La fonction rythmique de la répétition lexicale : Bonnefoy traducteur de Pascoli
p. 115-130
Résumé
Dans le cadre du texte poétique, le procédé stylistique de la répétition lexicale semble essentiel pour des finalités d’expression et de signification. Le cas des poèmes de Giovanni Pascoli nous montre que les répétitions, les reprises et les renvois disséminés partout dans le texte constituent une sorte de régime unique qui permet au lecteur – en l’occurrence au traducteur – d’entrevoir la cohérence de fond de son œuvre, à savoir son rythme singulier, tant au niveau sémantique qu’au niveau formel. Loin de calquer le poème italien dans son système complexe d’occurrences, en particulier lexicales, la traduction française d’Yves Bonnefoy semblerait de prime abord s’éloigner de l’original. Toutefois, notre étude se propose de montrer comment le traducteur français réussit en tout cas à assurer l’effet rythmique, non seulement par le moyen de solutions compensatoires, mais aussi grâce à une nouvelle combinaison de tous ces éléments qui concourent à la construction d’ensemble du poème.
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Mots-clés : Bonnefoy (Yves), Pascoli (Giovanni), rythme, Poème, Répétition
Texte intégral
Introduction
1La question fondamentale du rapport mètre / rythme en poésie, on le sait, reste très débattue. La présente étude veut montrer la centralité de la structure rythmique d’un poème en observant son devenir dans le processus traductif. Si d’un côté, la relation entre ces deux dimensions demeure le point focal de l’analyse de la poésie, leur distinction n’est pourtant pas toujours aussi nette et leur combinaison tout à fait imprévisible. En traduction, les différences prosodiques et métriques des langues concernées interviennent dans le rapport entre la dimension subjective du discours (voir Kristeva 1977 : 438) et le schéma formel du poème : principal obstacle à la traduction, ils sanctionneraient l’intraduisibilité de la poésie. Surmonter une telle impasse signifierait, à notre avis, privilégier la fonction du rythme et l’importance d’appréhender son fonctionnement dans le poème original, quel que soit son schéma métrique, dans le but de réarranger – voire de recréer – dans le texte cible les éléments concourant à son unité fond / forme.
2On abordera spécifiquement le phénomène stylistique de la répétition lexicale dans la traduction de la poésie, en réservant une attention particulière à sa fonction rythmique. Partant du présupposé qu’il existe plusieurs formes de répétition de mots telles que la réduplication, l’anaphore, l’épiphore, l’anadiplose, l’épanalepse, le polyptote, etc., nous allons montrer que ce procédé linguistique multiforme et multifonction est un point de convergence des dimensions sémantique, phonique, rythmique et métrique du texte poétique. Les traductions qu’Yves Bonnefoy a récemment proposées des poèmes de l’Italien Giovanni Pascoli nous permettront de montrer comment le poète-traducteur peut supprimer ou remplacer les répétitions présentes dans le texte original, sans pour autant aboutir à une traduction faible et lacunaire. Ce résultat nous semble d’autant plus frappant que la tendance naturelle de Bonnefoy écrivain est de « revenir, reprendre » ; ce qui est confirmé par les nombreuses répétitions lexicales dont son œuvre elle-même est parsemée. En effet, il n’est pas rare que Bonnefoy traducteur renonce à cet élément stylistique, même quand il traduit des poèmes sémantiquement très denses, comme ceux de Yeats, de Leopardi ou de Pascoli. Par ailleurs, à notre sens, ce choix n’est pas signe d’une insuffisance de la traduction ; au contraire, il permet de récupérer les pertes à d’autres niveaux, particulièrement au niveau rythmique. Par conséquent, une traduction de prime abord plus libre, puisqu’elle néglige la pertinence ponctuelle d’une répétition lexicale en tête de vers, par exemple, se révélerait en fin de compte une traduction plus adhérente et plus fonctionnelle à la réussite rythmique globale du poème traduit. Peut-être plus « fidèle » alors ? Il vaudrait mieux reconsidérer le concept de « fidélité », dans la mesure où celle-ci dépend de la capacité qu’a le traducteur de saisir le mouvement rythmique du poème étranger et d’y reconnaître un équilibre fondamental produit par la convergence de divers facteurs linguistiques.
3L’exemple de Bonnefoy questionne la possibilité de restituer en traduction la perception du rythme et sa liaison étroite avec les structures sémantiques du texte (Pineau 1979 : 19), si bien qu’on peut déterminer en même temps ce qu’est une équivalence rythmique. Dans cette optique, l’omission ou la reformulation de la plupart des reprises lexicales du poème de Pascoli devient pour le traducteur un instrument efficace de restitution du sens.
4Sans revenir sur le débat théorique autour du rapport entre le mètre et le rythme en poésie1, il convient de préciser la conception du rythme poétique comme retour périodique d’accents, de phonèmes, de syllabes, de mots : son itérativité fonde la structuration du texte poétique. À côté d’une représentation « métricienne » du rythme (Dessons et Meschonnic 1998 : 24 et passim), compte aussi une dimension pour ainsi dire spatiale, résultat d’un ensemble de conditions, une atmosphère ou plutôt un horizon d’attente dans lesquels les segments discrets entrent en rapport mutuel et contribuent à la structuration finale. Il s’agirait d’un rythme autre qui se crée au fur et à mesure que se construit le tissu du texte. C’est pourquoi on ne le saisit qu’à la fin de la lecture du poème, celui-ci étant la force qui pousse jusqu’au bout d’un processus de métamorphose visant à véhiculer un sens. Ce rythme « spatial » coïncide donc avec le rythme global du poème, pour peu qu’il inclut également le rythme temporel enfermé dans la structure métrique, sans lequel, du reste, il ne serait pas perceptible. Favorable à cette ligne de pensée, Michel Collot observe : « le rythme s’oppose au mètre comme le synthétique à l’analytique, le qualitatif au quantitatif, la combinaison des différences à la répétition de l’identique ». Et pourtant « le rythme, en poésie, s’oppose au mètre mais le suppose ». La mobilité et la variabilité du rythme que nous avons qualifié de « spatial » créent des configurations instables qui ne pourraient être saisies que sur le fond de la régularité et de la fixité des schémas métriques. Tout rythme « a [donc] besoin, pour se déployer dans sa différence, d’un pôle de référence, d’une loi à respecter et à réinterpréter » (Collot 1990 : 75). Dans le champ de la traduction, une telle conception nous amène à émanciper le rythme de son sens traditionnel d’alternance formelle, mesure, ordre, proportion, et à nous demander s’il n’existerait pas un équivalent rythmique qui en travaille la chaîne. Ainsi la traduction de la poésie devient-elle une expérience complexe qui se joue au niveau sémantico-prosodique et qui vise à créer de nouvelles textures modulées sur les premières. Son objectif principal sera la « beauté » de l’original, à savoir sa totalité (rythme, rimes, strophes, mots, signifiés, sons) faite de relations réciproques et d’un jeu d’équilibres.
5Dans l’histoire de la rhétorique, la répétition (Frédéric 1985 : 3-5) a toujours été considérée comme une des constantes du discours poétique, mise en place dans la rime, l’assonance, les cadences rythmiques, l’allitération et dans toute forme de parallélisme aux différents niveaux textuels. Dans une visée traductive – compte tenu du fait que la traduction est en elle-même une forme de répétition (Lombez 2008 : 71-80) – il faudrait réfléchir sur la fonction de ce phénomène linguistique, notamment en distinguant chaque fois les genres d’écriture concernés. Dans les traductions des textes en prose, la répétition à l’identique d’unités lexicales est encore parfois décriée, comme si le traducteur échouait à s’écarter de la forme des mots de la langue-source et à trouver des équivalents sémantiques ou d’autres solutions de substitution. Il en va tout autrement pour l’écriture poétique, où aucune répétition – qu’il s’agisse de phonèmes, de lexèmes isolés, de séquences de lexèmes – n’est ni accessoire ni insignifiante, mais au contraire un élément distinctif du tissu du poème. Parmi les traits spécifiques du langage poétique, l’itération est l’expression la plus saillante du principe d’équivalence qui régit le vers. La répétition d’un élément (phonème, syllabe, mot, segment rythmique, etc.) lui confère une connotation particulière et, au niveau syntaxique, est toujours chargée d’une valeur sémantique. Néanmoins, les répétitions sont pertinentes pour autant qu’elles contribuent à la construction du poème, à savoir au jeu de corrélations des différentes parties du poème comme tout. Le caractère plurivalent et stratégique de la répétition nous révèle, pour sa part, la texture complexe du poème, comme faisceau de traits sémantiques, phoniques, rythmiques et métriques. Ce procédé linguistique devrait être examiné tant dans son micro-contexte que par rapport à l’ensemble textuel (riffaterre 1971 : 68-72).
6Le genre poétique élève la répétition au rang d’instrument créateur de rythme. À cet égard, pour Ivan Fónagy, le procédé matérialise la musicalité du texte poétique, la balançant entre même et autre, entre tension et distension, au même titre qu’une composition musicale. La redondance lexicale demande que soient évalués certains facteurs comme la distance entre les mots récurrents, le nombre des répétitions et leur position à l’intérieur du vers (Fónagy 1982 : 14-17).
7Traduire le rythme d’un poème signifie alors rétablir les conditions selon lesquelles ce poème répond à un dessein dont la substance est la récursivité à tous les niveaux textuels. Les retours scandent le mouvement continu qu’est le rythme, c’est-à-dire la transformation qui assume à chaque instant une configuration différente.
1. Bonnefoy et la traduction de la poésie
8Frappé par la distance entre les systèmes linguistiques et culturels français et anglais, qui dans le processus traductif révèlent leur incompatibilité consubstantielle, Yves Bonnefoy se confronte ensuite à l’italien, d’abord par les traductions de ses propres œuvres2, ensuite quand il étudie Dante, Cavalcanti, ou bien traduit Leopardi, Pétrarque, Arioste, Le Tasse, Pascoli et quelques poètes contemporains. Par le biais de la traduction, Bonnefoy se rapporte à une langue dont les mots arrivent « au-dedans de ce cœur de l’ici et du maintenant qui est le lieu de la poésie » (Bonnefoy 2013 : 201). Par ailleurs, le français et l’italien ne partagent pas seulement le langage universel de la poésie s’exprimant par les mêmes « grands symboles », mais ils ont en commun « un certain rapport au vocabulaire qui est une clef pour la poésie » et certains mots fondamentaux qu’ils héritent du latin (Bonnefoy 2013 : 202). Bonnefoy traduit sur demande un choix de poèmes de Pascoli et ajoute sa version3 aux traductions françaises existantes, celles-ci pourtant épisodiques et plutôt tardives4. Bonnefoy traducteur nourrissait le dessein de transmettre une image inédite du poète italien qui le délivre d’une vision stéréotypée et sentimentaliste plus répandue. Plutôt que vers la veine politique ou bien les éléments d’une biographie dramatique, il s’est orienté vers les poèmes où domine ce qu’il appelle la « cosa mentale » (Elefante 2012 : 9), et qui lui semble coïncider avec le rythme intérieur du poète italien, avec sa voix la plus vraie et la plus immédiate. Bonnefoy cherche à saisir la poésie de Pascoli dans toute son actualité. Il lui faut pour ce faire « convertir » un langage qui, ayant déjà disloqué les structures conventionnelles de son époque, réponde à la sensibilité stylistique contemporaine5 (voir Beccaria 1997 : 233 ; Contini 1970 : 219, 226). D’ailleurs, comme le déclare Bonnefoy lui-même : « Nous devons, c’est là la première action de toute théorie de la traduction, traduire dans notre langue, en son état rigoureusement présent, qui seul nous permet de penser avec tout nous-mêmes à ce qu’un texte nous offre » (Bonnefoy 2000 : 81).
2. Une analyse des traductions
9Pour étudier les occurrences des répétitions lexicales dans les poèmes traduits, nous avons classé les différentes typologies du procédé rhétorique, tantôt en isolant les vers où celui-ci paraît dans le poème original et puis se transforme dans la version de Bonnefoy, tantôt en présentant entièrement le texte afin d’en analyser la fréquence et le rôle déterminant dans la structure globale. Nous avons souligné l’emploi de l’anaphore dans quelques exemples dont « Nebbia »« Le brouillard » que voici :
Nascondi le cose lontane | Cache-nous les choses de là-bas, |
Tu nebbia impalpabile e scialba, | Impalpable, pâle brouillard, |
tu fumo che ancora rampolli, | Fumée qui à l’aube s’élève encore |
su l’alba, | |
da’ lampi notturni e da’ crolli | Des éclairs de la nuit, des éboulements du ciel. |
d’aeree frane! | |
| |
Nascondi le cose lontane, | Cache-nous les choses de là-bas, |
Nascondimi quello ch’è morto! | Et à moi cache ce qui est mort, |
Ch’io veda soltanto la siepe | Je ne veux plus voir que la haie |
dell’orto, | Du jardin, que le mur |
la mura ch’a piene le crepe | Dont les fentes abritent la valériane. |
di valerïane. | |
| |
Nascondi le cose lontane: | Cache-moi les choses de là-bas, |
le cose son ebbre di pianto! | Elles sont ivres de larmes. |
Ch’io veda i due peschi, i due meli, | Je ne veux voir que les deux pêchers, |
soltanto, | Les deux pommiers |
che dànno i soavi lor mieli | Qui adoucissent de leur miel mon pain |
pel nero mio pane. | si noir. |
Nascondi le cose lontane | Cache-moi les choses de là-bas, |
Che vogliono ch’ami e che vada! | Celles qui veulent que j’aime, que je parte. |
Ch’io veda là solo quel bianco | Puissé-je voir seulement la blancheur |
di strada, | De la route qu’il faut que je suive un jour |
che un giorno ho da fare tra stanco | Dans le murmure lassé des cloches. |
don don di campane... | |
| |
Nascondi le cose lontane, | Cache-moi les choses de là-bas, |
nascondile, involale al volo | Cache-les dans l’envol des choses du cœur. |
del cuore! Ch’io veda il cipresso | Que je ne voie, là-bas, que le cyprès, |
là, solo, | Ici, que ce jardin où mon chien sommeille. |
qui, solo quest’orto, cui presso | |
sonnecchia il mio cane |
10Observons la répétition du même vers en ouverture des cinq strophes, qui souligne la valeur de l’invocation du poète et confirme le motif dominant ; ce qui est soigneusement gardé dans la version française, y compris dans les variantes (« Nascondimi »/ « Cache-nous », « Nascondile »/ « Cache-les »). Chaque occurrence reprend un vers complet et une phrase ayant une structure sémantico-syntaxique particulière, dont dépend une intensification à tous les niveaux tant de la forme que du contenu. Pensons par exemple à la portée sémantique du verbe « nascondere »/ « cacher » qui, par ses retours, contribue à structurer le texte ; celui-ci s’oppose au « vedere »/ « voir » de l’autre formule optative répétée (« Ch’io veda »), toujours en tête de vers.
11Ce poème, « allegoria generale del mondo poetico pascoliano » (Contini 1970 : 240), montre bien comment la fréquence donne à la répétition une valeur de refrain. L’allure de rengaine engage un dense murmure sémantico-rythmique : ce besoin d’amour et de protection, comme l’enfant qui cherche une consolation entre les bras de sa mère. Bonnefoy ne pouvait que calquer une telle trame de reprises continues sur lesquelles s’appuie l’interprétation du poème.
12Les mêmes effets saillent dans « L’ora di Barga » (« L’heure qui sonne à Barga ») :
Al mio cantuccio, donde non sento | Dans mon humble retraite, où je n’entends |
se non le reste brusir del grano, | Que le bruissement des épis de blé, |
il suon dell’ore viene col vento | Le vent m’apporte la sonnerie des heures |
dal non veduto borgo montano : | Du village qu’on ne peut voir, dans la montagne. |
suono che uguale, che blando cade, | Ce sont des sons réguliers, légers, |
come una voce che persuade. | La douceur d’une voix qui veut convaincre. |
| |
Tu dici, È l’ora ; tu dici, È tardi, | « C’est l’heure », me dis-tu. Et « Il est tard » |
voce che cadi blanda dal cielo. | Ajoutes-tu, légère voix du ciel. |
Ma un poco ancora lascia che guardi | Non, laisse-moi un peu de temps encore |
l’albero, il ragno, l’ape, lo stelo, | Pour regarder cet arbre, cette araignée, |
cose ch’han molti secoli o un anno | Cette abeille, ces tiges, ces vies dont l’âge, |
o un’ora, e quelle nubi che vanno. | Ce sont des siècles ou un an ou rien qu’une heure, |
| Et contempler ces nuages qui passent. |
Lasciami immoto qui rimanere | |
fra tanto moto d’ale e di fronde ; | Laisse-moi m’attarder ici, immobile |
e udire il gallo che da un podere | Dans tout ce remuement d’ailes et de feuillages, |
chiama, e da un altro l’altro risponde, | Que j’entende le coq qui d’une ferme |
e, quando altrove l’anima è fissa, | Appelle, et cet autre là-bas qui lui répond, |
gli strilli d’una cincia che rissa. | Puis, mon esprit s’étant porté ailleurs, |
| Les cris de la mésange querelleuse. |
E suona ancora l’ora, e mi manda | |
prima un suo grido di meraviglia | Et l’heure encore sonne, qui me crie, |
tinnulo, e quindi con la sua blanda | Bruyante, sa surprise, puis, de sa voix |
voce di prima parla e consiglia, | Douce à nouveau me parle, me conseille, |
e grave grave grave m’incuora : | Et grave, combien grave, m’encourage. |
mi dice, È tardi ; mi dice, È l’ora. | « Il est tard », me dit-elle. « Allons, c’est l’heure ». |
| |
Tu vuoi che pensi dunque al ritorno, | Tu veux que je me décide à rentrer, |
voce che cadi blanda dal cielo ! | Voix qui tombes du ciel, douce, légère. |
Ma bello è questo poco di giorno | Mais qu’il est beau pourtant, ce reste de jour |
che mi traluce come da un velo ! | Qui brille sous son voile, et c’est pour moi ! |
Lo so ch’è l’ora, lo so ch’è tardi ; | Je sais bien qu’il est tard, je sais que c’est l’heure, |
ma un poco ancora lascia che guardi. | Mais je veux regarder un moment encore. |
| |
Lascia che guardi dentro il mio cuore, | Consens que je regarde dans mon cœur, |
lascia ch’io viva del mio passato ; | Laisse-moi rendre vie à mon passé, |
se c’è sul bronco sempre quel fiore, | A-t-elle cette fleur encore, la branche morte, |
s’io trovi un bacio che non ho dato ! | Saurai-je quel baiser je n’ai su donner ? |
Nel mio cantuccio d’ombra romita | Dans mon petit refuge qu’envahit l’ombre, |
lascia ch’io pianga su la mia vita ! | Laisse-moi à pleurer ce que fut ma vie ! |
| |
E suona ancora l’ora, e mi squilla | Deux fois encore sonne l’heure, elle me perce |
due volte un grido quasi di cruccio, | De son cri qui me semble de colère. |
e poi, tornata blanda e tranquilla, | Puis se fait à nouveau paisible, douce, |
mi persuade nel mio cantuccio : | Pour me persuader, dans ma retraite, |
è tardi ! è l’ora ! Sì, ritorniamo | Qu’il est tard, que c’est l’heure. Et je reviens |
dove son quelli ch’amano ed amo. | Là où sont ceux qui m’aiment, ceux que j’aime. |
13Ici, le rythme musical reproduit celui des cloches en créant l’effet régulier propre à la berceuse. Le pouvoir suggestif de cette cadence s’associe de nouveau au souvenir d’enfance, où le temps se dilate et où s’apaise l’angoisse du poète. Le son et le sens participent d’un mouvement rythmique qu’on perçoit comme canevas unifié continu. Les répétitions n’engagent pas seulement les mots ou les syntagmes et on ne les retrouve pas éparpillées dans le texte ; au contraire, elles se structurent sous la forme du parallélisme, où des vers entiers, des portions de strophes, des phrases renvoient systématiquement les uns aux autres par similitude, voire par équivalence. Encore qu’elles paraissent situées ailleurs dans le texte français et qu’il n’y ait pas toujours une correspondance de typologie de la répétition, les reprises sont aussi nombreuses que dans le poème original et ponctuent constamment les strophes.
14Le traducteur intervient presque dans chaque occurrence du mot, du syntagme ou de la phrase en la modifiant, en nous donnant la perception d’un retour régulier, voire monotone. La répétition anaphorique apparaît avec ses variantes aux vv. 7, 8, 9, 24, 26, 29, 30, 31, 32, 36, 41 ; dans le poème français, le v. 6 n’est repris qu’aux vv. 23, 28, 39, alors que les autres qui le suivaient sont reformulés chaque fois de manière différente et pour cette raison n’impliquent plus aucune reprise. Malgré ce réarrangement des segments répétés, l’élément anaphorique, qui reste constant dans les deux poèmes, est la forme injonctive du verbe « laisser » ; en effet, dans la version française, le traducteur en garde chaque occurrence, sauf au v. 30 où il choisit le verbe « consentir ».
15Il vaudrait la peine d’annoncer la présence dans ce poème d’autres catégories de reprise telles que l’anadiplose (v. 16 « un altro l’altro » ; v. 23 « grave grave grave ») ou le polyptote (v. 42 « amano ed amo »), qui corroborent la fonction cohésive de ce phénomène stylistique. Comme nous l’avons déjà remarqué, ce réseau de rappels de mots ou de groupes de mots situés partout dans le texte provoque un mouvement régulier qui – tout comme le motif d’une berceuse ou le tintement des cloches – nous renvoie à l’enfance heureuse du poète et à une sorte de suspension du temps.
16Il en va autrement pour le poème « La vertigine » (« Le vertige »), dont nous proposons quelques extraits :
su quell’immenso baratro di stelle, | De cet immense amoncellement |
sopra quei gruppi, sopra quegli ammassi, | D’étoiles, de constellations, |
quel seminìo, quel polverìo di stelle ! | De tout ce poudroiement |
Jeté pour rien dans l’espace. | |
| |
Su quell’immenso baratro tu passi | |
[…] | C’est dans ce vaste abîme que tu passes, |
[…] | |
Io veglio. In cuor mi venta la tua corsa. | Je veille, moi. Dans mon cœur |
Veglio. Mi fissa di laggiù coi tondi | Le vent de ta trajectoire. Je veille. |
occhi, tutta la notte, la Grande Orsa : | Et de là-bas me scrute, de ses yeux |
Dilatés, la Grande Ourse, toute la nuit. | |
se mi si svella, se mi si sprofondi | Vais-je m’arracher à la terre, |
l’essere, tutto l’essere, in quel mare | Tout mon être va-t-il |
d’astri, in quel cupo vortice di mondi ! | S’abîmer dans cet océan des ciels |
Ce tourbillon des mondes, ténébreux ? |
17Les occurrences anaphoriques marquant le début des vers originaux sont éparpillées dans la version française et – en sus d’une reformulation sémantique – sont ainsi converties en épanalepses ou en épanadiploses, comme nous pouvons le remarquer dans la répétition « encadrante » de la traduction française « Je veille », le groupe syntaxique au début du vers étant repris à la fin du vers suivant. La traduction ne calque pas, plus bas, l’anaphore du syntagme « su quell’immenso baratro » en tête de vers – soutenu par la répétition de la préposition « sopra » – qui dans le poème italien crée aussi des « échos » en clôture de strophe par le retour du mot « stelle ». De prime abord, ce système de rappels qui consolide tant la strophe que le poème semble se dissoudre dans la traduction. Cependant, à y regarder de plus près, la perception rassurante du retour – pensons au désarroi du poète face à l’immense espace cosmique – s’incarne toujours au niveau sémantique, dans la synonymie (« étoiles », « constellations ») et plus manifestement au niveau phonique, grâce à l’allitération du phonème /d/ non seulement en position anaphorique mais aussi à l’intérieur des vers. Dans le poème « La civetta » (« Passage d’une chouette ») :
orma sognata d’un volar di piume, | Telle la trace en rêve d’un envol |
orma d’un soffio molle di velluto, | tout en plumes, telle celle d’un souffle |
che passò l’ombre e scivolò nel lume | Dont le velours glisse parmi les ombres |
pallido e muto ; | Dans le silence blanc de la lumière. |
18Sans la catégorie de l’anaphore, la polysyndète, fréquente, repose notamment sur la répétition de la conjonction de coordination « e ». Voici quelques échantillons de « I gattici » (« Les peupliers »), « Maggio » (« Mai »), « Novembre » (« Novembre »), « Nella nebbia » (« Dans le brouillard »), « Il tuono » (« Le tonnerre ») :
E vi rivedo, o gattici d’argento, | Et vous, je vous revois, peupliers d’argent, |
brulli in questa giornata sementina : | Nus, en cette journée des semaisons |
e pigra ancor la nebbia mattutina : | Où paresseusement les brumes de l’aube |
sfuma dorata intorno ogni sarmento. | revêtent tout sarment d’étincelles d’or. |
| |
Già vi schiudea le gemme questo vento | Hier, vos tendres bourgeons s’entrouvraient au |
che queste foglie gialle ora mulina ; | vent |
e io che al tempo allor gridai, Cammina, | Qui disperse aujourd’hui vos feuilles jaunes. |
ora gocciare il pianto in cuor mi sento. | Et moi qui hier criais au temps : Plus vite ! |
Je sens monter des larmes dans mon cœur. | |
| |
Ora, le nevi inerti sopra i monti, | Les neiges ont durci sur les montagnes, |
e le squallide piogge, e le lunghe ire | Les pluies sont noires, les bises sifflent |
del rovaio che a notte urta le porte, | En cognant à longueur de nuit contre les portes. |
e i brevi dì che paiono tramonti | Et les jours brefs semblent sans fin des crépuscules, |
infiniti, e il vanire e lo sfiorire, | Cependant que fleurit puis défleurit |
e i crisantemi, il fiore della morte. | Le chrysanthème d’or, la fleur des morts. |
*** | |
Tu pur poeta, hai rifiorito il cuore | Poète, ton cœur à toi aussi a refleuri |
e trilli e frulli hai nella fantasia. | Et bruissent dans ton rêve ailes et trilles. |
*** | |
e vuoto il cielo, e cavo al piè sonante | Désert le ciel. Et creux semble le sol |
sembra il terreno. | Sous tes pas qui font qu’il résonne. |
*** | |
E guardai nella valle : era sparito | Je regardai la vallée. Toutes choses |
[…] | […] |
E c’era appena, qua e là, lo strano | À peine, çà et là, un ébrouement |
[…] | […] |
E alto, in cielo, scheletri di faggi, | En haut, où est le ciel, comme en suspens, |
[…] | […] |
Ed un cane uggiolava senza fine, | Et d’un chien les abois incessants, plaintifs. |
| *** |
e tacque, e poi rimareggiò rinfranto, | Encore, grand fracas puis le silence. |
e poi vanì. Soave allora un canto | Qu’entendit-on, alors ? Chantonner, tendrement, |
s’udì di madre, e il moto di una culla. | Une mère, et le bruit du berceau balancé. |
19En effet il s’agit d’un phénomène typique de la poésie de Pascoli, où la parataxe prévaut indéniablement sur l’hypotaxe. Cette forme de reprise tantôt produit un effet d’accumulation descriptive – ici également allitérative (« e trilli e frulli ») – tantôt répond à un principe de distribution progressive, de continuité, comme si le poème n’était la représentation que d’une partie des pensées du poète, celles-ci se prolongeant quelque part en dehors des frontières du texte poétique. Le fait que le traducteur supprime presque totalement les énumérations par polysyndète ne nous frappe pas, car ce choix nous semble répondre à son exigence d’actualisation de la syntaxe poétique de Pascoli et du goût anticipateur pour certains procédés emphatiques chers aux poètes italiens du XXe siècle.
20Dans la catégorie plus générique de l’épanalepse, c’est-à-dire de la figure de la répétition pure et simple, nous pouvons regrouper la plupart des cas de reprise repérés dans les poèmes ou les extraits qui suivent :
che frana, il tuono rimbombò di schianto : | Comme une falaise s’effondre, |
rimbombò, rimbalzò, rotolò cupo, | Il roula, un bruit sourd, il déferla |
21Il s’agit des vv. 3-4 du poème « Il tuono » (« Le tonnerre ») choisis parmi d’autres exemples possibles pour montrer comment le traducteur Bonnefoy tend plutôt à reformuler et donc à supprimer les épanalepses du poème original, alors qu’il s’applique à garder presque toutes les reprises de mots ou de syntagmes immédiatement contigus.
22L’analyse de ces autres répétitions lexicales nous mène à la récurrence de l’épizeuxis – une variante d’épanalepse sans intervalles – ayant une place remarquable dans les poèmes de Pascoli. Certes, Bonnefoy en estime tellement la valeur stylistique et la fonction emphatique qu’il essaie de conserver toutes ses occurrences ou, à la rigueur, il trouve la manière efficace de combler la lacune lexicale. À chaque occurrence, comme le montrent les extraits tirés de « Il lampo » et « La vertigine », on a presque l’impression que le discours poétique arrête puis reprend son cours, ce qui finit par mettre en relief le mot ou le groupe de mots répétés :
bianca bianca nel tacito tumulto | Blanche dans le silence de ce désordre, |
| *** |
giù per l’abisso in cui lontan lontano | Dans cet abîme où loin, très loin, très bas |
in fondo in fondo è il luccichio di Vega...? | Au fond du fond de tout, |
Scintille vaguement Véga, l’étoile, |
23Le poème « Il fanciullo » (« L’enfant ») nous en offre un exemple probant :
Il nome ? Il nome ? L’anima io semino, | Un nom ? Quel nom ? C’est l’âme que je sème, |
ciò ch’è di bianco dentro il mio nòcciolo | Cette blancheur dans le grain qui se perd |
che in terra si perde, | Dans le sol mais va naître |
ma nasce il bell’albero verde. | Comme bel arbre vert. |
Non lauro e bronzo voglio ; ma vivere : | Je ne veux ni laurier ni bronze, mais la vie |
e vita è il sangue, fiume che fluttua | Qui est faite de sang, un fleuve |
senz’altro rumore, | Allant sans autre bruit |
che un battito, appena, del cuore. | Qu’un battement peu audible du cœur. |
Nei cuori, io voglio, resti un mio palpito, | Dans les cœurs, que ne reste |
senz’altro vanto che qual d’un brivido | Des pulsations du mien, d’autre lumière |
che trema su l’acque, | Que ces rides qui tremblent sur les eaux |
fa il sasso che in fondo vi giacque. | Là où se cachent des pierres. |
Nell’aria, io voglio, resti un mio gemito : | Dans l’air ? rien que ma plainte. |
se l’assiuolo geme voglio essere | Où gémit la chevèche, je veux être |
tra i salci del rio | Moi aussi, sous les saules d’une rive, |
anch’io, nelle tenebre, anch’io. | La même nuit. |
Se le campane piangono piangono, | Et si cloches et cloches sonnent sans fin |
io nelle opache sere invisibile | Leur glas, dans la ténèbre des crépuscules, |
voglio essere accanto | Je veux être, invisible, auprès de celle |
di quella che piange a quel pianto. | Qui mêle ses pleurs aux leurs. |
Io poco voglio ; pur molto : accendere | Est-ce là vouloir peu ? Mais non, beaucoup. |
io su le tombe mute la lampada | Allumer sur des tombes silencieuses |
che irraggi e conforti | La lampe qui rayonnera pour rasséréner |
la veglia dei poveri morti. | L’indigente veille des morts. |
Io tutto voglio ; pur nulla : aggiungere | Je veux tout, c’est le rien. Un point de plus |
un punto ai mondi della Via Lattea, | Dans l’infini de ces mondes du ciel, |
nel cielo infinito ; | La voie lactée. Donner neuve douceur |
dar nuova dolcezza al vagito. | Au cri de l’enfant qui naît. |
Voglio la vita mia lasciar pendula | Je veux laisser ma vie |
ad ogni stelo, sopra ogni petalo, | Sur chaque tige, chaque corolle, |
come una rugiada | Comme rosée |
ch’esali dal sonno, e ricada | Qui monte du sommeil pour les frôler |
nella nostr’alba breve. Con l’iridi | À notre aurore brève. Irisation |
di mille stille sue nel sole unico | Sous l’unique soleil de milliers de gouttes. |
s’annulla e sublima... | La buée s’évapore, se fait lumière. |
lasciando più vita di prima. | Et ce sera davantage de vie. |
24À la 1re et à la 5e strophe, Bonnefoy respecte l’épizeuxis tout en changeant ledéterminantdanslepremiercas (« Ilnome ? Ilnome / Unnom ? Quelnom ? »), et la catégorie grammaticale dans le deuxième (« Se le campane piangono piangono / Et si cloches et cloches sonnent sans fin »). Particulièrement ici, nous ne pouvions nous référer qu’au texte intégral, puisqu’il s’agit d’un poème dont la structure, tout comme celle de « Nebbia », s’appuie sur les occurrences lexicales qui le jalonnent en témoignant de la variété et du pouvoir cohésif des procédés réitératifs présents : épanalepses (« voglio ; io voglio ; ogni… ogni »), anadiploses (« cuore… cuori »), épanadiploses (« anch’io, … anch’io »), épizeuxis, anaphores (« io »), polyptotes (« piange, … pianto ») jusqu’à des sous-catégories de la répétition telles que la paronomase (« mille stille »).
25Puisque Bonnefoy traducteur est convaincu que la répétition dans sa variété de formes fonde ici une rythmique, la traduction de ses éléments sera commandée par des exigences de rythme. Ici, ce qui soutient le discours poétique, c’est le retour obsédant de « (Io) voglio » qui paraît dans la version française presque dans toutes ses occurrences, sauf quelques ellipses aux vv. 9 et 13 et l’emploi du mode infinitif au v. 21. Pour le reste, la première personne s’impose tout le long du poème, véhiculant la détermination de l’enfant de Pascoli, à savoir celui qui incarne la spontanéité et l’authenticité du rapport au monde. Dans cette perspective, au v. 20 l’effort traductif troque efficacement le polyptote (« piange a quel pianto ») contre la paronomase (« ses pleurs aux leurs »). Dans « Dall’argine » (« Du rebord d’un talus ») :
Non ala orma ombra nell’azzurro e verde. | Aucune aile, aucune ombre, aucun signe de vie. |
Un fumo al sole biancica ; via via | Rien que le bleu, le vert. Une vapeur |
fila e si perde. | Blanchit dans le soleil, monte, se dissipe. |
où le binôme paronomastique « orma / ombra », impossible tel quel en français, se mue en anaphore. Tant l’épizeuxis que la paronymie sont très prisées de Pascoli, notamment lorsque le poète s’applique à représenter très finement ces frêles éléments issus des souvenirs prêts à s’évanouir bientôt, tout en contribuant à façonner une image, une vision, un paysage dans leur tangible réalité. Le rythme du poème, en suivant le mouvement des images, dépend strictement de la proximité et de la « vitesse » des rapprochements lexicaux qui les suscitent, surtout quand y concourt cette homophonie si difficile à rendre en traduction.
26Le mot-clé « ombra » revient incessamment chez Pascoli ; dans la version française, sa réitération est différemment récupérée. Dans « Nella nebbia » (« Dans le brouillard »), par exemple, Bonnefoy choisit de ne calquer ni l’épanalepse du mot « ombra » ni l’anadiplose de « vidi / non vidi », et préfère condenser l’effet tant sémantique que phonique dans une paronomase originale (« gerbe d’herbes ») :
Io, forse, un’ombra vidi, un’ombra errante | Moi, peut-être ai-je vu errer une ombre |
con sopra il capo un largo fascio. Vidi, | Couronnée d’une gerbe d’herbes. Je la vis |
e più non vidi, nello stesso istante. | Et cessai de la voir, au même instant. |
27D’ailleurs, il n’est pas rare que le traducteur se serve d’autres typologies de la répétition lexicale, voire qu’il les emploie là où elles sont absentes dans le poème original. C’est le cas de « La vertigine » (« Le vertige ») :
Oh ! se la notte, almeno lei, non fosse ! | Oh, si la nuit, elle au moins la nuit, |
Qual freddo orrore pendere su quelle | |
lontane, fredde, bianche azzurre e rosse, | N’existait pas ! Cette horreur, comme glace, |
De ces astres lointains et froids, et bleus et rouges ! |
28Bonnefoy y introduit une épanalepse (« la nuit »), ne renonçant jamais à l’apport rythmique de l’allitération et de l’assonance (« Se sentir suspendu au-dessus du gouffre »). D’ailleurs, une telle tendance est confirmée encore par la structure indéniablement « pascolienne » de la polysyndète (« et… et… et… »).
Conclusion
29Sous ses différents aspects et niveaux textuels, la répétition fonde une rythmique. Nous avons constaté que le genre poétique en particulier la réhabilite en tant que procédé stylistique et que, dans ses traductions de Pascoli, Bonnefoy traducteur reconnaît sa fonction rythmique, d’autant plus que celle-ci contribue à la perception musicale du texte poétique (Fónagy), très chère en premier lieu au poète.
30Puisqu’il ne correspond pas à un état des choses, le rythme découle d’une certaine disposition des réitérations : celles-ci témoignent d’une subjectivité pré-linguistique et prélogique6 qui sous-tend le discours poétique (Kristeva 1977 : 438). Le traducteur, pour sa part, doit percevoir son mouvement dynamique et le rendre en l’actualisant. Nouvel interprète, il doit faire advenir le texte poétique par une nouvelle mise en forme du flux sensible, une action de schématisation aussi repérable et variable que celle de l’original. Il en résultera un nouvel arrangement subjectif constituant le noyau d’un autre rythme.
31D’après Bonnefoy, la traduction de la poésie est possible dans la mesure où les différences entre les langues, les cultures et les époques impliquées, loin d’empêcher le passage du poétique, constituent plutôt une ressource. Ce qui coïnciderait, à ses yeux, avec l’aspect « universalisable », et donc traduisible, de la poésie. À travers l’œuvre de Pascoli, et des autres poètes qu’il traduit, Bonnefoy fait l’expérience de la traduction comme occasion toujours nouvelle de création, dont le but premier est d’engendrer un rythme et une musicalité en partie émancipée des structures prosodique et métrique de l’œuvre originale. Ainsi le mouvement rythmique, celui de la parole dans le discours, résulterait-il, non pas tant d’une stricte correspondance de répétitions ou de pauses, mais plutôt d’un ensemble cohérent de solutions équivalentes. Ainsi conçu, le rythme s’avère la dimension d’une production personnelle du sens, dans laquelle le traducteur renonce à la tentation du calque et revendique la liberté de « se laisser convaincre » et en même temps de « vérifier, au passage, sa pensée propre » (Bonnefoy 1993 : 31).
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet, entre autres, les études incontournables de Mazaleyrat 1974, Pineau 1979, Cornulier 1982, Dessons et Meschonnic 1998.
2 Bonnefoy (2013 : 199) lui-même la définit comme une « expérience heureuse […] tout autant une expérience fructueuse, car elle m’a permis de beaucoup comprendre dans le rapport des deux langues et par conséquent de nos deux cultures. Et même de bouger, dans mon propre espace ».
3 À la demande du Circolo culturale San Mauro Pascoli « Giordano Pollini », à l’occasion du centenaire de la mort du poète, ce choix de poèmes fut établi en collaboration avec le poète-traducteur Giovanni Nadiani et l’éditeur Mobydick et par la médiation de Chiara Elefante. Cette nouvelle traduction française a été dictée par le constat d’une réception toujours partielle, voire parfois dénaturée, de la part du grand public. Pour une analyse détaillée de la réception de Pascoli en France ainsi que pour une bibliographie complète des traductions françaises, nous renvoyons notamment à Gouchan 2005, Livi 2007, Galisson 2008, Elefante 2013.
4 Poèmes conviviaux (trad. Valentin 1925) ; Poésies (trad. Barincou 1965), Anthologie bilingue de la poésie italienne (trad. Javion 1994), Myricae, Arbustes, Po & sie, n° 95, (trad. Vegliante 2001).
5 Tout en se nourrissant de la culture classique, Pascoli s’impose dès le début par son tempérament évidemment anticlassique. À partir de son recueil Myricae, la trame textuelle ne s’appuie plus sur un ordre logique, des rapports chronologiques ou des scansions temporelles, mais au contraire se compose de liens paratactiques et dont le déroulement procède par ellipses, analogies, itérations, reprises et ruptures. Une telle organisation syntaxique du vers rompt avec la métrique traditionnelle – qui reste pourtant un point de repère – et décharge l’endécasyllabe en lui conférant une allure syntaxiquement irrégulière. Ce vers « léger » ou « libéré » s’habille d’un rythme très peu marqué en vertu de la neutralisation des schémas métriques et l’emploi de divers procédés (rimes et assonances internes, répétitions) qui atténuent les extrémités du vers (Beccaria 1975 : 235-236). Le caractère pléonastique de la syntaxe de Pascoli se montre à travers des fractures, des contractions, des grincements jusqu’à des baisses de ton obtenues aussi par le choix de locutions antipoétiques et d’un lexique commun à l’oral. À un discours poétique logiquement organisé dans le moule d’un vers discipliné, se substitue un rythme naturel jaillissant de la trame phonique composée d’onomatopées, d’assonances, de répétitions lexicales et d’échos de signifiants.
6 Concernant le langage de Pascoli et son « a-grammaticalité » ou « pré-grammaticalité », voir Contini 1970 : 222, 224-225, 229.
Auteur
Université de Roma Tre
Simona Pollicino a été boursière post-doc à l’Université de Palerme et à l’Université de Padoue, où elle a travaillé autour de la traduction de la poésie. Elle est actuellement enseignant-chercheur en Langue française et traduction à l’Université de Roma Tre. Parmi ses travaux consacrés à Yves Bonnefoy et à Philippe Jaccottet poètes et traducteurs : « Bonnefoy traducteur de Yeats : le cas d’Among School Children » ; « La notion de rythme entre poésie et musique » ; « ‘Le lieu propre de l’infini’ ovvero dall’altra parte del nulla. Bonnefoy e Jaccottet all’ascolto di Leopardi » ; « Traduire le rythme de la danse ou l’expérience de l’unité : Y. Bonnefoy traduit ‘To a Child Dancing in the Wind’ de W. B. Yeats » ; « Traduire la poésie pour Philippe Jaccottet ou l’idéal de la transparence ».
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Pour une interdisciplinarité réciproque
Recherches actuelles en traductologie
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2017
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2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
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2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
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Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
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1999