La (dé)composition du cours ou les paradoxes de l’enseignant
p. 153-159
Texte intégral
1Quitter le bureau pour la table de l’étudiant ; se regarder, s’écouter faire un cours de littérature ; en un mot, se mettre en miroir pour juger de son propre enseignement : la caméra nous le permet, œil indiscret, angoissant et impitoyable que l’on finit par oublier au fond de la classe. Soudain, devant l’écran, la situation se renverse, et qui serait le mieux à même de juger de la performance que celui qui l’a performée ? Comment, se dit-il, je croyais avoir suivi une trajectoire unie, et j’entends un propos décousu, décomposé ? Je croyais avoir un plan, je n’en avais que l’ébauche.
2Partons d’un premier paradoxe, qui en annonce quelques autres : le cours que je viens de revoir1 repose, comme toute heure d’enseignement, sur un tissu de circonstances aléatoires, un mouvement perpétuel de contingences artificiellement contenues dans le cadre administratif d’une structure – l’emploi du temps – aussi rigoureuse que reproductible. Dans une case temporelle réglementaire, une parole élabore l’approche d’un savoir, la théorisation d’une méthode et son application en temps réel : à partir de quelques textes, de la présentation d’un auteur et d’une époque, la dissertation surgit, avec ses rituels, ses contraintes, ses usages transmis de génération en génération2. Comment la préparer, la construire, la rédiger ? Tout cela obéit à une progression et à des codes dont il serait téméraire de s’écarter.
3Dans l’idéal, savoirs et méthodes pré-existent et sont transmis à des étudiants qui engrangent, absorbent et reproduisent. Mais l’idéal reste un point de fuite que la ligne approximativement droite du cours n’atteint jamais, nous l’allons voir.
4Avant d’entrer dans le détail des variations de la parole magistrale, je rappellerai que sa réception est conditionnée par un certain nombre de facteurs tant physiques qu’intellectuels. Du côté du maître, un débit qui peut aller de l’adagio au scherzo ; une préparation, en amont, qui, confrontée aux aléas de l’instant, doit faire la part de l’improvisation ; enfin, en n’évoquant que pour y revenir la fragmentation inhérente à la transmission d’un savoir, la volatilité du dire. Du côté de l’enseigné, une capacité d’appréhension nécessairement tributaire des circonstances ; une capacité de saisie, de compréhension et de prise de notes qui repose sur de nombreux paramètres, qu’ils soient linguistiques, culturels ou situationnels ; enfin le flottement de l’écoute.
5Quand on se regarde faire cours, on est frappé par le décousu d’un propos que l’on croyait raisonné, voire rationnel. En réalité, cette pseudo-rationalité vient de la maîtrise, en amont, de connaissances et de techniques ; elle est le fruit d’une imprégnation qui induit sur le moment, une logique et des références nécessairement elliptiques. Un cours, disais-je, possède une trajectoire ; il se présente comme un enchaînement de concepts et de notions – dans l’idéal. Dans la pratique, cette trajectoire ne cesse de dévier ; la parole se morcelle ; elle s’interrompt pour renaître autrement ; elle se profère dans une temporalité qui outrepasse le présent de l’énonciation. De même, dans sa réception, elle est captée par phases, découpée sur le papier en notes cabalistiques ou démesurées, en un mot, métamorphosée.
6On sait d’où l’on part, on croit savoir où l’on va, mais sait-on où l’on arrive, et dans quel état ?
7Si la linéarité d’un argumentaire repose sur un processus déductif et, dans le cas d’une dissertation, sur une forme tripartite pré-établie qui obéit à des règles précises, la linéarité de l’oral est scandée de rappels et d’annonces qui reportent l’auditeur dans un passé plus ou moins lointain ou le projettent dans un avenir plus ou moins proche. À partir d’un thème directeur ou du développement d’un exercice, divers mouvements analeptiques se déploient au gré des passés composés ou des plus-que-parfait : « Comme je l’ai dit la semaine dernière… », ou « Je vous l’avais signalé au début du semestre… » ; il ne recule, de même, devant aucun futur : « On abordera cette question plus tard… ». Le curseur se déplace sans cesse sur l’axe du temps, et le cours devient une routine instable : tout élément peut être prétexte à une oscillation entre anamnèse et prophétisme. Ce jeu entre l’accompli et le virtuel lui confère une triple cohérence.
8 Tout d’abord à long terme : l’incise extra-thématique ou supra-problématique appartient à un ensemble dont on suppose que l’étudiant, par son écoute et par ses notes, reconstituera la totalité ; mais aussi à moyen terme : les séances s’articulent, et le cours est fait d’engrenages que l’on souligne ; enfin, au sein de la même heure, la parole associe des éléments d’abord disjoints.
9Le problème du cours, mais en même temps sa richesse, est celui de l’exhaustivité, toujours chimérique, de la ramification des savoirs, de la contiguïté des thèmes et des techniques. Analyser une figure de rhétorique, c’est en frôler une autre, c’est en approcher une troisième. D’où certaine tendance au résumé, à une simplification parfois caricaturale, à l’ellipse éloquente, voire au silence incitatif : « Je ne parlerai pas de… Vous irez vous-mêmes consulter telle grammaire… ». Toute heure de cours est, par essence, déceptive.
10Quelle que soit la progression du cours, son rythme, sa complexité, annonces et rappels sont nécessaires dans la mesure où ils insèrent des balises dans le flux – le flot – de la parole et incitent l’étudiant à reconstituer la « chaîne secrète » des phases, épisodes et interruptions auxquels, par sa présence attentive, il participe. Qu’il s’agisse de rappels internes (d’une séance à l’autre), de rappels savants (une date, un fait, un nom appartenant à la mémoire collective et censés être connus) ou de rappels de méthode (au risque de la redondance). Il en va de même des annonces, qui créent un effet d’attente, on n’ose dire de suspens, mais combien d’attentes déçues et de promesses non tenues ? Combien de prolepses purement phatiques ? Les annonces créent en quelque sorte un rebond de séance en séance et, comme les rappels, font du cours une chambre d’échos, tout en entretenant une certaine dramaturgie (« Le jour du concours, vous n’oublierez pas… »).
11Le professeur demande ainsi à son public d’être à la fois dans le mouvement du cours et d’accéder à une sorte de surplomb temporel qui lui permette d’appréhender à la fois l’instant de la parole et la totalité du propos qu’elle élabore ; il lui demande de se souvenir et d’attendre, par conséquent d’accepter un état de tension et d’attention durable, sous peine de perdre un morceau de l’impalpable mosaïque qui se construit devant lui ; il lui demande surtout de mettre au point un système de notes qui rende compte des rappels et annonces en temps réel (par exemple par des symboles), puis à la relecture (par des couleurs ou des soulignements).
12Le paradoxe est que prolepses et analepses ont rarement été programmées. Dictées par les circonstances, elles sont le plus souvent improvisées. L’étudiant doit donc reconstituer un tout (une totalité relative) dans les aléas d’un discours globalement structuré mais soumis aux impulsions du moment et de l’humeur, aux rencontres d’une parole féconde en collages et autres cadavres exquis, aux hasards objectifs de l’échange.
13Mais, dira-t-on, les énoncés notionnels constituent, au moins, un élément solide et perdurable ? Une définition (qu’est-ce qu’une métonymie ?) est objective, une démonstration (par exemple la problématique d’une dissertation) est rigoureuse, une information historique (Victor Hugo est né en 1802) est incontestable.
14Dans l’idéal, ces éléments reposent sur une mémoire collective, une vérité quasi officielle : celle des dictionnaires, par exemple, ou des encyclopédies. Dans l’idéal – restons-y encore un instant – chacun s’agrège à ses congénères autour de lieux communs du savoir, autour d’énoncés qui auraient donc, dans la mouvance universelle, un pouvoir fédérateur3.
15En réalité, l’idée même de définition est une illusion, par conséquent un choix, une option et une optique qui prétendent à l’universel. Il n’est que d’entrer de quelques pas dans la jungle lexicographique pour constater que les dictionnaires, s’ils se recopient souvent, sont en sourde rivalité les uns avec les autres, et que dire des grammaires et des manuels ?
16Faut-il maintenant argumenter pour démontrer l’artifice de toute argumentation, tributaire de ses préjugés, prétextes et présupposés ? On est toujours sophiste quand on disserte ; on l’est plus encore quand on cherche à prouver qu’on ne l’est pas.
17Oui, Victor Hugo est bien né en 1802 à Besançon. Les faits sont là, mais qu’a-t-on dit en déroulant l’état-civil ? Est-ce bien Victor Hugo qui est né en 1802, ou un enfant du même nom qui, plus tard, écrira Les Misérables ? L’enseignant et ses enseignés n’en communieront pas moins – par facilité, par opportunisme, par faiblesse – sous les auspices positivistes d’une histoire littéraire qui est si peu histoire, et si peu littéraire. Les fondamentaux du savoir, qui semblaient constituer les fondations du cours, n’en sont en réalité que les fausses fenêtres.
18C’est ainsi que l’on croit savoir, que l’on utilise un savoir qui repose sur la pointe d’une aiguille. Comme on répond « Marignan » à celui qui vous dit « 1515 », on rétorquera « Hernani » à qui dira « 1830 ». Mais il faut plus de temps que n’en offre un semestre pour reconstituer, pour ranimer 1830, ou la bataille de Marignan.
19La force du cours, c’est cependant sa latence de savoir : s’il isole un élément et ne le glose que pendant quelques minutes, c’est que son propos le propose plus qu’il n’en cerne ou discerne les limites ; il se sait insuffisant, forcément insuffisant, mais en même temps germinatif. Le cours commence en effet à l’instant où il se termine : il n’était que l’impulsion, indiquait une direction, lançait quelques suggestions heuristiques ou herméneutiques. D’où ce nouveau paradoxe : le cours n’a été (dé) composé que pour être prolongé, (re)bâti, (re)composé. L’objet scolaire, alors, deviendra peut-être culture, et la culture art de vivre.
20Un énoncé notionnel, dans la gravitation orchestrée des fragments d’une leçon, est une étape qui reste, pour beaucoup d’étudiants, le terminus ad quem du cours. Hernani, 1830, tout est dit, ou à peu près. À cela au moins on peut se raccrocher quand le maître brouille les cartes, en particulier quand se mêlent aux effets de temporalité et aux énoncés en trompe-l’œil les imbrications de discours.
21Imbrications ou enchevêtrements ? Lorsqu’on analyse son propre discours, on est frappé de la multiplicité des entrées. Tout se passe comme si, au bénéfice d’un thème global, le cours n’était qu’un continuum d’incises. Phase après phase, phrase après phrase, le thème se construit à un rythme irrégulier. Certes, tout exercice appelle des insertions plus ou moins longues, plus ou moins signalées, plus ou moins reliées au thème originel, et plus ou moins repérables. Mettons-nous cependant, par le biais de la caméra, à la place de l’étudiant : ce qu’il entend doit lui sembler une mise en abyme de chaque instant.
22Quand commence une digression ? Quand s’arrête-t-elle ? Posons le problème autrement : et si la digression était la substantifique moelle du cours ? Au nom de quel principe pédagogique devrais-je l’interrompre, alors qu’elle me porte, sur les ailes de l’improvisation, exactement où je voulais aller, sans pour cela toujours connaître, à l’origine de mon cours, où m’emmènerait mon parcours ? Loin d’être une transgression, la digression est progression, comme s’il y avait, dans la prolifération des références, un sens, non seulement une signification subliminale, mais bel et bien une direction.
23Tout peut la provoquer : le jeu des questions-réponses, les réactions du public, l’actualité, la connexité des thèmes. D’amplitude variable, une bonne digression surprend mais n’étonne pas, car le kaïros heuristique affirme indirectement la contiguïté des savoirs. D’où mon quatrième paradoxe : ce qui est sanctionné dans une copie devient, dans le corrigé, une qualité, un gage de diversité, d’ouverture et de richesse4.
24La tâche de l’étudiant face aux imbrications est triple : parvenir, par la prise de notes, à reproduire sur sa feuille les évolutions de la parole, de manière, par la suite, à visualiser les méandres du cours ; suivre lui-même, par la suite, les pistes ébauchées, tirer les fils de la pelote, répondre aux incitations multiples de ce qu’il a entendu, transcrit et relu ; entrer enfin dans un savoir pluriel, où ce que l’on a appris n’est jamais que le seuil de ce qui reste à apprendre.
25 Des imbrications aux implications, il n’y a qu’un pas. Un cours se joue en effet dans un triple contexte, c’est-à-dire dans un triple conditionnement : le programme, que l’on s’est choisi ou qui a été imposé, avec tout ce qu’il induit de contraintes ; le biotope culturel (région, milieu social du public, habitus langagier, etc.) ; l’histoire enfin, parcourue d’idéologies, mais aussi d’angoisses diffuses. Comment le présent ne déteindrait-il pas sur le moment de l’énonciation formatrice ? L’équilibre est subtil entre la neutralité de la salle de classe et les convictions individuelles.
26Ce problème se pose avec acuité quand il est question de méthode : l’explication de texte peut, par exemple, se nourrir d’une critique psychanalysante, néo-marxiste, thématique ou post-structuraliste. Elle peut reposer sur l’a priori de la Raison universelle, ou au contraire préconiser une relation intuitive au texte. Elle peut revendiquer l’artifice d’une lecture finie, cadrée, planifiée, voire d’une méthode d’argumentation indéfectiblement aristotélicienne, ou au contraire ne s’épanouir qu’au risque d’une maïeutique. Faut-il mettre sur ses cours des étiquettes, ou faut-il ouvrir l’interprétation au bruissement des approches ?
27Nouveau paradoxe : l’étudiant est officiellement noté, parfois au demi-point près ; ses performances sont quantifiées, deviennent l’objet de statistiques. La tyrannie de la moyenne (pourquoi 10 plutôt que 9 ou 12 ?) nécessite un système complexe de coefficients, et la docimologie se rêve science exacte. Mais en même temps, dans le feu du cours, c’est à la ductilité intellectuelle de l’individu que l’on fait appel : ne lui demande-t-on pas d’accepter d’un cours à l’autre, voire au sein du même cours, des approches diverses et variées, parfois contradictoires ? de garder trace de discours non-finis parce qu’infinis, approximatifs, sinon aléatoires ? de subir des sensibilités qui peuvent aussi bien flatter que heurter la sienne ? d’apprécier une performance où l’on joue sur le temps et sur les mots tout en proclamant l’intemporalité triomphante d’une méthode qui oscille entre recette et martingale ? Comment survivre ?
28À court terme, par une relecture sélective du cours qui établisse hiérarchies et priorités, et surtout qui en poursuive la dynamique ; à moyen terme, en adoptant un point de vue synthétique qui repère les lignes de force, rende son unité à la démonstration que l’oral a morcelée et privilégie une logique d’ensemble au détail, même pittoresque ; à long terme, en utilisant dans l’ensemble du cursus honorum les savoirs en apparence éparpillés au fil des heures.
29Le décousu pédagogique est ainsi une provocation, dans le meilleur sens du terme. Par le décalage, la rupture, par la surprise, il est garant d’un échange et permet d’ouvrir la parole magistrale à la communication. Un cours est une succession de rôles ; on y joue sur plusieurs registres ; on y maîtrise, ou feint de maîtriser, une temporalité malléable. Tout l’art d’apprendre consiste à apprivoiser cette théâtralité.
Bibliographie
Références bibliographiques
MANGIANTE Jean-Marc & François RAVIEZ, 2015, Réussir ses études littéraires en français, Grenoble, PUG.
MEYER Michel, 2008, Principia rhetorica, Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard.
Notes de bas de page
1 En réalité de voir : le Je enseignant est un autre.
2 Sur ces questions de méthodologie, mais aussi sur le problème de la réception et de l’utilisation du cours par l’étudiant, on pourra se reporter à l’ouvrage de Jean-Marc Mangiante et François Raviez, Réussir ses études littéraires en français, Grenoble, PUG, 2015.
3 Voir à ce sujet les analyses de Michel Meyer, Principia rhetorica, Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, 2008, en particulier p. 114-121 : « Les fonctions des lieux communs (topoï) comme modulateurs argumentatifs de l’identité et de la différence ». « En fait, lit-on p. 116, les topoï sont des réducteurs de problématicité, donc de distance également, grâce à l’évidence dont ils jouissent aux yeux de ceux qui y adhèrent ; ils créent de l’identité avec l’auditoire, en s’appuyant sur la ressemblance (ou l’opposition) avec des contenus communs et à l’auditoire et à l’orateur […] ».
4 On ne confondra pas digression et parenthèse : la première est infinie ; la seconde, dûment signalée, s’auto-limite dans le temps.
Auteur
Textes et Cultures (EA 4028), Université d’Artois
Maître de conférences habilité à l’UFR de Lettres et Arts de l’Université d’Artois. Spécialiste des mémorialistes d’Ancien Régime, il a édité Saint-Simon, Rousseau, Anna de Noailles. Il est également l’auteur, en collaboration avec Jean-Marc Mangiante, de Réussir ses études littéraires en français (PUG).
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