepterait une majeure disant que toute personne qui a un hématome et qui ne marche pas a une fracture. Il peut aussi exister une probabilité que l’hématome soit bénin, un bleu sans enflement n’est pas forcément un indice de fracture. Un protocole écrit indique aux AMP la conduite à tenir en cas d’apparition d’un hématome : il faut mettre une pommade à l’arnica et observer l’évolution de l’hématome.
19Le fait que ce troisième argument ait emporté l’adhésion de l’infirmière, bien que la symptomatologie ne le rende pas irréfutable, nous fait penser qu’il y a un élément extra-référentiel qui sous-tend cette argumentation. Nous faisons l’hypothèse que la félicité d’une argumentation tient non de la force objective des arguments, mais de la posture professionnelle de l’énonciateur. Dans les deux premiers arguments de notre exemple, l’infirmière semble ne pas avoir reconnu sa posture professionnelle, par conséquent elle prête un raisonnement erroné à ses interlocuteurs et refuse la collaboration. Dans le troisième argument elle semble s’être reconnue, semble avoir reconstruit convenablement le syllogisme de l’agir professionnel et accepte la collaboration.
3. La posture professionnelle
20Cet exemple nous montre que l’analyse de l’argumentation en contexte professionnel ne peut se résumer à une pragmatique de l’influence du discours sur l’agir, mais qu’il s’agit de repérer comment le locuteur se situe dans l’agir, le discours et la posture professionnelle. Ces trois éléments, nous l’avons vu dans notre exemple, font système, la modification de l’un a un effet sur les autres : un discours qui ne traduit pas la posture attendue ne provoque pas l’action attendue. Le lien entre l’agir, le discours et la posture est un lien d’actualisation / potentialisation : quand le professionnel agit, il actualise une posture professionnelle, ce qui potentialise un discours ; de même, le discours professionnel actualise une posture professionnelle et potentialise un agir (ou actualise un agir dans le cas d’un agir communicationnel).
21Nous pouvons nous interroger sur les éléments qui font que, dans le troisième argument, l’infirmière reconnaît sa posture professionnelle :
Quand je l’ai changé, il a un hématome sur la hanche. Je ne sais plus si c’est à droite ou à gauche.
Ouais ! Il a dû tomber quelque part.
22Nous observons trois éléments qui actualisent dans le discours une posture médicale :
Une activité de soin qui contextualise l’observation : « Quand je l’ai changé » ;
Le choix d’un vocabulaire technique (« hématome ») plutôt que du vocabulaire courant (« bleu »)
La référence à l’anatomie (« sur la hanche »)
23Mais nous est-il permis, pour autant, de conclure que le discours des AMP manquait de professionnalisme lors des deux premiers arguments ? Pouvons-nous déduire du fait que l’infirmière ne reconnaisse pas sa propre posture professionnelle, que les AMP n’actualisait pas une posture professionnelle ? Nous ne le pensons pas, nous dirions plutôt qu’ils actualisaient une autre posture professionnelle.
AMP1 : Il y a A. qui ne veut pas se lever de son fauteuil ce matin pour aller en balade. Je crois qu’il a un problème.
AMP2 : Non ! Quand son papa est arrivé, normalement il file au portail, là non. Je crois que L. a raison : il y a un problème.
24Dans le premier argument, le contexte (« pour aller en balade ») indique une activité professionnelle de l’AMP qui n’est pas du soin, mais de l’animation. Le contexte du second argument (« quand son papa est arrivé ») implique un autre domaine d’implication professionnelle de l’AMP, le lien avec la famille de l’usager. Ces activités professionnelles ne nécessitent pas la même posture de l’opérateur, par conséquent ne potentialisent ou n’actualisent pas les mêmes discours et les mêmes actions. Ce que Fabienne Cusin-Berche et Florence Mourlhon-Dallies (2000) nomment « les points d’ancrage de l’argumentation » ne coïncident pas.
25Cette notion de « point d’ancrage de l’argumentation » vient d’une recherche menée sur les discours d’un forum de discussion, sur Internet, consacré aux OGM. Ce forum oppose deux types d’argumentaires : celui d’une parole savante et celui d’une parole citoyenne. Chacun de ces argumentaires s’ancre sur un univers de référence qui lui est propre (la scientificité, la qualité gustative…). Le débat met sur le même plan chacun de ces univers de référence, sans hiérarchie, ce qui fait qu’il est strictement impossible d’arriver au moindre consensus.
26Nous en concluons que dans un métier donné, il y a plusieurs univers de référence, point d’ancrage de l’argumentation, plusieurs systèmes faisant interagir des actions, discours et postures professionnelles. En référence à la théorie des moments d’Henri Lefebvre (1959 ; 1961), nous qualifions ces différents systèmes de « moments professionnels ».
4. Les moments professionnels
27La théorie des moments naît d’une réflexion que menait Henri Lefebvre sur le temps et la temporalité et sur l’importance qu’il accordait à la non-linéarité du temps. Il analyse le temps non comme une ligne, mais comme un ensemble de volutes. « Il se formerait donc à l’intérieur de chaque conscience individuelle ou sociale des durées intérieures […] : les moments. […] Ils ne me paraissaient ni des accidents ni des opérations de l’intériorité (subjectives), mais des modes de communication spécifiques, communicables et communiquants. Si je puis dire : des modalités de la présence » (Lefebvre, 1959 : 226).
28L’histoire individuelle d’une personne ne peut, selon Lefebvre, se comprendre de façon linéaire, de sa naissance à son présent. Elle ne peut se comprendre qu’articulée autour de moments. Ainsi, Rémi Hess, continuateur de l’œuvre d’Henri Lefebvre, fait son autobiographie en consacrant un chapitre à chacun des moments qu’il a construit dans son existence : le moment famille, le moment danse, le moment formation, le moment jardin…
29Le moment « lefevbrien » n’est pas réductible à une activité sociale ou à une situation de communication, c’est une composante de l’être au monde de l’individu, faite d’un espace, d’une temporalité et de discours qui lui sont propres. Transposer cette notion au monde professionnel permet de se doter d’un outil théorique pour identifier les différentes modalités de la présence des professionnels, en tant que professionnels, sur leur lieu de travail.
30Chaque moment professionnel contient une posture, des agir, des discours qui lui sont propres, il implique des logiques de collaboration qui diffèrent d’un moment à l’autre. Ainsi, pour reprendre notre exemple, notre recherche sur la profession d’AMP nous a conduit à distinguer quatre moments distinctifs de cette profession : le moment éducation, le moment soin, le moment animation et le moment équipe. Le moment soin implique une collaboration avec des aides-soignants, des infirmiers, des médecins, alors que le moment animation implique des collaborations avec les moniteurs-éducateurs, les animateurs. Quand nos AMP s’adressent à l’infirmière en prenant comme point d’ancrage de l’argumentation le moment animation, celle-ci ne reconnaît pas une logique de collaboration efficiente, quand ils s’inscrivent dans le moment soin, elle collabore.
5. Comment reconnaître un moment professionnel ?
31Henri Lefebvre pose les questions suivantes : « Comment et pourquoi inclure telle activité ou tel “état” parmi les moments ? Selon quels indices ou critères ? » (Lefebvre, 1961 : 344-345), il répond à cette question en posant six critères.
32La démarche que nous proposons consiste à partir des discours professionnels pour analyser les traces discursives que laisse un moment professionnel, didactiser ces marqueurs linguistiques et les enseigner. Pour ce faire nous commençons par réunir un corpus de textes oraux et écrits produits en amont de l’action, pendant l’action, et après l’action, pour ensuite rechercher les traces des six critères définis par Lefebvre :
Le moment se discerne ou se détache à partir d’un mélange ou d’une confusion, c’est-à-dire d’une ambiguïté initiale, par un choix qui le constitue. […] L’action ou le discours du professionnel vise une finalité (dans notre exemple soigner l’usager). Comment ces finalités se manifestent dans le discours ?
Le moment a une certaine durée et une durée propre. […] Dans la profession d’AMP, nous avons pu voir que le moment éducation s’inscrivait dans une durée longue (il faut du temps de maturation, de la répétition pour enseigner quelque chose), alors que le temps de l’animation s’inscrivait dans un temps plus limité : celui de l’activité proposée, augmenté du temps de préparation et du temps d’évaluation. Le moment soin alterne entre ces deux temporalités, puisqu’il se compose d’actions de prévention, centrées sur le long terme et d’actions curatives focalisées sur l’instant… Toutes ces durées ont une existence discursive différente les unes des autres.
Le moment a sa mémoire […] Cette mémoire s’inscrit également dans le discours, c’est ce que J-J Courtine nomme la « mémoire discursive » : « toute formulation possède dans son “domaine associé” d’autres formulations, qu’elle répète, réfute, transforme, dénie… » (Courtine, 1981 : 52)
Le moment a son contenu […] Il est composé d’actions et de textes identifiables et nommés dans le discours. Par exemple, le moment soin est composé de soin d’hygiène, de soin de bien-être (massage, soins esthétiques), de soins curatifs (panser des plaies, donner des médicaments) mais aussi d’ordonnance, de protocoles, de cahiers de transmissions…
Le moment a également sa forme […] Un moment a également un contenant, il n’est pas simplement une expression de la subjectivité, mais il s’inscrit dans un fonctionnement social. Le moment est donc cadré par des prescriptions sur la façon de procéder, par des logiques de coopération et de coordination, par des genres discursifs…
Tout moment devient un absolu.
L’une des caractéristiques d’un moment, définies par Henri Lefebvre, est sa tendance à devenir un absolu. Il donne deux exemples de cette absolutisation : l’amour et le jeu. Quand l’homme amoureux est aux côtés de sa bien-aimée, il ne se définit plus que comme « amoureux », il n’est plus à cet instant étudiant, professionnel ou fils, sinon cela le met en conflit intra-personnel et il n’est plus vraiment dans le moment amour. Il en est de même du joueur, quand il est entré dans le moment jeu, il n’est plus ni époux, ni père, ce qui peut expliquer les comportements addictifs.
33Le moment professionnel présente aussi cette même caractéristique d’absolutisation. Si nous reprenons le cas des aides médico-psychologiques, pour lesquels nous avons distingué deux moments professionnels : le moment soin et le moment animation, nous observons que les moments ne peuvent être investis en même temps. Si le professionnel est dans le moment animation, qu’il gère la dynamique d’un groupe d’usagers, si les circonstances font qu’il doit entrer dans le moment soin, (si un usager se plaint de douleurs, par exemple) la dynamique de groupe est rompue et le professionnel doit quitter le moment animation pour entrer dans le moment soin ou éducation.
34Ces analyses devraient permettre de repérer les différents moments professionnels à partir du corpus collecté, de les différencier les uns d’avec les autres et de comprendre par une démarche comparatiste entre les différents moments professionnels quelles sont les caractéristiques de chacun, ou plus exactement quelle logique préside à tel ou tel moment professionnel.
6. Qu’en déduire sur l’enseignement de l’argumentation dans un parcours de FLP ?
35La pertinence du concept de « moment professionnel » dans un enseignement d’une langue à des fins professionnelles ne porte pas sur l’enseignement de l’argumentation en tant que tel, mais sur enseigner à se situer en tant que professionnel dans son discours, dans ses arguments. Nous voudrions terminer cette intervention en montrant quelles perspectives ouvre l’entrée par la notion de moment professionnel pour la sélection des contenus à enseigner dans le cadre du Français Langue Professionnelle.
36Jusqu’à présent nous nous sommes focalisés sur l’analyse des données. Après cette étape, le didacticien doit résoudre la question des curricula de formation, établir un référentiel de formation à partir des résultats de ses analyses. Le concept de moment professionnel permet de répondre à trois questions relatives à l’établissement de ces référentiels :
Selon quels critères organiser le référentiel ?
Comment s’assurer d’une représentativité suffisante des données collectées pour garantir l’exhaustivité du référentiel ?
Quel sera l’orientation du référentiel, un référentiel des compétences de communication, des savoirs linguistiques, des situations professionnelles ?
37Le processus de référentialisation des résultats d’analyse consiste à organiser ces résultats selon un cadre préexistant, qui permet de s’assurer de l’exhaustivité du référentiel. Ainsi, dans la revue Le français dans le monde – Recherches et applications de juillet 2007, consacré au thème « Langue et travail », trois démarches de référentialisation des compétences professionnelles sont ainsi proposées (De Ferrari, 2007, Mangiante, 2007, Letendard-Mulder, 2007). Le cadre sur lequel s’adossent les analyses de terrain peut être un référentiel professionnel. Jean-Marc Mangiante (2007 : 131) propose ainsi « d’établir une comparaison “ligne à ligne” avec les référentiels-métiers correspondants qui ciblent de leur côté les compétences professionnelles propres à ce métier ». Ce cadre peut être linguistique, ainsi, Anne Létendard-Mulder (2007 : 163) choisit d’appuyer ses analyses sur le Cadre Européen Commun de Référence pour « ne rien oublier et […] envisager la formation de façon globale ». Enfin le cadre utilisé peut être créé spécifiquement pour avoir une vision globale des compétences communicatives au travail. Ainsi, Mariella de Ferrari propose une carte des compétences (2007 : 54) qui répartit les compétences de communication selon onze axes de sollicitation des compétences communicatives au travail et quatre niveaux d’exercices de ces compétences.
38Le concept de moment professionnel et la méthodologie d’analyse des situations, discours et interactions par les moments professionnels permettent au didacticien de s’inscrire davantage dans une perspective ethno-méthodologique et d’adosser ces analyses à des catégories directement issues de ses données, l’identification des moments professionnels se faisant par l’analyse des discours tenus sur la profession par les professionnels eux-mêmes et par leurs prescripteurs. L’ensemble des résultats des analyses de terrain, des interactions et des discours peut ainsi être organisé en autant de catégories qu’il y a de moments professionnels. Si nous reprenons le cas des AMP, nous avons réparti tous nos résultats d’analyse en quatre moments : le soin, l’éducation, l’animation et l’équipe.
39La deuxième question était relative à l’exhaustivité du référentiel. La théorie des moments rend impossible de poser la question en ces termes. Le moment lefebvrien étant composé de deux faces, l’une sociale, issue des lieux d’appartenance du sujet, l’autre individuelle, issue de son histoire et de sa psychologie, il n’est pas possible de prétendre ni à l’exhaustivité de la description d’un moment, ni même de garantir sa représentativité. La finalité didactique que poursuit le formateur de FLP, qui se réfère à la théorie des moments, est de permettre à l’apprenant « d’entrer dans le moment » (Hess, 2009) en langue française. Un apprenant entre en formation de FLP avec une compétence dans sa profession qui dépasse souvent celle du formateur. Ce qu’il a besoin d’apprendre, c’est de mettre en lien ses compétences personnelles, son expérience des situations professionnelles et les savoirs relatifs à la profession avec l’exercice de la profession en langue française et au sein d’une culture de travail française (ou suisse ou belge ou québécoise, selon le lieu d’exercice de la profession et de la formation). Dans cette perspective, un référentiel de formation de FLP ne sera plus conçu comme la liste des savoirs, compétences et/ou situations de communication à maîtriser, mais comme une boîte à outils de données qui permettent de construire cette passerelle entre une expérience et une connaissance exolingue et exoculturelle et une compétence discursive et culturelle dans un autre contexte national.
Figure 1. Extrait de notre référentiel de formation des Aides médico-psychologiques.
Situation : Faire la toilette d’un usager Moment Soin
Actes de parole :
– Annoncer ce qu’on va faire
– Commenter l’action en cours
– Rechercher le consentement
– Faire la conversation
Intertextes :
– Feuille de soin
– Compte-rendu de réunion
– Consigne de l’infirmier
– Mode d’emploi du matériel technique (lève-malade…)
– Notice des pommades et autres produits de soin
– Discours de formation sur la réalisation d’une toilette (en douche, baignoire, lavabo, ou au lit)
Repères socioculturels :
– Atténuer ses propos pour protéger la face de son interlocuteur qui est en situation de faiblesse
– Comprendre le rapport au corps et à l’intimité tel qu’il est vécu en France
Compétences linguistiques :
– Le lexique des parties du corps
– Le lexique des produits d’hygiène
– Le lexique médical cutané (plaque, escarre, hématome…)
– Les procédés d’euphémisation
– Poser une question
– Utilisation de on
– Présent de l’indicatif
– Futur proche
40Ce qui nous amène à la troisième question que nous avons posée en préambule de ce chapitre : de quoi est faite cette « boîte à outils » ? Ce référentiel, nous l’avons déjà signalé, n’est ni un référentiel des compétences (qui listerait l’ensemble des savoir-faire nécessaires), ni un référentiel de formation (qui listerait l’ensemble des savoirs nécessaires), ni un référentiel professionnel (qui listerait l’ensemble des situations que doit pouvoir gérer un professionnel). Ce référentiel des moments est un mixte de ces trois types de référentiel, il liste comment les discours, savoirs et savoir-faire s’actualisent dans une situation en fonction d’une posture professionnelle.
41Nous avons observé dans un article précédent (Demont, 2013) que cette activité professionnelle de l’AMP, faire une toilette, était potentiellement traversée par deux moments : le moment soin, et le moment éducation. L’intérêt de ce référentiel des moments, c’est qu’une même situation professionnelle va être abordée sous deux postures professionnelles différentes. Ainsi, la posture éducative se distingue de la posture soignante en distinguant face à un discours de réparation de la face un discours de consigne (Demont, 2013 : 67) :
dans une logique de soin […] l’activité du professionnel crée un rapport soignant/soigné asymétrique qui doit être pallié par le discours ; le discours de consigne se situe dans une logique que nous appelons « éducative », où l’activité du professionnel vise à faire advenir en la personne handicapée un pair […] qui soit acteur de sa vie […] et autonome […] L’activité éducative n’est pas une atteinte à la face ou au territoire de l’interlocuteur ; au contraire, c’est une activité discursive de valorisation.
42Une formation dispensée en suivant un tel référentiel permettra donc aux apprenants de savoir se positionner dans une posture pertinente dans une activité professionnelle, en fonction des objectifs poursuivis et du contexte de réalisation de l’activité.
Conclusion
43Notre réflexion se situe dans la lignée des écrits d’Oswald Ducrot, en montrant que l’impact de l’argumentation ne dépend pas du logos, le raisonnement n’étant pas donné dans son intégralité, mais juste sous la forme d’un enthymème à partir duquel l’interlocuteur doit reconstruire le syllogisme dans son ensemble. Seul l’ethos permet cette opération de reconstruction du raisonnement, l’interlocuteur va opérer en fonction de ce que le locuteur lui donne à percevoir d’où il parle. L’ethos ne pallie pas simplement les manques du logos, il ne rajoute pas un supplément de valeur au raisonnement pour emporter la conviction de l’interlocuteur, il est le socle sur lequel celui-ci peut s’appuyer pour comprendre le logos. En situation d’argumentation professionnelle l’ethos des locuteurs est orienté par la posture professionnelle. Notre analyse de la situation d’argumentation entre deux AMP et une infirmière a montré que ce qui compte pour convaincre l’autre, en tant que professionnel, c’est de se situer dans le discours dans une bonne posture professionnelle.
44Or, la posture professionnelle n’est aisée ni à objectiver à des fins d’analyses, ni à enseigner. L’intérêt du concept de « moment professionnel » est de permettre à l’analyste de matérialiser dans le discours l’ethos d’un professionnel en rendant visible sa posture professionnelle en discours. Ce concept est également un outil pour le didacticien pour identifier les traits pertinents pour enseigner à se situer dans une posture professionnelle dans son discours, ou à identifier dans quelle posture se situe un interlocuteur quand il s’exprime.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cette progression reprend celle définie par l’Outil de positionnement transversal de Mariela de Ferrari, Florence Mourlhon-Dallies et al.
2 Hôpital privé de Versailles.
3 Un enthymème est un procédé d’argumentation qui consiste à ne formuler qu’une prémisse d’un syllogisme, laissant l’interlocuteur reconstruire l’intégralité du syllogisme par implicite.
Auteur
Université Paris 3, Syled - Cediscor
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