Les édits avant l’édit
p. 13-17
Texte intégral
L’Europe devant la Réforme
1C’est dans presque toute l’Europe qu’à partir des années 1520 se font connaître, par les écrits de Luther, par ceux des autres Réformateurs ses contemporains, et dans un deuxième ceux de les thèmes de la Réforme et temps par Calvin, grands l’on sait combien l’invention relativement récente de l’imprimerie en permit très rapidement une large diffusion. Partout, dans ces Etats jusque-là tous catholiques, possédant des structures ecclésiastiques assez comparables, se pose donc le problème de la confrontation et bientôt de l’affrontement entre deux confessions.
2Dans cette situation, on voit se dessiner trois ensembles bien différenciés : une Europe du Nord, comprenant les royaumes de Suède et de Danemark, qui vont sous l’autorité de leurs souverains adhérer au protestantisme et l’instaurer comme seule religion dont le culte puisse être pratiqué, comprenant aussi l’Angleterre et l’Ecosse qui presque au même moment adoptent des « variantes » du protestantisme, la première avec l’anglicanisme, la seconde avec le presbytérianisme. Symétriquement se présente un deuxième ensemble, regroupant Portugal, Espagne, Etats italiens où la Réforme s’est fait entendre, certes, car dans les milieux humanistes espagnols et italiens il y eut une aspiration à une sorte de « conciliation », mais où néanmoins le protestantisme fut assez rapidement endigué, puis refoulé.
3Entre les deux, une « Europe moyenne », où, après des années de luttes violentes, les Etats durent se résoudre à des solutions de compromis, fondées essentiellement sur le partage territorial : dès 1531, dans la confédération helvétique, la paix de Cappel reconnaissait l’existence de cantons catholiques, de cantons protestants et de cantons « mixtes ». Dans l’Empire, après de longues années de tensions et même à la fin du règne de Charles-Quint, de guerres ouvertes, la paix d’Augsbourg en 1555 accordait aux princes immédiats et aux chevaliers le droit d’exercer la religion de leur choix, les sujets devant, eux, respecter celle de leur souverain, mais se voyant octroyer le « jus emigrandi ».
4Fracture et en quelque sorte partage territorial également affectent les dix-sept provinces regroupées dans les « Pays-Bas », qui vont au cours de la lutte contre l’Espagne de Philippe II se séparer, et constituer deux entités complètement distinctes, les dix provinces du sud replacées sous la tutelle espagnole et recatholicisées, et les sept provinces du nord, les « Provinces-Unies », indépendantes et protestantes.
5Et la France ? Pour des raisons tenant à l’histoire, à la géographie, à la configuration politique, ces solutions n’y pouvaient prendre place. Il y a eu à cet égard une « exception française », et pour en saisir la signification, il est nécessaire de retracer les processus par lesquels, difficilement, au prix de longues années de guerres, va s’opérer la construction d’une « paix de religion ».
L’échec du « tout répressif »
6Dans la première moitié du XVIe siècle, la monarchie française a pratiqué une politique répressive qui n’a cessé de se durcir au cours des règnes de François 1er et de Henri II. D’abord soucieux, semble-t-il, d’explorer les voies d’un compromis qui aurait impliqué concessions dogmatiques et disciplinaires de part et d’autre, François 1er, après « l’affaire des placards », en 1534, et plus encore son fils qui lui succède en 1547 multiplient les édits punitifs et refusent toute place aux adeptes de « l’hérésie ». Dès 1547, Henri II crée une juridiction spéciale, que l’on surnommera « la Chambre ardente » en raison du nombre élevé de condamnations au bûcher qu’elle prononce. Les Parlements de Toulouse, de Bordeaux, d’Aix, multiplient eux aussi arrestations, visites domiciliaires, condamnations à mort.
7Et pourtant... Cela n’empêche pas les progrès de « l’hérésie ». Progrès géographiques, car on le voit bien, tout le royaume est concerné, même si certaines régions se montrent plus rétives, d’autres plus réceptives à la prédication et à l’enseignement de ce que certains appellent « la nouvelle religion », et parmi ces dernières les provinces de l’ouest, Saintonge, Aunis, Charentes, celles du Midi languedocien, avec Montpellier, Nîmes, la vallée du Rhône.
8Progression dans l’ordre social aussi, avec toutefois, selon les populations envisagées, des différences notables : s’il y eut un enracinement durable et profond de la Réforme dans certaines communautés rurales, l’ensemble de la paysannerie française demeurera dans sa masse fidèle à sa religion traditionnelle. En revanche, l’adhésion a été proportionnellement beaucoup plus importante dans le milieu des « classes moyennes », artisans, marchands, juristes, procureurs, et, à partir des années 1550, on assiste à une avancée remarquable parmi la noblesse et même la grande noblesse, les Rohan, les Chatillon, et bientôt la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, son mari Antoine de Bourbon, le frère d’Antoine, Condé, tous deux princes du sang. A ce moment, vers 1560, on estime à un million, sur une population totale d’environ quinze à seize millions le nombre d’adeptes du protestantisme. Il devient évident que la politique uniquement répressive menée jusque-là a démontré son inefficacité, et la mort accidentelle d’Henri II en 1559 va alors permettre une réorientation des décisions du pouvoir souverain.
Un cheminement périlleux
9Conscients de cet échec, convaincus en outre des risques de guerres civiles dont ils pressentent l’imminence, Catherine de Médicis et Michel de l’Hôpital qu’elle a choisi comme chancelier vont alors, par l’édit octroyé en janvier 1562, appelé aussi édit de Saint-Germain, opérer un véritable et spectaculaire revirement. Non seulement est reconnu, admis, le « fait protestant », mais l’édit autorise la célébration publique du culte dans l’ensemble du royaume, avec une réserve, certes, puisque ce culte ne pourra être célébré qu’en dehors des villes, réserve qui n’altère pas fondamentalement la nature du pas en avant qui vient d’être accompli aux yeux de la communauté protestante.
10Mais dans le pays, à la Cour où le clan des Guise s’oppose violemment à Condé, les tensions sont si fortes que la guerre ouverte que redoutaient tant la Régente et son ministre va éclater quelques semaines après l’octroi de l’édit de janvier, à l’occasion du massacre de Wassy, et la France va entrer dans le cycle infernal de trente-six années de terribles affrontements.
Les guerres et les paix
11Dès qu’elles ont commencé, le pouvoir royal a multiplié les tentatives pour les faire cesser, d’autant qu’elles provoquaient non seulement ravages, destructions, folies meurtrières, mais qu’elles l’affaiblissaient considérablement à l’intérieur du royaume lui-même, et par rapport aux autres monarchies. On mesure les difficultés de l’entreprise lorsqu’on réalise que se sont succédées huit guerres, coupées de trêves dont on pouvait penser à chaque fois qu’il s’agissait de véritables paix, espoirs aussitôt démentis, que chaque « paix » s’accompagnait d’un édit de religion, que celui de Nantes est le huitième, qu’entre 1562 et 1577, soit à peine quinze années, il y en eut sept : Saint-Germain en 1562, Amboise en 1563, Longjumeau en 1568, Saint-Germain en 1570, Boulogne en 1573, Beaulieu en 1576, Poitiers en 1577 ! Et qu’entre ces dates si resserrées on compte deux édits de « révocation », l’un en 1568, l’autre en 1572...
12De cette accumulation de textes, il est possible de dégager cependant des lignes de force et de voir s’exprimer trois préoccupations dominantes : celle, d’abord, de réaffirmer, tout en faisant sa place à la Réforme, la prééminence absolue du catholicisme, et le refus de mettre à égalité les deux confessions. Tous comportent donc des clauses de « restitution », exigeant des protestants qu’ils restituent à l’Eglise catholique les églises, les terres, les immeubles dont ils se sont emparés au cours des guerres, les édifices en particulier dont ils ont fait des temples, ce qui s’est passé fréquemment dans les régions de forte implantation huguenote. Tous rappellent que le culte catholique doit être célébré partout, sans aucune restriction (clauses reprises dans les articles III et IV du futur Edit de Nantes).
13En ce qui concerne les modalités d’exercice de la religion réformée elle-même, et à l’inverse, tous lui imposent des dispositions restrictives, les unes reposant sur une différenciation sociologique, dans la mesure où les seigneurs « haut-justiciers » auront pleine liberté de pratiquer leur religion sur leurs terres, les autres définissant pour l'ensemble des protestants les conditions d’un culte public, reposant non pas sur un partage, mais sur des localisations désignées, et qui tantôt s’élargissent, tantôt se restreignent, d’édit en édit, suivant le rapport des forces du moment.
14Enfin, tous s’efforcent de déterminer la place qu’occuperont désormais les protestants dans la société civile. Ce sont des questions difficiles qui demandent l’élaboration de clauses de plus en plus précises, et cette exigence se reflète dans la longueur même des édits : les premiers, Amboise, Longjumeau, ne comportent que quatorze à quinze clauses ; à partir de l’édit de Saint-Germain de 1570, on compte plus de soixante clauses, pour arriver à ce monument que sera l’Edit de Nantes avec ses quatre-vingt-douze articles généraux auxquels s’en ajoutent cinquante-six dits « particuliers ».
Quelles « inventions » ?
15Trois édits ont apporté des innovations destinées à durer et à être incorporées dans l’Edit de Nantes : celui d’Amboise, celui de Saint-Germain de 1570, celui de Poitiers.
16L’édit d’Amboise en 1563 introduisait la distinction en faveur des seigneurs haut-justiciers dont on peut penser qu’elle était destinée à apaiser l’hostilité de la haute noblesse protestante, celle de Condé en particulier, qui le négocia. Amboise invente aussi la « localisation » d’un lieu de culte protestant par bailliage (ce qu’on appellera le culte de concession) et le maintien du culte là où il était célébré publiquement au moment de la signature de la paix (lieu qu’on dira « de possession »).
17C’est aussi dans l’édit d’Amboise que s’exprime une clause qui se répétera jusqu’à Nantes, à l’état de thème incantatoire, l’appel à l’oubli, le désir exprimé que
les choses passées et causées de ces présents troubles et tumultes demeureront esteintes, comme mortes, ensevelies et non advenues.
(article 1er de l’Edit de Nantes).
18et une exhortation à vivre désormais « paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens », future clause II de l’Edit de Nantes.
19Enfin on peut relever une formulation intéressante : là où le culte public n’est pas autorisé,
chacun, est-il écrit, pourra vivre et demourer partout en sa maison, librement et sans estre recherché ne molesté ne forcé, ne contraint par le fait de sa conscience.
20Ainsi, discrètement, mais explicitement s’introduit la notion de liberté de conscience (future clause VI de l’Edit de Nantes).
21Qu’apporte de neuf l’édit de St-Germain en 1570 ? Il étend le nombre des lieux d’exercices publics, il octroie pour la première fois quatre places « de sûreté », La Rochelle, Montauban, Cognac, La Charité-sur-Loire, « villes qui seront gardées par les princes de Navarre et de Condé », surtout il promet aux réformés (clause XXII) l’accès à tous « estais, dignités et charges publiques » et l’accès « aux escoles, Universités, hôpitaux » ce qui signifie que désormais il n’y aura plus dans les institutions de l’Etat discrimination entre sujets catholiques, professant la religion du souverain et sujets réformés. Est-il anachronique de voir dans cette clause la naissance de la notion, si fondamentale pour l’avenir, de la neutralité religieuse de l’Etat ? Et nous sommes en 1570 et non en 1598 où cette disposition sera elle aussi reprise mot à mot.
22Quant à l’édit de Poitiers de 1577, s’il incorpore à son tour beaucoup de clauses des édits précédents, il présente une disposition apparue en 1576 dans l’édit de Beaulieu, en créant ce que l’on appellera des « chambres mi-parties », cours spéciales instituées auprès de chacun des Parlements du royaume, composées de magistrats catholiques et protestants pour toutes les causes dans lesquelles ces derniers seront impliqués : assurance d’impartialité dans le fonctionnement de l’appareil judiciaire. Déjà très détaillées dans les édits de Beaulieu et de Poitiers, les modalités de recrutement, les attributions, les compétences de ces organismes occuperont plus d’un tiers de l’Edit de Nantes, trente-sept clauses sur quatre-vingt-douze !
23Présents aussi dans ces deux textes des articles que l’on pourrait surnommer « de réparation » à propos de la Saint-Barthélémy :
les désordres et excès faits le 24 d’aoust dernier et jours ensuyvans en conséquence dudit jour à Paris et en autres villes et endroits de nostre royaume sont advenus à nostre très grand regret et déplaisir.
(art. 32 de Beaulieu, 33 de Poitiers).
24et pour preuve de sa « bienveillance » non seulement Henri III réhabilitait la mémoire de Coligny, restituait les biens confisqués à sa famille, mais exemptait de certains impôts les veuves et les enfants « de ceux qui ont esté tués esdits jours ».
25Quelle conclusion tirer de l’analyse et de la confrontation de ces textes qui jalonnent près d’un demi-siècle de guerres ? Aucun d’eux n’a atteint le but fixé, aucun n’a même pu être véritablement appliqué dans l’ensemble du royaume et les deux derniers, jugés bien trop favorables aux réformés entraîneront une violente réaction des ultra-catholiques, la formation de la Ligue et encore vingt ans de combats acharnés. Et pourtant, leur bilan n’est pas pour autant insignifiant ou négatif, loin de là. Car de l’un à l’autre, dans l’urgence du moment, dans l’incertitude des conflits, dans les crises politiques, et elles ne manqueront pas, on voit s’élaborer, s’inventer des propositions, se profiler des réponses, et se construire sous nos yeux, pièce à pièce, un dispositif fragile certes, mais dont une grande partie charpentera l’Edit de Nantes.
Auteur
Université de Strasbourg
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