« Dans les coffres du texte » : les réflexions traductologiques d’Yves Bonnefoy à la lumière de sa philosophie poétique
p. 51-62
Résumé
Les réflexions traductologiques, développées par Yves Bonnefoy dans des textes qui accompagnent ses traductions ou qui sont publiés séparément, dévoilent l’importance et la valeur que le poète-philosophe accorde à la traduction poétique : comme une activité proprement poétique qui vient répondre au besoin des lecteurs de partager la vérité exprimée par le créateur et de la sentir dans leur propre langue. Il y voit également l’occasion pour le traducteur de reconstruire, au moyen du langage, un moment d’authenticité et d’immédiateté de l’existence humaine que les grands poètes du moins nous transmettent par leurs œuvres poétiques. Inévitablement, la philosophie poétique de Bonnefoy, avec les notions-clés de « présence », de « plénitude », de « finitude », intervient à ce niveau et colore son activité et ses réflexions de traducteur, qui ne peuvent désormais être saisies qu’à travers sa conception du rôle que la poésie et le langage devraient jouer dans le rapport de l’homme au monde et la prise de conscience de son existence. En d’autres termes, il s’agit d’une dimension métaphysique et ontologique que Bonnefoy ajoute à l’acte traductif.
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Mots-clés : Traduction poétique, Poétique, Philosophie du langage, Bonnefoy traducteur, Traductologie
Texte intégral
1« Peut-on traduire un poème ? Non. On y rencontre trop de contradictions qu’on ne peut lever, on doit faire trop d’abandons »1, affirmait Bonnefoy en 1976, lors d’une conférence intitulée « La traduction de la poésie » et donnée à l’Association des Traducteurs littéraires de France. Il se mettait alors sur les traces de Baudelaire qui considérait la traduction de la poésie comme « un rêve caressant, mais [qui] ne peut être qu’un rêve »2.
2Du côté des théoriciens de la traduction, les textes qui cherchent à répondre à la question « comment traduire un texte poétique ? » ne manquent pas, ni même ceux qui proposent une typologie3, autant d’efforts qui reconnaissent sans doute les obstacles et les difficultés de la traduction poétique, mais qui ne sont pas parvenus à fournir une méthode rigoureuse et efficace. Ils nous reconduisent plutôt à celui qui a le premier parlé de la particularité du discours poétique, mettant en relief la fonction poétique du langage, roman Jakobson, et à son affirmation que « la poésie, par définition, est intraduisible » (Jakobson 1986 [1963] : 86).
3Les traductions de la poésie ne cessent cependant de se multiplier, surtout de nos jours marqués par le signe de l’interculturel et du transfert accéléré du savoir par les voies de la technologie. Si nous nous adressons à un poète-traducteur comme Bonnefoy, c’est parce que, malgré sa déclaration mentionnée plus haut, ses traductions célèbres et la réflexion qu’il a développée depuis cette date autour de cette activité pourraient éventuellement nous montrer une voie pour dépasser les obstacles et les contradictions dont il parlait. Pour ce faire, nous nous limiterons aujourd’hui à ses essais sur la traduction, qui, très nombreux d’ailleurs par rapport à ceux d’autres poètes-traducteurs, auraient pu, en effet, être regroupés sous le beau titre qui a été donné à ce volume, « traduire en poète »4, s’il n’en avait pas rassemblé récemment une partie sous cet autre, vraiment intriguant, L’Autre Langue à portée de voix (Bonnefoy 2013).
4Le caractère particulier de l’art poétique en tant qu’art du langage, c’est bien connu, est fondé sur une pratique de la langue éloignée des normes de l’usage quotidien, pour atteindre l’effet esthétique recherché, par le recours à des figures de rhétorique et à des symboles qui contribuent à la valeur artistique du texte poétique. Mais c’est aussi et surtout les moyens assurant le rythme, cette musicalité particulière de la phrase poétique, qui distinguent la poésie de toute autre construction de la langue et qui participent à la structuration de la forme du poème.
5Traducteurs et théoriciens semblent être d’accord sur ce point : que la traduction de la poésie n’est pas un simple transfert de mots et de significations d’une langue vers une autre. Il s’agit plutôt d’un partage, d’une rencontre, d’une collaboration dans l’espace spirituel de la création poétique, qui se distingue nettement de tout autre type de traduction, car les équivalences recherchées concernent à la fois une forme et un sens, ou, pour reprendre le terme de Meschonnic, c’est d’une « forme sens »5 qu’il s’agit.
6« La traduction est moins la réécriture d’un poème que le prolongement d’un geste » (Durisotti 2011), où le traducteur doit devenir poète, s’il n’en est pas déjà un, et suivre l’itinéraire poétique du créateur, essayant de s’affranchir des contraintes que représentent la forme et le sens du poème à traduire. Malgré le souci de fidélité vanté par les traducteurs, traduire un poème est, essentiellement, un acte de liberté prise face à la syntaxe, à la morphologie et à la prosodie de la langue source, si l’on veut éviter « des acrobaties affligeantes » (p. 78). Si la forme est « le grand ressort de la poésie » (p. 130), la quête du traducteur serait plutôt focalisée non pas sur sa reproduction dans son texte, mais sur la distinction entre ce que Bonnefoy appelle la « forme formée » et la « forme formante », à savoir, « ce rythme au fond de soi qu’un poète perd mais aussi retrouve sans cesse dans les méandres de l’écriture » (p. 107). Une impression et une sensation poétiques équivalentes à celles du texte original peuvent être assurées par des rythmes nouveaux, par une forme nouvelle « capable du même rôle » (p. 78) produite par le poète-traducteur, qui verrait ainsi, selon le vœu de Bonnefoy, « se dialectiser dans son écriture invention formelle et invention de parole » (Bonnefoy 1998 : 222).
7Or, le rôle essentiel de la forme repose premièrement sur le choix et l’ordre des mots, qui font retentir la musicalité intérieure de la parole poétique à l’âme du lecteur, tout en gardant vif le projet de communication d’un sens. Car, en tant que discours, la poésie reste toujours et inlassablement une volonté de communiquer un message, même si la densité de sa langue et le recours accru au symbolisme, spécialement dans la poésie moderne, conduit souvent les lecteurs à en tirer une impression de non-sens. La difficulté majeure dans l’activité traduisante se révèle être, dès lors, ce travail exigé et exigeant sur les mots et leur contribution tant au rythme qu’au sens de la phrase poétique. L’enjeu du projet de la traduction poétique se présente ainsi comme la synthèse d’une forme convenable avec des mots porteurs de sens, en tenant compte que « la poésie peut et doit être définie par cet autre rapport au mot, par ce dégagement d’un verbe par le travail d’une forme » (p. 130). Dans ce sens, ce sont les mots qui doivent être considérés d’une manière différente de l’ordinaire, « une des nombreuses façons d’être un mauvais traducteur, nous prévient Bonnefoy, étant de croire que les poèmes ne sont que des alignements de mots dont on peut se contenter de calquer la figure superficielle parce qu’ils n’auraient rien de sérieux à dire » (p. 31). En fait, selon Bonnefoy, la signification est simultanément « un empêchement à la poésie […] elle est aussi ce qui l’aveugle et ce que le projet poétique ne peut donc que dénoncer autant qu’employer » (p. 37)6, la tâche du traducteur étant, par conséquent, non « de capturer de la signification, mais d’en retraverser les fourrés en direction de ce qu’elle obstrue » (p. 95)7.
8Le comportement traductionnel prôné par Bonnefoy présuppose donc l’éloignement de la surface des notions et le saisissement du fond des mots, où se trouve la réalité profonde des choses. Il faut, par conséquent, faire face à « la disparité des notions qui dans la diversité des langues s’attachent à des problèmes ou des objets analogues » (p. 23), ce que Bonnefoy appelle aussi « la disparité des échelles conceptuelles » (p. 278). La tâche du traducteur serait de réfléchir en poète, d’interroger les mots, de s’interroger sur les mots, pour pouvoir « reprendre le projet de la poésie » de son poète et le prolonger, à savoir capter et transmettre l’être et l’expérience du monde que la conscience créatrice du texte original cherche à communiquer et à partager. En termes bonnefoyens, traduire la poésie consiste à « restituer dans une autre langue non seulement les significations claires ou latentes dans un texte mais cette vie des mots qui […] vont aux choses du monde proche pour en raviver l’évidence et en déployer la pensée » (p. 192). C’est pourquoi le poète conseille de « rester près des mots, ou pour mieux dire avec eux, pour les écouter vivre dans le poème » (p. 193).
9Considérer les mots, travailler sur les mots, les écouter, même si cela constitue l’essentiel de tout acte de traduction, se révèle être, dans la traduction poétique, une opération de nature résolument différente de celle qu’une démarche traductive pourrait habituellement requérir. Dans la philosophie du langage et dans la pensée poétologique de Bonnefoy, les mots, signes matériels d’une réalité du monde, acquièrent, dans le domaine de la poésie, de la grande poésie du moins, des virtualités autres, sont d’une envergure différente, s’écartant de leur emploi quotidien. La distinction faite entre la langue et la parole, entre un système de signes et une articulation personnelle de la réalité, devient fondamentale, si l’on considère avec Bonnefoy que la parole poétique désigne cet espace privilégié où peut s’effectuer la rencontre avec une existence et une réalité subjective, qui aspire tout de même à devenir intersubjective. La traduction se révèle alors être une expérience singulière, à partir du moment où le traducteur envisage sa démarche comme un engagement à s’approcher d’un autre être, à faire l’expérience de « l’intériorité » de ses mots, cherchant « à la garder vive » pour leur prêter une voix dans sa propre langue, objectif qui équivaut proprement au projet poétique lui-même. Les mots, porteurs passifs d’un sens, deviennent désormais des facteurs actifs d’une existence, « ce qui désigne, ce qui présente », des mots « qui vont à l’être même de ce qui est » (p. 164). En d’autres termes, le traducteur est appelé à « revivre la passion des mots du poème » (p. 95) pour accéder à l’expérience de vie du poète.
10Revivre la passion des mots équivaut cependant à une prise de conscience et à un dépassement. Prise de conscience, d’abord, de la mutilation qu’ont subie les mots à cause de leur utilisation dans le discours conceptuel, qui leur a imposé une réduction de leur force expressive, les condamnant à n’être qu’une représentation imparfaite de la réalité à laquelle ils renvoient. La réalité profonde des êtres et des choses, leur essence et leur « existence effective » (Bonnefoy 2010a : 284) n’est que partiellement reflétée, dans l’opacité de la perception qu’offre le système langagier, empêchant l’homme d’accéder à « ces en plus du monde ou de l’existence dont le conceptuel se sépare » (Bonnefoy 2010b : 14), à ce que chaque chose « a de surabondance dans ses aspects » (ibidem : 13). revivre la passion des mots signifie, de surcroît, « retrouver par l’esprit l’apparence qu’avait la chose, la présence qui emplissait celle-ci » (ibidem : 138), ce qui constitue le travail essentiel sur les mots, tant du poète que du traducteur8.
11Quant au dépassement, ou encore mieux, au déchirement, cela concerne le voile que les formulations conceptuelles, passées dans le langage ordinaire, ont tendu sur les mots. Déchirer le voile donc, dans le but de rétablir le rapport réel et parfait entre les signes de la langue et l’être profond du monde que ces signes sont censés évoquer. Le projet de Bonnefoy ne correspond pas, il faut le souligner, à une destruction du système langagier, mais à « un changement radical, de nature existentielle, dans la façon de les [les mots] employer » (Bonnefoy 2010a : 165). Il correspond, par contre, au projet de la traduction poétique et à la recherche des équivalences, non plus entre les significations ou les mots de deux langues, mais de ce que les mots cachent en eux de vérité profonde des êtres et des choses. Il s’ensuit que le travail sur les mots que sollicite la traduction poétique devrait surtout viser à « retrouver le principe actif, qui est l’écoute des mots » (p. 162), caractéristique déterminante, selon Bonnefoy, de la parole de grands poètes et des poèmes fondateurs9.
12La parole poétique à traduire est essentiellement une prise de conscience de soi, une articulation du monde. Saisir la relation profonde entre les mots et les choses s’avère indispensable pour que le traducteur réussisse à communiquer par des mots de même qualité de sa propre langue l’entité des objets et des êtres dans leur parfaite unité, telle qu’elle a été envisagée par le poète. Une fois partagé « le projet poétique » du poète à traduire, le traducteur accède à cet autre niveau de la langue, là où les mots sont des noms, évoquant une présence dans sa plénitude totale. Car « la poésie est ce qui se porte au-delà de la notion dans le mot, pour des instants de plénitude », des instants que Bonnefoy indique comme « transverbaux » (Bonnefoy 2000 : 49-50).
13Il est évident que notre poète-traducteur aborde la question de la traduction poétique par le biais de sa conception de la poésie : il nous propose une poétique de la traduction plutôt qu’une théorie et il invite les traducteurs à partager cette expérience des « instants transverbaux » et « à revivre autant que possible cet aspect-là, universalisable, du travail de l’écrivain » (ibidem : 48). C’est par une approche de l’être créant, de son intimité, que le traducteur est invité à considérer l’opération traduisante, cherchant par la suite à montrer, ou mieux à nommer, dans son propre vocabulaire, la plénitude, la présence et la réalité qu’il a rencontrées dans le texte premier. C’est en devenant, en fait, « penseur de la poésie » (p. 83) qu’on en devient son traducteur. L’ouverture que propose ainsi Bonnefoy à chaque projet de traduction poétique exige d’envisager l’acte poétique à travers l’objectif précis, à savoir « la présence rendue aux choses qu’on nomme » (p. 154), cette présence étant le noyau de sa poétique et la condition préalable de la vraie poésie. La dimension ontologique associée à l’écriture de la poésie dans la pensée bonnefoyenne s’étend par conséquent à l’acte de la traduction : la visée de cette dernière serait alors la révélation authentique, par des mots épanouis, de l’infini et de l’absolu qu’est la présence dans la parole poétique, qui devient ainsi expression accomplie de la réalité existentielle la plus profonde. Plus précisément, dans la philosophie poétique de Bonnefoy, la présence que les mots doivent assurer « n’est pas une transcendance seconde, mais un retour consentant à la vérité précaire des apparences »10, ou bien, comme le poète lui-même la définit, c’est « infini et absolu à la fois, deux perceptions en plus de l’appréhension ordinaire, et l’une à l’autre fondues » (p. 92). Autrement dit, c’est la captation et sa manifestation verbale de l’unité absolue mais instantanée des choses, de « cette épiphanie » (Bonnefoy 2010a : 513) de leur existence dans le hic et nunc11, « cette impression de participer à une réalité soudain plus immédiate et pourtant plus une et plus intérieure à notre être » (Bonnefoy 1990 : 310). Cela présuppose, inévitablement, la prise de conscience et l’acceptation de leur finitude, de cet aspect précaire et passager de l’existence. La parole poétique est, selon Bonnefoy, la seule capable de saisir et de représenter cette vérité existentielle12, l’écriture poétique étant « une pratique du temps, de la finitude vécue » (p. 96). C’est ainsi, « à travers les mots délivrés de la signification, libres donc de représenter directement, pleinement, les choses qu’ils nomment, que peut s’accomplir le passage […] au-dedans de ce cœur de l’ici et du maintenant qui est le lieu de la poésie » (p. 201).
14Soucieux, en tant que poète, du « destin de la parole » (Bonnefoy 2010a : 485), Bonnefoy ne cesse de cultiver l’idée des mots « rajeunis »13 par l’emploi poétique, comme celle aussi de leur apport dans l’appréhension du monde, alors que, en tant que traducteur, il s’applique à partager son idéal avec ses collègues, affirmant sa foi aux capacités de cette activité : « la traduction de la poésie a pouvoir d’être un dialogue, mais même aussi une collaboration. Elle recommence l’œuvre autant qu’elle la constate. Elle fait du poème une conséquence autant qu’une cause » (p. 97). Dès lors, la traduction de poésie « ne doit pas être l’observation et l’imitation du texte où le poème s’est enlisé, mais la reprise de son projet » (p. 108), à savoir, préserver la parole vive et réparer les ravages qu’elle a subis après Babel, pour parvenir à communiquer une existence authentique. Car, selon Bonnefoy, « la parole de poésie est une » et « si le traduire sait reconnaître les poésies d’ici ou là sur la terre, et au feu toujours défaillant de l’une apporter des braises d’une autre, c’est de lui que l’on pourra dire aussi qu’il répare ce qu’avait dénoncé le feu tombant sur Babel » (p. 110). La traduction transgresserait alors le cadre de transposition des textes d’une langue à l’autre, devenant désormais une entreprise à caractère à la fois unificateur et ontologique. Au lieu de constater les différences des langues, le rôle assigné au traducteur serait d’envisager l’expérience de la traduction comme une chance pour les unir, en gardant vive la parole poétique et, à travers elle, la présence et la plénitude des choses et des êtres. Entreprise sans doute pénible, illusoire pour certains, mais réalisable grâce à ce que Bonnefoy appelle « le verbe », défini comme « l’ensemble des mots qui, sous leurs formes diverses d’une langue à l’autre, désignent – ou même, d’ailleurs, constituent, les dégageant de l’épaisseur de la nature ou de l’exister humain – les aspects et les choses dont nous avons fait ou ferons notre lieu dans l’univers, ce lieu qu’[il] nomme la terre » (p. 111).
15Empruntant à la Bible ce terme, le « verbe », Bonnefoy lui infuse une vie nouvelle14, en l’instaurant comme le signifiant de cet ensemble de mots qui dans chaque langue opèrent sa propre déconceptualisation, étant les garants de la préservation de l’être, de la présence dans la parole. Il dit précisément que « ces grands vocables en excès sur les significations ne constituent pas une langue au sein de la langue, disons plutôt qu’ils sont “l’autre langue”15, de toute langue, le revers, dans chacun d’entre eux, de la fonction proprement analytique de la parole ordinaire » (p. 126)16. C’est grâce à ces mots utilisés en fait comme des noms propres17, à ce « verbe », à cette « autre langue », que la poésie se voit capable de rénover le langage, ne traitant plus les mots comme des « instruments qui se prêtent silencieux, passivement, à notre besoin de signifier et d’agir », mais s’attachant plutôt à leur « matérialité soit sonore, soit visuelle » (p. 128), à « leurs aspects en somme plastiques » (p. 129). C’est s’établir à ce que Bonnefoy appelle aussi « le second niveau du langage », pour accéder à ce surplus de pouvoir évocateur des mots, à illuminer l’indéfait qui existe dans les choses :
Devenus des sons ils [les mots] appellent à ce qui dans notre corps répond spontanément et spécifiquement à des sons, et c’est donc un début de rythme, un besoin de porter en eux des rythmes […]. Un besoin de donner forme paraît là où n’existait qu’un projet de donner du sens. Une forme commence à se déployer dans la matière verbale, avec ses évidences propres, son besoin lui aussi mystérieux de beauté. Une musique veut se faire entendre, dans la parole, telle est la conséquence immédiate et nécessaire du rapport qui s’est établi avec le second niveau du langage. (p. 129)
16Au domaine de l’activité traduisante, la portée de cette considération se révèle capitale. Dès que la traduction poétique se donne le but de ne plus se soucier de la signification première des mots, mais de rechercher cette intensité sensorielle et cette richesse des signes qui caressent la présence des choses, dès qu’elle se place au second niveau du langage, elle a plus de chances d’être réussie, malgré les écarts entre les vocabulaires de la langue de départ et de la langue d’arrivée. Car l’acte de la traduction, participant ainsi au projet poétique, acquiert le caractère d’une expérience d’existence et de préservation de la parole même, d’une parole qui rejoint son but primordial, celui de « l’acte par lequel l’être-ensemble d’une communauté s’établit, prend conscience de soi, s’exerce » (p. 125). Le rôle du traducteur de poésie s’avère d’autant plus important, puisqu’il revient à lui et à son travail de lancer un pont par-dessus l’altérité, d’instaurer cet être-ensemble au moyen de la parole, non plus entre les membres de la même communauté, rôle qui revient à la poésie, mais entre ceux de deux communautés allophones. La démarche traductive, aux yeux de Bonnefoy, acquiert cette portée éthique, puisqu’elle se présente justement comme la chance énorme que s’arroge la traduction d’assurer un avenir de contact et de rapprochement fructueux entre les sociétés et entre les peuples. Il parle en effet de cette « prise de conscience de la possibilité, autant que de la nécessité, de cette sorte de traduction de la poésie » qu’il considère comme un horizon à ouvrir, particulièrement prometteur :
Ce serait un pas en avant, dans l’esprit, car seraient désignées, dans le pré de chaque heure de l’histoire, les sources qui répandent la mémoire toujours déniée de l’immédiat, de la présence, du poétique, assurant dans leur voisinage le fleurissement de la poésie. Désignées, dégagées. Cette sorte d’avenir, avec ouverture d’ailleurs sur les autres parties du monde. (p. 293-294)
17Si l’on admet que « les langues sont des mondes » (p. 199)18, établir une voie de rapprochement de ces mondes, les conduire à communiquer par la poésie et sa traduction, écriture seconde mais poésie également, constitue la mission sacrée du traducteur de la poésie, qui, en tant qu’intermédiaire entre les langues-mondes et les peuples-cultures19, ne peut qu’aborder son travail comme une étape, un maillon dans la longue chaîne d’une production toujours inachevée et toujours à reprendre. Son attitude d’approche et d’interprétation du poème envisagé ne constitue que le reflet d’un point temporel dans le processus existentiel et évolutif tant de la langue que de la culture du sujet traduisant. Contrairement au texte original, qui est une figure figée dans le cadre spatio-temporel, sa traduction se situe sous le signe du provisoire et de l’inachevé, ne correspondant qu’à une approche parmi d’autres qui vont la suivre : cette « approche délibérément personnelle ne peut que se savoir un simple moment au sein d’une suite d’autres interprétations du même poème » (p. 311). La traduction poétique, élaborée au niveau de l’« autre langue », devient désormais un déchiffrement et une perception de la présence, de la finitude et de l’immédiat, dont le texte premier est porteur, calqués cependant dans l’ici et le maintenant de la conscience traductrice, reflétant l’immédiateté de sa façon d’être au monde dans sa relation avec celle du poète traduit. Cette immédiateté de l’être, rendue sensible aussi bien dans le poème que dans sa traduction, correspond à l’incarnation d’une réalité intersubjective, ce je dont parle Bonnefoy, cette « capacité d’être au monde plus originelle autant que virtuellement plus universelle » (Bonnefoy 2000 : 30), qui dépasse le moi, qui n’est que « repli de la personne sur soi » (ibidem : 29). réaliser l’émergence du je par-dessus le moi, c’est accomplir la visée de la poésie et, dans le domaine de la traduction, c’est oublier et dépasser les mots pour réunir des êtres dans l’expérience du partage d’une vérité d’existence universelle.
18Bonnefoy place ainsi la démarche traductive, comme d’ailleurs ses propres traductions, « sous le signe de l’insatisfaction et du recommencement »20 (p. 112-113). La traduction étant toujours à reprendre, tant par le même traducteur que par des traducteurs qui vont suivre, répondra à cette nécessité de refléter la réalité spatio-temporelle d’un être et d’une langue-culture. Ce sera un acte incessamment prolongé dans le temps, désigné par l’infinitif substantivé, « le traduire » :
Ce savoir, ce consentement d’emblée accordé par un traducteur au travail des autres dans les années à venir, instituera ainsi une activité, le traduire – le traduire comme on dit déjà le parler, l’écrire –, avec des conséquences diverses et de considérable portée. Ce traduire sans cesse en cours redéploiera, de génération en génération, cette pluralité du texte original qui en serait le trait le plus spécifique ; et de cette façon il va être l’acte on ne peut plus décisif, qui accoutumera la pensée à compter avec la vie secrète des mots et obtiendra de l’esprit qu’il déconstruise ses prétendues évidences, ses convictions illusoires. (p. 313)21
19Traduire en poète semble dès lors s’identifier à un acte à la fois rénovateur et unificateur. De pratique subalterne à la création poétique, il est promu au rang de son associé pour que la poésie puisse aspirer à l’accomplissement de son but profond et multiple. Il y aurait ainsi plus de chances que le poiein de la poésie réussisse à transmettre l’intuition poétique du monde, « les données fondamentales de la vie en ce que celles-ci ont de plus élémentaire et universel » (p. 323). À réaliser également « l’unité par-dessous les langues » (p. 219), à détruire les illusions et les mensonges que celles-ci insistent à véhiculer, à dénoncer « les échecs de la raison en ce siècle d’idéologies si constamment triomphantes » (p. 324), à rechercher des « valeurs qui seraient pour tous un mieux-être et un mieux-penser » (p. 325). La traduction de la poésie s’offrirait finalement aux lecteurs comme une prise de conscience existentielle, comme une ouverture d’horizons, tel un appel pour instaurer un meilleur être-avec-soi et un meilleur être-avec-autrui dans le monde22.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Bonnefoy 1990 : 150. Cette déclaration de Bonnefoy semble paradoxale, si l’on pense surtout qu’il a lui-même traduit les plus grands poètes anglais, Shakespeare notamment, mais aussi Yeats, Keats, des Italiens aussi, comme Leopardi et Pétrarque, et même notre poète grec Seféris.
2 Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, cité par Bonnefoy 2013 : 73. Nos références à cet ouvrage étant nombreuses, nous les indiquerons désormais par la page de renvoi entre parenthèses dans notre texte.
3 À titre d’exemple, nous citerons Berman 1985, Oseki-Dépré 1999, Meschonnic 1999.
4 « Traduire en poète » est aussi le titre d’un article de Christine Lombez (2003), qui examine en particulier la pratique traductrice de Philippe Jaccottet, Armand robin et Samuel Beckett.
5 Cité par Roesler 2006 : 103. Pour Bonnefoy également, « dans l’écriture authentiquement et spécifiquement poétique, forme et sens naissent simultanément, l’un stimulant l’autre, la forme aidant le sens à explorer ses possibles, lui permettant de découvrir, peu à peu ou plus brusquement, ce que leur auteur est déjà, mais sans le savoir encore » (Bonnefoy 1998 : 221).
6 Ailleurs, il souligne de même : « Aussi obligée soit-elle, [elle] est l’obstacle et d’ailleurs, aussi bien, l’épreuve de l’intuition de présence qui cherche à se maintenir » (p. 94).
7 Cette pensée est mieux éclairée lorsque Bonnefoy explique que le traducteur doit comprendre que « s’il veut être fidèle à l’esprit, au projet, de la poésie, il faut que lui aussi entende la signification dans le texte comme non la richesse qu’il peut se permettre de faire sienne, pour l’emporter dans sa propre langue, tel un trésor, mais comme l’obstacle dont le poète qu’il lit a eu à souffrir, déjà, et qu’il doit maintenant affronter lui-même, avec désir de le vaincre en son propre champ de parole : revivant ce qui, dans le poème qu’il veut traduire, a cédé ou a résisté à l’interposition du concept entre parole et présence » (p. 95).
8 « C’est dans l’œuvre de l’écrivain que la vie des mots, contrainte sinon déniée dans la pratique ordinaire, accède, le rêve aidant, à une liberté qui semble marcher à l’avant du monde », explique Bonnefoy dans « La présence et l’image » (Bonnefoy 1990 : 184- 185).
9 Bonnefoy précise que « les grands poèmes seront ceux dans lesquels les mots, rendus à eux-mêmes, seront le plus directement écoutables » (p. 159) et il donne l’exemple de poèmes fondateurs : l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide.
10 Explication donnée par Starobinski dans sa préface aux Poèmes de Bonnefoy (1978 : 27-28).
11 « Il faut se vouer à l’ici et au maintenant qui sont l’épiphanie de la finitude, et y forcer le langage », affirme Bonnefoy (1990 : 93).
12 « Il n’est d’être que dans la finitude », insiste le poète (2013 : p. 92).
13 « Des mots qui disent avec clarté ou même lumière. Ce sont ces mots rajeunis le bel or que notre alchimie sans moyens essaie toujours de produire » (Bonnefoy 1990 : 63- 64).
14 La façon dont Bonnefoy aborde la question même du péché originel, en l’associant à sa philosophie de la langue, est particulièrement intéressante. Voir Bonnefoy 2013 : 127-128.
15 Dans son texte, « La Communauté des traducteurs », Bonnefoy avait utilisé le terme « dire » pour lancer premièrement cette idée de l’autre langue (1996 : 317).
16 Cela nous rappelle l’« écriture sacrée » de Walter Benjamin (2000 : 255) : « Traduire, c’est viser une “écriture sacrée” qui promette une réconciliation entre les langues et constitue le modèle et la limite de toute écriture ».
17 « L’expérience de la présence [...] se laisse entrevoir quand ces mêmes mots [...] deviennent ce que nous nommons le nom propre, ce nom que nous utilisons pour appeler, pour aimer » (Bonnefoy 2010b : 147).
18 On constate ici le rapprochement de la pensée de Bonnefoy avec celle de Whorf [1956], selon lequel toute langue, « représentation symbolique de la réalité sensible », contient une vision propre du monde, qui organise et conditionne la pensée et en est, de ce fait, inséparable. Ainsi, chaque langue découpe la réalité extralinguistique à sa manière, et ce découpage affecte aussi bien le lexique que la morphologie ou la syntaxe. Les langues isolent donc des aspects différents de la même réalité et ne catégorisent pas de la même manière l’expérience humaine. Par ailleurs, d’après Jakobson (1963), « les langues diffèrent essentiellement par ce qu’elles doivent exprimer, et non par ce qu’elles peuvent exprimer ».
19 Dans son texte « La Communauté des traducteurs » (2013 : 307-308), Bonnefoy précise : « toute traduction pose le problème du rapport entre les cultures, autrement dit la question de ce qui a valeur, et peut-être même valeur universelle, dans le débat qui s’instaure entre ces cultures dès le moment où un traducteur les rapproche. Ce dernier est à même, en effet, de constater des différences, entre les civilisations, voire d’apparentes incompatibilités. Doit-il s’en tenir à expliciter ce dissemblable, doit-il profiter, au contraire, de sa perception simultanée des deux propositions en présence pour comprendre qu’il y a là pour lui l’heureuse occasion d’une réflexion sur soi, d’une autocritique, et d’ailleurs d’une critique, aussi bien, de la parole de l’autre ? respecter scrupuleusement le texte qu’on lui confie, s’en faire, dirais-je même, l’avocat parmi ceux qui parlent la même langue que lui et le font au prix peut-être de préjugés d’autant plus pernicieux que cachés profond dans les habitudes de leur parole, est-ce que cela l’autorise à ne plus savoir qu’il se doit à la recherche d’une façon d’être au monde que tout être humain pourrait accepter ? ».
20 Il reproche en fait aux traducteurs « leur consentement à mettre un point final à leur tâche, alors que l’expérience qu’elle est, soit d’une œuvre, soit de leur vie […] pourrait les retenir pour toute leur vie » (p. 112).
21 roesler (2006 : 104), constatant des rapprochements entre la pensée de Bonnefoy et celle de Meschonnic, souligne à juste titre : « On pourrait dire avec Meschonnic que le texte – ici le poème – ne doit pas être abordé comme ergon, un simple objet, mais une energeia, une dynamique ».
22 « Dans notre rapport à l’étranger il n’y aurait plus d’ethnocentrisme », souligne Bonnefoy (p. 325).
Auteur
Université Aristote de Thessalonique – Grèce
Maria Litsardaki est Professeure assistante au Département de Langue et de Littérature Françaises de l’Université Aristote de Thessalonique, en Grèce. Elle a participé à plusieurs colloques en Grèce et en France, a collaboré à des ouvrages collectifs et a publié des articles dans des revues françaises et grecques. Elle a publié ‘Desguisant et difformant à nouveau service’ : Itinéraires intertextuels de Montaigne à Molière ; Roman et Théâtre. Une rencontre intergénérique dans la littérature française (dir., Éditions Garnier). Elle a traduit en grec deux Essais de Montaigne et plusieurs poèmes français.
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