Discussions
p. 75-79
Texte intégral
1• M. Emile Braeckman : Je voudrais prendre la défense du protestantisme espagnol et des Protestants espagnols, parce que on a l’impression que le protestantisme en Espagne a été surtout le fait des « étrangers ». Ce qui n’est pas tout à fait le cas. Je regrette qu’on n’ait pas parlé des « Alumbrados* » qui ont précédé la Réforme en quelque sorte, et aussi de tout le travail qui a été fait par l’Université de Alcala de Henares avec le cardinal Cisneros. D’autre part, réduire le protestantisme espagnol à la seule Espagne, c’est oublier le Sud de l’Italie avec Juan de Valdès, et aussi les Pays-Bas où officièrent des pasteurs tel que : Juan de Morillo, ou Cassiodore de Reina. Des pasteurs qui officièrent à Anvers, mais aussi à Francfort, et à Londres.
2• M. Pierre Wheeler (pasteur évangélique à Arras) : Je me demande si on n’oublie pas l’influence de la Bible pour ce qui concerne la Réforme. On a parlé des écrits de Luther et de Calvin en ce qui concerne l’Espagne. Mais il me semble, qu’à la base, il y avait la Bible, en France comme ailleurs. Je me demande jusqu’à quel point, le Nouveau Testament de Cisneros en Espagne a eu une influence pour la Réforme en Espagne, tout comme la traduction bilingue du Nouveau Testament d’Erasme, publié en 1516 à Bâle, a eu une influence dans le Nord de l’Europe pour la Réforme et fut à la base de la traduction de la Bible en langue vulgaire.
3• M. Emile Braeckman : Je crois que la traduction allemande de la Bible par Luther fut établie sur le texte grec d’Erasme, mais aussi sur la « complutenses » de l’Université d’Alcala qui avait été faite par Cisneros. Luther travailla donc avec des textes grecs mais aussi latins.
4• M. Yves-Marie Hilaire : Je crois que nous sous-évaluons l’énorme influence d’Erasme dans toute l’Europe dans les années 1515-1530. Les grandes coupures sont postérieures et se placent dans les années 1530-1540 en France comme ailleurs. Jusque-là on espéra la conciliation et Erasme, qui restera catholique et polémiquera d’ailleurs avec Luther, aura une grande influence et sera un grand diffuseur de la Bible. Une bonne partie des dirigeants espagnols sont érasmiens. Les premiers conseillers de Charles Quint sont érasmiens. Ensuite tout cela tournera court car les positions se radicaliseront.
5• Mgr. Derouet : Je partirais d’une réflexion que j’ai cru retenir dans la présentation de M. Lottin lorsque nous avons assisté, hier soir, au vernissage de l’exposition sur l’Edit de Nantes. J’ai cru comprendre, et c’est ce qui me préoccupe un peu maintenant, que l’Edit avait été une espèce de tête de pont avancée de la tolérance puisqu’il permettait le principe de la coexistence dans les mêmes lieux de deux confessions. Ma question est de savoir si on ne fut pas obligé de procéder à un partage, à une répartition confessionnelle dans les Flandres septentrionnales. M. Vogler évoquera tout à l’heure le principe du cujus regio, ejus religio de l’Empire, et là j’ai été très intéressé par l’évocation de cette « Religionsfrid », ce projet d’une « paix de religion » dans les Pays-Bas espagnols. N’était-ce pas une sorte de prologue à ce qui devait devenir plus tard l’Edit de Nantes ?
6• M. Alain Lottin : J’allais dire essentiellement non, mais il y a tout de même un petit oui. C’est non, parce que le projet de « paix de religion » n’est pas un début, mais au contraire une sorte de tentative presque désespérée de sauver l’Union et d’empêcher que les gens ne se scindent. Le prince d’Orange échouera. Son projet de paix sera rejetté par les Catholiques et par les extrémistes protestants. Il n’a été défendu que par les Orangistes. Le petit oui, c’est si je fais le lien avec Duplessis-Mornay. On a évoqué le rôle de Duplessis-Mornay, et d’autres, dans la rédaction de l’Edit de Nantes, et il est évident qu’autour du prince d’Orange, il y avait un certain nombre de conseillers parmi lesquels Duplessis-Mornay. Ces hommes avaient contribué à l’élaboration de ce projet de paix, et surtout avaient tenté de le défendre et de le vulgariser, si bien que c’est là qu’on pourrait trouver un lien avec l’Edit de Nantes. Tous ces hommes étaient, par ailleurs, étroitement liés entre eux.
7• M. Aline Goosens : J’aurais voulu apporter quelques petites remarques sur l’exposé de M. Lottin, positives bien sûr. J’ai travaillé aussi sur Lamoral d’Egmont et j’ai donc été intéressée par ce que vous avez dit, parce que effectivement c’est une personnalité extrêmement complexe. Je me permets, personnellement, d’être un peu plus réservée quand vous dîtes qu’il est de bonne foi et que c’est un homme ouvert. Il me laisse plutôt l’impression d’être un homme extrêmement malléable, qui est dans l’entourage du prince d’Orange pour des raisons politiques et pas du tout religieuses. D’ailleurs, à ce sujet, la révolte de 1567 est une révolte plus politique que religieuse qui utilise très largement l’argument religieux et notamment l’argument de l’inquisition. Ce sera là un thème centralisateur du mécontentement des populations. Un autre point : à mon sens, il ne faut pas mettre la répression religieuse entre 1520 et 1576 sur le même plan d’égalité. Il y a des périodes de répression très dures qui succèdent à des périodes beaucoup plus calmes où parfois même la répression n’apparaît même plus sur le terrain. L’exception c’est le Conseil des Troubles dont la mise en place en 1567 démontre chez Philippe II une volonté de réprimer entre 1567 et 1576 qu’on pourrait qualifier de totalitaire, voir même de génocide. Une autre chose, pour apporter un contrepoint plus positif, vous parlez de 1577-1579 comme de deux années où tout était possible, je serais tentée de rajouter 1566. Entre le moment où le compromis des nobles se constitue en décembre 1565 et la révolte iconoclaste de juillet/août 1566, nous avons une période fertile en débats. La requête qui est présentée le 3 avril 1566 par la noblesse, est elle-même porteuse de tout ce qui viendra par la suite dans ces fameux édits de pacification que ce soit la « Pacification de Gand » ou la « Religionsfrid », les idées de coexistence confessionnelle sont déjà là et c’est une demande. Or quand on lit la réponse que Marguerite de Parme, la Gouvernante, apporte trois semaines plus tard, on constate que ce qu’elle demande, c’est l’arrêt des procédures inquisitoriales sur le terrain et quand on examine effectivement l’action des tribunaux dans les grandes villes des Pays-Bas, on remarque un ralentissement brutal des procédures, on ne poursuit plus. On permet la pratique du culte calviniste. Bien sûr cela ne durera que quelques mois. Il faut quand même bien insister sur le fait que la coexistence confessionnelle existera en des endroits précis et à des moments précis.
8• M. Alain Lottin : Nous sommes évidemment sur « notre » histoire à nous gens du Nord, et c’est normal qu'elle suscite des débats. Egmont, je me réjouis qu’il soit étudié. Nous avons découvert, voilà quelques années, le rôle d’Egmont alors qu’on mettait alors peu en valeur ce rôle.
9D’autre part, j’ai rassemblé pour des commodités de plan la période 1530-1566, mais elle est bien entendu extrêmement complexe. En revanche, je ne partage pas votre point de vue quand il s’agit de rapprocher la période 1576-1579 où tout était possible, et le printemps 1566 où, là, rien n’était possible. Sur le plan des idées peut-être, mais l’immense différence c’est qu’au printemps 1566, certes il y a Marguerite de Parme, mais elle est Gouvernante générale, le patron, le chef, c’est Philippe II et avec lui on ne discute pas. C’était impensable et il l’a dit constamment. Certes il peut donner l’impression qu’il réfléchit, qu’il est prêt à négocier, mais il prépare bel et bien l’expédition du duc d’Albe. Ce qui est en jeu à cette époque c’est l’autorité du roi et la puissance espagnole. En revanche, en 1576-1579, ce qui se joue c’est l’existence d’un grand Etat qui va des collines d’Artois jusque Overijssel, et là les révoltés pouvaient réussir, je crois que ce n’était pas possible, mais il y avait éventuellement une possibilité d’avoir un comportement autonome par rapport au Roi. C’est pour çà que je crois que les deux périodes sont un petit peu différentes.
10• M. Emile Braeckman : Je voudrais remercier M. Lottin qui a réussi à présenter en une demi-heure, trois quarts de siècle ! Je voudrais revenir sur l’année 1566. Un petit point sur lequel je ne suis pas d’accord avec vous : vous dîtes que l’accord du 23 août est uniquement pour les campagnes, or je crois qu’il était valable aussi pour les villes. En ce qui concerne les Valenciennois, il faut dire que l’accord du 23 août n’est arrivé chez eux que le 25 août, un accord qui disait : « là où les prêches se font actuellement ». C’est donc sur la question des dates que çà se joue. J’ai fait une petite statistique sur la journée du dimanche 24 août et je me suis rendu compte que pour l’ensemble des Pays-Bas du Sud, on arrivait à plus de cent vingt mille personnes ayant assisté aux cultes, « aux champs » ou dans les églises, ce dimanche là. Quand on sait qu’il n’y a qu’environ deux millions d’habitants dans l’ensemble des Pays-Bas, c’est énorme. C’était une masse ! C’est là un argument qu’il faut tenir compte pour le succès probable de l’insurrection de 1566. Il y avait une masse énorme du peuple engagée, mais l’année suivante, suite à l’action de la Gouvernante et de ses trois corps d’armée, il y a eu une importante émigration et, en 1567, ce n’était plus possible. C’est un premier point. En deuxième point, en ce qui concerne la position de Guillaume d’Orange et la « Paix de religion », je voudrais apporter un petit élément : nous fêtons actuellement le quatrième centenaire de l’Edit de Nantes, mais aussi la mort de Mamix de Sainte-Aldegonde. Or, c’est lui qui, en 1572, a tenu le discours de Dordrecht, au nom du prince d’Orange, où il a fait reconnaître le Prince comme « stathouder », c’est-à-dire gouverneur, mais aussi le principe de l’égalité des religions entre réformés et calvinistes. Ce qui est intéressant, en 1578, c’est que cet accord qui a été repris et étendu aux dix-sept provinces l’a aussi été aux luthériens, ce qui est à peu près unique au XVIe siècle que les trois groupes religieux ont eu à la fois leur reconnaissance en 1578.
11• M. Alain Lottin : Je réponds, très brièvement. En premier lieu, c’est de la petite histoire mais elle est intéressante, vous savez que les Valenciennois avaient des « oreilles » aux discussions de la nuit du 23 août et nous savons que des cavaliers sont revenus à brides abattues sur Valenciennes dans la nuit, pour leur dire : « le 24 août, allez-y, cassez tout ! ». Je partage votre point de vue, mais cent vingt mille personnes le 24 août, ce n’est pas seulement un hasard, c’est qu’ils étaient bien informés. Sur le deuxième point, vous évoquez l’anniversaire de la mort de Mamix de Sainte-Aldegonde, c’est surtout l’anniversaire de la « Paix de religion » et il serait intéressant que nos amis Belges, avec les Néerlandais, organisent un colloque sur cet événement.
12• M. Robert Hennart (de Bruxelles) : M. Lottin, cet homme de bonne volonté qu’était Lamoral d’Egmont, n’avait-il pas quelques arrière-pensées politiques ? Nous sommes à l’époque où les monarchies absolues se consolident. Charles Quint et Philippe II ont repris l’œuvre des ducs de Bourgogne et ont créé un pouvoir bureaucratique et centralisé à Bruxelles. La grande aristocratie qui risquait d’y perdre pas mal d’avantages et de privilèges, devait naturellement s’opposer à ce renforcement du pouvoir central et ducal. Est-ce que chez Egmont, comme chez d’autres grands seigneurs du Sud, il n’y avait pas aussi le souci de s’appuyer sur le peuple, qui connaissait bon nombre de difficultés à ce moment là surtout dans le textile, pour faire pièce au Roi et pour limiter l’accroissement du pouvoir royal ?
13• M. Alain Lottin : Il y a un problème de l’Etat « feodal » et de l’Etat absolutiste, c’est certain, et il va sans dire que Egmont n’est sûrement pas un représentant de l’Etat absolutiste. Mais je ne crois pas qu’Egmont soit assez machiavélique ou malin pour aller dans un projet de soulever le peuple car ses lettres montrent qu’il est assez désarçonné quand les représentants du peuple viennent discuter avec lui. Il dit, par exemple : « ils tenaient des propos étranges... un peu insurrectionnels... etc... ». En tant que seigneur il se sent mis en cause. Et puis, quand même, la grande intelligence politique c’est le prince d’Orange. On dit alors aux Pays-Bas, « conseils du prince d’Orange, action du comte d’Egmont ». L’un pense, l’autre agit. C’est excessif mais cela situe bien la grande intelligence politique qu’est celle du prince d’Orange.
14• Mme Aline Goosens : Je suis d’accord avec vous et je complèterai en disant que l’alliance que j’ai appellée un triumvirat entre Guillaume d’Orange, le comte d’Egmont et Homes se forme au tout début des années 1560 pour des raisons manifestement politiques dont les mobiles sont le fait du prince d’Orange. Alors, il y a toute une tradition historiographique qui veut que Philippe II au moment de quitter définitivement les Pays-Bas, donc en 1559, devait choisir un gouverneur général ou une gouvernante générale. Il a choisi sa sœur, Marguerite de Parme, et Guillaume d’Orange aurait été extrêmement déçu. Il aurait alors décidé de se positionner comme étant le noble le plus important auprès d’elle de cette manière là. Mais c’est une tradition qui veut cela, il n’y a pas de sources précises sur la question.
Notes de fin
* Alumbrados = « illuminés » = l’Illuminisme est un courant mystique qui apparaît en Espagne dans la première moitié du XVIe siècle.
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