Le XVIIe siècle et ses gigantomachies
p. 147-160
Texte intégral
1L’imaginaire gigantal présente, au XVIIe siècle, une caractéristique frappante : les géants y apparaissent nombreux dans des contextes polémiques, qu’ils en soient eux-mêmes les héros, combattants, assaillants, voire sombres brutes « ivres de bruit et de fureur », ou qu’ils donnent lieu, en tant que mythe et/ou réalité (contestée) à des débats qui, pour nous paraître parfois dérisoires, n’en sont pas moins quelque chose comme des combats de géants, aux enjeux politiques et idéologiques.
2Les textes impliquant des géants que j’ai étudiés se regroupent en trois ensembles, qui témoignent chacun d’une forme particulière de « gigantomachie » : la querelle de 1613-1618 autour de la découverte d’os gigantesques, querelle qui donna lieu à une nouvelle polémique sur la « réalité » des géants ; l’utilisation allégorique des formes antique et biblique du mythe dans quelques mazarinades ; enfin, les travestissements du mythe antique de la gigantomachie par quelques burlesques, travestissements qui ne sont pas aussi circonstanciels que les pamphlets de la Fronde, mais pas aussi « ludiques » qu’on a toujours voulu le dire1.
3Le tout peut paraître hétéroclite – mais il me semble qu’il est structuré par un trait commun, qui est le « traitement » démythifiant que ces textes font subir au mythe, au rebours de quelques représentations figurées que je proposerai pour conclure.
Theutobochus rex
4Un petit ouvrage signé Jacques Tissot (Lyon, 1613), puis réédité à Paris, relate la découverte, faite en janvier de cette année-là, près de la ville de Romans en Dauphiné, « en un lieu qu’on nomme d’ancienneté le terroir du Geant »2, d’un
sepulchre fait de brique, en ses quatre parties, bien cimenté, ayant 30. pieds de longueur, 12. de largeur, & 8. de profondeur, en comptant le chapiteau au milieu duquel estoit une pierre grise, ou estoit gravé l’Epitaphe Theutobochus Rex.
Le tombeau contenait des « ossemens humains secs […] de vingt-cinq pieds & demy de longueur [etc.] »3, ainsi qu’une médaille portant les lettres M et C. Une partie des os (les autres étant tombés en poussière) fut soigneusement récupérée, et montrée au public, à Lyon puis à Paris. Le livret destiné à accompagner cette exposition, comme nous le raconte Le Mercure françois, présente deux thèses, qui toutes deux donnèrent lieu à controverse. J’abandonne la discussion proprement historique4. Mais la première thèse, qui conditionne évidemment la seconde, est que ces os sont bien des os humains, malgré les doutes immédiats des sceptiques, que Tissot juge d’une « arrogance plus que terrestre » (éd. de Lyon, p. 5). En effet,
entre tous les effects que ceste grande Mere & ouvriere de toutes choses de Nature, a jamais produict en ce bas Univers, l’enorme grandeur de certaines personnes vulgairement appellees Geants, a tousjours tenu le plus haut rang & degré sur le theatre des merveilles : tesmoins en sont les sainctes Escriptures […], tesmoins les Poëtes en leurs Gigantomachies, tesmoin l’admiration avec laquelle les historiens vont descrivant ces estranges Colosses, tesmoin enfin l’ethimologie de leur nom de Geant, qui ne veut dire autre chose que fils de la terre […]. (p. 3-4)
L’affaire en serait peut-être restée là, si l’exposition des os à Paris n’avait suscité une vive curiosité, et si un certain Nicolas Habicot ne s’en était emparé pour publier, en sa qualité de « Maistre Chirurgien en l’Université de Paris », un ouvrage dédié au roi intitulé Gygantosteologie, ou Discours des os d’un geant, qui prétend discuter de la question « en tant que l’autorité [notamment de l’Écriture], la raison, & l’experience, [le] fourniront de fil » (p. 4-5). Cela suscite la colère du médecin de Marie de Médicis, Jean Riolan, qui, dans sa Gigantomachie5, accuse Habicot d’avoir écrit un livre « remply autant de mensonges que d’ignorance, qui contient autant d’ineptie que de mots » (p. 4). Se référant à Aristote, il dénonce la croyance à l’existence des géants comme une erreur populaire, car « toutes choses, selon la forme ou selon la matiere, ont certaines bornes, qu’ils ne peuvent outrepasser » (p. 7). Selon lui, soit les os ont été mal mesurés, soit ce ne sont pas des os humains (ce qu’il appuie sur une discussion anatomique serrée), soit ce ne sont même pas des os – et si la Bible parle de géants, il faut l’entendre en un sens figuré, moral.
5Et voilà le débat lancé : d’autres s’en mêlent, on se lance force arguments et autorités à la tête, et, à côté de livrets sérieux et argumentés, circulent des pamphlets assez grossièrement injurieux, mêlant burlesquement « tripes de latin » et expressions populaires : l’un d’entre eux traite Habicot de « fesse cul banny des muses excoriant la verbocination latiale », faisant ainsi « le sot ou le Geant »6... Que retenir de ce débat, qui dura cinq ans ? Deux idées intéressantes, outre celle de la vieillesse du monde qu’a soulignée Jean Céard dans un article7.
6D’une part, ce débat est en réalité instrumentalisé par un enjeu proprement sociologique et universitaire : il s’agit en effet manifestement de décider si l’anatomie, science nouvelle en plein développement tant chez les savants que dans les curiosités du public8, relève de la médecine (Riolan) ou de la chirurgie (Habicot), qui souffre alors d’un déficit d’« image » comme on dirait aujourd’hui – question capitale, car il y a de l’argent, des postes et de la réputation à la clé… manière de rappeler que les débats scientifiques et même idéologiques ne sont pas toujours désintéressés !
7D’autre part, sont bien sûr engagées là des questions physiques et métaphysiques complexes. L’un des pamphlétaires partisans de l’existence des géants souligne que n’y pas croire est une « impieté digne du feu present & à venir »9, un véritable blasphème :
Ceux sont vrayment Geants revoltez de la commune creance des Chrestiens, qui nient la stature des Geants monstrueuse & surnaturelle, (p. 7)
car « Dieu […] disposant de la forme & de la matiere, en faict comme bon luy semble pour sa gloire » (p. 13) et « pour se faire admirer en l’infinité de ses merveilles » (p. 4). Il y a bien un sens allégorique, éthique, dans l’Écriture, mais le sens littéral « precede tousjours », car « autrement notre Theologie se convertiroit en mythologie, & la Foy Chrestienne floteroit sur une perpetuelle incertitude » (p. 9). Habicot souligne lui aussi que la grandeur des hommes « ne peut estre bornee que par un seul Dieu »10, à la puissance duquel on ne saurait mettre de bornes – sauf à être impie.
8Dans quelle mesure cette accusation est-elle purement polémique, ou dénonce-t-elle une attitude effectivement hétérodoxe chez Riolan ? Dans sa Gigantologie parue en 1618, l’ouvrage le plus complet et le plus intéressant de toute cette production, celui-ci valorise une interprétation historico-morale : il ne faudrait voir dans les géants, antiques ou bibliques, qu’un peuple impie ; d’autre part, il réduit les géants cités par les autorités à n’être au mieux que des hommes d’une force et d’une stature un peu plus grandes que d’ordinaire, en s’appuyant sur des preuves et des connaissances scientifiques. Quant aux prétendus os de Theutobochus, il pourrait s’agir d’os de grands animaux, peut-être même marins, les mers s’étant déplacées au cours des âges, ou encore de « pierres fossiles », c’est-à-dire de « pierres osseuses, semblables en figures à des os humains » (p. 44), produites par la terre elle-même. Et il ajoute (ce qui est d’autant plus intéressant que cela paraît en réalité n’être pas absolument nécessaire à légitimer son propos) :
Pour verifier & fortifier davantage ceste generation d’os fossiles, je pourrois mettre en avant l’opinion des anciens philosophes, touchant la creation de l’homme, que les premiers sont sortis de la terre, & qu’il s’en peut encores engendrer de la terre. (p. 50)
L’idée d’une génération et/ou, ce qui est plus problématique, d’une création de l’homme à partir de la terre, particulièrement féconde en sa « première nouveauté », humidifiée (notamment par le déluge) et chauffée par le soleil, est effectivement présente dans certains textes antiques, repris à l’âge moderne y compris par des penseurs orthodoxes. Mais il est des lignées textuelles plus subversives que d’autres ; or Riolan mentionne à la fois les épicuriens – c’est-à-dire essentiellement un passage de Lucrèce selon lequel « la terre produisit des hommes »11, passage qu’on peut combiner à celui où il affirme « que le sensible peut naître de l’insensible »12 – et les peu convenables Avicenne, Averroès, Cardan, Paracelse, Campanella13… Certes, il assortit ses références de dénégations pieuses, mais n’en poursuit pas moins, dans un contexte qui se passe fort bien de la référence à Dieu, et en une énonciation retorse (libertine ?) qui affirme et dénie du même mouvement :
Mais delaissant ses impietez execrables qu’il vaut mieux taire [il vient de les citer !], qu’expliquer au long : je reviens à la generation des hommes dans la terre, que l’on pourroit prouver par exemples. (p. 54)
9Cependant, quoi qu’il en soit de l’« impiété » de Riolan, l’intéressant est qu’en fait la querelle ne devient pas vraiment une querelle entre orthodoxie et hétérodoxie : car Habicot lui-même, dans sa réponse, adjoint derechef à l’argument d’autorité la « raison et l’expérience », et reprenant pied à pied la discussion scientifique, voit finalement dans l’existence des géants une possibilité de la nature bien plus qu’une preuve de la toute-puissance divine.
10Autrement dit : ce débat est déjà assez largement désacralisé, au profit de sciences objectives (anatomie, physiologie, paléontologie, critique des textes historiques et bibliques…) en formation. Une fois puissamment affirmée l’idée que l’interprétation comme allégorie est toujours possible, la question devient : y a-t-il vraiment un donné réel, et lequel, à la base de cette allégorie ? Comment expliquer, scientifiquement, les découvertes effectives d’os gigantesques ? Est-ce la nature qui, par ses lois propres, a rendu possible l’existence primitive de géants ? Et, en question subsidiaire (mais pas secondaire), comment expliquer les origines de l’humanité autrement par que le recours au texte biblique ? En ce qui concerne les géants, on aboutit alors à une bataille de chiffres autour de la limite supérieure de la taille physiquement possible, non tant pour une race différente, que pour quelques êtres humains exceptionnels, qui ne sauraient être ni contre-nature, ni outre nature ; en effet « la grande varieté qui se rencontre souvent aux membres du corps ne [change] pas pour cela l’espèce »14, la taille étant cependant limitée par les lois mathématiques qui régissent la matière et l’univers (donc Dieu ?).
11Cette gigantomachie entre doctes démythifie le mythe à la fois en posant la question de sa « vérité » (littérale) et en se désintéressant quasiment de sa lecture morale, qui n’intervient ici que comme moyen de sauver le texte biblique – si tant est que ce soit nécessaire, les « géants » de la Bible n’étant jamais que des hommes très grands. Le mythe est ainsi réduit à n’être que « fable » – lecture qui semble bien l’avoir en ce cas emporté ; Le Mercure conclut :
Ainsi le Maistre des pretendus os de Theutobochus, voyant sa marchandise descriee à Paris, la vendit à d’autres charlatans qui l’allerent porter monstrer en Allemagne & en d’autres pays, où ils gaignoient leur traînante vie à ces pierres osseuses. (p. 273)
La querelle marqua cependant les esprits, et l’Encyclopédie la cite encore15. Signalons-en un écho indirect, par le biais du recours aux mêmes lectures : le narrateur de Cyrano de Bergerac rencontre, sur une macule du Soleil, une sorte d’autre Adam, « un petit homme tout nu »16 qui lui raconte « qu’il n’y avait pas encore trois semaines qu’une motte de terre, engrossée par le Soleil, avait accouché de lui » (p. 225), tandis que la terre s’apprête sous leurs yeux à accoucher d’un de ses frères – sans que Dieu y soit pour rien…
Géants mazariniques
12Riolan, ayant selon ses dires « la hardiesse de parestre […] en habit d’Hercules promettant par [son] discours abattre et renverser la grandeur enorme des geants », dédie sa Gigantologie à Monseigneur de Luynes, à celui, dit-il,
qui [a] miraculeusement eschappé à la furie du Tyran, qui ravageoit & ruinoit la France, si Dieu par sa misericorde n’eust resveillé & conduit l’esprit de nostre Roy, nostre Hercule François, lequel par la force de son bras a terrassé le geant […]. (« Épître », non paginée).
Ainsi, selon une métaphore encomiastique que l’on trouve dans de nombreux autres textes, face à Concini, Maréchal d’Ancre, géant monstrueux et destructeur, s’était dressé un Roi-Géant, Hercule gaulois « tueur de Géants », digne dauphin peut-être, au service de la France, du géant dauphinois Theutobochus…
13C’est cette lecture de la gigantomachie comme allégorie politique que l’on retrouve dans quelques mazarinades anonymes, qui renvoient quant à elles à deux formes du mythe gigantomachique, le combat des Géants contre Jupiter, le combat de David contre Goliath.
14Dans Le Foudroyement des Geans Mazarinistes abysmez sous les ruines du fameux et desolé bourg de Charenton – on notera la transposition involontairement cocasse du châtiment – l’auteur prédit que « ces creatures, ces seconds de Mazarin, ces boutefeux, ces rodomons, & ces arrogans » seront, comme « les Geans qui eurent la presomption de vouloir escheler le Ciel […] renversez d’un coup de foudre sur la terre » (p. 5). L’auteur du Geant sicilien terrassé par les bons François va plus loin à la fois dans l’analyse de la leçon morale et dans son « application » (selon le nom de la figure au XVIIe siècle) à la situation. Reprenant un topos selon lequel les savants antiques ont caché sous ces « discours fabuleux » le résumé de « tous les arts & de toutes les sciences du monde17 » (p. 3), dont celle de la morale, il ajoute :
Lors qu’ils nous ont laissé par écrit qu’il s’estoit trouvé des Geans avec tant d’audace & de temerité qu’ils avoient attaqué le Ciel, & qu’ils s’estoient efforcez d’en chasser Jupiter qui en estoit le legitime heritier, ils nous ont monstré par cette fiction admirables [sic] ; que les hommes avoient tousjours eu de l’ambition […] & que pour l’assouvir il n’y avoit point de force dont ils ne se peussent servir. (p. 4)
Mazarin, « Geant […] monstrueux », cherche à déposséder le légitime héritier : n’est-il pas « né sur la mesme terre où ces miserables furent accablez par la foudre » ? « La terre destrampée avecque leur sang a servy pour le faire naistre » (p. 5) ; comme eux, il est fait de terre ; ainsi,
comme autrefois les dieux mesmes s’estoient deffendus contre cette miserable canaille qui les avoit attaquez, il falloit aussi que des mains puissantes fissent un effort contre Mazarin, cette vipere & cette engeance insupportable aux François. (p. 7-8)
15D’autres frondeurs, plus dévots, préfèrent le mythe du combat de David et Goliath, le lien métaphorique n’étant plus ici la Sicile (dont on prétendait Mazarin originaire), mais la Fronde. Un auteur n’hésite pas à comparer cette fronde avec laquelle David « a vaincu des Geans, surmonté des Nations, gaigné des Empires » avec « la Croix adorable du Fils de Dieu »18, tandis qu’il fait du Duc de Beaufort un nouveau David – rôle dans lequel il est concurrencé, pendant la Fronde des Princes, par « le petit David de la Maison Royale », Condé. Mais l’adversaire est toujours le même : « le Geant Machiaveliste & le monstre Mazarin »19.
16Somme toute, ces pamphlets, et quelques autres, démythifient eux aussi le mythe, car il ne vaut ici que grâce à une traduction éthique – condamnation de l’ambition démesurée, vouée à la chute – mise au service d’une application historico-politique.
Les géants travestis et renversés
17À peu près en même temps, les poètes des travestissements se sont emparés du mythe des géants, dont ils jouent avec une savante ambiguïté, entre rire grotesque – déclenché par une monstruosité risible et ridicule – et rire cynique dénonçant, par le masque grimaçant, les grimaces humaines.
18D’une part, il s’agit, par l’écriture burlesque – lexique hétéroclite, anachronismes et prosaïsmes, métaphores cocasses et comique « bas », renversements hiérarchiques qui consistent à « Grossir ou moindrir les figures », par exemple en faisant « […] d’un petit Nain un Typhon »20 – de ridiculiser les fables antiques et d’ironiser sur les protocoles herméneutiques de ceux qui veulent y voir de hautes leçons : pures et simples fariboles, bonnes à faire rire, que ces histoires de géants ! Mais Dassoucy prétend en même temps que, dans son Ovide en belle humeur, son burlesque est « figuré », voire « mystique », et que « le sens qui est caché vaut souvent mieux que le sens littéral » : « ce n’est pas pour tout le monde que j’écris ainsi, mais seulement pour ceux qui ont assez de finesse pour me déchiffrer »21. Déchiffrer quoi ?
19On peut dénombrer quatre gigantomachies burlesques. Outre le Typhon ou la Gigantomachie, qui fit la gloire de Scarron et lança la mode des travestissements, on compte trois réécritures du livre cinq des Métamorphoses d’Ovide : par Dassoucy, par Louis Richer, dans son Ovide bouffon, et par Furetière, dans le premier chant de son Voyage de Mercure, poème satirique sous le masque mythologique.
20De par leurs dates, ces gigantomachies ne sont pas exemptes d’applications aux événements politiques, notamment chez Richer. On peut dire que, là comme ailleurs, Scarron fut un modèle pour les auteurs de mazarinades, même si cela fonctionne, en l’occurrence, en sens inverse. Dans l’incipit du Typhon, il célèbre en effet Mazarin (cinq ans avant d’écrire sa Mazarinade vengeresse !) et « Louis le quatorzième »
Qui, secondé de [sa] prudence
Nous mettra tous dans l’abondance,
En dépit des maudits géants,
Des mutins, des mauvaises gens,
Qui regrettés ne seroient guéres
S’on les voyoit habiter biéres […].
Ces « mutins », ce sont les Importants, cabale menée par le clan des Vendôme dirigé par François duc de Beaufort, qui complotaient contre Mazarin – lequel fit embastiller le duc, lequel, s’évadant cinq ans plus tard, devint un des chefs de la Fronde des Princes… Mais Scarron précise juste après :
Mais, pour un poëte grotesque,
Je m’écarte trop du burlesque […].22
Ne s’agirait-il donc que de rire et de faire rire – sans conséquences ? Il y a pourtant aussi, chez Furetière, quelques traits de satire qui portent, par exemple dans la description de la manière dont les Géants investissent l’Olympe, où ils pillent, cassent, saccagent, dévastent,
[…] comme en un village
Où quelque Major Allemand
Auroit logé son Régiment23,
tandis que les dieux
Malgré leur perte déplorable
[…] éprouvent bien véritable,
Que les Grands, comme on dit partout,
Ne tombent jamais que debout24. (p. 12)
21Mais surtout, l’insistance de tous ces textes à souligner dans le monde divin vulgarité (les dieux sont des ivrognes, les déesses des dévergondées), incompétence, lâcheté, fuite piteuse et déguisements en animaux ridicules, bref à traiter les dieux, « Jupin » en tête, comme des « pagnottes », en dit long non seulement sur la dévalorisation de la mythologie antique, mais aussi (peut-être, car l’énonciation burlesque reste masquée) sur le degré de respect accordé à ces figures de la divinité, bien qu’elles soient, ou parce qu’elles sont, métaphoriques du pouvoir d’État et du pouvoir divin… Si le mythologue Natale Conti voit dans les Géants des « impies & grands mocqueurs de Dieu & de toute religion »25, « nians toute divinité, renversans entant qu’en eux est26 la religion ennemie de tout acte temeraire & damnable » (p. 645), si le dévot La Gandie-Chouët peut encore écrire, à la fin du siècle, mêlant le païen et le chrétien, que
la guerre de Typhon et des Geants est une représentation d’hommes impies, lesquels ne rendans plus l’honneur qu’ils devoient à Dieu, luy ont declaré la guerre par leurs crimes & ont fait tomber sur leurs testes les foudres de sa colere27,
se moquer de la gigantomachie, n’est-ce pas se moquer des mythes dont usent ces institutions « sacrées » que sont la monarchie de droit divin et l’Église catholique, et dénoncer leurs prétentions à nous enseigner la crainte de leurs foudres comme aussi « mythiques » que dérisoires ? Comme le dit le Jupiter de Scarron,
O mes bons amis travestis
De grands nous voilà bien petits ! (p. 461)
Le propre des burlesques n’est-il pas de faire raillerie de tout, et ainsi de frôler l’insolence cynique et l’incrédulité libertine ?
Des géants mythiques ?
22S’il est une caractéristique de ces diverses mises en œuvre de la gigantomachie au XVIIe siècle, il apparaît qu’elle se situe dans la perte presque complète de la dimension proprement mythique – sacrée, polysémique (Ph. Sellier parle d’une « saturation symbolique »28), mystérieuse, et devant le rester – du muthos comme « représentation imagée et dramatisée de l’inconnu, réussi[ssant] à apprivoiser l’invisible »29, « comme ce qui n’est pas lui, en un double rapport d’opposition, au réel d’une part (le mythe est fiction), au rationnel ensuite (le mythe est absurde) »30, au profit du logos, d’un logos d’autant plus rationnel qu’il est majoritairement mis au service, me semble-t-il, de l’ébranlement libertin des croyances et des autorités. Mais si ces textes se contentent d’instrumentaliser le mythe, et ainsi le désacralisent, gravure et sculpture arrivent à maintenir encore un espace pour le mythique, par le biais de l’esthétique.
23L’estampe du grand graveur Abraham Bosse, datée de 1651, échappe, par son jeu de contrastes entre le vertical et l’oblique, la passion et la justice/justesse (la fronde devenant une sorte de fil à plomb), le monstrueux et l’humain, et par sa mise en scène expressive, à la simple traduction politique que proposent les quatrains frondeurs qui l’accompagnent :
La Fronde en cet endroit fit un coup Merveilleux,
Mais l’Esprit Eternel en conduisit la pierre.
Et luy donna du poids contre un front Orgueilleux,
Pour mettre en un moment ce Colosse par terre.
Frondeurs de qui le bruit s’espend par tout le Monde,
Cet Exemple sacré vous a donné des Loix.
Vous pouvez justement faire claquer la Fronde,
Pour la Cause du Ciel et pour celle des Roix31.
24Quant à l’Encelade qui orne le centre d’un des bosquets de Versailles, ensemble réalisé par Gaspard Marsy entre 1675 et 1677, cette représentation, très originale et très spectaculaire, d’un géant doré à demi enseveli sous des pierres et élevant vers le Ciel un regard et un bras dans un geste à la fois terrifié et menaçant, était-elle destinée à évoquer la victoire de Mazarin, c’est-à-dire au fond de Louis XIV, sur les nobles Frondeurs, géants qui avaient voulu « escheler le Ciel » ? Mais Louis XIV aurait-il supporté de voir ainsi rappelé, en ce jardin destiné à représenter sa gloire, un moment où son trône avait vacillé ? N’est-ce pas surinterpréter que de faire une lecture allégorique et politique de ce qui pourrait relever surtout du goût baroque de l’ostentation, de la métamorphose et de la dramatisation, de ce qui fait admirer (s’émerveiller et s’étonner devant) ces oxymores mystérieux que sont l’« artifice agréable » et l’« agréable fureur » d’un « Monstre odieux […] par l’art imité »32 ?
Bibliographie
Bibliographie du corpus
1 - Les os du roi Theutobochus (sauf exception, les cotes sont celles de la BnF)
1613 – Jacques Tissot, Discours veritable de la vie, mort, et des os du Geant Theutobochus […], Lyon, J. Poyet [Rés 8 TB74-4].
1613 – Jacques Tissot, Histoire veritable du geant Theutocbochus […], Paris, J. Berjon [microfiche TB74-3 ; il s’agit en fait de la réédition du même texte que le précédent ; son attribution par la BnF à Pierre Mazuyer vient de ce que Le Mercure françois (voir référence infra) dit que c’est ce chirurgien qui apporta les os à Paris pour les montrer au public, en distribuant le livret de J. Tissot : le titre porte « ses os se voyent en ceste ville, avec grande admiration d’un chacun »].
1613 – Nicolas Habicot, Maistre Chirurgien en l’Université de Paris, Gygantosteologie ou Discours des os d’un geant, Paris, J. Houzé [microfiche TB74-5].
1613 – [Jean Riolan], Gigantomachie pour respondre à la Gigantostologie, par un Escholier en Medecine, s.l. [microfiche TB74-6].
1613 [?] – [anonyme], Monomachie ou Response d’un Compagnon chirurgien […] aux calomnieuses invectives de la Gigantomachie de Riolan […], s.l. [8 TB74-7].
1614 – [anonyme], L’Imposture descouverte des os humains supposés […], Paris, P. Ramier [Rés TB74-8 ; hostile à Habicot, mais l’auteur se distingue de Riolan].
1615 – L.D.C.O.D.R. [L. D. Chirurgien Ordinaire Du Roi], Discours apologétique touchant la vérité des Géants contre la Gigantomachie […], Paris, J. Orry [8 TB74-9 ; s’en prend aux deux adversaires].
1615 – Nicolas Habicot, Maistre Chirurgien Juré en l’Université de Paris, Responce a un Discours apologetic, touchant la Verité des Geants, Paris, J. Petit-Pas [Rés 8 TB74-10 ; répond au précédent].
1615 [?] – [anonyme], Jugement des ombres d’Heraclite et Democrite, sur la response d’Habicot au discours Apologetic […], s.l. [8 TB74-12 ; la tonalité violemment pamphlétaire ne semble pas relever de la plume de Riolan, à qui l’on attribue pourtant ce texte, même s’il s’en prend à Habicot].
1617 [t. III, année 1613] – Le Mercure françois, Paris, E. Richer [8 LB37- 7 (A) ; récit de la querelle p. 266-273].
1618 – [Jean Riolan], Gigantologie. Discours sur la grandeur des geants, Paris, A. Perier [Rés 8 TB74-13].
1618 – Nicolas Habicot, Maistre Chirurgien Juré en l’Université de Paris, Antigigantologie ou Contre-Discours de la Grandeur des Geans, Paris, J. Corrozet [Rés 8 TB74-14].
1618 – [anonyme], Touche chirurgicale, s.l. [Ars 8 S 8664 ; hostile à Riolan].
2 - Mazarinades
Le Foudroyement des Geans Mazarinistes abysmez sous les ruines du fameux et desolé bourg de Charenton, Paris, F. Noel, 1649.
Le Geant sicilien terrassé par les bons François, Paris, N. de la Vigne, 1649.
Parallele de Monsieur le Duc de Beaufort avec le Roy David, Paris, 1649.
Le Roy des Frondeurs. Et comme cette dignité est la plus glorieuse de toutes les dignitez de la Terre. Contre le sentiment des esprits du siecle, Paris, 1649.
Les Geans terrassez ou la Fable historique en vers burlesques, Paris, D. Pelé, 1650.
Le Petit David de la Maison Royale contre le Geant Machiaveliste & le Monstre Mazarin, 1651.
3 - Travestissements
Paul Scarron, Typhon ou la Gigantomachie, poème burlesque, Paris, T. Quinet, 1648.
Charles Dassoucy, L’Ovide en belle humeur enrichy de toutes ses figures burlesques, Paris, C. de Sercy, 1650.
Antoine Furetière, Le Voyage de Mercure, satyre, Paris, L. Chamhoudry, 1653.
Louis Richer, L’Ovide bouffon, Paris, T. Quinet, 1649.
Notes de bas de page
1 Les références précises des textes qui constituent mon corpus étant rassemblées en fin d’article, elles ne seront données qu’en abrégé dans le corps de celui-ci.
2 Paris, page de titre.
3 [Jean Riolan], Gigantologie. Discours sur la grandeur des geants, p. 87 (il cite en fait l’ouvrage de Nicolas Habicot, Gygantosteologie ou Discours des os d’un geant).
4 Elle porte sur la possibilité qu’il s’agisse bien du roi des Teutons dont l’historien Florus dit qu’il fut défait par le consul Marius (d’où les lettres de la médaille) en 105 av. J.-C., et qu’il mourut de ses blessures. Sont débattus à la fois la situation géographique de ces combats, le lieu de la mort de Theutobochus, et la datation de la médaille.
5 L’idée d’intituler ainsi ce débat – pas vraiment nouveau, car les découvertes d’os « gigantesques » remontent fort loin dans la mémoire lettrée – semble venir de Jan van Gorp (Goropius Becanus), Origines Antwerpianae, 1569, t. II.
6 [Anonyme], Jugement des ombres d’Heraclite et Democrite, sur la response d’Habicot au discours Apologetic, p. 9 et 4.
7 Jean Céard, « La querelle des géants et la jeunesse du monde », The Journal of Medieval and Renaissance studies, vol. 8, 1978, p. 37-78.
8 Le Mercure françois relate : « A Paris l’on alloit veoir pour de l’argent comme chose rare ces os, ces dents, & ces vertebres : Ainsi que les autres Charlatans, Mazuyer avoit à sa porte une enseigne où estoient peints les os de ce Geant. Chacun en disoit son avis, les uns tenoient cela pour impossible, les autres l’affirmoient veritable » (p. 267).
9 L.D.C.O.D.R., Discours apologétique touchant la vérité des Géants contre la Gigantomachie, p. 4. « Apologétique » est ici à prendre en son sens plein.
10 Antigigantologie ou Contre-Discours de la Grandeur des Geans, p. 74.
11 Lucrèce, De rerum natura, V, v. 805 (litt. « terra dedit primum mortalia saecla »).
12 Ibidem, II, v. 930 (« gigni posse ex non sensibus sensus »).
13 Sur la bibliographie de cette question, voir l’article de F. de Graux, « La génération spontanée de l’homme », Révolution scientifique et libertinage, éd. A. Mothu, Turnhart (Belgique), Brepols, « De diversis artibus », 2000, p. 147-176.
14 César de Rochefort, Dictionnaire général et curieux, Lyon, P. Guillimin, 1685, s. v. « monstres ».
15 Voir J. Duvernay-Bolens, Les Géants patagons. Voyage aux origines de l’homme, Paris, éd. Michalon, 1995, p. 145-177 : « Galilée chez les Géants ».
16 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Paris, H. Champion, « Champion Classiques. Littératures », 2004, éd. par M. Alcover, p. 217. Cyrano réécrit ici Lucrèce. L’inversion burlesque de taille (dans la mesure où l’on discute du possible gigantisme d’Adam) est voulue, et fait aussi écho à la création, évoquée par Paracelse, d’un homonculus (voir F. de Graux, op. cit., p. 162).
17 On peut lire là l’influence de l’ouvrage de Francis Bacon, La Sagesse mystérieuse des anciens, ombragée du voile des fables (Paris, F. Julliot, 1619, trad. par Jean Baudouin ; rééd. moderne : Paris, Vrin, 1997, trad. par Jean-Pierre Cavaillé).
18 Parallele de Monsieur le Duc de Beaufort avec le Roy David, p. 4-5.
19 Le Petit David de la Maison Royale contre le Geant Machiaveliste & le Monstre Mazarin.
20 P. Scarron, « Le Testament de M. Scarron, son épitaphe et son portrait en vers burlesques », Œuvres, Genève, Slatkine, 1970 [1786], 7 t, t. 1, p. 133-142, p. 137.
21 Ch. Dassoucy, Les Aventures d’Italie [1677], dans Libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1998, t. I, éd. par Jacques Prévot, p. 892-893.
22 Œuvres, op. cit., t. 5, p. 425-474, p. 427.
23 On peut voir là une allusion à la présence de troupes d’origine étrangère lors du blocus de Paris.
24 Autrement dit, ils finissent toujours par s’en sortir à leur avantage.
25 J. Baudoin, Mythologie ou explication des fables. Edition nouvelle illustrée de sommaires sur chasque livre et de Figures en Taille douce. Avec une Augmentation de plusieurs belles Recherches accommodées au Sujet. Le tout recueilly des plus celebres Autheurs par J. Baudoin, Paris, P. Chevalier et S. Thiboust, 1627 (la source principale est Natale Conti, dit Natalis Comes, dit Noël le Comte), p. 642.
26 Il faut comprendre qu’ils projettent de renverser la religion « autant qu’il est en eux », c’est-à-dire autant qu’ils en sont capables.
27 La Gandie-Chouët, sieur de Mauny, Explication en abregé des figures de Jupiter armé de ses Tonnerres, d’Apollon, d’Hercule, & autres fausses divinitez sous les noms desquelles les Payens adoroient le Soleil, & de la guerre des Geants representez dans la seconde face d’une pierre precieuse. Avec les veritez tirées des Fables, par rapport à l’ancien & au nouveau Testament. Seconde partie, Le Mans, H. Olivier, 1691, p. 12-13.
28 Ph. Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, 55, 1984, p. 112-126, p. 118.
29 J. Boulogne, cité par F. Monneyron et J. Thomas, Mythes et littérature, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 2002, p. 17.
30 J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, p. 195.
31 Quatrains cités dans Abraham Bosse, savant graveur, Paris, Bibliothèque nationale de France, et Tours, Musée des Beaux-Arts, 2004, S. Join-Lambert et M. Préaud éds, p. 264.
32 N. Boileau, Art poétique (1674), Chant III, v. 3, 17 et 2.
Auteur
Université d’Artois
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