« L’Amour et le Crâne » de Baudelaire : quelques versions comparées et une traduction inédite
p. 247-261
Résumé
Dans le sillage de Walter Benjamin, affirmant dans « La tâche du traducteur » que « la traduction est une forme » et qu’en tant que telle, elle se « transforme » au fur et à mesure de la « maturation posthume » de la langue de l’œuvre originale et des « douleurs d’enfantement » de la langue du traducteur, cette contribution propose une comparaison de plusieurs traductions italiennes du poème « L’Amour et le Crâne » de Baudelaire. Afin de susciter l’esprit critique du lecteur indépendamment du renom de tel ou tel traducteur, elle est présentée sous forme de « jeu » ne donnant les noms des différents auteurs des traductions qu’à la fin de l’article. Dans l’intention d’associer étude de cas et réflexion théorique, des analyses très détaillées des versions en prose ou en vers du corpus choisi feront état des difficultés communes aux trois niveaux de reproduction de la rime, du rythme et de la parole du poète. Afin de ne pas se borner à une critique théorique sur les traductions envisagées et de sortir de l’opposition stérile entre approche « scientifique » et approche « affective », l’ensemble se termine par une expérience personnelle de traduction de ce poème baudelairien sur un ton « empathique » tentant de restituer la rime, des vers brefs et la lettre de l’original.
Entrées d’index
Mots-clés : Baudelaire Charles, Traduction comparée, rime, rythme
Texte intégral
À Adriana
1. Une prémisse : critique comparée et comparaison critique
1La praxis de la traduction trouve son point d’orgue dans l’unité de la théorie et de la pratique. Aussi, pour évoluer, doit-elle prendre en compte et éventuellement réviser ou refaire autrement des produits antérieurs, à la lumière de nouvelles vues sur la traduction. Point d’avancée possible dans la contemplation apologique, voire acritique, d’une œuvre du passé. La contradiction dialectique qui existe, dans le domaine de la traductologie, entre la considération due aux traducteurs réputés et la critique à laquelle ceux-ci sont exposés du fait même de leur renommée doit pourtant être reconnue et assumée comme partie prenante de la pratique traductive. Il s’ensuit que la critique comparée de la traduction ne serait rien si elle n’était aussi une comparaison critique des traductions. D’où le risque d’antipathie qui la guette régulièrement, même à se garder de toute intention polémique. C’est résolument plutôt à l’empathie que veut faire appel la présente contribution sur un poème des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.
2« L’Amour et le Crâne » se compose de cinq quatrains de 8-syllabes et 5-syllabes alternés en rimes croisées. Baudelaire a employé également dans « Le Serpent qui danse » ce mariage métrique insolite. Ce dernier provient probablement du distique élégiaque gréco-latin et de la « stance », plus tard reprise par Jean Moréas et déjà pratiquée par Maynard et racan, deux de ces poètes baroques du XVIIe siècle que Baudelaire lisait volontiers : nous le laisse entendre le fragment 85 de Mon cœur mis à nu, où le poète fait allusion à un sonnet de Théophile de Viau qui n’est peut-être pas sans connexion avec « L’Amour et le Crâne ».
3La structure métrique du poème produit une cadence rapide, concise et pressante – d’aucuns la définissent comme chancelante pour son irrégularité et sa désharmonie – qui est typique de la contre-rime, un mètre lui-même très rare et marginal qu’on retrouve chez Leconte de Lisle et chez Paul-Jean Toulet. Il est composé de trois à cinq quatrains où alternent des 8- et 5-syllabes en rimes embrassées. Pour sa facture, cette pièce de Baudelaire n’en reste pas moins assez singulière :
L’Amour et le Crâne
Vieux cul-de-lampe
L’Amour est assis sur le crâne
De l’Humanité,
Et sur ce trône le profane,
Au rire effronté,
Souffle gaiement des bulles rondes
Qui montent dans l’air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l’éther.
Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe d’or.
J’entends le crâne à chaque bulle
Prier et gémir :
« Ce jeu féroce et ridicule,
Quand doit-il finir ?
Car ce que ta bouche cruelle
Éparpille en l’air,
Monstre assassin, c’est ma cervelle,
Mon sang et ma chair ! »
4Notre intention est de susciter l’esprit critique du lecteur, d’interroger son goût personnel par rapport aux solutions (techniques, pratiques) choisies par tel ou tel traducteur, indépendamment de sa renommée. Aussi l’identité des traducteurs est-elle renvoyée à la bibliographie finale. Il s’agit de jouer le jeu de colin-maillard, faisant primer la réflexion du lecteur sur le renom de l’artisan.
2. Traduire en poète ? Regards croisés
5Dans le premier cas choisi, le traducteur bouleverse le mètre du poème baudelairien et la structure du poème : il réduit les quatrains à des tercets et les mètres à des 11-syllabes libres (vv. 1 et 3) et 7-syllabes (v. 2). Cette réduction métrique est certes utile à la création des 11-syllabes, mais elle ne sert guère la rime qui, bien au contraire, est totalement absente, même là où elle pourrait être transposée aisément telle quelle à partir de l’original français : « fragile » (« frêle ») et « gracile » (« grêle ») ouvrent ici les 11-syllabes de la troisième strophe. De plus, dans les trois strophes centrales, la fin du dernier vers contient le début de la phrase conceptuelle exprimée dans les vers du « tercet » suivant. Il s’agit donc de trois réels contre-rejets.
6Pour toutes ces raisons, si d’une part la réduction du nombre des vers permet de conserver une certaine vitesse dans la lecture en restant par ailleurs fidèle à la lettre du poème, d’autre part on ne peut dire que le rythme du mètre original soit préservé, surtout à cause de l’absence de toute rime et de la présence de ces enjambements particuliers. En d’autres termes, alors que le poème de Baudelaire présente une correspondance entre l’œil et l’oreille, entre la mise en forme sur la page et la lecture à voix haute, dans cette traduction, l’arrangement formel des vers ne coïncide pas avec le rythme de leur énonciation. C’est moins le mètre (quasi gommé) que la ponctuation qui marque les temps de la lecture, comme dans la prose. Cette solution révèle, en somme, quelque recherche formelle qui pourtant s’éloigne de la versification baudelairienne et se lit avec des effets plus prosaïques que poétiques :
L’Amore e il Cranio
Antico fregio
L’Amore siede sopra il cranio della
Umanità: su tale
trono, il profano con sfrontato riso,
soffia gioioso tonde bolle, in aria
risalenti, a raggiungere
i mondi in fondo all’etere. Si slancia
fragile il globo luminoso, e scoppia;
la sua anima sputa,
gracile come un sogno d’oro. Il cranio
odo pregare ad ogni bolla e gemere:
«Questo gioco ridicolo
e feroce avrà fine un giorno? Infatti
quello che sparge in aria la crudele
bocca, mostro assassino,
è il mio cervello, il sangue, la mia carne!»1
7À ce titre, il peut être intéressant de comparer cette traduction à une autre, en prose, qui est peut-être l’une des plus répandues et des plus piratées sur Internet (sans division en paragraphes et sans indication de la source). Leur lecture consécutive fera ressortir des effets très semblables :
L’Amore e il Cranio
Vecchio fregio
L’Amore sta assiso sul cranio dell’Umanità e da quel trono profano, con riso sfrontato, soffia gaio delle bolle rotonde che s’innalzano nell’aria, quasi a raggiungere i mondi al fondo dell’etere.
Il globo fragile e luminoso prende un grande slancio, scoppia e sputa la sua anima gracile come un sogno d’oro.
Odo il cranio, a ogni bolla, gemere e pregare: «Quando finirà questo gioco feroce e ridicolo?
Perché quel che la tua bocca crudele sparpaglia nell’aria, mostro assassino, è il mio cervello, il mio sangue, la mia carne!».2
8À peu près les mêmes impressions prosaïques émanent d’une autre traduction, où la question de la rime ne se pose aucunement, ni celle du rythme. En vérité, le choix formel y est encore plus libre que dans le premier cas : le nombre des vers de chaque strophe est conservé, mais on y trouve des 11-syllabes sporadiques, tandis que la plupart des autres vers sont des 7-syllabes, sauf qu’il y a aussi trois 5-syllabes, et ce, hors de toute logique métrique vouée à la reproduction des effets rythmiques de l’original. Cette version prend un rythme tout à elle. Certes, les enjambements, quand il y en a, sont moins radicaux que les contre-rejets précédents. Mais cette transposition donne elle aussi une impression de prose – une prose à laquelle on aurait pourtant donné une forme versifiée :
L’amore e il cranio
Vecchio motivo ornamentale
Siede sul cranio dell’Umanità
l’Amore, e da quel trono
soffia, sfrontato, con un gaio riso
profanatore
bolle tonde che in aria
s’innalzano leggere
come per arrivare fino ai mondi
dell’etere profondo.
Fragile e luminoso prende il globo
un grande slancio
e, mentre esplode, vomita
la sua animula d’oro.
Sento il cranio a ogni bolla
gemendo supplicare:
– «Quando dunque avrà fine questo gioco ridicolo e feroce?
Perché, bocca assassina, ciò che all’aria
sperdi crudele
non è che il mio cervello,
la mia carne, il mio sangue!»3
9C’est l’une des multiples versions que ce poète-traducteur a proposées pendant sa longue confrontation avec Baudelaire. On peut donc partager son idée que la traduction est une tâche infinie par définition. Il n’en est pas moins légitime de se demander s’il ne s’agit pas, ici, d’un travail tellement inachevé qu’il semble que le traducteur ait baissé la plume, comme on baisse les armes ou les bras4. Et pourtant, cet admirable traducteur s’est attaqué avec succès non seulement à Baudelaire, mais aussi à Proust, à Hugo, à Flaubert et à tant d’autres. Comme quoi, « traduire en poète » ne signifie pas toujours reproduire la poétique (et le poétique) de l’original. De nombreux cas le montreraient par ailleurs, comme la version d’un autre poète italien, où les mètres choisis sont multiples et sans rime :
L’amore e il cranio
Vecchio fregio
L’Amore sta seduto
sul cranio dell’Umanità,
e, profano ridendo sfrontato
da quel trono
soffia allegramente bolle tonde
che s’innalzano in aria,
quasi a toccare i mondi
in fondo all’etere.
Fragile e luminoso il globo
prende un grande slancio,
scoppia sputando l’anima gracile
come un sogno d’oro.
A ogni bolla sento il cranio
che geme e prega:
«Ma quando finirà questo gioco ridicolo e feroce?
Quel che spargi in aria,
bocca crudele,
mostro assassino, è il sangue mio,
il mio cervello e la mia carne!»5
10Mentionner des cas semblables qui proviennent de traducteurs mineurs ou moins célèbres, comme on en trouve beaucoup sur les étagères des librairies, n’aurait guère de sens, parce que le lecteur n’aura pas de difficulté à attribuer une mauvaise traduction à un mauvais traducteur. Bien au contraire, les cas envisagés montrent que la question du « mineur » est trompeuse. Si par exemple on faisait lire la version en prose qui suit, sans révéler le nom de son auteur, combien de lecteurs miseraient sur le fait qu’elle est due à un grand poète et traducteur italien, plutôt qu’à un jeune étudiant de langues faisant ses premières armes ?
L’amore e il cranio
Vecchio fregio tipografico
L’Amore è assiso sul cranio dell’Umanità, e su quel trono il profano, dal riso sfacciato,
soffia allegramente delle bolle rotonde che s’alzano nell’aria come per raggiungere i mondi in fondo all’etere.
Il globo luminoso e fragile prende un grande slancio, scoppia e sputa la sua anima gracile, come un sogno d’oro.
Sento il cranio a ogni bolla pregare e gemere: – «Questo gioco feroce e ridicolo, quando finirà?
Perché ciò che la tua bocca crudele sparpaglia in aria, mostro assassino, è il mio cervello, il mio sangue e la mia carne!».6
11Les exemples considérés jusqu’ici respectent sans aucun doute le sens et la lettre du poème de Baudelaire. Pour cette raison même, ils suscitent une question : ce genre de conservation justifie-t-il l’abandon total de sa musicalité et des effets de sa structure rythmique ? Par conséquent, on s’interrogera sur une autre question apparentée : la littéralité d’une traduction est-elle vraiment incompatible avec la forme stylistique de l’original ? Ce sont des problèmes sempiternels, débattus depuis les origines de la réflexion théorique sur la traduction et auxquels semblent répondre autrement que les cas précédents, des traducteurs et poètes qui ont choisi de transposer en rime ce poème de Baudelaire. Parmi les résultats les plus réussis, voici une « traduction isométrique » où les vers de « L’Amour et le Crâne » ont été rendus par une alternance entre 9-syllabes et 6-syllabes. La rime croisée est restituée quatre fois sur dix, et dans trois cas, elle est relayée par des assonances et consonances de richesse variable (« cranio » avec « profano » et « insano » ; « divora » et « d’oro »).
12La fidélité aux mots du poète est respectée par une transposition le plus souvent littérale, sauf quelques cas d’invention, qui pourtant ne servent pas toujours à créer des rimes (« lo spazio divora » ; « l’aria costellare / vuole »). Celles qui charpentent la deuxième et la troisième strophes témoignent d’une providentielle facilité (« rotondi » et « mondi » ; « fragile » et « gracile »). L’invention de la dernière strophe, qui change totalement « bocca crudele » (féminin) en « labbro snello » (masculin), permet de rimer avec le mot « cervelle » (féminin) de Baudelaire rendu par « cervello » (masculin) – même si, comme nous le montrerons, les formes au féminin peuvent être également gardées dans la rime italienne :
L’AMORE E IL CRANIO
Antico fregio
L’Amore è seduto sul cranio
dell’Umanità,
e di su quel trono il profano,
dal riso sfrontato,
soffia lieto globi rotondi
che nell’aria montano,
come per raggiungere i mondi
dell’etere al fondo.
La bolla luminosa e fragile
lo spazio divora,
scoppia e sputa l’anima gracile
come un sogno d’oro.
Io sento, ad ogni bolla, il cranio
pregare e soffrire :
– « Questo gioco atroce ed insano
non dovrà finire ?
Ché ciò di cui il labbro tuo snello
l’aria costellare
vuole, assassino, è il mio cervello,
e il sangue, e la carne !»7
13La moitié des rimes de l’original sont également conservées dans une autre traduction, sauf à compter une rime imparfaite (« siede » et « ride »), ou des allitérations saillantes (« alto » et « volte » ; « luminoso » et « esplosa » ; « espelle » et « cervello » ; « spande » et « sangue »). Pour rendre les vers baudelairiens, ce traducteur a opté pour l’alternance entre 11-syllabes (sauf un 10-syllabes dans le premier vers de la troisième strophe) et des 7-syllabes. Du point de vue technique, on peut remarquer que le choix du 11-syllabes, le mètre le plus répandu dans la poésie italienne, quoique soumis au sens du poème original, n’en impose pas moins une dilatation du vers avec des ajouts (des « expansions ») qui lui font friser la prose. Les deux premiers quatrains présentent ainsi des vers impairs quelque peu alourdis (par « lui », « bollicine », « volessero ») et la répétition qu’apporte la double présence de « ride » triple avec « riso ». Heureuse, l’invention des rimes dans la troisième strophe (« veemenza » et « parvenza »), ainsi que dans la suivante (« lamentosa voce » et « feroce »).
14Un autre choix remarquable dans cette traduction est l’élimination des guillemets signalant l’énonciation prononcée par la victime d’Amour dans les deux derniers quatrains. En revanche, une incohérence peut confondre le lecteur : c’est la référence ambigüe du déterminant possessif « sua » – qui devrait renvoyer au bourreau Amour, ce qui n’est pas clair – alors que le reste de l’expression demeure inchangé, y compris l’interpellation directe « o mostro assassino ». Ce qui frappe davantage l’attention dans cette strophe finale, c’est la trouvaille heureuse du mot « espelle », qui permettrait de préserver la rime autrement compromise par un attachement excessif à la syntaxe de Baudelaire. Ce traducteur des Fleurs du Mal choisit de garder le mot et la place de « cervello », tandis qu’il change la position de « sangue » pour créer une rime imparfaite avec « spande ». Cependant, dans ce déplacement, il transforme aussi le mot « chair » de l’original en « anima », renversant ainsi manifestement la référence charnelle évoquée par cette scène crue de « L’Amour et le Crâne », sans motivations apparentes (car la traduction littérale par « carne » n’aurait guère changé le mètre du vers).
15Mais nous disions tout à l’heure que l’usage génial du mot « espelle » nous met sur la voie d’une traduction qui respecte la rime et la lettre de l’original. En fait, un déplacement sémantique (et syntactique) plus léger aurait permis de conserver à la fois l’empreinte charnelle du poème et la rime offerte par ce mot, en remplaçant « carne » (ou « anima ») par « pelle » [peau] :
L’AMORE E IL CRANIO
Vecchio motivo ornamentale
Sopra il cranio dell’Umanità siede
Amore. E lì, assiso
come sul trono, lui, profano, ride
d’uno sfrontato riso,
ride e soffia bollicine rotonde
che si levano in alto
come volessero approdare a mondi
sotto celesti volte.
Il globo fragile, luminoso,
si slancia con veemenza,
vomita l’anima leggera esplosa
come aurata parvenza.
A ogni bolla con lamentosa voce
io sento il cranio dire:
questo gioco ridicolo e feroce
quando potrà finire?
Perché, quello che la sua bocca espelle
crudele, e in aria spande,
è, o mostro assassino, il mio cervello,
la mia anima, il mio sangue.8
16Une autre illustre version alterne 9- et 6-syllabes, restant ainsi très proche du mètre et de la cadence du poème original. En plus, la rime y est toujours reproduite – si on excepte, ou accepte, la rime imparfaite du dernier quatrain (« vita » et « omicida ») – ; mais au prix, souvent, d’un changement radical du lexique de Baudelaire. En témoignent plusieurs solutions dans le deuxième quatrain, ainsi que dans le quatrième (« fioco » pour rimer avec « gioco ») et dans les 6-syllabes de la dernière strophe.
17Mais un choix mérite une attention particulière : c’est la réinvention totale de la troisième strophe par des expressions qui sont absentes du texte de Baudelaire (« fervore, si scuce » et « debole cuore »). En « traduisant en poète », l’auteur de cette version a réellement réécrit maints vers de « L’Amour et le Crâne ». Par ailleurs, on assiste ici à une curieuse version : dans l’original, « le globe lumineux et frêle » est au singulier et il désigne probablement le crâne lui-même (ce sera d’ailleurs notre lecture, un peu hardie peut-être) ; dans cette traduction, les globes (« i fragili globi di luce ») se multiplient, devenant ainsi plutôt les bulles rondes du quatrain précédent.
L’AMORE E IL CRANIO
Vecchio fregio
Sul cranio del genere umano
s’è in trono posato
Amore, e l’allegro profano
dal riso sfrontato
disperde col soffio uno sciame
di sferiche bolle,
che verso il romito reame
degli astri s’estolle.
I fragili globi di luce
han breve fervore:
qual sogno dorato, si scuce
il debole cuore.
Il cranio, a ogni bolla più fioco,
ripete gemendo:
«Mai dunque avrà fine il tuo gioco
ridicolo e orrendo?
O mostro, è mio sangue, è mia vita
il fiato che effondi
con quella tua bocca omicida
nei cieli profondi!»9
18Remarquons au passage que ce qui fonctionne bien dans cette refonte radicale se présente de nouveau dans d’autres versions moins connues, telle que la suivante. Le premier vers de la troisième strophe est réécrit en fonction de cette lecture, aussi n’est-ce certes pas le crâne qui « crève et crache son âme grêle », mais chaque globe (« ogni globo luminoso e fragile »), c’est-à-dire chaque bulle soufflée du crâne par Amour. Cette traduction n’en témoigne pas moins d’une recherche remarquable de la rime ou, faute de mieux, d’allitérations suggestives (voir surtout « umanità » et « ilarità », « aere » et « etere »). Des problèmes que nous avons déjà rencontrés reviennent (avec « cranio », « profano » et « inumano »), de même que la rime imparfaite (« spande » et « sangue ») et la renonciation à la rime baudelairienne de la dernière strophe (« cruelle » et « cervelle »). Mais enfin, ce traducteur a évité de dilater le mètre original en adoptant des 9- à 10-syllabes pour les vers impairs et en alternant des 5- et 7-syllabes dans les vers pairs.
L’Amore e il Cranio
Vecchio porta-mensola
L’Amore è seduto sul cranio
dell’Umanità,
e su questo trono il profano,
con cruda ilarità,
soffia allegramente globi tondi
che volan nell’aere,
come per raggiungere i mondi
nel fondo dell’etere.
Ogni globo luminoso e fragile
spicca un gran volo,
scoppia e sputa l’anima gracile
come un sogno d’oro.
Sento ad ognuna bolla il cranio
lamentarsi e pregare:
«Questo gioco stupido e inumano
quanto deve durare?
Ché quel che la tua bocca in cielo
crudelmente spande,
mostro assassino, è il mio cervello
la mia carne e il mio sangue!»10
3. De la théorie à l’expérience pratique : une traduction inédite
19L’enseignement à tirer de tous ces exemples, c’est que « se rendre » (traduire en prose) permet d’escamoter les défis que lance le vers ; que la rime peut néanmoins être récréée, quitte, quelquefois, à bouleverser le poème, mais pas forcément ; que même la structure et le rythme du mètre original peuvent être reproduits, pour peu qu’on renonce à l’hendécasyllabe dominant dans la poésie italienne ; et que des enjambements apparaissent, quand bien même on ne les chercherait pas expressément.
20Les observations « techniques » qui précèdent doivent leur existence à l’appel de cette rencontre autour du thème Traduire en poète (2014). Alors que notre tentative de traduire « L’Amour et le Crâne » est antérieure de neuf ans. Celle-ci n’a donc pas été conçue comme un exercice de bravoure (ou de bravade) à l’encontre des grands maîtres. Au contraire, à la faveur d’une nuit tourmentée de fin novembre 2005, elle a jailli spontanément d’une confrontation empathique avec le texte du poète, fondée sur des sensations communes. La traduction sembla d’abord passable, mais deux strophes ne satisfaisaient pas. En particulier, dans les vers pairs du deuxième quatrain, une traduction littérale, peu élégante (« in regioni aeree » et « delle zone eteree »), montrait toutefois qu’on pouvait conserver la rime baudelairienne sans grand effort, au lieu de se limiter à traduire littéralement « aria » et « etere ». Mais retrouvant tout récemment la neuvième version ci-dessus, qui a résolu la question formelle directement par les substantifs, nous avons saisi l’occasion d’oser une touche inventive plus personnelle, telle qu’elle résultait déjà de notre refonte dans l’entretemps.
21De plus, dans la dernière strophe, nous avions reproduit spontanément la rime, mais étant embrassée, celle-ci rompait la structure rimique du poème. Cette solution restait d’ailleurs par trop liée à l’idée d’utiliser le mot « pelle » que nous avait inspirée la septième traduction commentée plus haut, que nous connaissions bien. Nous nous accordâmes une trêve, tout en remettant à plus tard de réfléchir plus lucidement sur les relations entre « bouche cruelle » (« bocca crudele », ou « bocca di fiele ») et « cervelle ». Ces propos à peine illuminés par la dernière aube blême de novembre seraient la clé de voûte entre les deux variantes de notre version définitive.
22Enfin, beaucoup d’importance a été donnée aux groupes [Consonne + r] ([fr, pr, kr, gr]), répétés dans le troisième quatrain, ainsi qu’aux signifiés des verbes « crever » et « cracher ». Le premier est polysémique : « éclater » [scoppiare], « exploser » [esplodere], comme il a souvent été traduit ; mais littéralement, c’est aussi « crepare » en italien, qui rend en même temps le sens double de se fendre et de mourir – toutes solutions pertinentes dans le cas du crâne. À ce propos, il est curieux d’observer que les versions considérées proposent ensemble « scoppia » et « sputa » (cinq fois), ou plutôt « esplode » et « vomita » (deux fois), mais jamais la combinaison « esplode e sputa », qui permettrait pourtant de remplacer l’allitération en [kr] par celle en [(å) sp]. Ces comparaisons a posteriori confirment que, dans l’insatisfaction et l’indécision impulsives de cette nuit de novembre, nous avions raison de ne pas vouloir négliger la polysémie et la répétition de certains sons dans cette strophe. L’écoute – et plus en général le sentir – est un facteur déterminant dans la traduction, comme dans la vie. Voilà donc notre version en 10- et 6-syllabes :
L’Amore e il cranio
Vecchia stampetta
L’Amore è sul cranio dell’umano
genere adagiato,
e, da un siffatto trono, il profano
dal riso sfacciato
soffia felice globi rotondi
nell’aria danzanti,
come per giungere in fondo ai mondi
dei cieli distanti.
Il teschio lucentissimo e fragile
fa un grande scatto,
schiatta e sputa l’anima sua gracile,
tal sogno d’or fatto.
Del cranio ogni bolla fa la voce
gemere e pregar:
«Quando il gioco ridicolo e atroce
dovrà terminar?
Poiché ciò che la tua bocca fella
in aria sparpaglia,
è sangue mio, mia carne e cervella,
o mostro canaglia!»
23Cette solution dans la strophe finale permet de reproduire à la lettre la rime féminine de « cruelle »/ « cervelle », d’autant que l’italien lexicalise « le cervella » (au féminin pluriel) et que cet usage au pluriel est répandu dans d’autres langues également11. Nous avons récemment découvert que cette même solution revient sous la plume d’un traducteur anglais, d’où le mot au pluriel « brains » dans la dernière strophe dont il est question ici :
Love and the Skull
(Old Tail-piece)
With bold and insolent grimace,
Love laughingly bestrides
The bare skull of the Human Race,
And, as enthroned he rides,
Blows bubbles from his rosy cheek
Which soar into the sky
As if, beyond the blue, to seek
The other worlds on high.
They ride with wondrous verve at first,
Reflect the sunny beams,
Then spit their flimsy souls, to burst
And fade like golden dreams.
I hear the skull at each renewal
Expostulate aghast –
«This game, ridiculous and cruel –
When will it end at last?
For what your cruel mouthpiece drains
And scatters, sud by sud,
Monstrous Assassin! is my brains,
My substance, and my blood.»12
24Un traducteur roumain a procédé de même, en reproduisant lui aussi la rime partout, parfois avec une certaine liberté d’invention13, mais surtout avec cet usage admis du masculin cerveau au pluriel (« creieri ») :
AMORUL ŞI CRANIUL
Pe ţeasta Lumii stă amorul
De nimeni tulburat,
Şi pe-acest tron neştiutorul,
Cu rîsul lui sfruntat,
Suflînd voios băşici rotunde
Le-nalţă către cer
Ca să ajungă-n lumea unde
Ard stele ce nu pier.
Plăpîndul glob de strălucire
Pornind în mare zbor
Îşi sparge sufletul subţire
De vis nălucitor.
La orice glob, se-aude ţeasta
În ruga ei gemînd:
– „ Cruzimea-n jucăria asta
Va ţine pînă cînd?
Căci ceea ce cu gura-ţi treieri
Şi-n aer tu distugi,
Crunt ucigaş, sînt ai mei creieri,
Şi sîngele ce-mi sugi!“14
25Ces découvertes récentes nous ont incité à mettre en perspective notre traduction en rimes. Celle-ci cherche à coller à la lettre et à l’esprit de Baudelaire. Mais comme on le voit mieux après coup, les problèmes ne disparaissent pas, bien au contraire, ils se représentent autrement : les rejets et les enjambements, la libre invention (deuxième strophe), la dilatation du mot (« lucentissimo »). Après cette modeste expérience de ce que nous définirions comme une traduction empathique, il nous reste une question. Si même un traducteur professionnel et célèbre « se rend », s’il renonce à traduire poétiquement un texte en vers, s’il lui préfère la fluidité de la prose, n’est-ce pas probablement moins pour des raisons technico-linguistiques dont il est sans aucun doute maître, que, plus simplement, parce qu’il n’a pas vraiment, profondément, ressenti ce qu’a éprouvé et souffert le poète ?
Bibliographie
Bibliographie
BAUDELAIRE Charles, 1967, I fiori del male, traduit du français par Giorgio CAPRONI, roma, Curcio.
——, 1972, I fiori del male e altri versi, traduit du français par Bernard DELMAY, Milano, Sansoni.
——, 1975, I fiori del male, traduit du français par Attilio BERTOLUCCI, Milano, Garzanti.
——, 1978 [1940], « Amorul şi craniul » [L’Amour et le Crâne], traduit du français par Şerban BASCOVICI, Florile rǎului, Bucareşti, Minerva, p. 201-202.
——, 1987, I fiori del male, traduit du français par Giovanni RABONI, Torino, Einaudi.
——, 1989, I fiori del male. I relitti, Supplemento ai Fiori del male, traduit du français par Luigi DE NARDIS, Milano, Feltrinelli.
——, 1992, I fiori del male, traduit du français par Gesualdo BUFALINO, Milano, CDE.
——, 1996, I fiori del male, traduit du français par Cosimo ORTESTA, Firenze, Giunti.
——, 2003, I fiori del male, traduit du français par Antonio PRETE, Milano, Feltrinelli.
——, I fiori del male, traduit du français par Nino MUZZI, édition électronique en PDF en accès libre, consultée le 30 juillet 2014.
CAMPBELL Roy, 1952, Poems of Baudelaire, New York, Pantheon Books.
Notes de bas de page
1 Voir la sixième référence bibliographique (version de 1961 revue en 1971).
2 Voir la troisième référence bibliographique.
3 Voir la cinquième référence bibliographique.
4 En italien, parmi ses significations multiples, le mot resa a ce sens de capitulation indiqué par l’action de se rendre à l’ennemi, mais aussi celui du résultat de quelque chose (œuvre artistique, traduction), au sens de sa capacité à rendre l’original dans sa propre langue. Ce sens double, qui n’est pas directement rendu par un mot français, est à peu près le même qu’exprime le mot allemand Aufgabe employé par Walter Benjamin – et ce n’est pas un hasard – dans « Die Aufgabe der Übersetzers » [La tâche du traducteur], 1923.
5 Voir la huitième référence bibliographique.
6 Voir la première référence bibliographique.
7 Voir la deuxième référence bibliographique.
8 Voir la neuvième référence bibliographique.
9 Voir la septième référence bibliographique.
10 Voir la dixième référence bibliographique.
11 Indiquons au passage la variante intermédiaire que nous avions envisagée : « Ché quel che la tua bocca di felle / in aria sparpaglia, / è il mio senno, sangue mio, mia pelle, / o mostro canaglia ! ». À propos du sous-titre du poème, ajoutons que nous nous en sommes tenu au plus simple. Le mot « cul-de-lampe » (littéralement « finalino » et non « fregio ») indique un ornement à la fin d’un chapitre ou d’un livre – d’où une certaine ironie baudelairienne évoquant un genre ancien et mineur. Mais Baudelaire songeait bien sûr aussi à ces estampes du XVIIe siècle souvent reproduites dans un encadrement circulaire, dont certaines gravures de Goltzius. Et d’ailleurs, c’est du vieux de Quis evadet ? (1594) qu’il a tiré du neuf par ce poème.
12 Voir la onzième et dernière référence bibliographique.
13 Dans les derniers vers du deuxième quatrain : « dans le monde où brûlent les étoiles qui ne disparaissent pas » ; et à la fin du troisième : « du rêve hallucinant ».
14 Voir la quatrième référence bibliographique.
Auteur
Università del Salento – Université SHS de Lille 3
Andrea D’Urso, docteur en Littérature comparée et Traduction, enseigne comme vacataire la Langue et la Littérature françaises à l’Université du Salento (Italie). Il s’occupe principalement d’histoire et critique du surréalisme international (Théorie et écritures surréalistes, Pensa 2012, avec Andrea Calì). Par ses études et ses traductions, il a introduit en Italie la pensée de Pierre Mabille, Nicolas Calas et Vincent Bounoure, et réintroduit en France celle de Ferruccio rossi-Landi. Entre Lille 3 et la Sapienza, il prépare un nouveau travail de recherches et de traductions sur Gian Pietro Lucini.
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