Les géants écrabouillés de Pierre de Ronsard
p. 103-112
Texte intégral
Ja desja s’ataquoit l’escarmouche odieuse,
Quand des Astres flambans la troupe radieuse
Pour esbloüir la veüe aux Geantz furieux,
Se vint droicte planter vis-à-vis de leurs yeux,
Et alors Jupiter du traict de sa tempeste
Aux Geantz aveuglez ecarbouilla la teste,
Leur faisant distiller l’humeur de leurs cerveaux
Par les yeux, par la bouche, et par les deux naseaux,
Comme un fromage mol, qui surpendu s’égoute
Par les trous d’un pannier, à terre goute à goute. (Lm VIII 153, v. 69-78)
1Chez Ronsard, comme l’atteste cette gigantomachie de l’Hymne des Astres, l’écrasement des géants prend la forme explosive de l’écrabouillement ; et c’est à eux surtout que s’applique le verbe « escrabouiller », repris à Rabelais1. Loin pourtant de ne concerner qu’une gigantomachie volontiers confondue avec la titanomachie2, ce motif frappe chez lui les géants de tous bords. À quelles représentations correspond cette association ? Nous proposons ici d’en étudier les arrière-plans épiques et cosmologiques afin d’envisager les séductions d’un imaginaire dont la gigantomachie n’est que la plus intense expression.
2L’écrabouillement de cervelle, auquel la résistance de frère Jean dans le clos de Seuillé et le « Cervelat ecervelé » du Quart Livre donnent ses lettres de noblesse en langue française3, constitue un motif épique traditionnel ; mais Ronsard l’applique préférentiellement aux géants en raison d’un faisceau d’associations complexes. Ainsi dans l’Hymne de Pollux et de Castor lors de la lutte au ceste de Pollux et d’Amycus.
3Dans la tradition homérique, il faut distinguer le motif héroïque du combat au corps à corps, tel qu’il apparaît dans l’Iliade, de la confrontation avec l’horreur que représente, dans l’Odyssée, la rencontre avec le Cyclope. Dans l’Iliade, l’explosion de la cervelle de l’adversaire sous un coup de lance manifeste la force et la rage guerrière (thumos) de héros connus pour leur violence passionnelle, Agamemnon, Achille, Polypœtès le Fort ou Ajax4. L’épopée médiévale reprend parfois cette image dans ses variations sur les motifs stéréotypés du combat singulier à la lance ou à l’épée5 ou sur l’agonie d’un héros6. Dans ces exemples, l’éclat de cervelle relève de la « prouesse » ; il n’est pas spécialement le fait de géants, bien que Claudien l’applique à un combat au corps à corps de sa Gigantomachia7.
4Bien différente est la rencontre à laquelle un périple expose un navigateur aux confins du monde civilisé. Signe de sauvagerie, le coup qui écrabouille est alors le fait du géant ou du cyclope, qui assomme l’étranger au lieu de l’accueillir, et parfois l’écrase pour le dévorer. Polyphème, dans l’Odyssée ou l’Enéide, et Amycus, dans les Argonautiques8, présentent ainsi des traits communs que l’on retrouve chez Amycus dans l’Hymne de Pollux et de Castor et chez Phovère dans La Franciade9. Significativement rapprochés de Polyphème10, ces géants ronsardiens sortent des cadres d’une humanité répertoriée : le gigantisme les tire vers la monstruosité. Encore Amycus, « monstre » et géant, évoque-t-il un autre type d’inhumanité que Phovère, qualifié de « tyran » et de « barbare »11.
5Phovère incarne en effet une royauté dévoyée, conformément au projet de célébration dynastique de La Franciade : son inhumanité est de celles dont un homme est presque encore capable. Sa corpulence suggère un excès encore amendable plutôt qu’une monstruosité constitutive, et sa bestialité n’empêche pas que le géant emmenant ses prisonniers évoque un « pasteur » qui conduit « ses moutons en la plaine »12. Ronsard réinvestit donc ici les images pastorales de l’Odyssée dans l’évocation du tyran, faux pasteur de peuples. L’Hymne de Pollux et de Castor exploite, lui, les virtualités du monstre mangeur d’hommes. Le fantasme du cannibalisme domine le récit de Timante13, la description de l’antre du géant et la focalisation sur ses cestes14 – armes d’autant plus symboliques que Ronsard, ignorant l’art de la boxe, présente comme un combat au ceste un duel dont la description évoque en réalité les mouvements de la lutte15 – et la mention d’écrabouillements systématiquement ajoutés par Ronsard16. Chez lui comme chez Homère17, le géant écrabouilleur est un cannibale en puissance. On est loin du duel des escrimeurs Castor et Lyncée qui occupe la deuxième partie de l’hymne, structuré par l’antithèse de deux univers – le rivage du monstre et le monde civilisé des Dioscures18 – plutôt que de deux sports.
6Le géant ronsardien est enfin un monstre doublé d’un athlète. L’Amycus de Théocrite lui fournit ses allures athlétiques19, et Entelle, le champion de l’Énéide, ses cestes souillés de sang et d’éclats de cervelle20. Plus exactement, les athlètes antiques se partagent entre Pollux et Amycus. D’une part, le schéma de l’affrontement du petit homme contre un géant fait qu’Amycus rappelle autant le victorieux Entelle que le colosse terrassé de la Thébaïde, Capanée, vaincu par l’adresse d’Alcidamas21. Mais d’autre part, l’énorme Entelle et le frêle Alcidamas transmettent à Pollux un commun accès de dementia qui pousse le héros à s’acharner sur l’adversaire vaincu
Pollux qui le suyvit, luy mist ses deux genoux
Sur l’estomac rebelle, et de cent mille coups
A son aise donnez, luy deschira les tayes
Du cerveau, qui couloit du front de mille playes.
(Lm VIII 317, v. 539-542)
Résultat d’une contaminatio où interviennent tant les outrages du Pollux de Valérius Flaccus que la rage d’Entelle, réprouvée par Énée, et celle d’Alcidamas, à grand peine réfrénée dans son élan destructeur22, cet acharnement remarquable ne suscite aucun blâme et semble même justifié. Partis du « Cervelat ecervelé » de Rabelais, nous trouvons donc chez Ronsard un écrabouilleur écrabouillé.
7La savante contaminatio de l’Hymne de Pollux et de Castor fait ainsi se fondre plusieurs traditions épiques distinctes, guerrière, exploratrice et sportive, autour de la figure du géant, tantôt brute guerrière, tantôt monstre des confins, tantôt athlète. Cette synthèse traduit des choix convergents : la focalisation sur la cervelle, la fusion de plusieurs modèles de géants et la mise en scène de l’écrabouilleur écrabouillé font du géant écrabouillé un motif structurant dans cet hymne.
8Peut-on en dire autant de la gigantomachie ? Car selon ce même hymne, Amycus n’est qu’un géant parmi d’autres, comparable à Typhée et aux Géants révoltés23 : il est à la fois représentatif et singulier.
9En bon géant, il doit ainsi être resitué à la fois par rapport à une humanité qu’il trahit d’autant mieux qu’il lui ressemble, et par rapport à une monstruosité avec laquelle il entretient quelque affinité bien qu’il s’en distingue par sa forme. Cette ambiguïté éclate à travers la comparaison de son corps à un paysage habité24 : plus vaste que l’homme et régi par des lois qui le transcendent, il n’en est pas moins offert à une reconquête possible que traduisent les métaphores de l’activité humaine. Ainsi la comparaison virgilienne d’Amycus à un pin « se haussant / Sur toute la forest » préfigure sa chute et la vision finale du géant défiguré comme d’un « tronq »25. Quant au martèlement des lutteurs, comparé à celui de constructeurs de navires, il correspond au contexte d’un périple qui expose à affronter des monstres, et illustre le heurt de deux univers, comme lorsque les coups qui résonnent évoquent le son répercuté par un théâtre26. L’écrabouillement, qui prolonge à la fois le morcellement et le martèlement, conjure en somme la double menace incarnée par le géant en s’en prenant tantôt à sa démesure, tantôt à sa forme, comme pour briser l’unité de ce corps immense.
10Passons à présent d’un géant unique à la gigantomachie, c’est-à-dire à la fois de l’un au multiple, les géants ne formant plus qu’une mêlée cosmique, et de l’unité à la disparate, les géants de Ronsard aimant à s’allier aux monstres les plus hétéroclites. Dans ce cas, l’ampleur et le mélange des formes vont de soi, et la désignation des révoltés comme de « géants » n’a de valeur que générique. Or si le motif de l’écrabouillement se concentre malgré tout sur eux, qu’il s’agisse ou non de géants véritables, c’est que l’idée de géant appelle, dans l’imaginaire du poète, celle d’une réduction dont il serait le symbole. Quel sens revêt-il dès lors, lui qui est écrasement et retour à l’informe tout ensemble ?
11Une première série d’images suggère une fragmentation qui va jusqu’au poudroiement. C’est le cas dans les plus épiques des gigantomachies ronsardiennes, imitées de la Théogonie et de l’Iliade, comme l’Ode à Michel de L’Hospital27. Malgré l’apparente symétrie des camps ennemis, l’alliance des Cent-Bras avec les Géants et les Titans confondus28 permet d’y opposer, selon des lignes verticales et horizontales, le désordre et la fragmentation aux forces parallèles jaillies d’en haut :
Eulx, dardant les roches brisées
Mouvoyent en l’air chacun cent braz,
Eulx, ombrageant tous les combatz
Grelloyent leurs fleches aiguisées. (Lm III 131, v. 225-228)
Bien que l’évocation des champions introduise quelque variété dans le choix des armes, une antithèse se fait entre un rassemblement hétéroclite, hérissé d’armes disparates, et le mouvement d’ensemble d’armes divines qui sont à la fois des météores et des traits, arc voûté et « lun[é] »29, flèches et foudre. Portée par une série d’allitérations, la rime du « foudre » et de la « poudre »30 consacre la défaite des géants en amenant l’image du soufre, image d’une fragmentation extrême qui réduit les conjurés à une unité minuscule :
Si que le souffre amy du fouldre
Qui tomba lors sur les Geans,
Jusqu’au jourd’huy noyrcist la pouldre
Qui put par les champs Flegreans. (Lm III 136-137, v. 311-314)
Des jeux de sonorités analogues s’attachent à Typhée, « Presque de souffre et de foudre estouffé », et aux « Geans »« cheans » après que la « foudre / Leur triple eschelle eut brisé comme poudre », dans l’élégie Au Seigneur Cecille31.
12Les images de l’échelle cassée et de la vaisselle brisée vont dans le même sens. Ainsi une Élegie dirigée contre un mignon de Cour entremêle une allusion à la gigantomachie, liée au topos de la foudre qui tombe sur les hauts rochers en épargnant les collines, à l’image évangélique des
Homes, vaisseaux de limonneuse terre,
Fresles et pronts à casser comme un verre (Lm XV 128, v. 143-144)
et à des variations sur « l’eschelle » dénonçant l’ambition des « Geans mondains » : vaine « escalade » où l’on tire après soi « l’eschelle » pour finir sur « l’eschafaut »32 ! De même dans l’Élegie du Verre où le verre qui part « en pieces »33 est dit supérieur à la coupe d’or capable de
Faire casser par sa grosseur epaisse
Le chef de ceux qui nagueres amis
Entre les pots deviennent ennemis (Lm VI 169, v. 84-86)
comme les Lapithes et les Centaures, et dans le blason des Armes, centré sur la confection de la poudre et les images de la foudre et du soufre, qui rapproche les « Geans serpenpiés » des Centaures34 : là où les géants sont anguipèdes ou associés aux Cent-Bras ou aux Centaures, leur corps se caractérise par un mélange d’excès et de difformité dont l’écrasement, plus que l’écrabouillement, entérine la violence explosive.
13Plus ramassées sont les images du retour à l’informe, comme le « fromage mol » de l’Hymne des Astres. Dans ce cas, les conjurés composent moins une mêlée confuse qu’un peloton compact, organisé en vue d’une embûche, d’une embuscade ou d’une escarmouche35. Ainsi l’Hyver, après avoir fédéré les alliés les plus divers, peut-il constituer en cité ce « peuple incongneu de barbares gendarmes »36 : la sécession de la saison à laquelle Jupiter assignera une place dans l’univers a déjà sa cohérence. Il ne s’agit que de la circonscrire : tel est l’enjeu des mythes cosmologiques, où les images du chaos contenu priment celles de l’écrasement. Dans l’Hymne de l’Hyver, Jupiter renonce ainsi à foudroyer ses ennemis ; la ruse qui met l’Hyver à sa merci rappelle en revanche les images de l’Hymne des Astres :
Apres que le Sommeil long temps l’eut regardé,
S’eslança sur son chef comme un trait debandé,
Puis sauta dans ses yeux, et doucement assemble
D’un dormir englué les paupieres ensemble,
Fist chanceller sa teste, et si bien il entra
Des yeux en l’estomaq, qu’au cœur le penetra,
Et luy fist en ronflant (tant le dormir le touche)
Verser le doux sommeil du nés et de la bouche.
(Lm XII 82, v. 297-304)
Comme l’écrabouillement, cet endormissement ne fait que remettre le désordre à sa place. Et de fait, le « fromage mol » de l’Hymne des Astres frappe peut-être moins par sa « distill[ation] » et son « égout[tement] » que par la mise en forme paradoxale qu’il évoque : « les trous [du] pannier » n’en altèrent ni la forme ni la consistance, mais les font advenir. Ici l’écrabouillement restaure, plus qu’il ne met à mal, un ordre paisible symbolisé par la forme circulaire du panier.
14Dans d’autres textes, l’image de l’écoulement sanctionne une enflure morale et physique : l’hybris du géant se proportionne à son corps marqué par la boursouflure, ce mélange d’excès et de difformité. L’Hyver a ainsi les cheveux « boursouflés » et une « humide toison qui toujours degoutoit »37. De même, l’Élegie déjà citée associe la bave du médisant à la « boufure » du grand-duc, parodie de géant, du crapaud venimeux et de l’hydropique, dont le médecin détourne « l’humeur aeveuse » du foie vers le ventre, avant qu’il ne « creve »38. Ces images s’en prennent aux organes internes pour dénoncer la folie de l’adversaire39.
15Excessif et difforme, le corps du géant, tant qu’il est envisagé seul, appelle comme en réponse les images du tronçonnement et du martèlement. Lorsqu’au contraire ils font nombre dans la gigantomachie, tantôt comme mêlée désordonnée, tantôt comme magma cosmique, les géants voient leurs corps s’amplifier des excroissances des monstres, ou se fondre dans un même chaos : l’écrasement qui réduit en pièces, ou la réduction en bouillie peuvent seuls contenir, ou expliquer leur folie. Situé à la jonction de ces deux réseaux métaphoriques, l’écrabouillement rend compte de deux représentations cosmologiques distinctes mais connexes, dominées l’une par la verticalité qui rabaisse toute prétention excessive, l’autre par la résurgence cyclique du chaos. Nul mieux que le géant ne synthétise ce faisceau de menaces, tant sa corpulence à la fois surhumaine et inhumaine matérialise l’ambivalence du désordre.
16Aussi les lignes de partage précédemment tracées entre le géant et le monstre, l’énorme et le difforme, l’écrasement et l’écrabouillement se déplacent-elles sans cesse, attestant une fascination pour l’informe sous-tendue par une réflexion sur l’art.
17Les images de volcans sont souvent ambivalentes : le soufre renvoie à un imaginaire de la fusion où la poudre retrouve sa force explosive. Le blason des Armes fait ainsi se conjuguer les images du poudroiement et de la fonte40, et partout, les géants qu’accablent les monts « souffreux » vivent de la vie latente du volcan41. Cet imaginaire les rapproche aussi des Cyclopes, énormes masses de muscles qui martèlent et façonnent le foudre jupitérien42. Au sein de cet imaginaire qui illustre les séductions d’une matière modelable, l’articulation de la matière et de la forme se mêle à celles de l’ordre et du désordre, de l’imitation légitime et de la contrefaçon : c’est pourquoi l’on y rencontre les silhouettes gigantesques des Géants révoltés et de Cyclopes réhabilités.
18Les déformations des nuages suscitent elles aussi des formes de géants plus ou moins fugaces. Quasi omniprésentes, les « chimeres cornues » annoncent souvent les déformations d’un espace que les géants ne tardent pas à investir43. Interchangeables avec les chimères et les monstres, ils apparaissent comme une masse mouvante, prompte à se faire et à se défaire : en témoignent la comparaison du nuage à l’éponge dans Les Nues, ou Nouvelles, ou l’allusion au « ventre » des nuées dans Le Nuage, ou L’Yvrongne, qui annonce l’image finale d’un corps éventré44. Figures d’une imagination ambivalente, ils suggèrent tour à tour la plénitude et le vide, la cohérence ou l’incohérence. Ici encore, des lignes de partage s’esquissent puis se brouillent, entre la fiction ludique et la folie dévastatrice, entre un déploiement justifié de l’intérieur et une composition qui s’opère par accumulation. Les allusions récurrentes au cerveau dans ces textes attestent que deux conceptions de l’imagination s’y affrontent. Les images du cerveau plein ou vide, associées à celles d’un développement organique caractérisé par l’ondoiement et le souffle, font intervenir des géants et des monstres acceptables, appelant à accueillir la fiction dans toute sa force émotionnelle45. Mais dans les Discours des Misères de ce temps, l’Opinion, « monstre emplumé » formé de vent, de fumée, de plumes, de laine et de coton, paré des prestiges de la Renommée virgilienne et doté d’un chef de verre, fait resurgir, auprès d’exégètes coupables « d’avoir eschellé comme Geants les cieux »46, les menaces d’écrasement plus que les séductions de la fusion.
19Une dernière série d’images associe les géants à un bestiaire mou et visqueux47. Le plus effarant est le nombre d’escargots géants et de gigantomachies d’escargots que l’on trouve chez les interlocuteurs du poète. L’Escargot de Belleau, adressé à Ronsard, fait se confondre les réseaux métaphoriques de l’échelle mise en poudre et du carnage48. Imité de cette pièce, Le Limas d’Ubert Philippe de Villiers49 relate le combat de Silène avec un escargot géant et monstrueux : bouillis avec du vin, les escargots finissent en « limonneuse glus » et « limaçonnes purées », tandis que leur coquille « gobée » sert de « gobelet », prétexte à l’invention du verre. Quant à l’escargot mis en scène dans la Responce aux Injures, il devient, sous la plume des détracteurs protestants de Ronsard, un fauteur de « guerre Gygantine », mélange de « dure masse » – la coquille – et de « molle[sse] », promis à l’écoulement, à l’éparpillement et à la brisure50. Certes il est tentant de réduire la gigantomachie aux dimensions du blason ou de grossir le gastéropode en géant « terre-né » et « anguipède » ; mais surtout l’animal se prête plus que tout autre au double jeu de l’écrasement et de l’écrabouillement : l’insistance des réformés sur l’« eau » de sa bave et sur la dureté de sa « maison », leurs jeux de mots sur la « masse » de la « limace » et la « maison » du « limaçon », leur acharnement à dissocier la coquille du corps de la bête comme pour en détruire la double menace, trahissent le trouble ressenti devant l’union de la forme et de l’informe. Plus pertinente qu’elle n’en a l’air, leur intuition d’une parenté du géant ronsardien avec l’escargot éclaire une fascination qui tient moins à la taille des géants qu’à leur irréductible élasticité. Titans, Cyclopes et mollusques : même combat !
20L’étude d’images qui se concentrent sur Amycus comme sur les révoltés de la gigantomachie – géants et monstres confondus – a ainsi appelé une exploration où les contours du géant se sont plus souvent brouillés que précisés. Guerrier brutal, monstre suspect de cannibalisme et athlète écrabouilleur ou écrabouillé, le géant ronsardien mêle de façon troublante la violence héroïque à l’horreur. Produit d’un grandissement épique et d’une logique exploratoire qui sont chez lui indissociables, il reste ambivalent jusque dans sa défaite, monstre et géant, excessif et difforme, et jusque dans l’indétermination finale de son propre écrabouillement. Nul mieux que lui ne se prête aux alliances en tous genres : seul ou en masse, il est toujours pluriel ; on peut espérer le réduire par l’écrasement qui disperse ou par l’écrabouillement qui déforme, sans jamais le détruire. Illustre représentant d’un imaginaire de l’informe qu’il partage avec les Cyclopes, les monstres et les mollusques, il ne tire pas tant ce statut particulier de sa démesure cosmique ou de l’ambiguïté de sa monstruosité presque humaine que de l’impuissance où nous sommes d’en concevoir les contours.
Notes de bas de page
1 Rabelais est l’inventeur du mot, suivi par Ronsard, selon A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1995, 2 vol. Ce verbe serait issu d’un croisement du verbe « écraser » et de l’ancien français « esboillier » (éventrer, étriper). Nous citons Ronsard dans l’éd. P. Laumonier [Lm], Paris, STFM, 1914-1975, 20 vol.
2 D’après Virgile, Horace, Properce et Ovide. Cf. F. Vian, La Guerre des Géants. Le mythe avant l’époque hellénistique, Paris, Klincksieck, 1952, p. 173-174 ; F. Joukovsky, « La guerre des dieux et des géants chez les poètes français du XVIe siècle (1500- 1585) », BHR, n° XXIX (1967), p. 91 ; J. Céard, « La révolte des géants, figure de la pensée de Ronsard », Ronsard en son IVe centenaire, Y. Bellenger, J. Céard, D. Ménager et M. Simonin éd., Genève, Droz, 1988-1989, 2 vol., t. II, p. 221-232.
3 Rabelais, Gargantua, chap. 27, éd. M. Huchon avec la collaboration de F. Moreau, Paris, Gallimard, 1994, p. 79, et Quart Livre, chap. 41, p. 634.
4 Homère, Iliade, XI, v. 96-98, XII, v. 184-186, XVII, v. 295-298, XX, v. 399-400. Cf. W.-H. Friedrich, Verwundung und Tod in der Ilias. Homerische Darstellungsweisen, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1956, p. 52 sq., et B. Fenik, Typical Battle Scenes in the Iliad, Heidelberg, 1987, p. 82 et 174. Cf. aussi Il., III, v. 298-301, et la parodie de la Batrachomyomachie, v. 228-229.
5 Cf. J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, ch. 5, p. 129-130 et 139 sq. Cf. Chanson de Roland, v. 1356 et 3617 ; Guillaume, v. 1839 (vertèbres cervicales vidées de leur moelle). L’insistance porte cependant en général sur les os et le visage fendus de l’adversaire.
6 Cf. Chanson de Roland, v. 2248 et 2260.
7 Claudien, Gigantomachia, v. 87-88, source relevée par J. Céard, art. cit., p. 224.
8 Homère, Od., IX, v. 170-564 ; Virgile, En., III, v. 588-683 ; Apollonios de Rhodes, Argon., II, v. 1-97 ; Val. Flaccus, Argon., IV, v. 99-343.
9 Lm VIII 297-318 ; XVI 144-170.
10 Lm VIII 299, v. 129-134 ; XVI 299, v. 1058.
11 Lm VIII 308, v. 341 ; La Franciade, II, v. 1022, 1060, 1102, 1105, 1312, 1346, 1467.
12 Lm XVI 145-147, v. 1023-1024 et 1065-1066.
13 Lm VIII 304, v. 242-244 : il ne s’agit que d’un fantasme, contrairement à En., III, v. 622-627. Cf. encore le parallèle entre les v. 134 et 148.
14 Lm VIII 301-303, v. 189-214, vs. Val. Flaccus, Argon., IV, v. 185-186.
15 Cf. M.-M. Fontaine, La représentation du corps à la Renaissance dans la littérature française (1530-1560). Introduction à l’étude des exercices corporels, thèse soutenue le 16 janv. 1999, Paris IV-Sorbonne, p. 74-84 et n. 229-248.
16 Les cervelles, mentionnées brièvement par Val. Flaccus, Argon., IV, v. 153, sont absentes de sa description de l’antre d’Amycus, v. 177-185 ; le détail du jaillissement des yeux exorbités d’Otrée (v. 165-168) est remplacé par celui des tempes « froiss[ées] » « en ruisseaux ondoyant / De sang et de cervelle » chez Ronsard (v. 228-229), qui a encore ajouté deux occurrences de ce motif, v. 389 et 541-542.
17 Od., IX, v. 290.
18 Cf. l’infléchissement du v. 84 aux v. 579-580.
19 Théocrite, Idylle XXII, v. 44-52 ; Lm VIII 309-310, v. 365-373.
20 Virgile, En., V, v. 413.
21 Virgile, En., V, v. 421-423 ; Stace, Théb., VI, v. 753-755 ; plus lointainement, Homère, Il., XXIII, v. 721-734. L’antithèse de la force et de la ruse vaut dans l’Hymne de Pollux et de Castor (v. 485-532) comme dans La Franciade, II, v. 1283-1292 (d’après Apollonios de Rhodes, Argon., II, v. 70-78, et Val. Flaccus, Argon., IV, v. 261-275), 1386-1388 et 1424-1434 : cf. I. Silver, « Ronsard poète rusé », CAIEF, n° 22 (mai 1970), p. 41-52.
22 Val. Flaccus, Argon., IV, v. 305-315 ; Virgile, En., V, v. 461-467 ; Stace, Théb., VI, v. 803-812. Chez Apollonios de Rhodes, Argon., II, v. 5-96, Pollux brise les os de la tête d’Amycus lors du combat.
23 Lm VIII 308-310, v. 347-349 et 374-376, d’après Val. Flaccus, Argon., IV, v. 236- 238, et Apollonios de Rhodes, Argon., II, v. 38-40.
24 Lm VIII 300, v. 161-168. Ici l’image du broyage est en continuité avec celle des labours.
25 Virgile, En., V, v. 448-449 ; Lm VIII 317, v. 533-538 et 552. Cf. aussi XVI 169-170, v. 1436-1438 et 1468.
26 Lm VIII 313, v. 450-458, d’après Apollonios de Rhodes, Argon., II, v. 79-84, et Val. Flaccus, Argon., IV, v. 286-288. Cf. aussi XVI 159-160, v. 1259-1266, et la construction de la flotte, XVI 56-58, v. 533-576.
27 Lm III 131-137. Cf. aussi la psychomachie de l’Hymne Triumphal, III 57-66, et du Bellay, Musagnœomachie, éd. H. Chamard, Paris, STFM, 1908-1931, t. IV, p. 3-26.
28 Les Hécatonchires sont les alliés des dieux dans la Théogonie, v. 668-678. Cf. J. Céard, art. cit.
29 Lm III 132-133, v. 247-250.
30 Autre occurrence : Lm XV 216, v. 73-74. Cf. aussi terre / tonnerre : VIII 6, v. 23-24, XV 37, v. 449-450 ; tempeste / teste : I 239, v. 16-17, III 136, v. 303-306, VI 36, v. 97- 98, XII 50, v. 73-74, XV 129, v. 159-160, XVI 237, v. 1385-1386, var. 1578, XVI 271, v. 601-602, var. 1578.
31 Lm XIII 160-163, v. 11-12 et 79-82. Voir aussi II 163, v. 7-10, VI 88, v. 103-110, VIII 7, v. 27-28, VIII 48, v. 15-18.
32 Lm XV 128-129, v. 132, 146-147 et 158.
33 Lm VI 167, v. 45-46.
34 Lm VI 169, v. 88-89, VI 206, v. 39-40. Sur les géants anguipèdes, cf. encore XIII 166, v. 143, et les art. cit. de F. Joukovsky, p. 62 (n. 8), 63 (n. 5), 74 (n. 2) et 91, et J. Céard, p. 224.
35 Lm VIII 152-153, v. 57, 60 et 69 ; XII 78, v. 204.
36 Lm XII 77, v. 184 et 192.
37 Lm XII 72-73, v. 96-101.
38 Lm XV 125-127, v. 75-109.
39 En revanche, le « fromage mol » de l’Hymne des Astres n’implique pas l’idée de folie, la mélancolie étant associée au fromage sec : cf. J.-M. Fritz, Le Discours du Fou au Moyen Age. XIIe-XIIIe siècles. Étude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris, PUF, 1992, ch. 2, p. 46 sq.
40 Lm VI 207-208, v. 49 et 59.
41 Cf. Lm VI 88, v. 104-110, VIII 48, v. 16-18.
42 Cf. Lm I 260-261, v. 7-30.
43 Lm V 48-52, VII 278, v. 21-24, var. 1978, VIII 120-121, v. 87-102, XI 163, v. 915- 916. Cf. aussi XIII 268, v. 25-26, XVI 100, v. 131-134, et var. 1578.
44 Lm XIII 268-269, v. 25-41 ; V 49-52, v. 36-37 et 117-119.
45 Lm V 51, v. 94, VII 280, v. 69-72, XI 162-163, v. 906, 914 et 917.
46 Lm XI 26-27, v. 137-154, XI 77-78, v. 259-264 (d’après Virgile, En., IV, v. 130- 133).
47 Lm X 282, v. 129-130 ; XV 241-242, v. 173-180.
48 R. Belleau, L’Escargot (Petites Inventions, éd. M.-M. Fontaine, dans Œuvres poétiques, éd. G. Demerson (dir.), t. I, Paris, Champion, 1995), v. 65-72, 101-116 et 131-134.
49 Ubert Philippe de Villiers, Le Limas, Paris, N. Du Chemin, 1564, mentionné ibid., p. 176, n. 26.
50 Lm XI 147, v. 577-586 ; La Polémique protestante contre Ronsard, éd. J. Pineaux, Paris, Didier, 1973, t. II, Réplique de Lescaldin, p. 272, v. 956, et p. 275, v. 1027-1030 ; Seconde Response de F. de La Baronie, p. 382-383, v. 1131-1148 ; La Defence aux Injures, p. 426-427, v. 401-428. Cf. L. M. C. Randall, « The snail in gothic marginal Welfare », Speculum, n° 37 (1962), p. 358-367, pour les implications médiévales du combat contre la limace, et notre art., « La tortue, le loup et le renard : métaphores du poète en animal sauvage dans la polémique entre Ronsard et ses adversaires protestants », L’Animal Sauvage, actes du colloque de Cambridge (sept. 2004) org. par Ph. Ford et J. Vignes, à paraître.
Auteur
Université de Picardie - Jules Verne
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