Langues coupées, arrachées, écorchées : grands géants, petite littérature ? Les géants chez Charles Sorel
p. 113-124
Texte intégral
1Si les thèmes de la croissance anarchique et de la coupure – ou de la mutilation – chez Sorel ont été étudiés en profondeur, en particulier par Martine Debaisieux1, celui du géant n’a pas ou peu été abordé. Il permet cependant de rendre compte de thèmes obsédants chez cet auteur, ainsi que de ses conceptions en matière d’art du roman. Dans la Bibliothèque française, Sorel veut rendre compte de la principale différence entre les ouvrages de fiction et les ouvrages d’histoire : l’impossibilité, pour les seconds, de modifier les faits, d’embellir ou amplifier la réalité. Il raconte alors une curieuse anecdote :
On rapporte que le grand Alexandre estant passé jusqu’aux extremitez du Monde sur les bords de l’Océan, ne se contenta pas d’y laisser des cuirasses bien dorées et bien gravées, mais qu’il les avoit fait faire plus amples qu’il n’estoit besoin, afin que ceux qui viendroient là après luy, creussent que les Hommes qui avoient porté de telles Armes estoient des Geans, et que pour luy si l’on l’appeloit Grand, c’estoit autant pour sa taille que pour la mesure de sa valeur. [Mais] il n’avoit inventé ces artifices que pour tromper des barbares2…
2Alexandre rejette également le projet de Stesicrate d’une statue sur le mont Athos le montrant soutenant une ville d’une main et un fleuve de l’autre, « aymant mieux que l’on sceust au vray ce qu’il estoit que de paroistre monstrueux ». Il se fâche aussi contre un historien flatteur qui le représentait combattant « seul contre un troupeau d’Elephans, et le luy fai[sant] tuer un de chaque coup »… Alexandre jette le livre à la rivière et menace de faire subir le même sort au flatteur. Conclusion, les historiens ne doivent pas mêler Histoire et Roman ; la langue ne doit pas créer artificiellement des géants :
S’ils souhaitent que leurs beaux faits soient décrits d’un style relevé comme le sujet, et que le Langage y soit tellement orné que sa magnificence ressente celle de leur Trosne, il faut pourtant que les choses essentielles y soient rapportées en leur naturel sans excez ni defaut, et que par ce moyen, leur Histoire se trouve enrichie sans affectation3.
3Chez Sorel, le thème du géant est souvent accompagné d’une réflexion sur la langue – comme organe et/ou comme langage – et sur la désagrégation, la division, le fractionnement. Loin d’être une coïncidence, cette rencontre du géant, de la langue et de l’éclatement est typique de l’écriture sorélienne. Trois passages éclairent cette imbrication des thèmes : la description des lectures de jeunesse de Francion – en particulier des romans ayant des géants pour protagonistes – et deux moments du songe de Francion, celui où il rencontre un géant qui veut censurer ses lectures et finit par s’autodétruire, et celui où des géantes le chassent du ciel à coups de pieds. Le gigantisme y fonctionne comme le signe d’une « petite littérature », d’une langue amputée, déréglée, privée de règles, d’une expression menacée, d’un texte éclaté. Et ce de façon plutôt paradoxale, dans la mesure où le gigantisme est une tentation permanente de l’œuvre sorélienne. Les romans de chevalerie, à la fois modèles inavoués et repoussoirs, nourrissent l’imaginaire de Sorel et de ses héros ; le géant y est souvent un ennemi mais aussi un double de Francion, tandis que la géante s’y avère ridicule, menaçante, définitivement autre. Comment éviter un gigantisme souvent synonyme d’échec ? Comment se défaire des géants censeurs qui menacent sans cesse de couper la langue du héros ? Comment satisfaire des corps de femmes géantes et souvent insatiables ?
4L’ouvrage théorique de Sorel, De la connaissance des bons livres, évoque précisément les romans de chevalerie, et en particulier ceux qui prennent pour héros principal un géant. Un constat s’impose : les grands géants font la petite littérature. Sorel dénonce ces romans faciles, où
les circonstances ridicules et impertinentes, comme ceux des Quatre Fils Aymon, de Morgant le Geant et autres, où l’on donne des coups si furieux que des Hommes sont coupez en deux au droict de la ceinture, ou fendus par la moitié depuis la teste jusqu’au ventre, et une partie tombe d’un costé et l’autre de l’autre ; pour les discours ils ne sont propres qu’à entretenir les paysans et les valets, et si d’autres personnes s’y arrêtent quelquefois, ce ne sont que des Enfants qui n’ont jamais lu autre chose4.
5Il s’agit pour Sorel d’une littérature bonne pour les « paysans et les valets », mais lorsque l’auteur passe de la théorie à la fiction, il fait du jeune Francion un lecteur passionné d’histoires de géants. Ce même titre de Morgant le géant est repris dans un passage du livre III de l’Histoire comique :
De cet argent, au lieu d’en jouer à la paume, j’en achetais de certains livres que l’on appelle les romans, qui contenaient les prouesses des anciens. Il y avait quelque temps qu’un de mes compagnons m’avait baillé à lire un de Morgant le Géant, qui m’enchanta tout à fait, car je n’avais jamais rien lu que les épîtres familières de Cicéron et les comédies de Térence5.
6Le géant est bien le protagoniste d’une petite littérature, destinée, sinon aux petites gens, du moins aux enfants, personnes peu instruites et faciles à séduire : la qualité littéraire des romans serait inversement proportionnelle à la taille de leurs protagonistes. Dans la découverte de la fiction par Francion, les histoires de géants arrivent d’ailleurs après les contes des nourrices6 et avant la découverte du théâtre de collège et la poésie parisienne des poètes crottés, genres que Francion tient en piètre estime. Mieux, Francion reprend, mot pour mot, les reproches que Sorel adressait à cette littérature, en parodiant sa langue :
Cela m’époinçonnait le courage et me donnait des désirs nonpareils d’aller chercher les aventures par le monde ; car il me semblait qu’il serait aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié qu’une pomme. J’étais au souverain contentement quand je voyais faire un chaplis horrible de géants déchiquetés menu comme chair à pâté. Leur sang qui ruisselait de leurs corps à grand randon faisait un fleuve d’eau rose où je me baignais moult délicieusement, et quelquefois il me venait en l’imagination que j’étais le même damoisel qui baisait une gorgiase infante qui avait les yeux verts comme un faucon. Je vous veux parler en termes puisés de ces véritables chroniques. Bref, je n’avais plus en l’esprit que rencontres, que châteaux, que vergers, qu’enchantements, que délices et qu’amourettes ; et lorsque je me représentais que tout cela n’était que fiction, je disais que l’on avait tort néanmoins d’en censurer la lecture et qu’il fallait faire en sorte que dorénavant on menât pareil train de vie que celui qui était décrit dedans mes livres. Là-dessus, je commençais déjà à blâmer les viles conditions où les hommes s’occupent en ce siècle, lesquelles j’ai aujourd’hui en horreur tout à fait7.
7Si Francion condamne les histoires de géants, c’est pour plusieurs raisons. Leur langue est archaïque, ridicule, ses comparaisons et ses métaphores sont absurdes. Cette littérature est de plus irréaliste et ces « chroniques véritables » risquent d’induire chez le jeune lecteur une certaine confusion entre le romanesque et le réel, idée que Sorel emprunte au Don Quichotte. Les histoires de géants ne sont cependant pas dépourvues de séduction, et c’est pour cette raison qu’elles sont dangereuses. Francion avoue n’avoir plus jamais éprouvé un tel plaisir lors de ses lectures ultérieures, plus savantes, plus averties, plus critiques :
Je vous jure, Monsieur, que je désire presque d’être aussi ignorant à cette heure qu’en ce temps-là, car je goûtais encore beaucoup de plaisir en lisant tels fatras de livres, au lieu que maintenant il faut que je cherche ailleurs de la récréation, ne trouvant pas un auteur qui me plaise, si je ne veux tolérer ses fautes8.
8Critiqués pour leur langue et leur ignorance du monde réel, loués pour le plaisir qu’ils procurent au lecteur, leur rejet des vies médiocres et banales, ces romans de géants influencent durablement Sorel et son héros Francion, à tel point que l’auteur multiplie les signes d’une dette ambiguë envers cette littérature dont il s’inspire, mais qu’il cherche également à dépasser. Le Francion se veut tout d’abord réécriture et correction de ces romans de chevalerie. La plupart des aventures de Francion sont des réécritures burlesques de cet idéal chevaleresque. Pour ne prendre que l’exemple du livre I, Francion qui cherche les aventures ne combat pas un géant, mais Valentin, un vieillard impuissant ; il ne séduit pas une « gorgiase infante », mais Laurette, qui a commencé sa carrière galante dans la prostitution ; il ne tranche pas la tête d’un géant, mais fend la sienne en tombant dans une cuve préparée pour celui qu’il voulait « farcer » ; enfin, le « fleuve d’eau rose » des lectures enfantines se mue en bain glacé. En revanche, de sa tête fêlée par la chute sortira un songe décousu, raconté au livre III, où les géants et les géantes tiendront une place de choix. Ces personnages, refoulés des lectures et de l’imaginaire de l’adulte, réapparaissent donc dans le songe. C’est au livre III que Francion prend la parole, et l’apparition de la première personne coïncide avec le récit du rêve : Francion, qui veut se défaire de ses lectures et s’imposer entre autres comme écrivain, produit malgré lui un récit où les géants jouent un rôle important. Sorel montre, avec ironie, que l’on ne se sépare pas si facilement de ses lectures d’enfance. Francion va certes livrer des combats, mais presque toujours avec la langue. L’épée chevaleresque sera remplacée par la langue du pamphlétaire et du satiriste car les géants laisseront la place à des monstres essentiellement linguistiques et romanesques.
9Sorti du collège, Francion devient un membre de la compagnie des Généreux qui s’en prend aux vices du siècles « à coups de langue »9, se compare à l’Hercule gallique10 et se fait connaître à la cour et apprécier du roi pour ses bons mots11.
10D’autres thèmes présents dans ces lectures enfantines réapparaissent à plusieurs reprises dans le roman : celui du géant « coupé » voire « déchiqueté », celui du plaisir de réduire l’ennemi en « chair à pâté », celui de la langue. La découverte de l’univers romanesque et gigantal est intimement liée à la figure d’Hortensius, professeur et régent du collège où est placé Francion, contre qui se tournent nombre de pulsions destructrices de l’élève, qui voudrait bien lui faire subir le même sort qu’aux géants des romans. On peut ainsi rappeler qu’à défaut de transformer son professeur en chair à pâté, Francion lui vole un pâté de lièvre : ce qui n’est que justice, dans la mesure où Hortensius vole ses élèves, et dérobe ses romans à Francion :
Un jour Hortensius voulut faire la visite de ma bibliothèque, et y trouvant force livres français d’histoire fabuleuses, il les emporta tous, disant qu’ils corrompaient mon bon naturel et me gâtaient l’esprit12.
11De même, Francion voudrait bien déchiqueter son régent, mais c’est ce dernier qui va lui « déchiqueter les fesses » à l’issue d’une représentation théâtrale où l’élève a tenté de lui jouer un tour13. Comme dans le livre I, comme dans le songe, les pulsions destructrices du héros se retournent contre leur auteur. Le vol des romans de géants par Hortensius se traduit immédiatement par une utilisation encore plus calamiteuse de la langue par le professeur : il multiplie désormais les « métaphores et antithèses barbares, de figures si extraordinaires qu’on ne peut leur donner de nom, et d’un galimatias continuel »14. Tout comme l’écolier limousin du Pantagruel, Hortensius « excorie la langue latiale »15, ce qui pourrait inciter Francion à se prendre pour un nouveau Pantagruel et à châtier le coupable.
12Le fait est que plusieurs indices permettraient de rapprocher Francion de la lignée de Grandgousier. Mais Sorel ne semble avoir créé quelques similitudes entre son héros et Pantagruel ou Gargantua qu’afin de mieux s’éloigner de Rabelais. Rabelais insiste sur l’antiquité et la noblesse de la race des géants, attestées par un antique manuscrit, les Fanfreluches antidotées ; Francion affirme la « noblesse » et « l’ancienneté » de la race de son père, sa vertu et sa vaillance, mais déplore « la négligence et l’infidélité » des historiens qui n’ont jamais parlé de lui16. Gargantua a pour mère Gargamelle, fille du roi des Parpaillots ; la mère de Francion est, le jour de sa naissance, « reine de la fève » ce qui vaut à son fils de naître « Dauphin ». Quand aux deux récits de naissance, ils se ressemblent tout en s’opposant. Gargantua naît un 3 février, Francion le jour des Rois, et devance donc le géant. La mère de Gargantua souffre et met son fils au monde par l’oreille avec l’aide des sages-femmes. Celle de Francion souffre peu, la naissance est rapide et surtout se fait sans l’aide des sages-femmes : « elle sentit une petite douleur qui la contraignit de se jeter sur un lit où elle ne fut pas de si tôt qu’elle accoucha de moi sans sagefemme »17. Enfin, la naissance de Gargantua était précédée et celle de Francion suivie d’une grande beuverie : « L’on but si plantureusement à ma santé par tout le logis qu’il parut bien aux tonneaux de notre cave… »18. La naissance de Francion est donc largement inspirée par celle de Gargantua. Pourtant, le narrateur, lorsqu’il évoque cette naissance, insiste sur l’ascendance royale plus que sur l’ascendance gigantale. Rabelais n’est mentionné qu’une fois dans l’Histoire comique, dans la description de l’orgie ; et ce n’est pas comme père de Gargantua et Pantagruel, mais comme auteur de contes licencieux prenant des prêtres pour cible, contes que Raymond refuse d’écouter19.
13Pourtant Rabelais n’est même pas mentionné dans De la connaissance des bons livres. Il faut chercher dans la Bibliothèque française pour trouver quelques lignes sur lui : elles figurent dans la section consacrée aux romans comiques, et même pas dans la présentation chronologique des meilleurs auteurs ayant écrit en français. On remarque que Sorel ne fait pas, ici, mention des géants :
Les œuvres de Rabelais sont des Fables comiques et satyriques, où l’on prétend que l’Histoire de son temps estoit figurée. On en donne quelques exemples, et pour tout le reste on l’attribue à quelques contes qui se faisoient de personnes d’autour de Chinon, Ville de l’Autheur. Ces railleries à l’antique sont encore trouvées bonnes de quelques gens, et l’on voit avec plaisir les Commentaires qu’on y a adjoutez dans la derniere impression20.
14Francion refuse d’être un géant, et Sorel met à distance l’héritage rabelaisien. Pourtant, en plusieurs circonstances, Francion va se conduire comme les géants qu’il rejette, être tour à tour victime et bourreau de la langue. Un épisode du célèbre songe de Francion place le protagoniste du rêve face à un vieillard doté de grandes oreilles et à la bouche scellée, qui répond aux questions de Francion en lui désignant un bocage où poussent des arbres ayant des langues en guise de feuillage. Ces langues, qui ébruitent la vie d’un méchant géant, sont toutes coupées par ce dernier. Le géant tourne alors sa rage contre le « livre-rocher » qui contient les épisodes les plus secrets de sa vie ; ne pouvant le tailler en pièce, le géant tourne son arme contre lui-même :
Le sommeil m’en surprit sans que j’en sentisse rien, et tout du commencement il me sembla que j’étais en un champ fort solitaire où je trouvai un vieillard qui avait de grandes oreilles et la bouche fermée d’un cadenas, lequel ne se pouvait ouvrir que quand l’on faisait rencontrer en certains endroits quelques lettres qui faisaient ces mots, il est temps, lorsqu’on les assemblait. Voyant que l’usage de la parole lui était interdit, je lui demandai pourquoi, croyant qu’il me répondrait par signes. Après qu’il eut mis certains cornets à ses oreilles pour mieux recevoir ma voix, il me montra de la main un petit bocage comme s’il m’eût voulu dire que c’était là que je pourrais avoir réponse à ce que je demandais. Quand j’en fus proche, j’ouïs un caquet continuel et m’imaginai que l’on parlait là assez pour le vieillard. Il y avait six arbres au milieu des autres, qui au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches avec des fils fort déliés, si bien qu’un vent impétueux qui soufflait contre les faisait toujours jargonner. Quelquefois, je leur entendais proférer des paroles pleines de blâme et d’injures. Un grand géant, qui était couché à leur ombre, oyant qu’elles me découvrait ce qu’il avait de plus secret, tira un cimeterre et ne donna point de repos à son bras qu’il ne les eût toutes abattues et tranchées en pièces ; encore étaient-elles si vives qu’elles se remuaient à terre et tâchaient de parler comme auparavant. Mais sa rage eut bien après plus d’occasion de s’accroître pour ce que, passant plus long, il me vit contre un rocher où il connut que je lisais un ample récit de tous les mauvais déportements de sa vie. Il s’approcha pour hacher aussi en pièces ce témoin de ses crimes, et fut bien courroucé de ce que sa lame rejaillissait contre lui sans avoir seulement écaillé la pierre. Cela le fit entrer en une telle colère qu’en un moment il se tua de ses propres armes, et la puanteur qui sortit de son corps fut si grande que je tâchai de m’en éloigner le plus tôt qu’il me fut possible21.
15Cet épisode du rêve est intéressant à plus d’un titre. Le geste d’autodestruction du géant rappelle le thème connu du colosse aux pieds d’argile et sa variante chez Agrippa d’Aubigné : terrifiant ses ennemis, le géant France retourne ses forces contre lui-même et s’autodétruit. Sorel s’est peut-être rappelé ce passage des Tragiques pour créer Francion, héros dont les entreprises agressives se retournent souvent contre leur auteur.
16On comprend également que le géant du songe en veut aux langues, en tant qu’organes de la parole, et sans doute comme métaphores ou allégories du blâme, voire de la satire. Les feuilles publient essentiellement un texte satirique composé de « blâmes et d’injures ». Cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour Raymond, destinataire de ce récit : « pour ce géant qui se colère à cause des satires que l’on a faites de sa vie, il s’agit de quelque prince brutal »22. Le critique Wim de Vos voit dans le couple formé par le vieillard et le géant tyrannique « la tradition jésuite de l’éloquence » capable de parler mais également de se taire23. Ces langues coupées pourraient également rappeler les exécutions des personnes accusées d’hérésie ou de sorcellerie : l’athée Vanini eut ainsi la langue arrachée avant d’être brûlé ; or Sorel baigne, du moins lors de la rédaction du premier Francion, dans un milieu libertin. Ennemi de la langue, en tant qu’organe et en tant qu’objet linguistique, le géant représenterait donc la mauvaise littérature, voire la censure, et les feuilles, le rocher et Francion, ses victimes.
17Hypothèse confirmée par plusieurs passages de l’Histoire comique de Francion. Les feuilles sont secouées par un « vent impétueux » qui les font « jargonner » et entretient leur « caquet continuel ». Ce passage du rêve prend sens par rapport à l’apprentissage des langues au collège. Les professeurs y sont si méchants que Francion s’y endurcit au point de ne plus être effrayé de rien ; il se compare explicitement à un arbre que le vent ne fait plus trembler :
Auparavant, la seule voix d’un maître courroucé m’avait fait trembler autant que les feuilles d’un arbre battues du vent ; mais alors un coup de canon ne m’eût pas étonné24.
18Le caquet des feuilles rappelle l’envie de Francion de « caqueter » à sa guise, en français et non en latin ; mais les « blâmes et les injures » des feuilles rappellent également les critiques proférées à l’encontre de l’étudiant qui a gardé sa langue natale et à qui on menace de couper la langue :
Sitôt que j’ouvrais la bouche l’on m’accusait avec des paroles aussi atroces que si j’eusse été le plus grand scélérat du monde. Mais il eût été besoin de me couper la langue : car en étant bien pourvu, je n’avais garde de la laisser moisir. À la fin donc, pour contenter l’envie qu’elle avait de caqueter, force me fut de lui faire prononcer tous les beaux mots de latin que j’avais appris, auxquels j’en ajoutais d’autres de français écorché pour me faire mes discours25.
19Les choses sont donc plus complexes : Hortensius et Francion se sont réciproquement contaminés. Hortensius s’est mis à la lecture des romans de géants et en a adopté la langue ; de façon symétrique, Francion a copié la langue d’Hortensius et s’est mis à écorcher le latin ; et, pour montrer à quel point les rôles sont symétriques, Francion, « dauphin de la fève » laissera le trône, au livre XI, à Hortensius, roi de Pologne pour rire. Plus étrange encore, dans de nombreux passages, Francion va jouer le rôle du géant, coupant en morceaux les corps et sectionnant les langues ; de même, Sorel va couper dans son texte et le censurer.
20Un autre thème est dominant dans toute l’œuvre, celui du corps morcelé. Le géant s’acharne sur les feuilles jusqu’à les avoir toutes « abattues et tranchées en pièces » et contre le rocher qu’il veut « hacher en pièces ». On remarque que les langues, bien qu’elles aient été coupées, continuent à parler, comme si elles étaient autonomes par rapport au reste du corps : « elles se remuaient à terre et tâchaient de parler comme auparavant ». On retrouvera ce motif dans la suite du rêve, Francion jouant le rôle du géant : Francion démembre la dame au pissat pour la punir en lui donnant un soufflet : « divisé », son corps « tombe par pièces » ; mais les membres continuent tous de faire leur « office » ; la langue en particulier continue à parler, et surtout à injurier Francion : « la bouche me faisait des grimaces, la langue me chantait des injures ». Le héros du rêve, qui craint d’être accusé de meurtre, rassemble les membres épars, en oubliant significativement les bras et la tête et tente de jouir de ce corps ; la « langue » oubliée « s’écria que je n’avais pas pris ses tétons même » ; les seins remis en place, la bouche embrasse Francion :
Je me relevai promptement pour la punir et ne lui eut pas sitôt baillé un soufflet que son corps tomba tout par pièces. D’un côté était la tête, d’un autre côté les bras, un peu plus loin étaient les cuisses ; bref, tout était divisé, et ce qui me sembla émerveillable, c’est que la plupart de tous ces membres ne laissèrent pas peu après de faire leurs offices. Les jambes se promenaient par la caverne, les bras le venaient frapper, la bouche me faisait des grimaces et la langue me chantait des injures. La peur que j’eus d’être accusé d’avoir fait mourir cette femme me contraignit de chercher une invention pour la faire ressusciter. Je pensais que si toutes les parties de son corps étaient rejointes ensemble, elle reviendrait en son premier état puisqu’elle n’avait pas un membre qui ne fût prêt à faire toutes ses fonctions. Mes mains assemblèrent donc tout, excepté ses bras et sa tête, et voyant son ventre en un embonpoint aimable, je commençai de prendre la hardiesse de m’y jouer pour faire la paix avec elle ; mais sa langue s’écria que je n’avais pas pris ses tétons même, et que ceux que j’avais mis à son corps étaient d’autres que j’avais ramassées emmi la caverne. Aussitôt je cherche les siens et, les ayant attachés au lieu où ils devaient être, la tête et les bras vinrent incontinent se mettre en leur place, voulant avoir part au plaisir comme les autres membres. La bouche me baisa et les bras me serrèrent étroitement, jusqu’à ce qu’une douce langueur m’eut fait quitter cet exercice26.
21Francion doit donc démembrer le corps de la femme – et laisser de côté la tête et la langue - pour pouvoir jouir d’elle. C’est en passant par le découpage en morceaux que la « langue » menaçante peut faire place à la « langueur » tant souhaitée. Francion ne semble d’ailleurs pouvoir jouir que de femmes morcelées, coupées en morceaux ou vues par morceaux, comme la femme de l’orgie qui ne se laisse voir que de dos27.
22Car les femmes, lorsqu’elles sont « entières » et plus encore lorsqu’elles sont grandes, sont volontiers menaçantes. Il n’y a que Lysis qui puisse rêver d’une femme plus grande que lui, et se délecter d’une fable érotique où le corps de l’amant est minuscule comparé à celui de sa maîtresse. Dans le Berger Extravagant, la fausse nymphe Synope raconte à Lysis l’histoire bouffonne de Marne et Morin28. Marne est une géante avec « de grosses joues, de gros tétons » qui garde sur son corps le minuscule Morin. Si cette fable plaît à Lysis pour qui « il n’y a pas homme si sot qui ne préfère un gros chapon qu’un petit », elle est parsemée des commentaires des conteurs et de leurs complices, qui visent à ridiculiser ce fantasme de la géante.
Morin n’eut pas sitôt vu Marne qu’il jetta pour elle des soupirs qui eussent esté capables de faire aller un navire, et pour tesmoignage de son amour il luy fit don de son cœur par un contract passé devant les Notaires du Royaume de Cupidon. Elle attacha ce gros cœur à une chaisne de son demy ceint, et s’en servit depuis de ploton, ce qui luy faisoit beaucoup de mal, car sans cesse elle y fouroit des espingles. Son nouvel Amant trouva ce martyre suportable, pourveu qu’elle agreast ses services. Mais comme il luy en parloit estant un jour à costé d’elle, il sembla que ce fust la guaisne de quelque cousteau qui fust pendu à la ceinture, tant il estoit petit au prix d’elle ; car si vous ne la sçavez, elle estoit d’une stature de Geant. Toutesfois elle n’en estoit pas moins à priser, par ce que si une chose est belle, et bonne et agreable, on n’est que d’autant plus aise lorsqu’elle est grande, et il n’y a homme si sot qu’il n’ayme mieux un gros chapon qu’un petit. Aussi vous pouvez croire que si elle avoit de grosses joues, et de gros tetons [..] et si ses yeux estoient aussi larges qu’un bouclier, cela estoit commode à ses Amants qui s’y miroient à leur aise29.
23Si la géante est ainsi tournée en dérision par le discours érotique, c’est qu’elle met à l’épreuve la virilité du héros, à la fois glorifiée dans le rêve et mise à l’épreuve dans ses aventures. Dans le Francion, les grandes femmes et plus encore les géantes sont menaçantes car difficiles à contenter. Les « bonnes déesses » du songe sont de la même taille que Francion puis trop grandes : cette modification de la taille est l’image de la crainte du héros de ne pas « être à la hauteur ». Elles sont surtout la rencontre de deux images aperçues dans les lectures enfantines, a priori inconciliables, celle de la « gorgiase infante » et celle du « géant ». Elles suscitent en retour des désirs ambigus chez le narrateur, tour à tour créateur et destructeur, oppresseur et victime :
Je suivais mes bonnes déesses. La plus petite de leur bande commença à rendre son corps si grand que de la tête elle touchait à la voûte d’un ciel qui était au-dessus, et me donna un tel coup de pied que je roulai en un moment plus de six fois tout alentour du monde, ne me pouvant arrêter, d’autant que le plancher est si rond et uni que je glissais toujours ; et puis, comme vous pouvez savoir, il n’y a ni haut ni bas, et étant du côté de nos antipodes l’on est non plus renversé qu’ici. À la fin, ce fut une ornière que le chariot du soleil avait cavée qui m’arrêta30.
24Chez Sorel, le géant sert donc de support à une réflexion linguistique, sur la transcription du réel, le style, le plaisir du lecteur et de l’auteur. Les différentes préfaces du Francion montrent que l’auteur a bien conscience que grandir, c’est apprendre à faire court ; qu’être un grand historien, c’est se méfier des nains transformés en géants par l’outrance du langage. Sorel emprunte à Rabelais sans le reconnaître, Francion se comporte à plusieurs reprises en géant censeur et coupeur de langues. C’est cependant l’anti-Francion, qui est en même temps son double, qui suggère une nouvelle matière romanesque. Dans le livre XI de l’Histoire comique, Hortensius réapparaît. Il raconte à Francion et à ses amis ses projets littéraires. Ceux-ci, présentés comme ridicules, paraissent curieusement intéressants au lecteur d’aujourd’hui. Le « roi de Pologne » pour rire propose de rédiger des romans sur les différents états, mais surtout sur la « cironalité universelle » : l’homme est un univers pour les cirons, et ces cirons sont eux-mêmes des mondes pour les atomes qui les habitent. Hortensius se propose « de faire des romans des aventures de leurs peuples »31. Ce projet politico-esthétique, perçu comme grotesque par ses destinataires, n’en apparaît pas moins moderne par son opposition à la littérature gigantale.
Notes de bas de page
1 M. Debaisieux, Le procès du roman, écriture et contrefaçon chez Charles Sorel, Stanford French and Italian studies 63, Anma Libri, 1989, et « sous le signe de Mercure : de la thématique du vol à la fraude littéraire dans le Francion », Littératures classiques, n° 41, 2001, p. 49-61.
2 Sorel, La Bibliothèque française, 2e édition, Paris, La Compagnie des Libraires du Palais, 1667, p. 165.
3 Ibidem.
4 Sorel, De la connaissance des bons livres, Bulzoni, Roma, 1975.
5 Histoire comique de Francion [1633], éd. de F. Garavini, Paris, Gallimard, « folio classique », 1996, p. 174.
6 Ibidem, p. 163.
7 Ibid., p. 175.
8 Ibid., p. 176.
9 Ibid., p. 286.
10 Ibid., p. 297.
11 Ibid., p. 377.
12 Ibid., p. 192.
13 Ibidem.
14 Ibid., p. 194.
15 Ibid., p. 199.
16 Ibid., p. 153.
17 Ibid., p. 163.
18 Ibidem.
19 Ibid., p. 397. On pourrait également mentionner le topos des silènes, repris dans l’Avertissement d’importance au lecteur en 1623, puis dans l’orgie de 1626.
20 Sorel, La Bibliothèque française, op. cit., p. 192.
21 Histoire Comique de Francion, op. cit., p. 137-138.
22 Ibid., p. 150.
23 W. de Vos, « Corps constitués et corps monstrueux : allégories de la rhétorique chez Charles Sorel », p. 11-12, cité par Emmanuel Desiles « problèmes de langage dans le Francion » in Littératures classiques, n° 53.
24 Histoire comique de Francion, op. cit., p. 176.
25 Ibidem, p. 170.
26 Ibid., p. 143.
27 Ibid., p. 392.
28 Le Berger Extravagant, Genève, Slatkine, 1972, livre V, p. 715 et suivantes.
29 Ibidem.
30 Histoire comique de Francion, op. cit., p. 139-140.
31 Ibidem, p. 548.
Auteur
Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II
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Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017