La présence protestante dans l’Espagne moderne*
p. 61-65
Texte intégral
1Contrairement à la France des XVIe et XVIIe siècles, où il y avait une importante population protestante, en Espagne cette présence a toujours été très minoritaire, sans racines le pays et pratiquement des dans ne concernant que étrangers. Le protestantisme autochtone fut vite éliminé par l’Inquisition, qui fit preuve d’une grande efficacité dans le sens de la répression. Les Espagnols étant très catholiques, la Couronne put permettre la présence de Protestants étrangers, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, tant qu’ils n’essayaient pas de faire du prosélytisme. Le but de cette communication consiste à montrer d’une part qu’il n’y avait pas de protestantisme espagnol, et que d’autre part, les Protestants étrangers étaient tolérés.
Les précédents
2Les liens politiques entre l’Espagne et le Nord de l’Europe, grâce à Charles V, jouèrent un rôle important dans l’histoire du protestantisme dans la Péninsule. Vers 1520, beaucoup d’Espagnols allaient aux Pays-Bas et s’y trouvaient au moment où eut lieu la diète de Worms alors que Luther venait d’être condamné par le Pape. De nombreux courtisans éprouvèrent de la curiosité et ramenèrent en Espagne des livres traitant de cette question.
3Au même moment, les converses espagnols résidant à Anvers détestaient l’Inquisition et pour eux Luther était l’ennemi du Saint Office. Il semblerait qu’ils voulussent inonder l’Espagne avec ces livres. Le 7 avril 1521, le cardinal Adrien d’Utrecht, régent d’Espagne pendant l’absence de Charles V, promulga le premier édit inquisitorial contre Luther : il fut interdit de lire ses oeuvres qui devaient être remises aux autorités. Cette interdiction était insuffisante. Dans la décennie de 1520, il y avait en Espagne une atmosphère très favorable aux idées nouvelles, comme l’a montré Marcel Bataillon. Beaucoup d’Espagnols voulaient vivre un christianisme très intériorisé, très personnel, très réfléchi. Aussi Erasme et Luther suscitaient-ils beaucoup d’intérêt.
4Les œuvres de Luther connurent une certaine diffusion dans le pays : ce fut la première phase de l’expansion de ces « dangereuses » doctrines.
5On promulga de nombreuses dispositions répressives dans les années 1530 et 1540. C’est en 1540 que le premier martyr espagnol fut exécuté — Francisco de San Román, commerçant converti, dans la ville allemande de Brême. Il tenta de convertir l’empereur Charles V à Ratisbonne. Ce dernier ordonna son arrestation et San Román fut déféré à l’Inquisition qui le fit brûler. Cette année là, l’Inquisition voulut contrôler les bibliothèques. Elle nomma deux commissaires à Salamanque, la grande université espagnole, ayant pouvoir de visiter toutes les librairies et bibliothèques afin de reprendre les livres interdits.
6En 1546, un autre commissaire avait les mêmes pouvoirs à Alcalá de Henares. Vers la fin des années 1540, et pendant la décennie qui suivit, ces dispositions furent durcies. En 1551, on commença à expurger les Bibles à Salamanque et on publia à Louvain le premier index de livres interdits avec un supplément en espagnol.
7La persécution des Luthériens fut une activité courante de l’Inquisition. On en compte trente entre 1546 et 1550, soit 10 % du total. Il y eut des étrangers mais aussi des Espagnols (dans la proportion de 30 %, bien que selon les tribunaux ce soit plutôt la moitié). Il y eut même des ecclésiastiques et des commerçants. Les peines étaient légères et on ne trouve la trace d’aucune exécution.
8Luther était un personnage très connu des milieux intellectuels. L’Inquisition accordait beaucoup d’importance aux livres. Peu de Luthériens vivaient en Espagne. Ceux-ci étaient surtout des commerçants et des artisans étrangers, bien que l’on comptât aussi des Espagnols ayant vécu en Europe du Nord ou ayant entretenu des relations avec les courants intellectuels européens.
9Le protestantisme restait toutefois méconnu de la majorité des Espagnols.
Les Autodafés de 1558 et 1559
10Les années 1557 et 1558 furent des années charnières. Il y eut des Protestants même dans l’Espagne profonde. Le chanoine Egidio fut le fondateur de la communauté protestante de Séville. Il fut mis en examen par l’Inquisition en 1550 mais il sut trouver le moyen de s’en sortir. Le chanoine-maître Constantino Ponce de la Fuente, brillant prédicateur, connut les idées nouvelles en Allemagne alors qu’il était aumônier auprès de Charles V. La communauté comptait cent vingt membres et avait deux centres principaux : le monastère des Hiéronymites de saint Isidore et la maison d’Isabel de Baena. Parmi ses membres les plus illustres on note douze religieux dudit monastère, le médecin Cristóbal de Losada ainsi que le noble Juan Ponce de León. Il est très difficile de déterminer leurs croyances avec exactitude ainsi que l’influence qu’ils purent avoir, mais il est certain qu’ils lisaient des livres interdits. Carlos de Seso, un notable italien, fonda un mouvement à Valladolid. Il adhéra à la nouvelle doctrine dans le nord de l’Italie vers 1550. Arrivé en Espagne, il commença son prosélytisme à Logrogne. Pedro de Cazalla, curé de Pedrosa, fut l’un de ses premiers partisans. L’adhésion de Agustín de Cazalla fut décisive, il éprouvait de la sympathie pour les idées luthériennes qu’il connut en Allemagne lorsqu’il était au service de Charles V. Il y eut d’autres adeptes : le dominicain Domingo de Rojas, les religieuses du monastère de Bethléem, le bachelier Herrezuelo par exemple.
11La machine inquisitoriale se mit en marche : le 21 mai 1559, à Valladolid, eut lieu le premier autodafé — trente personnes furent condamnées dont quinze au bûcher —. Du bûcher, Cazalla fit son dernier sermon : il demanda aux fidèles de se soumettre à l’Eglise de Rome.
12Le deuxième autodafé de Valladolid eut lieu le 8 octobre 1559 sous la présidence du roi Philippe II, vingt-six Luthériens furent jugés. Le 22 décembre 1559, quarante et un Luthériens furent jugés à Séville : quatorze furent brûlés. Le deuxième autodafé de cette ville en 1552 mit fin à la communauté protestante.
13Les années suivantes virent se poursuivre la persécution contre les Protestants. A cette époque, l’Inquisition rendit publique l’image du parfait Luthérien : il se caractérisait par ses éloges envers Luther et ses idées ainsi que par ses critiques vis-à-vis du clergé concernant son droit à administrer les sacrements, et les privilèges dont il jouissait. Voici, selon Tellechea Idígoras, le profil théologique du protestantisme espagnol :
- Importance de la foi : si nous avons la foi nos péchés nous seront pardonnés.
- Refus de l’Eglise de Rome : la véritable Eglise est l’Eglise luthérienne car elle gouvernée par le Saint Esprit. Les Luthériens sont les vrais chrétiens, les saints, les élus.
- Il n’y a que deux sacrements : le baptême et la communion.
14Les Luthériens étaient très unis. Ils recommandaient le secret. On ne pouvait rien savoir de leurs croyances, leur doctrine était transmise oralement ou par des livres achetés, lus, distribués et recopiés dans le plus grand secret. Ils considéraient Luther comme un saint et étaient conscients qu’ils ne constituaient qu’une minorité et que le milieu extérieur leur était hostile.
15Les autodafés de 1558 et 1559 balayèrent le protestantisme en Espagne, toutefois certains Protestants espagnols réussirent à développer leur doctrine à l’étranger, à l’instar de Francisco de Enzinas qui traduisit le Nouveau Testament en Castillan. Il était titulaire de la chaire de grec de l’université de Cambridge.
16Juan Pérez de Pineda traduisit les psaumes en Castillan : dans son « Epistola Consolatoria » de 1560, il essaye de réconforter les Protestants espagnols victimes des persécutions inquisitoriales.
17Casiodoro de Reina, morisque de Grenade, vivait à Londres en 1563. Il commença sa traduction de la Bible en Castillan en 1567 et l’acheva deux ans plus tard.
18Reinaldo González Montano écrivit, en latin, un livre sur l’Inquisition en Espagne qui fut imprimé à Heidelberg en 1567. On pouvait y lire la première critique d’un protestant sur ledit tribunal.
19Antonio del Corro vivait en Angleterre. En 1563, il commença à prêcher dans l’église Saint Paul. Titulaire de la chaire de théologie à Oxford, il fit parvenir à Philippe II une lettre en 1567, dans laquelle il proposait la tolérance comme solution au problème religieux des Pays-Bas : il demandait au roi de pardonner à tous ceux qui pratiquaient une autre confession et d’autoriser leur retour en Espagne.
20Enfin, l’illustre Cipriano de Valera traduisit, en 1597, les Institutions de Calvin. En 1602, fut publiée sa traduction de la Bible, version très protestante.
A partir de 1600. Tolérance envers les étrangers
21Après 1570, les autodafés contre les Protestants ne sont plus très fréquents. Dans certaines provinces d’Espagne il n’y en avait même plus. Les quelques rares Protestants étaient des étrangers ou des personnes ayant voyagé en Europe du Nord.
22Le peuple espagnol semblait réfractaire aux nouvelles idées, cependant l’Inquisition surveillait les ports, les bateaux, les marins et les commerçants. Dans les Pyrénées, on craignait les Huguenots « ennemis » de la foi catholique et de la monarchie espagnole.
23A la fin du XVIe siècle, la tolérance s’avéra nécessaire pour permettre de renouer les liens commerciaux entre l’Espagne et le nord de l’Europe. En 1597, on permit aux commerçants de la Hanse d’accéder aux ports espagnols ; l’Inquisition ne leur demandait pas leur religion et ne confisquait pas leurs marchandises. En 1603, le Traité de Londres entre l’Angleterre et l’Espagne stipulait que les Anglais qui s’y rendaient pour voyages ou affaires ne devaient point être dérangés par l’Inquisition. En 1609, les Hollandais obtinrent ces mêmes privilèges, les Danois en 1641, mais les Huguenots jamais.
24Aux XVIIe et XVIIIe siècles, nombre de Protestants français et allemands, soldats de régiments étrangers ou aventuriers résidaient en Espagne. S’ils faisaient preuve de prudence, personne ne les dérangeait ; s’ils voulaient se convertir au catholicisme, l’Inquisition les accueillait à bras ouverts.
25Dans les îles Canaries, les convertis étaient presque tous des hommes, il n’y avait que 5 % de femmes, en majorité britanniques même si on comptait quelques Hollandais et aussi des Allemands. C’étaient des marins ou des commerçants, ils embrassaient le catholicisme lorsqu’ils étaient malades ou blessés ou lorsqu’ils avaient abandonné leur navire ou tout simplement lorsqu’ils voulaient vivre dans les îles.
26Le protestantisme était un phénomène marginal : selon Jaime Contreras entre 1560 et 1614, l’Inquisition n’arrêta que deux mille deux cent trente-trois protestants, soit 8 % du total des arrestations. Ils étaient plus nombreux dans les tribunaux de Barcelone, Logrogne, Saragosse — de par leur proximité avec la France — ou dans celui de Séville, ville dans laquelle régnait une intense activité commerciale. Entre 1615 et 1700, on en compte mille cent sept soit 7 % des arrestations, principalement dans les tribunaux susmentionnés. La plupart étaient des étrangers : en Galice, sur deux cent treize arrestations, seulement deux d’entre elles concernaient des Espagnols : les Protestants en Espagne étaient surtout français et anglais.
27Au XVIIIe siècle, l’Inquisition arrêta vingt Protestants. Ces arrestations eurent lieu à Madrid et dans d’autres grandes villes comme Cadix, Malaga ou Alicante. Ils étaient commerçants ou militaires. Beaucoup se présentèrent d’eux-mêmes pour se convertir au catholicisme. Il n’y eut que deux Espagnols : un prêtre de Logrogne, Miguel de San Millán, accusé de protestantisme et Rufino de Acha, commerçant de Bilbao parce qu’il s’était marié à une Protestante.
Un bastion protestant : Cadix
28Cette tolérance envers les Protestants étrangers ne fut possible que dans quelques grandes villes espagnoles. Certaines communautés atteignirent une certaine importance mais elles ont été peu étudiées. Cadix est une exception. Les Protestants étaient étrangers et dans la plupart des cas, ils n’affichaient pas ouvertement leur protestantisme, ce qui rendait difficile leur identification. A la fin du XVIIIe siècle, il y avait à Cadix cent vingt-six Protestants étrangers dont cinquante-six Allemands, vingt-six Français, vingt-deux Suisses et les autres Anglais, Suédois, Irlandais ou Hollandais. Il y avait cent dix-neuf hommes pour sept femmes. Les Allemands étaient originaires des villes de la Hanse, surtout de Hambourg, les Français et les Suisses venaient de Genève. Ils travaillaient dans le commerce : soixante étaient patrons et trente-cinq employés. Il y avait aussi dix artisans dont quatre horlogers et deux cordonniers ; on compte aussi neuf domestiques. Quelques-uns de ces Protestants vécurent longtemps à Cadix : environ 30 % d’entre eux y séjournèrent dix ans ou plus. On ne connaît pas avec précision leurs églises, on sait seulement que douze d’entre eux étaient luthériens et cinq étaient calvinistes.
Notes de fin
* Communication de Arturo Morgado-Garcia, professeur à l’université de Cadix, mise en français par Abelardo Pérez, agrégé d’espagnol.
Auteur
Professeur à l’Université de Cadix
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