La traduction comme « dialogue poétique » entre Gellu Naum et René Char1
p. 63-73
Résumé
Considéré comme l’une des figures les plus emblématiques du surréalisme roumain, Gellu Naum a été également un traducteur réputé des œuvres de plusieurs auteurs comme Diderot, Stendhal, Hugo, Dumas, Verne, Gracq, Prévert, Kafka, Beckett ou Char, sans que cette partie de ses préoccupations suscite l’intérêt des chercheurs. Pourtant, la traduction a occupé une place prépondérante dans sa vie et sa sensibilité, et sa rencontre avec une subjectivité poétique comme celle de rené Char a fait que son activité poétique en reste tributaire par endroits. Si, d’une part, Gellu Naum réinvestit le texte de Char de sa propre créativité, d’autre part, la traduction constitue une matière d’inspiration, en tant qu’elle nourrit son imaginaire créateur. Ainsi, le travail du poète-traducteur laisse lire à travers ses traductions et ses propres écrits une évidente familiarité avec l’œuvre de Char, dérivée non seulement d’une lecture et d’une interprétation attentives, mais aussi d’un même besoin de création et de compréhension du monde.
Il apparaît que la traduction a représenté pour Naum un lieu d’élucidation et d’orientation vers une voie qui lui était propre, et le travail sur Char, cet appel inconscient d’une autre voix vouée à assurer la cohérence et la continuité de sa sensibilité poétique, réduite au silence pendant les années de la censure communiste.
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Mots-clés : Traduction, Création, Dialogue poétique, Surréalisme
Texte intégral
1Considéré comme l’une des figures les plus emblématiques du surréalisme roumain, Gellu Naum a également été un traducteur réputé, sans que cette part de ses activités ait suscité jusqu’à présent l’intérêt des chercheurs. Plus qu’une parenthèse alimentaire dans sa carrière poétique, comme on l’a souvent insinué, l’activité de traduction a constitué à notre avis une étape importante dans le parcours d’affinement de son profil d’auteur, à une époque où sa voix créatrice était entravée. Le silence autour du sujet « Naum traducteur » et cette lacune dans la recherche sont d’autant plus difficiles à comprendre au regard de la reconnaissance publique qui lui a été faite en 1968 par l’attribution du Prix de l’Union des Écrivains pour la traduction.
2Né à Bucarest le 1er août 1915, Gellu Naum a fait des études de philosophie à l’Université de Bucarest. Pendant cette période, en 1935, il a fait l’une des rencontres capitales de sa vie, celle du peintre Victor Brauner, qui était de retour à Bucarest après quelques années passées à Paris. Le peintre l’encourage à le suivre dans la capitale française, où, en compagnie de Jacques Hérold et de Gherasim Luca, il aura l’occasion de rencontrer André Breton, Benjamin Péret, Pierre Mabille et les autres poètes et plasticiens du groupe surréaliste qui gravitaient autour de Breton, dont sans doute rené Char2. En 1938, Naum commence à l’Université de la Sorbonne une thèse sur Abélard, qui le passionne au début, mais qu’il abandonne progressivement, privilégiant les productions personnelles à l’écriture scientifique.
3Revenu en Roumanie en 1939, il sera mobilisé et envoyé sur le front de l’Est, puis réquisitionné pour l’école d’officiers de réserve de Sibiu, au début de 1942.
4En 1941 se constitue le groupe surréaliste roumain, au fil des permissions de Naum, qui sera le seul à être mobilisé. Le groupe se fonde sur une communauté de pensées, qui demeure pourtant relative, et finira dans des tensions secrètes et invectives réciproques. L’appel intérieur qui amène Naum vers le surréalisme (« Je devais être surréaliste, […] ma structure, tous les chemins me conduisaient en cette direction »3) le poussera ensuite à s’en éloigner, à cause des théorisations excessives et stériles qu’il juge comme un véritable obstacle au vécu sensible d’où la poésie peut émerger.
5Si l’importance accordée à la dimension sonore de la langue occupe une place importante dans la pensée de Naum poète4, elle devient un aspect fondamental également pour qui s’intéresse à Naum traducteur. Dans cette perspective, il convient de rappeler un passage du récit autobiographique, Zénobie, où il encourage sa bien-aimée à continuer de lui lire des poèmes en flamand, même s’ils ne comprennent pas cette langue : « Les sons paraissaient étranges à nos oreilles mais nous saisissions leur sens, l’au-delà des mots »5. L’importance accordée par Naum à la composante sonore des mots participe de l’élaboration d’une conception sur les possibilités expressives d’une langue et sur leur capacité de transmission du message poétique. Cette sensibilité du sonore l’amène à préjuger de l’insuffisance de la traduction pour exprimer une voix poétique dans une langue autre que celle d’origine. rémy Laville raconte en ce sens (1994 : 36) qu’en 1939, à une époque où Naum fréquentait les surréalistes français, et où le français était sa langue dominante (une langue qu’il parlait « presque à la perfection »), il a rédigé en roumain un recueil de poèmes intitulé Vasco de Gama, se refusant de le faire en français, car il n’était pas question pour lui d’écrire autrement que dans sa langue maternelle : « La langue française lui paraît trop policée, le roumain, plus cru et archaïque, convient mieux à ce qu’il veut exprimer », remarque Laville (1994 : 43). Si le français diminue, selon Naum, l’écart entre son sentir et la réalité, cela ne l’empêche pas de choisir des épigraphes en français pour ses poèmes des premiers recueils6. Le recours à la parole et à la langue d’autrui afin de légitimer la sienne n’est pas anodin, car il anticipe de quelques années la tournure que va prendre son rapport aux langues étrangères et à l’acte de traduction.
6Une des dissensions au sein du groupe surréaliste roumain a dérivé précisément de la conception qu’avait Naum de la traduction : la création d’une collection de textes en français, Infra-noir, concrétisée en 1946, suscita le mécontentement de Naum, qui considérait ce fait comme une hérésie, « c’est-à-dire une perte du contact ténu au-delà duquel se trouve le bourbier littéraire » (Laville 1994 : 78) ; aussi refusa-t-il la traduction de ses poèmes. Pourtant, lorsqu’en 1946, le comité de censure mis en place à Bucarest refusa la publication de son recueil Albul osului [Le blanc de l’os], Gellu Naum fit traduire son texte en français, le tapa lui-même à la machine, le dédia aux « cent sages » du monde et le posta à plusieurs destinataires, dont André Breton, Benjamin Péret, Victor Brauner, Pierre Mabille et Watson Taylor. Cet épisode, qui a d’ailleurs eu un faible écho chez ces surréalistes, permet de bien délimiter le premier pas de Naum vers la traduction, à savoir le moment où il se voit freiné dans la propagation de ses idées. Il commence alors à concevoir la traduction comme un moyen d’expression de soi et de liberté de pensée.
7Après 1947, quand en roumanie sont imposées les conditions du réalisme socialiste comme la seule forme acceptée d’expression littéraire, le groupe surréaliste roumain se dissout. En 1951, Naum devient maître-assistant à la Chaire de Pédagogie de l’Institut Agronomique de Bucarest ; mais comme cette profession trop absorbante l’empêche d’écrire et d’accomplir ainsi un travail sur soi, il décide d’y renoncer.
8C’est dans ces circonstances qu’il parvient en 1953 au métier de traducteur, comme seule forme possible pour lui, à l’époque, de vivre de l’écriture. Dans la roumanie communiste, le travail de traducteur ne procédait généralement pas d’un choix, mais devait suivre la liste d’un plan quinquennal d’œuvres à transposer en roumain, proposée par le directeur des Éditions d’État. De ce plan, Naum choisira tout d’abord les écrits de Diderot, exception parmi les œuvres libertines interdites en roumanie. De 1953 à 1962, il traduira près de cent titres, certains en collaboration avec d’autres traducteurs, la plupart d’après la version originale et quelques-uns d’après l’édition française. Ces œuvres couvrent de larges pans de l’histoire littéraire : tous les genres (la poésie, la prose, le théâtre), différentes époques littéraires (le romantisme, le réalisme, le modernisme), plusieurs langues (le français, le russe, l’allemand) et de nombreux auteurs : Diderot, Beckett, Stendhal, Gautier, Gracq, Nerval, Kafka, Verne, Maršak, Kataïev, Dumas, Carpentier, Char, etc.
9L’activité de traduction est extrêmement mal payée, le nom du traducteur n’est pas toujours cité dans les éditions et il correspond parfois à des pseudonymes. Les livres traduits de la littérature russe proviennent, d’une part, de la littérature pour enfants (Maršak, Kataïev) – ces traductions étant contemporaines de ses propres écrits pour enfants, Cărţile lui Apolodor [Les livres d’Apollodore] – et d’autre part, de la littérature de type révolutionnaire (Kataïev, Gorbatov, Solohov). Les textes traduits mettent en lumière un Naum traducteur en auteur, qui trouve dans les livres traduits une matière d’inspiration pour ses propres écrits, mais aussi un Naum révolté, qui tente d’exhiber à travers la parole de l’autre ce qu’il vit intérieurement.
10Dans l’état actuel des connaissances, Naum ne s’est jamais exprimé publiquement sur les principes qui ont guidé ses traductions. Si ses idées sur la création sont lisibles dans ses écrits ou entretiens, on ne trouve pas trace de réflexions traductologiques chez Naum, ni de préface de sa main aux livres traduits. Les indices permettant de repérer une « position traductive », au sens de Berman, sont absents, peut-être au motif que Naum refuse toute conceptualisation théorique et parce qu’il ne pratique pas la traduction en suivant certains principes, mais en se livrant à une écoute attentive de la voix qu’il traduit. On ne peut trouver dans l’ensemble des œuvres traduites que quelques notes de bas de page, sans que celles-ci éclairent d’une manière significative ses idées de traducteur.
11Ainsi, même si la version roumaine des Œuvres choisies de Diderot (1957) est accompagnée de nombreuses notes du traducteur, celles-ci ne constituent jamais un retour réflexif, mais plutôt une intervention active de la part du traducteur, visant à faciliter la compréhension des textes. Ces notes fournissent des informations sur la genèse du livre, sur le style de l’auteur : elles éclairent par exemple le passage accéléré d’une histoire à l’autre, présentent les personnages et les événements historiques dont il est question dans le roman, expliquent aux lecteurs la signification de certains mots, comme par exemple « bernardini » (« bernardins ») et la connotation attribuée dans le contexte par Diderot. Il arrive parfois également que Naum offre une traduction en bas de page pour des expressions latines et espagnoles conservées telles quelles dans la version roumaine, ou qu’il restitue les rimes des vers incorporés dans le texte, tout en conservant dans la traduction le réseau sémantique. Il maintient pourtant la version française de certains vers dont la sonorité devait illustrer une question de rime et en offre une traduction littérale en bas de page.
12Peut-être parce que Diderot est le premier auteur choisi par Naum, ces textes sont les seuls où sa présence comme traducteur est manifeste. La version roumaine du Neveu de Rameau constitue un cas à part d’adaptation, où le traducteur procède, selon Silviu Gongonea (2013 : 217-278), à une réécriture typiquement surréaliste du texte original. À travers les déviations et les retours qu’il opère, le greffage et le découpage de certains passages, à partir et à l’intérieur du corpus initial, le traducteur aboutit, selon le critique roumain, à une sorte de collage qui laisse lire explicitement les modulations d’un créateur. L’imbrication des deux voix met en évidence la tension qui est au cœur du parcours littéraire de Naum et l’exigence d’exhiber sa parole censurée à travers le texte de l’autre.
13Après le travail sur Diderot, la visibilité de Naum comme traducteur s’efface presque complètement : on ne trouve plus de notes dans les textes traduits, geste difficile à expliquer autrement que par les contraintes temporelles auxquelles l’homme doit faire face. Ses traductions restent pourtant d’une bonne qualité, ce qui fait qu’elles sont reprises une vingtaine, voire une quarantaine d’années plus tard7, avec peu de modifications. D’ailleurs, une des rares considérations sur les traductions de Naum (Neţ 2006 : 22) insiste sur leur qualité remarquable et sur les compétences du traducteur, doublées de celles de l’écrivain : « Gellu Naum était un fin connaisseur du français et, comme tout grand écrivain, il maîtrisait le roumain dans toutes ses variantes et dans tous ses registres ». Mariana Neţ, qui signe ces lignes, signale toutefois une faute lexicale et une négligence stylistique dans la version roumaine du Comte de Monte Cristo qui ôterait, selon elle, « une partie (aussi infime soit-elle) de la valeur littéraire du texte dumasien » (ibidem : 23).
14Ce ne sont pas les erreurs – très rares, d’ailleurs – qui frappent dans les traductions naumiennes, mais plutôt un certain littéralisme qui produit parfois des structures impropres en roumain et qui seront remaniées par un autre traducteur lors de la réédition. C’est le cas de quelques séquences d’En attendant Godot : « Sunt mulţumit sa te vad » remplacé par « Mă bucur să te văd » [Je suis content de te voir] ou bien « Ce-ai fi devenit tu » [Que serais-tu devenu] remplacé par « ce s-ar fi întâmplat cu tine » [Qui est-ce qui se serait passé avec toi ?].
15Le travail de traducteur est très éprouvant pour Gellu Naum : il lui fait souvent perdre l’« état » nécessaire pour écrire ses propres poèmes. Il s’attelle pourtant, selon rémy Laville, à quelques « grandes œuvres qui lui redonnent courage et rendent la traduction moins fastidieuse » (Laville 1994 : 99) : Les Filles du Feu de Nerval, Le Rivage des Syrtes de Gracq et un choix de poèmes de rené Char. Face à ces œuvres, la traduction n’est plus un travail épuisant, mais une expérience d’exploration et de valorisation de sa propre voix créatrice. Comme Nerval a fourni – d’après le témoignage de Naum – un modèle littéraire pour son recueil Medium, on pourrait penser que la traduction des Filles du Feu est devenue un geste naturel après que sa lecture a contribué à l’enrichissement d’une frénésie de l’imaginaire naumien, détachée pourtant de la « théorie de l’au-delà » typiquement romantique et de la séparation entre réel et irréel. La lecture de Nerval a sans doute contribué à développer chez Naum une mosaïque de visions oniriques, de chimères, de ténèbres et de phantasmes.
16La rencontre dans l’espace traductif avec une subjectivité poétique comme celle de rené Char semble tout à fait naturelle, car elle porte la marque d’un ancrage dans la même tradition littéraire, celle du surréalisme, à laquelle les deux poètes restent très liés, quoiqu’ils s’en détacheront. Ce qui les unit avant tout, c’est une conception de la poésie comme expérience existentielle, une vision de la création comme rapport de forces entre opposés inconciliables, le refus de toute technique ou esthétique susceptible de tourner à l’artifice. Par l’abolition des frontières et des catégories de la pensée, la condition poétique devient la seule à même de révéler certaines choses, secrètes et concrètes à la fois, qui ne peuvent se dire autrement, la poésie étant la seule capable de « voler la mort », comme l’écrit Char dans son poème « La bibliothèque est en feu », ou bien « de sauver l’espèce humaine »8, selon les mots de Gellu Naum.
17Naum n’évoque nulle part une relation directe avec Char, mais les quelques renvois ou allusions au poète français suggèrent qu’il a été l’une des figures tutélaires de son arrière-plan culturel. Le cycle de rêves transcrits dans Amintirea memoriei [Le Souvenir de la mémoire] (1943-1944) raconte un épisode où il est question d’un ancien ami, « actuellement officier, r. Ch. ». Il est très probable que les initiales renvoient à rené Char, d’une part parce qu’en roumain très peu de noms débutent par « Ch », d’autre part parce que telle était bien la situation de Char à l’époque, lorsqu’il était « le capitaine Alexandre » dans la résistance. Plus encore, dans le poème dédié en 1984 à Gellu Naum, « Eram pertu » [On se tutoyait], Virgil Teodorescu parle par métaphore de la vie de Naum, où Char apparaît comme l’un de ses « gardiens ». Enfin, une citation de rené Char est placée en exergue au poème naumien « Pălăria de iască » [Le chapeau d’amadou], ce qui fait penser que Char représente, sinon un modèle, du moins une référence importante pour Naum.
18Les poèmes de Char traduits par Naum paraissent chez l’éditeur Tineretului, dans la collection « Cele mai frumoase poezii » [Les plus beaux poèmes], qui propose à un large public à la fois des auteurs roumains et des auteurs étrangers en traduction. La publication est datée de 1969, mais la traduction a été exécutée quelques années auparavant car, suite à une maladie grave, Naum a définitivement interrompu les traductions à partir de 1962. Le choix des poèmes a été fait à partir des recueils Commune présence (1964) et Poèmes et prose (1957), petite anthologie préfacée par Virgil Teodorescu, ancien membre du groupe des surréalistes roumains. La préface se limite à des considérations sur le surréalisme et sur la figure poétique de rené Char, la seule remarque sur la traduction étant celle relative à l’admirable transposition en roumain.
19La structuration de l’anthologie charienne indique déjà la proximité entre les deux écrivains, qui, dans le choix des poèmes, suivent le même principe de la recomposition : ce n’est pas la chronologie qui donne sens à la lecture, mais le jeu des résonances entre les poèmes. La version roumaine des Poèmes choisis de Char suit la même logique de composition, signe du lien établi par Naum entre la traduction et ses préoccupations poétiques. Telle logique de l’ordonnancement repose, selon Simona Popescu, sur le principe de la « reprise-permutation » (Naum 2011 : 65), de la reconfiguration et de la redistribution, qui aurait la signification suivante : le poète reste, selon Naum, identique et différent, au centre d’une vaste narration circulaire de signes et de symboles, qui multiplient leurs sens par d’innombrables réflexions réciproques.
20Naum effectue une traduction presque littérale, supportée d’ailleurs par la proximité linguistique entre le roumain et le français ; il s’écarte rarement du texte original, garde en principe la syntaxe, la juxtaposition des mots, l’ordre des énoncés, la fluidité des vers, respecte la disposition typographique des poèmes et les usages de l’italique. La traduction semble guidée par le souci de clarté et de fidélité, peut-être parce que Naum croit à une expressivité des poèmes organisée en « forme-sens », selon l’expression d’Henri Meschonnic (1973). Le traducteur n’annote pas, il n’explicite pas ce qui est implicite dans l’original. La démarche traductive s’avère généralement orientée vers la coïncidence avec le poème source.
21Au niveau du vocabulaire, on peut observer par endroits la préférence, sans modification sémantique, pour certains mots à résonance plutôt archaïque (et il n’est pas question de notions propres à une certaine civilisation !), alors que le roumain aurait disposé d’équivalents plus modernes. Par exemple, Naum choisit de traduire un mot récurrent dans les poèmes de Char (« ténèbres ») par « bezne » ; il aurait pu employer « tenebre », mot du vocabulaire standard en roumain, qui aurait conservé la sonorité du texte original. Mais, sans produire d’écarts au niveau de la synonymie, Naum s’éloigne par endroits de la littéralité et de la matérialité du texte original, au profit d’un vocabulaire qui est propre à ses poèmes. En effet, le terme « bezne » est récurrent dans sa poésie, comme dans les poèmes « La întâlnirea feţelor » [Au croisement des visages] (« şi iată că vine sufletul lui negru şi uriaş acoperit cu păr lung despletit ca al / mireselor frumoase vine din beznele prin care a rătăcit ») ou bien « Călătoria lui Stelică » [Le voyage de Stelică] (« prin semnele beznei / sfârşitul nopţilor acelora întârzia »), pour n’en donner que deux exemples.
22Naum procède de même avec le mot « argile », qu’il choisit de transposer par « lut », au lieu de son synonyme, « argilă » (« lèvres d’argile »/ « buze de lut »). L’option pourrait s’expliquer par sa préférence pour le langage archaïsant de la langue roumaine, qu’il apprécie particulièrement, comme nous venons de l’indiquer ; mais aussi par un souci d’enrichissement sonore – qui n’est pas en contradiction avec celui de littéralité : ce souci, propre aux poètes surréalistes, tendait à pénétrer le caractère fondamentalement phonique du phénomène poétique.
23Néanmoins, Naum ne procède jamais à des modifications pour garder la sonorité au détriment du sens. La volonté, pourtant manifeste, d’assurer une certaine musicalité le conduit donc rarement à opérer des changements dans la syntaxe originale, comme dans le vers « Est apparu un multiple et stérile arc-en-ciel », qu’il choisit de traduire par une inversion, elle aussi à résonance archaïque « Ivitu-s-a un curcubeu multiplu şi sterp ». Des modifications de la structure syntaxique sont opérées également dans le dernier passage du poème « Nous avons » [ « Avem »], ou bien dans les aphorismes XVI et XXVI du recueil À la santé du serpent, mais cette fois-ci pour des raisons d’ordre logique et de fluidité en roumain.
24Ces options traductives, où le traducteur sait garder la juste mesure entre l’ancrage et l’éloignement de la logique du texte source, s’inscrivent dans les enjeux d’un texte qui pratique la « pulvérisation » des éléments et la structure fragmentaire. Maintenir l’étrangeté du texte, tout en gardant son propre « ordre insurgé », tels seraient, selon Camelia Capverde (2007 : 284), les enjeux de la traduction des poèmes de Char.
25Le motif du serpent établit une intéressante filiation souterraine entre les deux poètes. L’écrit charien, paru en 1954, fait de pensées aphoristiques et d’illustrations de Juan Mirò, trouve un certain correspondant dans le recueil naumien Calea şarpelui [La voie du serpent], dont le manuscrit date de 1948 et la publication de 2002. Le texte de Naum est composé d’espèces de versets à caractère initiatique et traite la question de la connaissance et de la métamorphose personnelle ; il est également illustré de dessins de Dan Stanciu, ami du poète.
26Le condensé verbal et la densité du discours des deux recueils traduisent une manière de concevoir et de transmettre la vérité existentielle par le biais du texte poétique et des signes graphiques. Il n’est pas question ici d’inspiration, mais de fils inconscients qui relient les deux sensibilités poétiques et qui soustendent des imaginaires similaires.
27Pour un auteur rudement éprouvé par la Seconde Guerre mondiale, Les Feuillets d’Hypnos ne pouvaient pas rester lettre morte. Pourtant, de ce recueil de 237 aphorismes, écrit entre 1943 et 1944, Naum a choisi de n’en traduire que 96. Il serait difficile de cerner les critères qui ont déterminé cette sélection et cette réduction, la première raison étant probablement celle des contraintes d’espace. Ce qui est surprenant, c’est que les textes qui s’apparentent à un journal de guerre ou qui évoquent explicitement des actions des résistants (par exemple les Feuillets 138, 149, 157) ne sont pas inclus dans la version roumaine. Cette option semble moins étrange si on considère que les poèmes naumiens ne contiennent pas de traces textuelles explicites du combattant qu’il a été ! Naum n’est pas de ceux qui ressentent le besoin vital de dire les horreurs, et il choisit d’occulter l’action de la guerre par l’action de la poésie. Son mouvement interne le pousse à privilégier dans le choix des passages à traduire les réflexions sur l’amitié, la communauté, la femme, la maîtrise de la parole : ces thèmes sont chers à Naum, en harmonie avec ses propres options poétiques, mais aussi avec ses enjeux existentiels. En ce sens, il n’est peut-être pas anodin que le 16e Feuillet, qui évoque « la parole du plus haut silence », soit celui qui ouvre les textes traduits de ce cycle, précisément à une époque où Naum était réduit à la condition de poète sans voix. Ce thème reviendra quelques années plus tard dans ses propres poèmes, lorsqu’il évoquera le silence comme prolongement de la parole (« j’étais muet et je parlais » dans « Ascunderea » [Dissimulation]), ainsi que son pouvoir évocateur dans le roman Zenobia : « […] ses silences eux aussi me parlaient de quelque chose que je connaissais depuis longtemps, quelque chose d’impossible à formuler par des mots »9.
28Si Naum a tendance à orienter la traduction vers sa propre poétique, c’est parce qu’il y trouve un lieu d’expression de quelque chose qui lui appartenait déjà, avant même de commencer la traduction. Pendant qu’il traduit Char, Naum continue à écrire et à accumuler des textes : il rédige alors la plupart des poèmes qu’il publiera en 1968 dans le recueil Athanor.
29Ce recueil traite presque les mêmes thèmes que les Poèmes choisis de Char : la condition du poète, les expériences alchimiques, l’amour, le rêve, le quotidien dégradant ou la mort. Comme toute la critique l’a remarqué, Athanor est un recueil charnière, « une intéressante exception dans l’œuvre de Gellu Naum, son livre le plus articulé, d’une grande concentration de l’expression, que les recueils ultérieurs n’atteindront plus »10. En effet, si la poésie des premières années se trouvait sous le signe de « l’état de fureur », comme Breton avait défini le surréalisme, sous le signe de l’offense et de la fronde, des expérimentations langagières, à partir d’Athanor, Gellu Naum se tourne vers le quotidien, vers les sentiments qui émanent du milieu naturel, vers l’« alchimie du réel » où des images archétypales se mélangent à des personnages inhabituels.
30Le cycle Héraclite de Naum acquiert tout son sens à la lumière de la pensée charienne et de son engagement héraclitéen : celui-ci ne cesse d’animer la démarche poétique du poète roumain. Naum trouve des possibilités expressives nouvelles dans l’approche sensorielle du monde et dans l’exaltante alliance des contraires. Le vocabulaire utilisé laisse lire les synesthésies les plus surprenantes où l’humain est en symbiose avec le monde animal et végétal. Les êtres et les choses se confondent, les frontières entre eux sont floues, en vertu de l’essence fluide du monde, proclamée par le principe héraclitéen, accueilli par les vers de Naum : « toate erau perfect conjugate » [toutes étaient parfaitement conjuguées] (Naum 1968 : 77). Comme dans les poèmes chariens de l’après-guerre, chez Naum le surréel est à la fois récusé et refondé à travers la notion de « grand réel » : le poète roumain aboutit à « une poésie qui a abandonné tout cliché surréaliste, mais qui conserve bien l’esprit vif du mouvement » (Însurăţelu 2014 : 83).
31Le travail sur le texte, qui devient l’aboutissement d’un travail d’organisation et de cohérence, porte aussi, à notre sens, la marque de Char, dans la mesure où les poèmes de ce recueil ont souvent la même structure que ceux de Char : le titre, le corps du texte fondé sur une perception ou émotion, et la séquence finale qui suscite une relecture du titre et de sa signification. Comme le note aussi Simona Popescu, après Athanor, le discours poétique sera soutenu chez Gellu Naum « par un narrateur visionnaire ayant le profil d’un philosophe présocratique »11. En ce sens, le travail sur les textes chariens a constitué un laboratoire où s’est préparé le tournant de la poésie de Gellu Naum. L’imbrication du travail traductif sur René Char et du travail créateur sur Athanor a contribué à un changement de la poétique naumienne. Ce fait fut repéré d’ailleurs par le poète lui-même, comme par le critique Ştefan Augustin Doinaş, dès la parution du recueil : « le poète d’Athanor se trouve dans la position d’un rené Char, fidèle aux libertés associatives d’un flux intérieur profond, mais, en même temps, maître lucide d’une technique poétique qui vient filtrer et ordonner le matériau incandescent des intuitions pour recomposer un univers lyrique »12.
32Si la traduction des Poèmes choisis est remarquable, comme l’affirmait Virgil Teodorescu dans la préface du recueil, c’est parce que la sensibilité de Naum entre en résonance avec celle de Char et partage une évidente familiarité avec son œuvre ; une familiarité qui dérive non seulement d’une lecture, d’une interprétation attentives et de ses habiletés linguistiques, mais aussi d’un même besoin de création et de compréhension du monde. Il apparaît ainsi que Naum est devenu traducteur non seulement par nécessité matérielle, mais aussi par nécessité intérieure, surgie d’une recherche compensatoire de son moi créateur. La traduction a constitué pour Naum un lieu d’élucidation et d’orientation vers une voie qui lui était propre ; et le travail sur Char répond à cet appel inconscient d’une autre voix vouée à assurer la cohérence et la continuité de sa sensibilité poétique, réduite au silence pendant des années. C’est pourquoi l’étude des traductions livrées par Naum devrait-elle devenir un jalon essentiel de l’étude de sa poétique. Pour un auteur qui croit à la cohérence interne de l’ensemble de l’œuvre, les deux pratiques ne peuvent être envisagées comme autonomes, car elles participent d’un même travail qui vise à donner du sens à l’existence, à travers le langage poétique.
Bibliographie
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——, 2008, « Gellu Naum şi experimentul poetic » [Gellu Naum et l’expérience poétique], Steaua, n° 4, http://www.romaniaculturala.ro/articol.php?cod=10152, (consulté le 15 juillet 2014).
POPESCU Simona, 2000, Salvarea speciei (despre suprarealism şi Gellu Naum) [La Sauvegarde des espèces. Sur le surréalisme et Gellu Naum], Bucarest, Editura Fundaţiei Culturale române.
ROŞESCU Sanda, 2003, Despre interior – exterior [À propos d’intérieur – extérieur], entretien avec Gellu Naum, Piteşti, Paralela 45.
10.4000/books.pufr.11243 :ZACH Matthias, 2013, Traduction littéraire et création poétique. Yves Bonnefoy et Paul Celan traduisent Shakespeare, Tours, Presses Universitaires François-rabelais, collection « Traductions dans l’Histoire ».
Notes de bas de page
1 Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche subventionnée par le Programme Opérationnel Sectoriel de Développement des ressources Humaines, POSDRU/159/1.5/S/133652.
2 Les critiques évoquant les rencontres directes de Naum avec les surréalistes français mentionnent rarement le nom de rené Char. İulia Moldoveanu en parle dans son article « Gellu Naum / “un tigre phosphorescent en hiver” » paru dans la revue Regards du 7 janvier 2003. En outre, le poète Sebastian reichmann en fait mention dans la préface du recueil naumien Discours pour les pierres (2002 : 7).
3 Notre traduction. Voir roşescu, 2003 : 31.
4 Naum a l’habitude de rajouter un « h » (sonore en roumain) à certains mots : il n’écrit jamais « poem » [poème], « poetic » [poétique], mais « pohem », « pohetic », etc.
5 Fragment du roman Zenobia traduit par Laville 1994 : 66.
6 Dans son premier recueil, Drumeţul incendiar, Naum met en exergue à ses poèmes des vers de Benjamin Péret et de rené Char.
7 Par exemple, la traduction de la pièce En attendant Godot de Samuel Beckett, publiée en 1970, sera reprise en 2010, avec très peu de modifications, par Irina Mavrodin.
8 Notre traduction. Entretien de Gellu Naum avec Simona Popescu 2000.
9 Paragraphe du roman Zenobia traduit par Laville 1994 : 64.
10 Notre traduction. Voir Pop 2008.
11 Notre traduction. Popescu, « Prefaţă » (Naum 2011).
12 Notre traduction. Ştefan Augustin Doinaş, Luceafărul, nr. 2/1969, reproduit par Însurăţelu 2014.
Auteur
Université « Petru Maior », Tîrgu Mureş – Roumanie
Corina Bozedean est enseignant-chercheur à l’Université Petru Maior de Tîrgu Mureş (roumanie), où elle dispense des cours de langue française et de traduction, ainsi que des cours d’italien comme L3. Elle a soutenu en 2012 à l’Université de Cergy-Pontoise une thèse sur L’imaginaire du minéral dans l’œuvre d’Henry Bauchau, en cours de publication chez Honoré Champion. Elle est l’auteur de plusieurs articles et traductions parus en ouvrages ou dans des revues de spécialité.
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