Introduction
p. 7-22
Texte intégral
1Ce volume rassemble les actes du colloque organisé les 24 et 25 novembre 2005 par le Centre de Recherches Littéraires « Imaginaire et Didactique » (CRELID) à l’Université d’Artois. Il n’est guère surprenant que ce soit dans cette région du Nord-Pas-de-Calais, où la famille des géants processionnels ne cesse de s’agrandir (on compte ainsi quarante naissances, rien qu’en 2002) et sous la haute protection de Colas et Jacqueline accompagnés de leur « petit » André, dont les mannequins se trouvent dans le hall de l’hôtel de ville d’Arras, qu’ait germé l’idée d’un colloque sur les « géants entre mythe et littérature » : il s’agissait d’étudier à la fois les phénomènes de réécriture du mythe et le rôle de ce personnage dans les œuvres littéraires de différentes époques et de pays divers. Cette large perspective n’avait pas pour ambition de parvenir à une synthèse, ce qui serait vain, mais de cerner quelques-unes des nombreuses questions que pose cette figure complexe, à la fois très ancienne, pour ne pas dire archaïque, et toujours présente dans la littérature contemporaine.
2Il existe des études sur les géants dans le folklore ou la mythologie ainsi que dans l’œuvre de certains auteurs, tel Rabelais dont les héros ont suscité de nombreuses recherches et hypothèses, mais à ce jour, aucune tentative n’avait été faite pour interroger la permanence de cette figure dans la littérature. Il semblait donc important d’en rappeler les origines antiques, bibliques ou celtiques pour montrer combien elle est d’emblée énigmatique et paradoxale : présents dans de nombreux mythes de création du monde, les géants sont tantôt effrayants et liés aux forces du chaos, tantôt bienfaisants et offrant l’image d’un âge d’or perdu ; cette complexité originelle traverse les siècles. Mais ogre anthropophage ou ancêtre protecteur, le géant est aussi celui qui change les proportions de notre univers, peut devenir figure de l’artiste, allégorie du savoir, ou métaphore de la surhumanité.
3Si les communications présentées proposent un grand nombre de pistes de réflexion, en particulier sur la dimension intertextuelle du personnage mais aussi sur sa place dans des enjeux esthétiques, politiques ou philosophiques, on ne peut, comme souvent dans les colloques soumis aux aléas des propositions – comme des défections… –, que regretter des absences, dont celle des géants épiques médiévaux ou celle du XVIIIe siècle, époque où apparaissent des questionnements nouveaux sur les proportions de l’homme et de l’univers (comment ne pas penser à Micromégas ou encore aux Voyages de Gulliver ?). Ce ne sont pas là les seules omissions mais sur un sujet aussi vaste, nous savions que cela serait inévitable. Notre espoir, cependant, est que ce recueil d’articles soit le point de départ de nouvelles recherches plus limitées dans l’espace et le temps, ou s’intéressant à un aspect spécifique de la question. Tel est du moins notre plus vif souhait à l’issue de ce passionnant colloque.
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4Bien que nous ayons préféré la confrontation des époques et des approches pour créer des « vues obliques », il est difficile de renoncer complètement à toute perspective historique : en effet, comment ne pas évoquer une rupture aussi importante que la fin de la croyance dans l’existence des géants, autrement dit le basculement définitif du gigantisme dans un emploi allégorique ou/et fictionnel ? Il apparaît clairement que, personnage surgi des mythes, où il peut atteindre une taille fabuleuse, le géant a été aussi pendant longtemps l’objet d’un questionnement sur sa réalité même. Comme le montrent certaines communications (cf. J. Céard, N. Balutet, entre autres), c’était là une question largement débattue avant l’avènement, il y a un peu plus d’un siècle, d’un monde considéré comme totalement exploré, ce qui mit fin à l’hypothèse, en dehors de la littérature1, d’un « pays des géants » ou d’une race de géants. Cette quête des voyageurs n’était d’ailleurs nullement une aberration : les Pygmées, dont parlent tant de textes antiques et qui furent longtemps considérés comme un mythe, ont été découverts au cœur de l’Afrique en 1874 ; pourquoi n’y aurait-il pas eu aussi un peuple de géants, comme celui que pendant longtemps on croyait avoir localisé en Patagonie2 ? Le géant est ainsi, à partir de la Renaissance, l’objet d’une réflexion quasi-scientifique (cf. Cl. Nédélec) : on recherche à travers le vaste monde le lieu où il demeure, on s’interroge sur ses dimensions pour mesurer la frontière entre nature et surnature, on se demande si le gigantisme peut caractériser un individu seul – ce qui relèverait alors du vaste problème de la tératologie – ou tout un peuple, et enfin, question qui signale clairement la proximité du géant et de l’homme, si une taille immense ne serait pas tout simplement la caractéristique physique de nos ancêtres.
5Les géants sont en effet dans beaucoup de mythologies les premiers habitants de la terre – une explication rationaliste voudrait que la découverte de fossiles gigantesques soit la raison de cette croyance très répandue3 – et la question du lien avec l’espèce humaine s’est souvent posée ; le très célèbre chapitre 6 de la Genèse, objet de tant de commentaires (cf. J.-M. Vercruysse), permettait, selon certaines interprétations, d’affirmer l’origine gigantale de l’homme. Certes, la tradition la plus courante veut que la race maudite des géants évoqués dans la Bible ait été effacée de la surface de la terre par le déluge – cette destruction étant à mettre en parallèle avec les gigantomachies de la mythologie païenne –, mais il existe une autre lecture bien différente, qui connut son apogée avec la mystification d’Annius de Viterbe : dans Les Antiquités4, ouvrage paru en latin en 1478 et très vite largement diffusé dans toute l’Europe, cet auteur faisait descendre toute l’humanité du géant Noé, en prétendant s’appuyer sur l’ouvrage de l’historien chaldéen du IIIe siècle avant Jésus-Christ, Bérose5. Annius distinguait donc deux races de géants, les mauvais détruits par Dieu, et les bons, fondateurs de la civilisation et de l’histoire humaine, qui firent d’ailleurs de Viterbe leur première capitale post-diluvienne…
6Les historiographes de la Renaissance s’empareront de ce mythe pour tracer les arbres généalogiques des dynasties européennes, en les faisant remonter jusqu’à Noé, et c’est Lemaire de Belges dans ses Illustrations de Gaule et singularités de Troie (1510-1513) qui contribua, en France, à répandre cette fiction. Cette dernière invite d’ailleurs à s’interroger sur la taille actuelle des humains : les os de géants trouvés un peu partout ne prouvent-ils pas que l’espèce humaine va décroissant, signe du vieillissement et de la décadence du monde ? Sommes-nous condamnés à devenir un jour des nains6 ? Ce vif débat agitera tout le XVIe siècle7 et au-delà, d’autant plus que la croyance dans l’existence des géants, que ce soit avant ou après le déluge, fera partie des arguments théologiques de certains catholiques (cf. J. Céard) : ils s’opposaient ainsi aux Réformés, qui en traduisant d’emblée « géant » par « tyran » dans la Bible avaient fait le choix d’une lecture allégorique, ainsi qu’à tous ceux qui pensaient que le monde était éternel ou que la question des géants ne devait relever que de la preuve scientifique (cf. Cl. Nédélec).
7Quoi qu’il en soit, la filiation possible entre les hommes et les géants, présente entre autres dans le roman médiéval (cf. C. Rollier et S. Albert), explique probablement l’ambiguïté qui caractérise cette figure : le géant, dans sa toute puissance physique, est tantôt l’incarnation d’une surhumanité héroïque, tantôt celle d’une animalisation ne connaissant aucun interdit, tantôt l’un et l’autre, et ce jusque dans les textes modernes. S’il est vrai que l’antiquité semble offrir une image monstrueuse du géant en particulier dans l’épisode de la gigantomachie, qui voit le triomphe des dieux sur le déchaînement des passions les plus brutales, et donc la fin du chaos primordial, il faut rappeler que Prométhée ou Atlas sont aussi des figures gigantales. De la même façon, les géants de la Genèse, ou encore Goliath, ne doivent pas faire oublier Samson, saint Christophe ou la présence dans l’iconographie du haut Moyen Âge d’un Christ géant, signe de la double nature humaine et divine du Sauveur8. Quant à Hercule, qui a débarrassé la terre des géants, il est lui-même souvent représenté comme tel.
8Certes, il est nécessaire d’introduire des nuances entre le héros métaphoriquement grandi aux dimensions du géant et le géant véritable, et les textes font souvent clairement la distinction9 ; mais la confusion apparaît, en particulier dans certains romans de chevalerie tardifs, dont quelques-uns entreront dans la Bibliothèque bleue de Troyes10, qui choisissent pour héros d’« authentiques » géants, comme Morgant ou Fierabras ; s’inscrivant dans l’archétype du géant maure, ces chevaliers à la force surhumaine convertis au christianisme combattent désormais leurs anciens congénères dans des luttes à mort spectaculaires. Comment ne pas évoquer ici le célèbre passage de Pantagruel où le héros affronte une armée de « trois cents géants armés de pierres de taille » qui ne jurent que « par Mahon », et les détruit en les fauchant avec le corps de « Loupgarou leur capitaine » qu’il tient par les pieds11 ?
9Aussi, et pour des raisons obscures qu’il est aléatoire de tenter d’éclaircir – on peut évoquer pêle-mêle la grandeur de l’homme chantée par les humanistes, le recul de la « merveille », ou encore la progression d’une utilisation comique du gigantisme –, il semble qu’à la fin du Moyen Âge, on assiste à une forme de réhabilitation du géant : la représentation jusque-là largement dominante mais non exclusive, rappelons-le, était celle d’un être hirsute et violent, parfois agrémenté de marques de monstruosité physique le faisant échapper à la ressemblance humaine, et doté d’une intelligence des plus réduites. En d’autres termes, c’était une figure de l’altérité, pour ne pas dire de l’autre monde, proche de l’ogre, de l’homme sauvage, et d’autres compagnons du même acabit. Mais aux XVe et XVIe siècles, les élucubrations d’Annius de Viterbe comme le succès du Morgante, épopée tragi-comique de Pulci parue en 1483, ou de l’œuvre rabelaisienne, tout comme la naissance des géants processionnels12, semblent, parmi de nombreux autres signes, en particulier dans les arts plastiques13, attester qu’une nouvelle valeur, positive, est attribuée au gigantisme14. Le géant apparaît comme une forme d’hyperbolisation, dans le mal mais aussi désormais dans le bien, et la figure rassurante du « bon gros géant »15, inconnue des époques antérieures, semble prendre naissance ici.
10Il ne fait pas de doute que l’œuvre de Rabelais nous offre à ce sujet un terrain exceptionnel d’analyse, déjà largement commenté16 : il ne faut cependant pas oublier que nous percevons souvent cette œuvre à travers des lunettes qui sont celles des illustrateurs des XIXe et XXe siècles, en particulier de Gustave Doré : aussi la première image qui nous vienne à l’esprit au nom de Gargantua ou Pantagruel est-elle probablement celle d’un énorme bébé joufflu dévorant des vaches ou inventant un torche-cul, ce qui n’était peut-être pas l’intention de l’auteur ! Quoi qu’il en soit, cette métamorphose du géant en symbole de fécondité – de la terre, du savoir, de l’écriture – nous oblige à évoquer rapidement, malgré les contestations dont elles sont l’objet17, les analyses de Mikhaïl Bakhtine : le théoricien russe, en assimilant gigantisme et « image grotesque du corps »18, affirme combien ce corps excessif et ouvert dans tous ses orifices, que l’on trouve tant dans l’œuvre rabelaisienne que dans les textes anonymes que sont les Grandes Cronicques de Gargantua (1532) ou Le Disciple de Pantagruel (1538), manifeste le triomphe de la vie matérielle. La nourriture et la boisson absorbés en quantité gigantesque par les géants produisent en effet de fructueuses excrétions : les pets de Pantagruel donnent ainsi naissance à plus de cent mille pygmées19 ! Par les traces qu’il laisse dans la topographie – « Mont Gargan », « dent de Gargantua » – le géant vient de surcroît s’inscrire dans le cosmos, devenant ainsi une figure possible du grand corps collectif du monde : il se confond avec la terre dans un processus de destruction et de reconstruction permanent20. Il n’est donc guère surprenant que l’on trouve dans des textes modernes, du Yeous de George Sand à l’œuvre de Samivel (cf. J. Grave), une représentation des géants comme détenteurs d’une sagesse perdue, celle du contact primordial de l’homme avec la nature.
11Mais même devenue positive, la figure du géant n’a pas perdu les caractéristiques inquiétantes qui font de lui une figure de la monstruosité tant physique que morale21. Fils de Gaia, ces êtres chtoniens symbolisent la violence primordiale, d’avant la raison et la loi. Souvent désignés dans la poésie française par les expressions « terre-nés » (aux XVIe et XVIIe siècles) ou encore « terrigènes » (Victor Hugo), on a même longtemps pensé que « géant » signifiait fils de Gé (cf. O. Szerwiniack) : le lien entre le géant et la terre – les montagnes, les cavernes, les volcans – toujours si présent dans les textes d’aujourd’hui, se lit aussi dans différents mythes antiques, comme celui, très connu, d’une Sicile longtemps considérée comme la terre des géants, non seulement parce qu’on y retrouvait des os gigantesques22 mais aussi parce que la légende voulait qu’Encelade fût enseveli sous l’Etna, ou encore que les cyclopes, sous la conduite d’Héphaïstos, forgeassent la foudre de Zeus dans les entrailles du volcan. On attribuait d’ailleurs à ces colosses à l’œil unique, la qualité de bâtisseurs de murailles énormes – les dolmens et mégalithes ne sont-ils pas presque toujours, dans les légendes, le fait des géants d’antan ? – dont se rappellera Lamartine dans la septième vision de La Chute d’un ange, où apparaît une immense cité de géants sanguinaires, véritable image de l’enfer.
12Cette dimension démoniaque du gigantisme est omniprésente dans l’iconographie chrétienne médiévale et renaissante qui donne si souvent à Satan, dont le royaume se trouve dans les profondeurs de la terre, la forme d’un géant dévorateur à la bouche immense. Dans La Divine comédie de Dante, le poète et son guide doivent ainsi, pour quitter l’enfer, s’agripper aux poils et aux croûtes de glace qui couvrent Lucifer – si immense qu’un « géant » n’atteindrait pas « la taille de ses bras » – pour passer dans l’autre hémisphère où pendent les jambes du monstre à trois têtes et aux ailes de chauve-souris ; les hanches du diable se trouvent donc exactement au centre du monde ! Au chant XXXI de l’Enfer, l’auteur décrivait déjà, dans des termes proches, la damnation des géants qui ont osé se révolter contre Dieu (ou les dieux) : de loin, enfoncés à mi-corps dans le sol, ils semblent être des tours, ce qui ne saurait surprendre car le premier d’entre eux n’est autre que Nemrod, le constructeur de Babel, obligé de s’adresser au poète dans une langue que nul ne peut comprendre.
13Figures des transgressions radicales, tels apparaissent donc souvent les géants, d’autant plus qu’ils sont parfois explicitement les fils du diable, comme dans le Livre d’Enoch, cet apocryphe du Ier siècle avant J.C., qui faisait explicitement des géants du sixième livre de la Genèse les enfants monstrueux des anges déchus et des filles des hommes. Un texte curieux du XIIIe siècle, Des grands géants23 – qui reprend la tradition présente dans le célèbre texte de Geoffroy de Monmouth, Historia regum Britanniae, faisant des géants et du puissant Gogmagog les premiers habitants de l’Angleterre – leur invente une généalogie étonnante : ces monstres seraient les descendants de vingt-neuf sœurs, nouvelles Danaïdes, criminelles reléguées dans cette grande île alors déserte pour avoir projeté de tuer leurs maris au plus fort du plaisir, et de démons incubes ; les êtres issus de cette première union diabolique, s’unissant ensuite à leurs mères et à leurs sœurs donnèrent naissance aux géants.
14On retrouve avec le motif de l’inceste24 l’influence du texte biblique, mais le gigantisme est surtout le signe visible de cette monstruosité morale qu’est l’instinct sexuel débridé, ne connaissant aucun interdit (cf. N. Balutet, S. Albert, S. Rollier, M.-A. Thirard, J. Grave). Nous nous contenterons dans un ensemble de textes très vaste et de toutes les époques – il faudrait aussi pouvoir évoquer les supports des représentations culturelles d’aujourd’hui, de la bande dessinée aux jeux vidéo, mais ce serait un projet « titanesque »… – de citer le nom de l’auteur qui a poussé au paroxysme cette représentation, Sade : c’est en effet dans son œuvre que l’on rencontre d’effroyables et fascinants monstres anthropophages, qui, tel Minski dans l’Histoire de Juliette, déchirent leurs victimes de leur phallus géant avant de les manger.
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15Les géants ne sont cependant pas seulement des figures appartenant au monde des mythes et des croyances, ils sont aussi une des formes premières de l’expérience humaine : l’enfant vit dans un univers habité par les « grandes personnes », malveillantes ou bienveillantes, et les géants de la littérature enfantine représenteraient ainsi, selon tous les spécialistes, les parents que l’on admire souvent mais surtout que l’on craint, car ils pourraient bien, après vous avoir mis au monde, décider, par un processus inversé, de vous dévorer : c’est probablement pourquoi, alors qu’il s’agit d’une figure massivement masculine, pouvant même apparaître comme une représentation hyperbolique de la violence virile, on rencontre souvent dans l’univers des contes des couples de géants, dont l’élément féminin mérite, comme on s’en doute, analyse (cf. M.-A.Thirard).
16Rousseau, qui ne semble pas avoir pensé au jeune enfant mais plutôt à l’enfance de l’homme, écrit dans le livre III de son Essai sur l’origine des langues, que le géant serait le produit d’une erreur originelle de perception. Le philosophe suppose en effet que l’homme sauvage fut saisi d’une telle frayeur en apercevant ses congénères que, voyant « ces hommes plus grands et plus forts que lui-même », il leur donna le nom de « géants » ; ce n’est qu’ensuite et par l’expérience que découvrant qu’ils étaient ses semblables, il inventa le « nom commun », « homme ».
17Le mot « géant » renverrait ainsi à la peur de l’autre, reconnu comme semblable seulement dans un deuxième temps. Cela signale, encore une fois, la place particulière du gigantisme, quand il n’est pas accompagné d’autres signes de monstruosité, qui fonctionne comme un miroir déformant de l’homme. Il en est d’ailleurs probablement de même pour le nanisme : à travers le paradigme simple du petit et du grand, pourraient se lire les relations hiérarchisées entre les humains – et de la première d’entre elles, celle qui lie l’enfant à l’adulte – avec les phénomènes de compensation bien connus que sont la bêtise attribuée aux géants et l’intelligence donnée au petit Poucet, à Tom Pouce, et autres petits personnages des contes comme des croyances populaires.
18Rousseau fait par ailleurs de cette erreur initiale le fondement même du « langage figuré », antérieur selon lui au « sens propre » ; car « l’image illusoire offerte par la passion se montrant la première, le langage qui lui répondait fut ainsi le premier inventé ». Aussi peut-il écrire : « d’abord on ne parla qu’en poésie. On ne s’avisa de raisonner que longtemps après ». Cette fable sur la naissance de la littérature fait du mot « géant » le signe même du discours littéraire, renvoyant à une représentation poétique du monde antérieure à toute construction rationnelle. Dans ce court apologue, Rousseau lie temps du mythe et langage poétique ; tous ces récits d’origine faisant des géants les premiers habitants de la terre seraient aussi les créations de l’homme-poète originel.
19C’est là une autre façon d’évoquer le lien entre création littéraire et gigantisme, lien qui est l’objet de si nombreuses variations – des auteurs contemporains, tel Éric Chevillard, continuent d’en jouer (cf. I. Dangy) –, qu’il semblerait vain, encore une fois, de vouloir en faire le tour. Les formes gigantesques de Gaia sont ainsi souvent présentes dans l’allégorie de la nature25, qui dans les textes de Baudelaire devient une « géante » puissamment érotisée, incarnant le projet poétique de mettre « l’infini dans le fini » (cf. S. Mullier). Le géant est, par ailleurs, depuis Rabelais métaphore de la profusion créatrice, mais c’est au XIXe siècle qu’il devient, en particulier à travers l’œuvre de Victor Hugo, mais aussi de tout le romantisme européen avec le mythe de Prométhée26, la figure du grand artiste : pour le poète-prophète, les « trois ou quatre génies »« qui à chaque siècle entreprennent l’ascension des « cimes » de « l’esprit humain » sont ainsi explicitement des « géants »27.
20On ne s’étonnera pas que dans le livre IV de la Légende des siècles, « Entre géants et dieux », la gigantomachie soit l’objet d’une lecture qui en renverse la signification traditionnelle28 : la victoire des dieux n’est que le triomphe de « parvenus », de « nains » qui n’ont pas « la honte ayant la petitesse », jouissant de la destruction de « quiconque » a « pour crime la grandeur ». La disparition des colosses qui « gardaient l’âge d’or » est une catastrophe cosmique : « la Terre n’a plus d’âme, et le ciel n’a plus d’yeux », « on sent partout la fin, la borne, la limite ». Le mythe titanesque29, fondamental dans la cosmologie hugolienne, renvoie tout autant au génie créateur qu’au peuple, géant humilié : ils sont l’un et l’autre appelés à une renaissance qui verrait l’ascension de « l’âme universelle » dans « l’espace immense »30.
21Associé au mythe du progrès, le gigantisme prend alors, chez beaucoup d’auteurs de la même époque, une signification ouvertement politique, pouvant désigner tout autant le guide messianique entraînant la foule que le peuple lui-même, dans une ambivalence sans cesse maintenue entre destin glorieux et destruction apocalyptique (cf. A.-S. Morel et J. Anselmini). Manifestement à l’arrière-plan de nombreuses idéologies au XXe siècle, comme le montre le renouveau de la statuaire gigantale dans les régimes totalitaires, le mythe politique du géant semble s’être effondré en même temps que les tyrans qu’il incarnait. Mais, dans la mesure où il est un rêve de puissance, il peut tout aussi bien symboliser la société de consommation (cf. Les Géants de Le Clézio analysé par I. Roussel), ou tout autre force économique, scientifique, idéologique, ressentie comme menaçante par l’homme contemporain. Il est difficile de ne pas évoquer à ce sujet ce chef-d’œuvre du dessin animé qu’est Le Roi et l’oiseau (1980) de Paul Grimault, sur les textes de Jacques Prévert, dans lequel le robot géant – et non plus l’homme sauvage… – apparaît comme la métaphore moderne de la machine du pouvoir cherchant à écraser de façon aveugle, puis folle, la liberté et l’amour.
22Les créateurs contemporains qui nous parlent encore des géants reprennent ainsi, en les remodelant de façon parfois extraordinairement complexe, les stéréotypes transmis par une longue histoire. On peut certes être surpris de leur paradoxale disparition dans la « fantasy », genre où on aurait pu croire qu’ils proliféraient (cf. A. Besson) ; mais c’est qu’ils y sont réduits à une symbolique pauvre qui les condamne à mourir ou à être objets de dérision. Dans d’autres textes (cf. I. Dangy et I. Roussel), ils sont au contraire l’objet de réécritures quasiment virtuoses qui renforcent leur caractère ambigu (comment ne pas penser, à ce sujet, au Roi des aulnes de Michel Tournier ?) et jouent de toutes les potentialités de la figure gigantale.
23En un mot, si les géants sont toujours là, malgré « les pieds d’argile » qu’on leur attribue parfois, ils le doivent à l’extraordinaire richesse symbolique qui les caractérise : ils tirent en effet de leur ambivalence initiale, comme du perpétuel renouvellement de leurs significations, tant dans les représentations culturelles en général que dans les œuvres littéraires, une capacité de survie étonnante. Ce grand corps grotesque, composé de morceaux si divers, continue ainsi aujourd’hui à habiter notre imaginaire et les travées de nos bibliothèques, assuré d’être pour encore longtemps l’objet de multiples réécritures, parodiques ou non !
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24Les articles qui suivent privilégient le dialogue entre spécialistes de genres et d’époques différentes et tentent de dessiner les contours de cette figure autour de cinq problématiques : les sources du mythe, la question de l’altérité, les métaphores poétiques auxquelles elle est associée, sa dimension politique et son expression dans les œuvres contemporaines.
25Ouvrant le feu, Jean-Marc Vercruysse (Université d’Artois) pose une question fondamentale : « qui sont donc ces géants du livre de la Genèse (Gn 6, 1-4) ? » et aborde le problème de l’ascendance des géants selon « l’interprétation des Pères de l’Église » notamment chez saint Augustin. Les géants ont-ils une origine humaine ou divine ? Sont-ils vraiment des êtres d’exception, fruits de l’union des dieux avec des mortelles ? L’exégèse oscille entre une lecture historique, littérale, et une interprétation allégorique des géants de la Genèse. Ils seraient alors une figuration de l’infantia de l’Église, dans l’histoire du salut. Par cette double lecture, on peut rapprocher les géants bibliques de leurs homologues mythologiques. Ce qui en ressort est la justification morale de l’existence des géants pour les Pères.
26La réflexion de Jean Céard (Université de Paris X-Nanterre) s’inscrit dans la suite directe de ce premier article quand il examine « les géants selon Dom Calmet ». Le bénédictin lorrain, dont la Dissertation sur les Geans date de 1720, se révèle un bon témoin des considérations de son temps sur le sujet. Il pose la question de l’âge du monde – les géants ramenant l’homme à son origine – et rejette la thèse de l’épuisement progressif de la création. Il revient en outre au sens littéral de la Bible : l’existence historique de races, de nations, de familles de géants est assurée par le sens vrai du texte. La fable païenne ne fait que mythologiser cette vérité. Avant le déluge, il existait bien des hommes d’une forte taille, comme l’attestent les récits anciens. Qui plus est, les géants ont laissé différents ossements et fossiles après leur disparition.
27Olivier Szerwiniack (Université d’Amiens) évoque, quant à lui, « la définition des géants chez Giraud de Barri et quelques autres auteurs du Moyen Âge latin ». Au XIIe siècle, l’auteur de la Description de l’Irlande mentionne la présence de géants sur ce territoire ; il semble qu’il fasse référence à des créatures étranges nées de la terre, dont traitent d’anciens textes irlandais comme le Livre de conquête de l’Irlande. Giraud les nomme « géants », « fils de la terre », par référence au sens du terme dans les Étymologies d’Isidore de Séville.
28Le géant est donc, pour l’auteur médiéval, l’une des formes de la sauvagerie originelle et différentes contributions montrent combien la figure sert de repoussoir et d’incarnation de l’altérité. Nicolas Balutet (Université de Strasbourg/IUFM d’Alsace) voit s’exprimer la peur de l’anthropophagie et surtout de l’homosexualité dans l’évocation des « géants sodomites dans les Chroniques des Indes Occidentales ». Les habitants du nouveau monde sont considérés comme des monstres au regard des croyances et des interdits chrétiens. On évoque leurs transgressions des lois de la nature sur le mode de l’exemplum : il faut montrer le mal pour affirmer le bien, et agir en faveur de l’expansion et de l’évangélisation espagnole. Mais le monstre est aussi la face cachée de l’homme.
29Catherine Rollier (Université de Rennes) évoque le « Géant aux Crins dorés, miroir de l’homme, miroir de l’écriture dans Perceforest ». De fait, dans ce long roman du XIVe siècle, le géant participe non seulement au merveilleux mais encore à la quête des origines. Le personnage de Crins dorés fait écho à Gogmagog, géant épique, pré-humain de la première partie de l’œuvre. Comme les autres figures gigantesques de la deuxième partie, il est à la fois envers et miroir de l’homme, de manière à la fois rationnelle et ironique. Ce géant, si proche de l’humain, nous alerte sur la menace de monstruosité morale, risque qui se trouve au sein même de l’homme. D’autre part, le géant illustre la technique et la visée de l’écriture : en apparence topique, il se caractérise en réalité davantage par ses écarts au regard de la norme. La figure, si courante dans les textes médiévaux, est enrichie : l’auteur joue sur les schémas et leurs variantes, jusqu’au comique.
30En ce sens, ce roman de Perceforest constitue un point d’observation significatif de l’importante tradition médiévale plus ancienne qui lui sert sans cesse de référent, comme le suggère encore Sophie Albert (Université de Paris IV-Sorbonne), en montrant comment apparaît entre « géants et chevaliers, une famille de géants « intertextuels » dans le livre II de Perceforest ». Elle étudie la lignée familiale et intertextuelle de Cheveux dorés qui semble notamment être de la famille du célèbre Harpin de la Montagne de Chrétien de Troyes. Cette filiation, ce jeu d’écriture, comporte des implications esthétiques et anthropologiques. Elle permet d’inventer des ancêtres aux héros arthuriens, tel le très fameux Galehaut.
31Cette convergence entre motif merveilleux et objet de réflexion générique se retrouve dans les contes de fée qu’étudie Marie-Agnès Thirard (Université de Lille III). En effet, les figures de géants, souvent amalgamées avec celles des ogres, semblent participer de la volonté de rendre le genre du conte acceptable pour les lecteurs de la cour de Versailles. Mais « au pays de la merveille, [ce sont] les géantes [qui] sont reines » : non seulement elles posent des problèmes liés à l’actualité socio-politique, mais surtout leur sexualité outrancière leur confère des allures de figures libertines, alors tellement à la mode. Les géants, eux, semblent demeurer plus timidement proches des traditions populaires.
32De fait, le géant est avant tout un objet littéraire et se trouve au cœur de réflexions poétiques. Anne-Pascale Pouey-Mounou (Université d’Amiens) présente les « géants écrabouillés de Pierre de Ronsard ». Elle étudie les représentations qui se devinent derrière les images de l’écrabouillement appliquées aux révoltés de la gigantomachie. On voit se dessiner l’arrière-plan épique et cosmologique de cet imaginaire du retour à l’informe, toujours fascinant au plan artistique. Le géant symbolise l’ambivalence du désordre. Et son ambiguïté, mêlant héroïsme et horreur, explique qu’il se rapproche d’autres références contrastées comme celles du volcan ou d’un surprenant bestiaire mou et visqueux.
33D’ailleurs, Cécile Michaut (Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle) revient sur le corps préoccupant du géant dans « langues coupées, arrachées, écorchées : grands géants, petite littérature ? Les géants chez Charles Sorel ». L’écrivain semble obsédé par le thème du géant, notamment quand il révèle ses conceptions en matière d’art du roman. Le héros est confronté aux désirs insatiables d’une femme géante qui rappelle la dette ambiguë de l’auteur vis-à-vis des romans de chevalerie et de Rabelais. De fait, le géant est l’ennemi et le double de Francion. Figure de censeur, il fait peser une menace sur l’expression, voire sur la langue. Il cause un éclatement du texte et donne l’occasion d’une réflexion linguistique sur la transcription du réel ou sur le plaisir littéraire. Le questionnement se situe sur le plan politico-esthétique : les « sujets géants » sont-ils les seuls dignes d’attention ?
34Sébastien Mullier (Université d’Artois) retrouve cette préoccupation esthétique quand il contemple « l’érotique de la géante chez Baudelaire ». Le gigantisme semble être un critère de beauté pour le poète. Suggérant l’insatiable sexualité féminine, il est surtout à l’image du cosmos, qui laisse rêver, poétiquement, sur son origine. Ainsi, la tâche poétique baudelairienne serait la circonscription de l’infini dont la géante serait une émanation.
35La sensibilité à l’œuvre d’art vient se doubler du souci politique, quand Alexandre Tarrête (Université de Paris IV-Sorbonne) évoque « l’imaginaire gigantal du tyran dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie ». Comme la statue creuse du colosse de Rhodes, le tyran est plus fragile qu’il ne paraît. La Boétie démythifie ainsi le tyran dont la puissance ne se nourrit que de ceux qui lui sont volontairement asservis. Seul, il devient nain. L’image du géant qui lui est associée révèle ainsi profondément son ambivalence : il est toujours ce colosse aux pieds d’argile qu’évoquent les Écritures. La révolte est donc encouragée. Le géant anthropophage de l’Antiquité va jusqu’à saper lui-même les fondements de sa puissance car il dépend de ceux qu’il dévore. Comme Argus et les Hécatonchires dont on connaît la démultiplication des membres et/ou des facultés, la puissance du tyran ne s’appuie que sur la force que lui communiquent ses multiples sujets.
36Claudine Nédélec (Université d’Artois) s’intéresse également aux enjeux politiques et idéologiques de la « gigantomachie au XVIIe siècle ». Elle évoque la querelle de 1613-1618 autour de la découverte d’os gigantesques, attribués à un certain Theutobochus rex, controverse qui a eu des conséquences pour la science nouvelle de l’anatomie, les questions physiques se doublant d’interrogations métaphysiques. Le débat sur les géants est ainsi désacralisé au profit des sciences objectives, tandis qu’on utilise, dans quelques mazarinades, cette figure de façon allégorique : Mazarin y devient un géant monstrueux, et le mythe est démythifié en trouvant une application historico-politique.
37Dans la même logique, Anne-Sophie Morel (Université Jean Moulin-Lyon III) traite d’« une mythologie de la violence historique : le géant dans l’œuvre de Chateaubriand ». Elle montre que dans les Mémoires d’outre-tombe, Napoléon Bonaparte est associé au géant. Or ce choix a des conséquences esthétiques par l’utilisation d’un langage imagé mais révèle également la conception de l’Histoire de l’écrivain. En effet, la figure napoléonienne est l’objet de variations lexicales et sémantiques, d’un imaginaire duel oscillant entre positivité et négativité ; Napoléon est à la fois géant épique, conquérant, s’élevant à la taille du cosmos et ogre ou Moloch tyran. Au moment de la fracture entre un monde de la grandeur et la chute dans un univers de la demi-mesure, le géant devient, de manière plus vaste, l’allégorie de forces historiques, de Bonaparte ou de la Révolution.
38Julie Anselmini (Université de Grenoble III) confirme cette impression quand elle s’intéresse à la représentation de l’Histoire chez Alexandre Dumas. Dans « quand les pygmées devinrent géants », elle dresse une typologie des géants dumasiens, montre les conséquences génériques de leur présence et ses implications politiques lors de la Révolution française. De fait, des personnes historiques, des personnages fictifs ou des entités collectives, comme le peuple révolutionnaire, prennent les traits de géants. Dumas exploite le merveilleux associé au géant en mêlant mythification et fantaisie, en détournant les références à l’intertexte épique ou en glissant vers le légendaire. Néanmoins la figure gigantesque véhicule également une inquiétude en raison de sa violence et de sa cruauté. On comprend que l’anéantissement du vieux monde ramène au désordre originel et par delà les contradictions, on perçoit la nécessité de la Révolution dans une vision téléologique de l’Histoire.
39Le géant, alors qu’il semblait appartenir au temps lointain des origines, est pourtant convoqué à des moments historiques cruciaux ; il semble faire tenir ensemble, par sa stature hors normes, les contradictions du monde et toujours dépasser les apories d’un réel bien petit sous son regard. C’est sans doute la raison qui explique qu’il soit également souvent présent dans des œuvres de la modernité. Jaël Grave (Université d’Artois) retrouve des « géants des montagnes dans l’œuvre de Samivel ». En effet, le décor montagnard est propice à cette rencontre, d’autant que Samivel décrit une montagne de la surhumanité et une gigantomachie des cimes. Les hommes-géants qu’on croise sont des bâtisseurs, des gardiens mythiques de domaines sacrés. La montagne serait le souvenir du paradis perdu. Mais l’urbanisation progressive, le tourisme, les téléphériques rappellent qu’il s’agit de la fin d’un monde. Les derniers géants sont l’exaltation de forces de vie et d’un érotisme fascinant, cependant bientôt repoussés du réel vers l’imaginaire.
40Le géant semble irrémédiablement ancré dans l’imaginaire littéraire. Paradoxalement, dans le genre éminemment contemporain de la fantasy, Anne Besson (Université d’Artois) s’interroge sur le géant comme « une espèce en voie de disparition ». De fait, elle constate une surprenante élimination de la figure. Cet effacement caractérisait déjà l’œuvre fondatrice de J.R.R. Tolkien. Seules deux sous-catégories du genre conservent des géants : la fantasy pour la jeunesse où l’on trouve des ogres ou des géants parodiques et certaines réécritures arthuriennes ésotériques qui évoquent des géants Atlantes. Ces géants sont des échos de leurs parents mythiques. En fantasy pour la jeunesse, on retrouve le comique du conte. Dans les réécritures arthuriennes, les modèles omniprésents dans les hypotextes médiévaux survivent mal à notre monde rationnel et prennent une dimension totalisante qui s’éloigne de l’allégorie au profit de la faërie.
41Du géant comme dernier refuge contre une modernité amoindrie ou comme expression de la nostalgie d’une littérature ancienne, on passe avec Isabelle Roussel-Gillet (Université de Lille II) à l’utilisation de la figure comme incarnation d’une modernité inquiétante, dans « géants et expériences perceptives chez Le Clézio ». Le géant est conçu comme processus dynamique, participant à la production ; la gigantisation imaginaire est la mise en jeu d’une phénoménologie et d’une expérience de la perception. Le géant est d’ailleurs en lien privilégié avec d’autres images. Il s’agit de rendre sensible la rupture avec la mesure comme idéal, notamment par des pulsions érotiques liées à la castration ou à la voration. Le rapport au corps et à la chair se pose dans des termes qui dépassent l’organique. On rêve de toute puissance et de toute perception. Du point de vue poétique, la structure du champ perceptif démultiplié est le reflet de l’instabilité des statuts du personnage et de la narration, jusqu’à l’exaltation d’une véritable « survue » gigantesque. Ainsi, le géant participe aux bouleversements, notamment esthétiques, de la modernité.
42Toutefois, la littérature contemporaine ne l’utilise pas seulement sous un aspect novateur, elle retrouve également la figure traditionnelle, comme celle du conte de fée. Isabelle Dangy met en lumière ces « géants intertextuels chez Chevillard ». Le roman qu’elle étudie, Le Vaillant petit tailleur, paru en 2003, est une réécriture distancée de Grimm qui mêle démolition du genre du conte et promotion d’un héros hissé au rang de figure mythique par et pour l’affirmation de l’existence d’un auteur. Le géant est au service de la dérision, il est comique, mais surtout il permet cette émergence de la figure de l’écrivain, dans une logique constante de variations d’échelles entre auteur, lecteur, protagoniste et géant. L’auteur contemporain se révèle enclin à la disproportion, y compris sur le plan linguistique où on devine une angoisse devant la transformation, qu’elle soit naissance ou mort.
*
43Le cheminement que nous proposons autour de la figure gigantale en masque bien entendu d’autres. Les articles convergent et dialoguent en des points multiples. Ils posent continuellement la difficulté de la définition du géant et prennent en compte l’ambiguïté d’une figure si souvent paradoxale, objet de toutes les inversions : monstre anthropophage, né de l’informe, le géant est également expression d’une aspiration à une beauté idéale ; il apparaît tantôt comme le rescapé d’un monde ancien, tantôt comme le représentant d’un monde nouveau ; il nous invite à considérer le vieillissement ou, au contraire, l’éternité de la création ; il exprime notre nostalgie d’un temps mythique et notre peur devant une contemporanéité oppressante ; il nous convie à explorer les limites de notre perception, ou à nous égaler aux dieux…
44Aussi cette immense figure, quand elle s’habille du grand corps du texte31, est-elle un hommage à l’imagination et à la poésie, un mythe fondateur de la création littéraire.
Notes de bas de page
1 On peut citer le très bel ouvrage de François Place, Les Derniers Géants, paru aux éditions Casterman en 1992. Ce livre illustré, destiné à des adolescents et qui fut couvert de prix, met en scène l’exploration par un certain Archibald Leopold Ruthmore, au milieu du XIXe siècle, d’un pays des géants, personnages chtoniens reliés au cosmos par des chants harmonieux et dont le corps tout entier est un livre où viennent s’inscrire d’eux-mêmes les événements. L’explorateur diffuse largement sa découverte, avant de se rendre compte, avec horreur, que, par sa faute, les derniers géants ont été exterminés.
2 Voir pour une mise au point, J. Duvernay-Molens, Les Géants patagons. Voyage aux origines de l’homme, Paris, Michalon, 1995, ouvrage qui est par ailleurs une bonne mise au point sur la question du gigantisme, dans la théologie, la science et l’histoire. Rappelons que l’appellation « Patagon » provient d’un roman de chevalerie de 1512.
3 Montaigne s’étonnait déjà des analogies entre les différents mythes de création de peuples qui ne pouvaient se connaître et citait à ce propos, sans être plus explicite, « l’opinion des géants », Les Essais, II 12 (Apologie de Raimond de Sebonde), éd. de J. Céard, Paris, La Pochotèque, 2001, p. 890.
4 Le titre latin est, Antiquitatum variarum volumina XVII cum commentariis Fr. Joannis Annii Viterbiensis.
5 Voir sur cette mystification l’ouvrage de W. Stephens Giants in those days, Folklore, Ancient History, and Nationalism, Lincoln and London, University of Nebraska Press 1989 (principalement les chapitres 3 et 4).
6 Il est difficile ici de ne pas évoquer la célèbre formule attribuée à Bernard de Chartes faisant de ses contemporains « des nains assis sur des épaules de géants »…
7 Voir à ce sujet l’article de J. Céard, « La querelle des géants et la jeunesse du monde », dans The journal of medieval and Renaissance Studies, n° 8, 1978, p. 37-76.
8 Voir l’article de W. Travis, « Representing “Christ as giant” in Early Medieval Art », dans Zeitschrift für Kunstgeschichte, n° 2, Berlin, 1999, p. 167-190.
9 Dans la littérature médiévale, on distingue le « grand homme » ou le « grand chevalier » du géant, terme connoté trop négativement pour pouvoir désigner le héros. Ainsi dans les chansons de gestes des XIIe et XIIIe siècles, Fierabras – qui figure dans la généalogie de Pantagruel – n’est pas appelé « géant », alors qu’une version de 1478 s’intitule Le roman de Fierabras le géant. Pour ce qui est du roman de chevalerie, il semble bien que les héros ne deviennent explicitement des géants que lorsque se met en place, à partir de la fin du XVe siècle, une conscience parodique capable d’exploiter les ressources comiques du gigantisme.
10 On sait que ce fut là le destin des romans de chevalerie ; on peut citer ici, à titre d’exemple, l’Histoire de Morgant le geant, Troyes, Nicolas Oudot, 1650, ouvrage bien différent comme on s’en doute du chef-d’œuvre de Pulci, et dans lequel les géants abondent.
11 Chap. XXV de Pantagruel (1re éd. ; 2e éd., chap. XXIX). Cet épisode est admirablement illustré par Gustave Doré, où l’on voit sous un ciel d’orage, un être immense en armure faucher des géants que les petits compagnons de Pantagruel s’empressent d’« egorget[er] ». L’artiste redonne au passage une grandeur épique, qui n’en est pas absente, malgré les nombreux déplacements par rapport au motif traditionnel du combat entre le chevalier et le géant.
12 Les géants processionnels seraient apparus en Flandre, puis en Catalogne et au Portugal au XIVe siècle : ils représentent tantôt des personnages issus de la Bible, Goliath, Samson, Noé, ou des saints chrétiens, tel saint Christophe, tantôt des personnages provenant de la culture chevaleresque, Roland ou Hercule. Au XVIe siècle apparaissent et se répandent les géants « municipaux » tandis que des « familles » se constituent : à Metz en 1498, on marie deux géants et on leur attribue une progéniture. Voir, entre autres, H. Bresc, « Le temps des géants », dans Temps, mémoire, tradition au Moyen Âge, Université de Provence, 1983.
13 Comment ne pas penser à l’œuvre de Michel-Ange évoquée dans l’article de S. Mullier, ou à celle de Jules Romain avec cette éblouissante gigantomachie représentée sur les murs du Palais Te à Mantoue ? Si le duc se fait lui-même peindre sous les traits d’un Hercule gigantesque, la représentation dominante des géants chez Jules Romain appartient, comme presque toujours à la Renaissance, à l’esthétique comicogrotesque.
14 Voir sur cette métamorphose, W. Stephens, Giants in those days, op. cit.
15 Selon le titre français du célèbre roman pour la jeunesse de Roald Dahl, Le Bon gros géant, le BGG, Paris, Gallimard, 1987, « folio junior », paru en 1982 sous le titre The BFG (Big Friendly Giant) ; signalons en passant, que de façon amusante, l’auteur reprend l’idée d’une lutte d’un bon géant allié aux humains contre neuf mauvais géants au noms d’ogres : « l’avaleur de chair fraîche », « le croqueur d’os », « l’écrabouilleur de donzelles », etc.
16 Nous ne pouvons offrir une bibliographie exhaustive au sujet des géants chez Rabelais ! On peut déjà consulter à ce sujet W. Stephens, Giants in those days, op. cit. et les nombreux et divers articles des Études rabelaisiennes, ainsi que leurs renvois bibliographiques.
17 Certaines de ces contestations sont fondées ; lorsque M. Bakhtine affirme que les géants entrent « dans le répertoire obligatoire des images carnavalesques et de la fête populaire » (L’Œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, « Tel », 1982, p. 327) ce n’est pas tout à fait exact, puisque le géant processionnel n’est pas au XVIe siècle lié à la période du carnaval et ne se confond d’ailleurs pas avec le mannequin de paille que l’on brûle dans certains rituels carnavalesques. Cela dit, les intuitions du théoricien russe restent extrêmement riches et parlantes, même si elles sont partiellement démenties par l’histoire.
18 L’Œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 339 sq.
19 Pantagruel, op. cit. chap. XXIII (1re éd. ; 2e éd., chap. XXVII).
20 Voir surtout les premiers chapitres de Pantagruel que M. Bakhtine juge le plus « cosmique » des ouvrages de Rabelais.
21 À ce sujet, voir la mise au point très éclairante de Fr. Dubost, dans le chapitre 19, « Le fantastique du monstre : les géants », vol. 1, p. 568-627 de son ouvrage, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles). L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Honoré Champion, 1991, 2 vol.
22 Un squelette de géant, qui se serait immédiatement réduit en poussière à l’exception de quelques dents, aurait ainsi été découvert à Erice, en 1342. Dans sa Généalogie des dieux, Boccace a rendu célèbre cette découverte, qui en permettant de supposer un gigantisme généralisé avant le déluge, mettait d’accord païens et chrétiens.
23 On peut lire la traduction de ce texte anglo-normand dans Le Cœur mangé. Récits érotiques et courtois, XIIe et XIIIe siècles, mis en français moderne par D. Régnier-Bohler, Stock+Moyen Âge, 1979, p. 281-292.
24 L’une des interprétations de Genèse VI voulait que les filles de Seth se soient mélangées aux enfants de Caïn, donnant ainsi naissance aux géants.
25 Voir parmi des centaines d’exemples, en particulier dans la littérature du XIXe siècle, poétique et romanesque, Soleil et chair de Rimbaud.
26 Voir R. Trousson, Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne, Genève, Droz, 2e édition, 1976. Voir aussi V. Cerny, Essai sur le titanisme dans la poésie romantique occidentale entre 1815 et 1850, Prague, éd. Orbis, 1935.
27 William Shakespeare, Première partie, Livre II, « les génies », 2. Comment ne pas penser aussi au célèbre vers de Baudelaire dans L’Albatros : « Ses ailes de géants l’empêchent de marcher » ?
28 Rappelons que le chef-d’œuvre d’Eschyle, Prométhée enchaîné, fait du titan, fondateur de la civilisation et des arts, l’allié des hommes contre les dieux et que Zeus, dans cette pièce, fait figure de tyran entouré de veules courtisans. Cela dit, l’Hybris de Prométhée n’est pas douteuse. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’Âge d’Or se confond avec le temps des titans.
29 Voir P. Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Paris, José Corti, 1985 (1re éd. : 1963), II, 2, « Le cycle des Titans », p. 209-261
30 Ces citations sont tirées de La Légende des siècles, XXII : « Seizième siècle. Renaissance – Paganisme. Le satyre ».
31 Le géant est aussi très présent dans les arts plastiques, comme l’attestent quelques-unes des références présentes dans les articles : le Colosse de Rhodes (A. Tarrête), la fresque de l’église abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe dans le Poitou (J.-M. Vercruysse), la Nuit de Michel-Ange (S. Mullier), une estampe du graveur Abraham Bosse (1651) ou l’Encelade de Gaspard Marsy (1675-77) (C. Nédélec). Mais c’est là une autre étude, même si les points de convergence sont très nombreux.
Auteurs
(Université d’Artois - Arras)
(Université d’Artois - Arras)
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