Henri de Navarre : un itinéraire religieux chaotique
p. 19-30
Texte intégral
1Henri IV naît au château de Pau le 13 décembre 1553. Le baptême catholique — voulu par ses parents Antoine de Bourbon et Jeanne d’Albret — lui est donné solennellement dans la salle du trône le 6 mars 1554. Afin de rappeler la permanence des ambitions des Albret sur la partie de la Navarre annexée un demi-siècle plus tôt par Ferdinand d’Aragon, l’enfant reçoit le titre de prince de Viane, du nom d’une ville de la Navarre espagnole.
2Une année plus tard, le 24 mai 1555, le grand père du futur Henri IV Henri d’Albret meurt à Hagetmau. Sa fille Jeanne d’Albret ceint la couronne tandis que son époux Antoine de Bourbon ne porte le titre de roi que comme « seigneur de sa femme ». Quant au jeune enfant de dix-huit mois il devient prince héritier de Navarre.
3Pendant près d’une dizaine d’années, il va partager son temps entre le Béarn, Nérac et la Cour de France, dans un climat religieux aussi trouble qu’incertain.
4A Nérac justement, mais aussi en Béarn, règnent des habitudes mentales et des traditions de libertés intellectuelles héritées de Marguerite d’Angoulême, sœur de François 1er, épouse d’Henri d’Albret et reine de Navarre.
5Le prédicateur Gérard Roussel, aumônier de la souveraine et évêque d’Oloron-Sainte-Marie, le poète Clément Marot, l’humaniste Lefèvre d’Etaples viendront aux pieds des Pyrénées ou en Armagnac profiter de l’hospitalité de la reine Marguerite.
6Un certain courant bibliste et une évidente sympathie des deux souverains font que le Béarn préparent le chemin à l’installation de la Réforme : un catéchisme populaire est diffusé, on prend l’habitude de réciter dans les paroisses un certain nombre de prières en langue vulgaire au cours de la messe dominicale.
7Mais les ministres calvinistes de passage jugent trop timide cette religion populaire encore bien respectueuse de l’autorité romaine. Et deux facteurs culturels vont jouer en faveur de l’implantation de la Réforme en Béarn : l’imprimerie, d’une part, et l’introduction progressive de la langue française, d’autre part. Celle-ci va peu à peu concurrencer puis « tuer » la culture béarnaise orale. Peu à peu les Etats faisant partie de la couronne de Navarre voient l’installation depuis Genève d’une Eglise constituée dotée d’une armature de plus en plus organisée et rigide.
8Dès 1555, Jeanne d’Albret penche pour la Réforme, tout en n’osant pas encore ouvertement le déclarer. Dans une lettre intime à son confident le vicomte de Gourdon elle affirme le 22 août que « la Réforme est juste et nécessaire ». Elle invite alors en Béarn quatre ministres réformés sous l’apparence de prédicateurs catholiques qui prêchent en public.
9De son côté, Antoine de Bourbon est lui aussi attiré par la « nouvelle religion ». En outre, il a subi certainement dans le cadre de son commandement militaire l’influence de la puissante famille des Châtillon qui passera bientôt au protestantisme.
10En 1557, il déclare ouvertement son appartenance à la Réforme ainsi que son frère Louis de Condé, et demande officiellement à Calvin de lui envoyer un prédicateur : ce sera François Le Gay, rapidement suivi de plusieurs autres, Cassebone, Vignaux, Henri de Barran. Ce dernier sera reçu chez le seigneur de Miossens, au château de Coarraze, à cinq lieues de Pau, où le futur Henri IV était élevé !
11Antoine de Bourbon quitte la Cour de France au printemps 1559 et retourne dans ses Etats. Le dimanche de Pâques, il assiste à la cène dans un temple de Pau en compagnie de son jeune fils Henri.
12Après la conjuration d’Amboise le roi de Navarre fait figure de chef du parti protestant tandis que Nérac en devient momentanément la capitale. Mais en Béarn, les Etats de la Vicomté — très influents et considérés — et la majorité de la population, demeurent encore fidèles au catholicisme romain. L’opinion publique attend alors avec impatience la décision des souverains concernant l’éducation de leur fils : en effet, Henri va bientôt atteindre ses sept ans, âge auquel l’enfant passe des mains des femmes à celles des hommes. A qui sera confiée cette tâche lourde de signification et de conséquences ?
13Le gouverneur du prince est le protestant Charles de Beaumanoir seigneur de Lavardin et le précepteur « un homme de savoir et fort zélé a la religion réformée », le sieur de La Gaucherie. En outre, précise Palma-Cayet, ce dernier était « fort docte aux langues grecques [...] lequel l’enseigna pour forme d’usage sans préceptes »1.
14Le cardinal d’Armagnac, évêque de Rodez et vice-légat d’Avignon, qui avait officié à Pau lors du baptême du petit prince, est ulcéré de ces nominations qui révèlent une victoire incontestable de Théodore de Bèze et de l’hérésie. Et puisqu’il est un des chefs de l’Eglise de France, le cardinal en appelle au Pape qui excommunie les prédicateurs Barran, Le Gay et La Gaucherie.
Néanmoins, c’est la première fois qu’Henri de Navarre change de religion. Il n’a pas encore sept ans
15Pourtant, le 4 décembre 1560 le roi de France François II meurt, et bientôt avec lui la puissance des Guise, champions du catholicisme intransigeant et farouches adversaires de la Réforme naissante. En effet la Régente Catherine de Médicis ouvre une ère de tolérance en permettant les prêches dans les maisons privées et en libérant les prisonniers pour fait de religion.
16Elle espère ainsi, outre ramener la paix dans le royaume, se gagner les faveurs d’Antoine de Bourbon, premier prince du sang qui, séduit par la largeur d’esprit de la Régente, lui abandonnerait la réalité du pouvoir pendant la minorité du jeune roi Charles IX qui n’a alors que dix ans.
17Pendant ce temps, à Pau, Jeanne d’Albret profite à sa façon de la nouvelle attitude de la Cour de France : le jour de Noël 1560 elle abjure officiellement le catholicisme en assistant publiquement à la cène. Elle écrira, une décennie plus tard2 :
il n’y a personne qui ne sache bien que depuis l’an 1560, il plut a Dieu, par sa grâce, me retirer de l'idolatrie où j'étais plongée, et me recevoir en son église.
18En Béarn ses deux enfants, Henri et Catherine, sont près d’elle et, bien entendu sont entraînés malgré leur jeune âge dans le sillage religieux de leur mère. Celle-ci, à la date de 1561, écrit à propos des convictions religieuses d’Henri :
Je conjoindray que, par ceste mesme faveur, et y adjouteray miraculeuse, mon fils a esté préservé parmi tant d’assaults en la pureté de sa Religion. Ce n’est pas par sa prudence, force ou constance, car l'aage de huict ans qu'il avoit lors seulement accomplis ne luy pouvoit apporter cela. A Dieu seul donc en soit la gloire3.
19Pour plus de sûreté, elle a placé près de son fds le gentilhomme réformé Louis de Goulard de Beauvais.
20Au mois d’août 1561 elle décide d’aller à Paris rejoindre son époux Antoine de Bourbon bientôt nommé Lieutenant Général du Royaume de France sous l’autorité... de la Régente Catherine de Médicis !
21Cependant, le comportement religieux du roi de Navarre ne laisse pas d’inquiéter les tenants de la nouvelle religion : le 29 mars 1562, jour de Pâques, il fait retraite dans un monastère et communie en public. En juin, il installe un ministre réformé chez lui et assiste chaque jour à la cène. En juillet, il revient ostensiblement au catholicisme...
22Jeanne se démarque fermement de cet époux plus que versatile : c’est d’une manière constante et publique qu’elle pratique le calvinisme. Avec ses enfants Henri et Catherine.
23Mais chapitré par la Régente et abusé par les propositions fallacieuses de l’ambassadeur d’Espagne qui lui fait miroiter un hypothétique royaume de Sardaigne à la place de sa Navarre espagnole, à la fin du mois de mars 1562, Antoine de Bourbon renvoie son épouse à Vendôme avec sa fille, tout en conservant près de lui son fils Henri, l’héritier du trône de Navarre.
24Il prend alors en main son éducation avec pour but avoué d’extirper l’hérésie que sa mère lui a inculquée. Pour cela, il renvoie évidemment tous les réformés que Jeanne a placés auprès du jeune prince et les remplace par des catholiques. Seul le maître de la Garde-Robe Goulard de Beauvais reste en poste mais le précepteur protestant La Gaucherie cède la place à Jean de Losses, sieur de Bannes, ancien lieutenant du roi à Mariembourg et surtout bon catholique. Henri regrette beaucoup La Gaucherie qu’il estime fort et auquel il s’est attaché.
25L’appartenance de l’héritier de Navarre à l’une ou l’autre religion est un enjeu d’une importance capitale : à telle enseigne que, avant son départ, Jeanne d’Albret a fait promettre à son fils de rester constant et fidèle en la doctrine de Calvin. Elle ajoute, véritable flèche du Parthe, que s’il assiste à la messe romaine il sera déshérité.
26Antoine de Bourbon, quant à lui, a promis dès le mois de février de ramener coûte que coûte son fils Henri au catholicisme afin de contenter le roi d’Espagne Philippe II et se concilier ainsi ses faveurs.
27Aidé par Catherine de Médicis, il ne néglige rien pour arriver à ses fins : Henri doit accueillir Charles de Guise, cardinal de Lorraine rentré en grâce et surtout entendre tous les sermons que le prélat prononce à la cathédrale Notre-Dame et à la paroisse du Louvre Saint-Germain-l’Auxerrois.
28Le jeune prince de Navarre résiste de toutes ses forces aux pressions paternelles et royales, malgré le fouet qu’il reçoit fréquemment, et va jusqu’à tomber malade — réellement ! — pour échapper à la messe.
29Mais le 21 mai 1562 la nouvelle arrive à la Cour que plusieurs centaines de Réformés iconoclastes ont profané à Vendôme la chapelle collégiale Saint-Georges contenant les tombeaux de la famille Bourbon-Vendôme :
je pense bien, écrit l’ambassadeur d’Espagne Thomas Perrenot, sieur de Chantonnay, qu'ils n'ont entrepris ceci sans le su et consentement de ladicte dame de Vendosme. C’est-à-dire Jeanne d’Albret.
30Antoine est en possession de l’ultime argument pour forcer son fils à la conversion : le 1er juin 1562, il a alors huit ans et six mois, Henri est reçu Chevalier de l’Ordre de Saint-Michel dans la chapelle du château de Vincennes. Selon le rituel, il jure sur les Evangiles de garder la foi catholique et même de mourir pour elle.
C’est la seconde fois que le Prince de Navarre change de religion
31Le 17 novembre 1562, Antoine de Bourbon meurt des suites d’une blessure reçue au siège de Rouen. Tout naturellement, la direction de l’éducation du jeune prince revient à sa mère Jeanne d’Albret mais il continuera à résider à la Cour de France et à partager les jeux et les études de ses cousins le roi Charles IX et ses deux frères les ducs d’Anjou et d’Alençon.
32Sans transition ni ménagement, Henri passe de la messe à la cène, ses professeurs catholiques sont révoqués et remplacés par des Huguenots : Goulard de Beauvoir devient surintendant de sa maison en alternance avec Pons de La Caze, un conseiller très écouté de la reine Jeanne ; aidé du futur historien Pierre-Victor Palma-Cayet, La Gaucherie retrouve sa place de précepteur : il apprendra à son élève le français, le latin et le grec. Cet humaniste lui donnera aussi les rudiments de l’espagnol et de l’italien et le goût pour les Vies Parallèles de Plutarque et les Commentaires de César.
33Durant presque deux années scolaires — de l’automne 1562 au printemps 1564 — Henri suit en externe les cours du plus prestigieux collège de la Montagne Sainte-Gèneviève, celui de Navarre, considéré comme l’un des plus beaux fleurons de l’Université de Paris. L’enseignement qu’il y reçoit est certainement de grande qualité mais est terriblement orienté vers la connaissance et la mise en pratique du dogme catholique.
34Le prince est un enfant de neuf ans : pendant plusieurs heures par jour il baigne dans un monde catholique, le collège et la Cour. Le soir il pratique le calvinisme avec ses précepteurs réformés. Si l’on adopte la position la plus optimiste, on peut supposer que le jeune garçon a bénéficié, en alternance, d’une solide formation religieuse. En effet, chaque parti s’efforce de l’endoctriner au moyen de ses prédicateurs les plus doués. En tout cas, s’il n’y a pas eu endoctrinement, il y a eu incontestablement imprégnation4. Et au plan pédagogique, ceci est une méthode redoutablement efficace.
35Quoi qu’il en soit, le collège, La Gaucherie et la Cour de France feront d’Henri de Navarre un gentilhomme et un chrétien accomplis, sans qu’il soit possible de préciser, au plan de sa foi, si elle prend décidément la couleur de Rome ou bien celle de Genève.
36D’autant que le « tour de France » que la Régente Catherine juge bon d’entreprendre avec la famille royale et qui durera un peu plus de deux années5 va donner au prince une magistrale leçon de géographie et de politique en lui faisant découvrir non seulement la diversité du royaume de France, mais aussi les ravages causées par les dissensions religieuses.
37La Gaucherie étant décédé, la reine de Navarre fait choix pour son fils d’un savant humaniste doublé d’un pédagogue remarquable, le gentilhomme réformé parisien Jean Morely, sieur de Villiers.
38En janvier 1567, elle obtient de Charles IX la permission de quitter la Cour sous le prétexte de présenter Henri à ses possessions de Picardie et du Maine. En réalité, elle ne cesse de craindre pour la foi de son fils dans ce milieu qu’elle juge délétère. Condé et Coligny ont obtenu eux aussi le congé royal.
39La reine de Navarre, après un périple assez sinueux incluant effectivement le comté de Marie, regagne son château de Pau. Là, la formation intellectuelle et religieuse du prince reprend ses droits : Florent Chrétien la dirige. C’est un latiniste et un helléniste prestigieux, mais surtout c’est un bon huguenot. On ne peut que souligner de la part de Jeanne d’Albret — véritable fille spirituelle de Marguerite de Valois — ce souci constant de trouver chez ceux qui éduqueront son fils, l’alliance de l’Humanisme et de la Réforme.
40Jusqu’en 1570, ce sont les deuxième et troisième Guerres de Religion, dirigées par la souveraine de Navarre, son fils, Condé et les Coligny, et terminée pour la troisième par l’édit de Saint-Germain.
41Au cours de ses pérégrinations, Henri s’est montré sincèrement affligé par le grand nombre d’églises et de couvents détruits par l’iconoclasme calviniste. Simple réaction humaine de la part d’un prince bon... mais qui sera interprétée d’une manière toute différente par Catherine de Médicis et l’ambassadeur d’Espagne : puisqu’il s’émeut de la destruction d’une église catholique, Henri est mûr pour un retour à la foi romaine !
42Auparavant, renouant avec un projet déjà ancien puisqu’il date de 1556, Jeanne d’Albret et Catherine de Médicis décident d’un commun accord de marier leurs enfants, Henri et Marguerite. Celle-ci est bonne catholique, celui-là pratique assidûment le calvinisme. Marié à une princesse du sang des Valois le futur roi de Navarre, pense la régente de France, quitterait inmanquablement et à tout jamais le calvinisme, lui et bien sûr tous ses Etats.
43Mais Jeanne d’Albret entend poser des conditions, entre autres subordonner le mariage à la stricte et loyale application de l’édit de Saint-Germain.
44Finalement, c’est Catherine de Médicis qui l’emportera : Coligny rentre en grâce en septembre 1571 tandis que Jeanne, affaiblie par la tuberculose et de terribles céphalées, consent enfin au mariage et prend le chemin de la Cour pour le négocier.
45Avec autant de sagesse que de prudence, elle laisse son fils Henri en Béarn. Elle obtient pourtant que, le jour de son mariage, il ne sera pas obligé de pénétrer dans la cathédrale de Paris et d’assister à la messe catholique.
46Henri quitte le Sud-Ouest au mois de mai 1572 mais il ne reverra pas sa mère vivante puisque celle-ci meurt à Paris le 8 juin 1572 : il devient alors roi de Navarre et chef du parti protestant.
47Les noces avec Marguerite de Valois sont célébrées le 18 août, mariage qui, on le sait, se terminera dans le sang du massacre des Réformés.
48Le 24 août 1572, au lendemain de la nuit de la Saint-Barthélémy, Henri de Navarre est sommé par Charles IX de se convertir, ainsi que le prince de Condé. Ce dernier refuse d’abord énergiquement, tandis que le roi de Navarre, temporise, n’oppose pas un refus catégorique, et demande simplement un délai pour se faire instruire dans la religion catholique. Alors que chacun sait — y compris lui — qu’il la connaît fort bien...
49Finalement, Condé abjure le 12 septembre 1572 entre les mains du Nonce apostolique Salviati et Henri le 26 septembre. Dans l’intervalle, en bonne logique, le roi de Navarre s’est fait « instruire » par un ancien ministre réformé passé au catholicisme, Hugues Sureau du Rosier.
C’est la troisième fois qu’il change de religion
50Jusqu’en janvier 1576, Henri de Navarre vit quasi prisonnier au Louvre, pratiquant régulièrement la religion catholique. Finalement le 3 février, au cours d’une chasse, il parviendra à s’enfuir et à gagner la Normandie puis l’Anjou. D’une manière officielle, tout en faisant figure de chef du parti protestant, Henri demeure catholique, même si sa pratique religieuse, au cours des quatre premiers mois de son évasion, reste bien tiède.
51Ce qui va provoquer l’occasion, sinon l’intime conviction, c’est l'arrivée de Catherine de Bourbon près de son frère : cette princesse est restée farouchement fidèle au calvinisme intransigeant de leur mère Jeanne d’Albret. Les deux jeunes gens ont beaucoup d’amitié l’un pour l’autre. A Niort, le 13 juin 1576, poussé par sa sœur, Henri rejette une fois de plus le catholicisme romain et revient à la Réforme.
C’est la quatrième fois qu’il change de religion
52Il ne semble pas que la chose l’ait profondément perturbé. Henri n’est ni un fanatique ni un candidat au martyre. Surtout, il se rend compte chaque jour des méfaits de toutes ces luttes religieuses. Ainsi qu’il le déclarera le 21 décembre 1576 « A la noblesse, ville et communautez du gouvernement de Guyenne » :
Nous avons assez esprouvé à nos despens que toutes nos guerres et divisions du passé n’ont servi que de nous réduire souvent jusques a ceste extrémité de toucher au doigt la ruine et dissipation generale de ce Royaulme [...] Et puisque la conservation, le repos, et le salut du peuple est la plus juste et équitable de toutes les loix approuvées de Dieu et des hommes, il fault s’employer tous à un si utile et necessaire effect, empescher tous aultres effects contraires au repos commun, et s’opposer d’un commun accord par intelligence, à tous qui tascheront de le rompre [...] sans se laisser desormais circonvenir du pretexte et voile de religion [...] dont ils ont trop souvent accoustumé de se couvrir faulsement. Car la religion se plante au cœur des hommes par la force de la doctrine et persuasion, et se confirme par l’exemple de vie et non par le glaive. Nous sommes tous François et concitoyens d’une mesme patrie : partant il nous fault accorder par raison et doulceur et non par la rigueur et cruaulté qui ne servent qu'à irriter les hommes6.
53Au fond, ses convictions religieuses rejoignent celles du « parti des Politiques » qui a commencé à se manifester dans les années qui ont suivi la Saint-Barthélémy. Pour tenter de situer les idées religieuses de ce Tiers Parti, empruntons les mots de Jean-Pierre Babelon :
Ces centristes, ces tolérants, sont au fond de leurs consciences des sceptiques, prêts aux compromis pacifiques entre Rome et Genève pour vivre et laisser vivre7.
54Ce à quoi le roi de Navarre pourrait ajouter la notion trop souvent anachronique en son temps de la primauté de l’État et de la Couronne sur la Religion.
55Dès 1579, l’opinion publique commence à penser que les chances d’accession d’Henri de Navarre à la couronne de France sont loin d’être nulles : Charles IX est mort sans fils légitime8, Henri III n’est pas d’une santé parfaite et la reine Louise de Vaudémont ne réussit pas à avoir d’enfants malgré de nombreux pélerinages et cures thermales. Quant à François duc d’Alençon, titré duc d’Anjou en 1576, après la paix de Beaulieu-lès-Loches, et considéré comme l’héritier présomptif de la couronne, chacun le juge souffreteux et dégénéré, jusqu’à sa mère la reine Catherine qui le décrit « comme un petit moricaud qui n’est que guerre et que tempête en son cerveau ».
56Toujours est-il qu’Henri III et sa mère estiment opportun de conserver l’amitié du roi de Navarre, tandis que ce dernier aura toujours pour ligne de conduite de ne pas excéder la Cour de France ni de rompre avec elle. On peut sans doute voir dans cette attitude commune aux deux souverains, un égal souci de l’intérêt de l’État jugé supérieur aux insurmontables et interminables conflits religieux et politiques.
57Le 10 juin 1584, le duc d’Anjou dernier frère d’Henri III et son héritier, meurt à Château-Thierry. En l’absence d’autre héritier direct, l’ordre de la succession échoit à la branche cousine dont le plus proche parent mâle est Henri de Navarre.
58Aux yeux de l’opinion publique, le destin du royaume de France pourrait alors revêtir trois aspects :
- Henri en devenant roi de France impose le Calvinisme à tous, persécute et convertit de force ses sujets catholiques, en sachant néanmoins que ces derniers sont numériquement bien plus nombreux. Mais cela est profondément étranger et au caractère du roi de Navarre, et aux traditions monarchiques françaises.
- Second cas de figure, le roi envisagerait une réconciliation sur la base d’un dogme commun entre Réformés et Catholiques orchestrée par une Eglise gallicane et aboutissant, à l’instar de l’Angleterre, à une Eglise nationale dépendant du souverain et non du Pape. Là encore, il s’agirait d’une rupture évidente avec la tradition nationale. A condition que le Clergé de France acceptât. Et rien n’était moins sûr.
- Enfin, solution moyenne qui pour l’instant n’a pas encore fait ses preuves, la reconnaissance officielle et pacifique de l’existence de deux confessions au sein d’un Etat original et adapté à cette situation nouvelle.
59Alors que le duc d’Anjou était encore vivant, diverses pressions ont été exercées sur Henri de Navarre afin qu’il se convertisse : le jeune cardinal Charles de Bourbon, cousin d’Henri âgé de vingt-deux ans, et qui malgré la pourpre ne dépassera jamais le grade de sous-diacre, lui affirme que sa conversion serait agréable à la Noblesse et au Peuple. Ce à quoi Henri lui répond ces paroles de bon sens :
Mais sur ce que vous adjoutés, que pour estre agréable à la Noblesse et au Peuple, il faudroit que je changeasse de religion, et me représentés des inconvéniens si je suis aultrement, j’estime mon cousin, que les gens de bien de la Noblesse et du Peuple, auxquels je désire approuver mes actions, m'aiment trop mieulx affectionnant une religion que n’en ayant du tout poinct. Et ils auroient occasion de croire que je n’en eusse poinct si, sans considération aultre que mondaine, ils me voyaient passer d’une a l'aultre. La Religion ne se despouille poinct comme une chemisne, car elle est au cœur et, graces a Dieu, si avant imprimée au mien, qu’il est aussy peu a moy de m’en departir, comme il estoit au commencement d’y entrer estant ceste grace de Dieu seul et non d’ailleurs9
60Puis c’est le tour du roi de France qui envoie son favori le duc d’Epernon au cours de l’été 1584. Le roi de Navarre refuse encore la conversion mais avance un argument qui reviendra souvent par la suite : la convocation par le roi de France d’un concile libre et légitime, général ou national, chargé de mettre d’accord Catholiques et Protestants puisque celui de Trente, pense-t-il, a échoué.
61Mais Henri ne peut pas se convertir en 1584 : l’opinion publique estimerait à juste titre son abjuration peu sincère et simplement dictée par le désir de pouvoir succéder sans heurt au roi de France. Le roi de Navarre se mettrait « en danger d’estre réputé inconstant et léger »10.
62L’année suivante, Henri de Navarre fait imprimer une lettre dans laquelle il affirme
qu’il est tout prêt et résolu de recevoir instruction par icelui [concile libre] et régler sa créance par ce qui y sera décidé sur les différends de la Religion11.
63Mais le parti des Guise veille : le roi de France est contraint par la Ligue de publier en juillet 1585 l’édit de Nemours excluant le roi de Navarre de la succession de France et interdisant dans tout le royaume la reconnaissance et la pratique de la religion réformée.
64Allant encore plus loin, par la bulle du 9 septembre12, le Pape Sixte-Quint excommunie Henri et le prince de Condé qualifiés de « génération bâtarde et détestable de l’illustre et si signalée famille des Bourbons ». Le souverain se voit de plus dépossédé de ses Etats tandis que ses sujets sont déliés de leur serment d’obéissance. Le peuple de Paris et ses prédicateurs applaudissent à tout rompre mais le Parlement proteste contre ce qu’il estime être une intolérable ingérence pontificale dans les affaires d’une couronne temporelle, fût-elle celle de Navarre.
65Le 11 octobre 1585, Henri adresse alors à la puissante et très influente Sorbonne une série de déclarations dans lesquelles il réaffirme
qu’il sera prest et sera toujours pour la révérence qu’il rend à l’Eglise de subir son jugement et acquiéser à son arrest, quand elle sera bien assemblée en un légitime et sainct concile.
66Et il conclut en condamnant au nom des libertés gallicanes le concile de Trente que, rappelle-t-il aux docteurs de la Faculté de Théologie,
jamais vous n’avés approuvé et contre lequel tout l'Estat et le clergé et les Parlements de ce royaume ont protesté déjà plusieurs fois13.
67Mais à partir de cette date, ce n’est plus seulement une guerre de religion : il s’agit d’une lutte dont l’Etat et la couronne de France sont les enjeux. Henri de Navarre et le parti des Politiques l’ont fort bien compris.
68Forts de l’appui de Philippe II d’Espagne, les catholiques extrémistes poussent le duc de Guise à dicter une conduite à son souverain en soulevant Paris et en se faisant remettre la Lieutenance générale des armées royales.
69Le roi de France fuit le 13 mai 1588 la capitale révoltée contre son autorité et il convoque les Etats Généraux à Blois pour le mois de septembre.
70Après l’exécution du duc de Guise par les Quarante-Cinq et de son frère le cardinal de Guise au mois de décembre 1588, Henri III ne peut que se réconcilier avec celui qui, malgré le Pape et la Ligue, demeure l’héritier naturel et légitime de la couronne de France.
71Le 4 mars 1589, Henri de Navarre fait déclarer « Aux Trois États de ce Royaume »14 qu’il ne peut subitement se convertir au catholicisme car une abjuration précipitée serait contraire à sa conscience et à son honneur. En revanche, conclut-il, « instruisez-moy, je ne suis poinct opiniastre ! ».
72L’assassinat d’Henri III par Jacques Clément le 1er août 1589 va précipiter les événements mais celui qui vient de devenir Henri IV n’a pas encore eu le temps de prendre de décision définitive quant à son « saut périlleux »15.
73En fait, le problème véritable n’est plus alors de savoir si le roi abjurerait le calvinisme mais à quel moment opportun il prendrait la décision de le faire.
74Et puis ce sera l’itinéraire prévisible et obligé, mais accepté et décidé par le roi : d’abord l’abjuration officielle et publique dans la basilique Saint-Denis le 25 juillet 1593, après une instruction catholique qui a effectivement attesté qu’« il n’estoit poinct opiniastre ». Le fidèle Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, le cardinal du Perron et les évêques de Nantes et du Mans se sont chargés d’argumenter un catéchumène qui, en digne fils de Jeanne d’Albret, connaît aussi bien les Ecritures que la patristique et qui dispute comme un rhéteur.
C’est la cinquième fois qu’Henri de Navarre change de religion. Ce sera aussi la dernière
75Henri IV, dans deux16 lettres écrites ce dimanche 25 juillet, a jugé bon de justifier et d’expliquer sa conversion. Dans une première17 destinée à tous ses sujets, il écrit qu’il exécute simplement
la promesse qu'il a faite a son advenement à ceste Couronne par la mort du feu Roy, son très honoré seigneur et frère, dernier décédé, que Dieu absolve. Ceci afin que tous se réjouissent mais surtout pour confondre [...] les bruicts que nos dits ennemys ont fait courir jusqu’a ceste heure que la promesse [...] estoit seulement pour abuser nos bons subjects et les entretenir d’une vaine esperance, sans aucune volonté de la mettre a execution.
76La seconde lettre est adressée à « certains gentilhommes de la Religion » et a pour but de rassurer les Protestants. Le souverain y explique qu’il a abjuré
a fort bonne intention, et principalement pour la seure assurance qu'il a d’y pouvoir faire son salut, et pour n’estre en ce point différent des Roys ses prédécesseurs, qui ont heureusement et pacifiquement régné sur leur sujets, espérant que Dieu lui fera la même grâce, et que par ce moyen seroient ostés non seulement les prétextes, mais aussi les causes des divisions et révoltes qui minent aujourd’huy cest estat ; estant pour cela en son intention qu'il ne soit faict aulcune force ni violence aux consciences de ses sujets18.
77On le voit ici, le premier mobile est son salut personnel. Le second, et non des moindres, est la continuité dynastique, chère au cœur de celui qui a toujours eu un très grand respect pour le principe, la fonction et la dignité monarchiques. Quant au troisième, tout aussi légitime, c’est le fait de ramener la paix si nécessaire au royaume.
78Au cours de son abjuration, le roi a pris l’engagement de rétablir le culte catholique en Navarre et dans toutes ses possessions : il tiendra sa promesse en 1599 lorsqu’il imposera aux Etats de Béarn, hostiles car calvinistes, l’édit de Fontainebleau, montrant alors à tous que sa conversion est aussi sincère que définitive.
79Redevenu catholique, Henri peut être couronné et sacré, à Chartres, le 27 février 1594, car Reims, aux mains du duc de Mayenne et de la Ligue, refuse d’ouvrir ses portes à l’ancien hérétique : à défaut du Saint Chrême gardé dans l’abbaye Saint-Rémi on ira alors quérir une autre ampoule remplie elle aussi d’une huile sainte et miraculeuse, celle de Marmoutier. Pourtant, aucun contemporain ne dit si le roi a touché les malades atteints d’écrouelles...
80Enfin, le 17 septembre 1595, le pape Clément VIII envoie l’absolution au roi après de longues et difficiles négociations menées par les cardinaux d’Ossat et du Perron, et un vote favorable du Consistoire Romain : décision aux yeux d’Henri IV d’une importance capitale car, assure à juste titre Palma-Cayet, elle va
oster du tout le prétexte dont se couvroient encore le duc de Mayenne et quelques autres grands du party de l’Union [c’est-à-dire de la Ligue], de ne vouloir le recognoistre que premièrement le Pape ne l’eust reconnu.
81Henri est maintenant devenu au yeux du peuple ce qu’il était par droit divin et légitimité dynastique, le roi de France. Il lui restera à le prouver aux yeux de tous en instaurant la paix religieuse par l’Edit de Nantes, signé au mois d’avril 1598, et la paix civile par le traité de Vervins, le 2 mai.
82Henri de Navarre peut désormais, à l’exemple des « souverains ses prédécesseurs », porter légitimement le titre traditionnel de « Roi Très Chrétien ».
Notes de bas de page
1 Palma-Cayet, Chronologie novenaire contenant l'histoire de la guerre sous le règne du Très Chrétien roy de France, Paris, 1823, 4 tomes, t. II, p. 247.
2 J. d’Albret, Mémoires et poésies, Ed. A. de Ruble, Paris, 1893, réimp. Genève 1970, p. 82.
3 J. d’Albret, op. cit., p. 94.
4 Ch. Desplat, « Le religion d’Henri IV », Actes du Colloque Henri IV, Pau-Nérac, septembre 1989, p. 242.
5 Le voyage durera du 13 mars 1564 au 1er mai 1566.
6 J. Berger de Xivrey, Recueil des Lettres missives d’Henri IV, Impr. Roy., 1843-1876, 9 vols., t. I, p. 116.
7 J.-P. Babelon, Henri IV, Paris, Fayard, 1982, p. 197.
8 De son épouse l’archiduchesse Elisabeth, Charles IX aura une fille Marie-Elisabeth, et de sa maîtresse Marie Touchet deux fils illégitimes, l’un de nom inconnu et n’ayant sans doute pas vécu longtemps, le second né en 1573, Charles, comte d’Auvergne puis duc d’Angoulême, qui mourra en 1650.
9 P. Duplessis-Mornay, Mémoires, Ed. La Forest, 1625, in-4°, t. II, p. 351-352.
10 P. Duplessis-Mornay, Double d’une lettre envoyée à un certain personnage contenant le discours de ce qui se passa au cabinet du roy de Navarre et en sa présence lorsque le duc d'Epernon fut vers luy en l’an 1584, Francfort, 1584, in-8°, p. 86.
11 Déclaration du roi de Navarre sur les calomnies publiées contre lui ès protestation de ceux de la Ligue qui se sont eslevez en ce royaume, Orthez, 1585, in-4°, 48 p., p. 45.
12 Smi D.N. Sixti P.P. V Declarado contra Henricum Borbonium assertum regem Navarrae, et Henricum item Borbonium, praetensum principem Condensem, haereticos, eorumque posteros et successores, ac liberado subditorum ab omni fidelitatis et obsequii debito, s. 1. n. d., in-fol., 4 p.
13 Lettres missives... op. cit., tome 2, p. 139.
14 Lettre du roy de Navarre aux Trois Estais de ce royaume, contenant la déclaration dudict seigneur sur les choses advenues en France depuis le 23e jour de décembre 1588, Chastelleraud, 4 mars 1589, 16 f°. En fait, le texte a été rédigé par P. Duplessis-Mornay.
15 Le vendredi 23 juillet 1593, il écrit à Gabrielle d’Estrées : Ce sera dimanche que je fairay le sault périlleux. Lettres Missives..., t. III, p. 821.
16 En fait, Henri IV rédige ce jour-là non pas deux mais quatre lettres justificatives : les deux dont nous parlons ici, et deux autres adressées l'une à la ville de La Rochelle, et l’autre aux villes de la Ligue.
17 Lettres missives..., t. III, p. 822.
18 Ibid., p. 823-824.
Auteur
Maître de Conférences, Université d'Artois
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le philosémitisme catholique
Entre le premier et le second Vatican. Un parcours dans la modernité chrétienne
Olivier Rota
2012
La traversée France-Angleterre du Moyen Âge à nos jours
Stéphane Curveiller, Florence Hachez-Leroy et Gérard Beauvillain (dir.)
2012
Les religions dans le monde romain
Cultes locaux et dieux romains en Gaule de la fin de la République au iiie siècle après J.-C : persistance ou interprétation ?
Marie-Odile Charles-Laforge (dir.)
2014
Les archives Princières xiie-xve siècles
Xavier Hélary, Jean-François Nieus, Alain Provost et al. (dir.)
2016
Les Comtes d’Artois et leurs archives. Histoire, mémoire et pouvoir au Moyen Âge
Alain Provost (dir.)
2012
Mobilités et déplacement des femmes
Dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours
Youri Carbonnier, Stéphane Curveiller et Laurent Warlouzet (dir.)
2019
Deux siècles de caricatures politiques et parlementaires
Pierre Allorant, Alexandre Borrell et Jean Garrigues (dir.)
2019