Chansons d’amour : faire du passage un toujours
p. 199-210
Texte intégral
1Le mot « chanson » a dépassé la seule sphère de la langue française. On le retrouve transcrit tel quel, entre autres, en japonais (shân-sôn), en allemand, parfois même en anglais, signe de l’impossible traduction d’une réalité esthétique spécifique. La chanson s’avère, dès qu’on y réfléchit, de l’intérieur ou pour un regard étranger, un genre particulier au sein de la vaste et antique pratique universelle du chant (l’anglais song, le japonais uta, etc.). À cette aune, le genre-chanson se distingue aussi bien de l’opéra (même s’il se rapproche de ses arias) que du chant de travail ou de marche, mais tout autant du lied que du rap ou de la mélodie française par exemple. C’est une question d’équilibre, de dosage entre leurs diverses composantes, et non de simple couleur musicale : le phrasé naturel n’y est ni lyrique ni déclamé comme dans le rap, mais les rythmes et l’orchestration peuvent relever du blues, de la variété, du folk, de la musette, du tango, du reggae, du rock, du symphonique, de la musique de chambre, du yéyé – la liste n’est pas limitative et ouvre sur tous les métissages –, pour peu que les paroles soient en tout cas suffisamment distinctes de leur habillage musical.
2Analyser la chanson ainsi entendue, voilà la tâche, depuis une quinzaine d’années, d’une nouvelle discipline, baptisée d’un terme original pour un objet encore inexploré : la cantologie. Sous cette bannière, il s’agit bien pour le « cantologue » d’étudier le genre dans sa spécificité, en considérant l’œuvre-chanson globalement, comme une rencontre entre un texte, une musique, et surtout une interprétation. C’est cette dernière qui donne vraiment naissance à une chanson (on parle d’une chanson de Piaf ou de Montand, qui ne sont ni auteurs ni compositeurs). Cette approche souligne donc l’importance de la temporalité dans la réception d’une chanson : elle donne de fait à entendre une sorte de compte à rebours, porté par une mélodie mémorisable (par conséquent à la fois nécessairement brève et porteuse de formes de répétition, comme le refrain par exemple), mélodie que le public peut ensuite fredonner grâce au support des paroles, puisqu’elles sont audibles, sur une ligne de chant mise en avant du reste de la musique par les choix du mixage1. Le genre-chanson ne doit donc pas être réduit au seul répertoire désigné durant les années soixante sous la bannière des « chansons à texte », expression au demeurant stupide puisqu’on ne peut évidemment concevoir de chanson sans texte. Le texte n’est pas forcément central dans une chanson, c’est plutôt sa position équivalente à celle de la musique qui en constitue la marque, au sein d’autres pratiques plus spécifiquement musicales que les études anglo-saxonnes qualifient de « musiques populaires ».
3C’est à cette lumière cantologique que je propose de redécouvrir le rapport au temps qu’instaurent les chansons d’amour : je propose d’y percevoir les figurations d’une vitalité, mais une vitalité condamnée à brève échéance par la fin inéluctable de la chanson. Dans cette perspective, elles assument du même coup une fonction de divertissement (au sens pascalien). Véritables objets de catharsis, des chansons aussi diverses que La Javanaise de Gainsbourg, Ne me quitte pas de Brel, ou encore La Polka du roi de Trenet, permettront d’étayer cette approche du genre-chanson : qu’elle finisse en pirouette ou en agonie tragique, il s’agit toujours d’un art de la dilatation dans la concision, l’art de faire résonner un souffle éphémère le plus longtemps possible dans la mémoire collective. Amour toujours, sans doute une rime facile, mais aussi et surtout un plaisir métaphysique masqué pour mieux nous séduire ; nous enchanter, entre Éros et Thanatos…
Une Javanaise à double temps
4L’exemple du succès de Gainsbourg, La Javanaise, permettra d’emblée d’éclairer ma perspective. Une écoute inattentive, celle qui précisément correspond au public qui assura l’essentiel de la diffusion de cette chanson, se réjouit d’une mélodie facile, d’un air de slow bien adapté aux sensualités estivales, tout en attrapant au vol l’esthétique d’un dandysme mélancolique qui s’avèrera bien souvent la marque de fabrique de Gainsbourg. Le refrain souligne en effet la nostalgie d’un canteur2 assez proche de celui des Feuilles mortes, dont Montand avait réussi à populariser depuis quelques années les paroles de Prévert sur une musique de Kosma, lorsque Gainsbourg chante lentement, langoureusement, détachant les syllabes et allongeant particulièrement les finales :
Ne vous déplaise
En dansant la Javanaise
Nous nous aimions
Le temps d’une chanson3
5« Une chanson », indéfinie, est ainsi suspendue en bout de refrain, quoique désignée auparavant comme la « Javanaise » ; chanson d’un amour révolu qui ferait en quelque sorte elle-même écho aux échos vertigineux par lesquels s’auto-désigne l’œuvre dont le refrain est devenu un standard universel :
Tu vois, je n’ai pas oublié
La chanson que tu me chantais.
C’est une chanson qui nous ressemble.
Toi, tu m’aimais et je t’aimais
Nous vivions tous les deux ensemble,
Toi qui m’aimais, moi qui t’aimais.4
6Doux prolongements d’une nostalgie que renforce encore la création par Gainsbourg, juste une année avant La Javanaise, en 1962, d’une suite explicite aux Feuilles mortes titrée La Chanson de Prévert :
Oh je voudrais tant que tu te souviennes
Cette chanson était la tienne
C’était ta préférée, je crois
Qu’elle est de Prévert et Kosma.5
7Pourtant, même alimenté par ce système d’échos en cascade, La Javanaise propose en fait à qui l’écoute plus attentivement un développement temporel bien plus complexe que cette seule jouissance un peu régressive du repli sur les souvenirs et les savoureux miroitements du passé. Si tant d’auditeurs ont vite assimilé cette chanson à un nouveau type de danse à la mode, la javanaise résonnant alors en fille bien émancipée de la traditionnelle java, c’est donc que la chanson renvoyait à l’hic et nunc même de la danse qu’ils écoutaient, et qu’ils vivaient sous la forme d’un slow d’été – plus précisément d’une valse lente. La très faible parenté entre la tonicité des cadences d’une java et la sensualité de cette javanaise ne contrariait en rien l’évidence de la perception qu’autorisait la paronymie : cette javanaise se devait d’être une danse un tant soit peu traditionnelle, même si elle n’empruntait que son rythme ternaire à la java, et rien à l’exotisme d’une éventuelle danse importée d’Indonésie… L’imaginaire du titre ouvrait à la fois à celui de la danse et aux chaleurs des amours estivales ou tropicales, et cela suffisait à lui conférer crédibilité.
8Du coup, point n’était besoin d’en interroger davantage le titre, accepté comme simple référence à une danse sensuelle. Pourtant, le signifié « javanais » recèle une clé dont Gainsbourg jouait avec d’autant plus de malice et de subtilité qu’il le camouflait en seule danse. Car il s’agit aussi, et même surtout ici, quand on s’attache à la lettre des paroles et non plus à leur seule réception inattentive, d’un langage, une forme d’argot consistant à insérer le phonème « av » dans les syllabes d’une phrase qu’on parvient de la sorte à coder pour les non initiés. Et c’est ainsi décodée (mais la clé est fournie pour qui veut dès le titre de la chanson), que La Javanaise permet d’illustrer ce rapport particulier au temps qui est la marque même du genre chanson (et que souligne si bien le dernier vers du refrain, si on daigne l’entendre dans tout son déploiement : « Nous nous aimions / Le temps d’une chanson ») : l’art d’une fugacité éternisée. En effet, si le refrain semble accepter avec la nostalgie qu’on a déjà constatée l’irréversibilité d’un « nous nous aimions » au passé révolu d’une conjugaison imparfaite, les couplets suggèrent une tout autre position du canteur :
J’avoue
J’en ai
Bavé
Pas vous
Mon amour
Avant
D’avoir
Eu vent
De vous
Mon amour
Car si l’on entend bien tout ce jeu d’allitérations, on y découvre assez aisément un système de variations autour de l’aveu codé, en javanais, d’un « je vous aime » implicite, en autant de volutes autour de « jave vavous avèmave » qui serait l’expression du même sentiment en « javanais » codé. Du coup, le « temps d’une chanson », qui suspend non seulement les refrains, mais la chanson elle-même, s’avère la subtile mise en œuvre d’un décalage entre « nous nous aimions », accepté seulement en apparence, et un « je t’aime encore », suggéré en « javanais » sous le masque de la danse dans les allitérations du couplet (« J’avoue j’en ai bavé pas vous, mon amour »). La sensualité de la danse et de son Éros, n’assure alors plus seulement la fonction économique d’une large et consensuelle diffusion de l’œuvre ainsi mise en musique : elle permet de rejouer l’amour disparu au présent même du chant, et en le prolongeant jusqu’à son agonie par la chanson, dans sa brièveté, condamnée mais dilatée.
9En somme, avec La Javanaise, la chanson d’amour, par le biais même de cette sensualité de la danse que souligne le titre, parvient à combler l’absence de la femme aimée. La nostalgie n’y est que feinte, ruse avec la jouissance d’un présent amoureux incarné par la réalité corporelle de la danse et de la voix chantante ; mais une telle résurrection ne dure évidemment pas plus longtemps que le compte à rebours de la chanson.
10Néanmoins, une fois l’œuvre fixée par l’enregistrement, et donc susceptible d’écoutes et de reprises ad libitum, la mémorisation du refrain ressassé permet alors l’éternisation de ce passé prolongé, réactualisé et même amplifié par les auditeurs susceptibles de la reprendre à leur tour. Le « temps d’une chanson » s’avère in fine contre-temps : il cristallise d’érotiques madeleines toujours prêtes à être goûtées, durant l’espace fugitif de trois minutes volées à l’irréversibilité des écoulements temporels.
Le compte à rebours de Ne me quitte pas
11Ce flux inéluctable du compte à rebours qui structure une chanson, Gainsbourg a donc choisi de ruser avec lui, en un jeu séduisant de masques et de trompe-l’oreille ; mais le genre chanson autorise aussi un corps à corps direct avec les angoisses qu’un tel compte à rebours suscite pour qui les vit. Dans cette perspective, la force d’émotion d’une œuvre comme Ne me quitte pas repose justement sur ce cheminement d’un homme prêt à tout pour ne pas se retrouver seul face au silence.
12Dans l’espoir d’un écho même faible qui le protège de cette fin redoutée, il vivra, au fil de ses propos, une véritable descente aux enfers (après avoir métaphoriquement « creusé la terre » pour s’y enfouir, et en finissant en « ombre » parmi les ombres, et à l’ombre d’un chien – écho au mythique Cerbère infernal). Son mouvement même de perte de dignité l’amène en fait à se coucher et, finalement, à faciliter le travail de cette mort qu’il a voulu refuser en tentant d’abolir son silence. La structure du premier couplet, avec ses phrases qui rebondissent alors qu’on les croyait finies, témoigne clairement de ce vertige du silence, ce refus viscéral de la chute parce qu’il est encore trop tôt pour que ce soit fini :
Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s’oublier
Qui s’enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
À savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
À coups de pourqu
Le cœur du bonheu
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas6
La reprise du verbe « oublier » est ici significative de ce rapport au temps : « tout peut s’oublier » inclut par définition tout. Mais deux vers plus loin, la même phrase rebondit par une reprise inattendue de la proposition précédente, faisant du « tout peut s’oublier » une explication en incise : « Oublier le temps » reprend en effet « Il faut oublier », lequel sera une nouvelle fois développé 7 vers après son énonciation par « Oublier ces heures ». Les rebonds en cascade du propos, leur juxtaposition paratactique, sont ici audiblement destinés, leur thème l’atteste, à entraver le cours du temps dont il est précisément question. Le personnage ne propose en effet rien d’autre que la non prise en compte du temps, son abolition – du moins « le temps de la chanson », c’est-à-dire le temps parallèle de son écoute. La répétition à 4 reprises des cinq syllabes « Ne me quitte pas », refrain lui-même encore repris de multiples fois par les cinq notes de leur ligne de chant jouées au piano, peut dès lors s’entendre comme la figuration sonore et rythmique de la descente aux Enfers que constitue la chanson. La répétition n’y revêt d’autre sens que d’exprimer, jusqu’à l’absurde presque, le mutisme pourtant inévitable dont il annonce justement le triomphe. Car l’échec du canteur, et sa mort au moins symbolique, sont au bout, quand l’homme entre au royaume des ombres, et que sa voix s’efface, soulignée par l’amenuisement des notes de plus en plus ténues du piano final, comme un souffle qui s’exhale, de plus en plus faiblement relayé par le sifflements déchirés que jouent les Ondes Martenot : ultimes soubresauts du mourant encore accroché à l’existence. La mort de l’amour rejoint alors la mort tout court :
Laisse-moi devenir
L’ombre de ton ombre
L’ombre de ta main
L’ombre de ton chien
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas.
13Entre temps, toutes les manifestations de vitalité du canteur se sont progressivement effondrées, sapées par les coups de boutoir de ce compte à rebours dont les « Ne me quitte pas » répétés marqueraient comme un « tic tac » homophonique, une version dramatique de « L’horloge » baudelairienne en chanson, dont Ta Katie t’a quitté de Bobby Lapointe serait sans doute le versant parodique. Après les affirmations marquées de son identité au second couplet, scandées par des « moi, je », l’ego s’efface peu à peu, cependant que ses variations sur le thème d’aller « décrocher la lune » déclinent peu à peu de l’action au récit, en reflet de son propre effacement :
Moi je t’offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Je creuserai la terre
Jusqu’après ma mort
[...]
Je ferai un domaine
Je t’inventerai
Des mots insensés
14Alors le canteur croit si peu encore en lui-même qu’il en vient à se référer aux amours d’autrui, cependant que l’image de la mort continue à rythmer ses images :
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s’embraser
Je te raconterai
L’histoire de ce roi
Mort de n’avoir pas
Pu te rencontrer
Puis il abandonne même la fonction de narrateur actif, au profit de formes impersonnelles, aveu de sa propre disparition en tant que force de proposition et d’élocution :
On a vu souvent [...]
Il est paraît-il
[...]
Le rouge et le noir
Ne s’épousent-ils pas
Ultime étape au terme de cette agonie, sa propre négation, lorsque le « je » du canteur ne réapparaît que pour mieux se nier, ou comme un complément d’objet :
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
[...]
Laisse-moi devenir
L’ombre de ton ombre
15On le constate, dans une telle chanson, emblématique des chansons d’amour, tout est énoncé et pourtant repoussé à l’extrême, retardant l’échéance inéluctable du passage. Brel met donc ici en scène l’inéluctable, dans la forme si concentrée que lui confère l’essence même du genre chanson, dans sa brièveté.
Les échappées de Trenet
16Une telle conception de la chanson comme entièrement tendue vers une échéance ultime, le silence, figure de la mort, semble coller avec pertinence à des univers comme celui de Brel, fondés sur la dramatisation, pour lesquels la mort plane comme une menace redoutable et angoissante. En revanche, on l’imaginera a priori inadéquate lorsqu’il s’agit d’une œuvre esquivant toute forme de drame avec autant de grâce que celle de Charles Trenet. Voilà un chanteur qu’on pourrait plutôt objecter comme un contre-exemple à la théorie du genre compte à rebours. Or c’est justement la légèreté de Trenet qui conforte à son tour la thèse de la chanson comme représentation structurelle de l’agonie. En fait, il faut entendre le refus du drame caractéristique de l’œuvre de Trenet comme un art de dissoudre l’angoisse de la fin qui précisément l’étreindrait, dissolution bien sûr dans l’air de la chanson. Le modèle en serait le vagabond de Je chante. Se délivrant de toutes les pesanteurs matérielles, il devient fantôme, simple souffle, et finit :
Heureux, ça va, j’ai plus faim !7
17De fait, on meurt beaucoup plus qu’on ne l’imagine dans les chansons de Trenet8, et une chanson comme Je chante l’illustre à merveille, puisque la plupart des auditeurs y entendent bien moins l’histoire du suicide d’un vagabond miséreux que l’allégresse d’une ode tonique et fantaisiste à la liberté, mise en avant par l’orchestration et l’interprétation de Trenet. Pourtant, sous une forme assurément dédramatisée, et masquée par le jeu de mots lui-même, la chanson raconte bien le passage d’un « je chante » à un potentiellement tragique « je hante » consécutif à une pendaison :
Je chante
Mais la faim qui m’affaiblit
Tourmente
Mon appétit.
Je tombe soudain au creux d’un sentier,
Je défaille en chantant et je meurs à moitié
[...]
« C’est vous le chanteur, le vagabond ?
On va vous enfermer... oui, votre compte est bon. » Ficelle,
Tu m’as sauvé de la vie,
Ficelle,
Sois donc bénie
Car, grâce à toi j’ai rendu l’esprit,
Je me suis pendu cette nuit... et depuis...
[...]
Je hante
Les fermes et les châteaux,
Un fantôme qui chante
On trouve ça rigolo
18Mais s’il ne s’agit pas là d’une chanson d’amour, on s’aperçoit vite que les (d’ailleurs assez rares) narrations amoureuses reprennent dans le répertoire de Trenet exactement le même schéma, mettant en scène un passage dans l’au-delà et son dépassement par une pirouette. Qu’on écoute La Polka du roi ou Mam’zelle Clio, l’évocation d’amours plus ou moins clandestines y sert de support au même enjeu : le récit d’une fin, puis la dissipation des tensions. Les ébats et la mort des deux amants de La Polka du roi s’effacent en effet aussi vite que les protagonistes eux-mêmes, qui, au bout de 7 couplets et autant de refrains, s’avèrent au finale moins des fantômes que de simples figures de cire du Musée Grévin :
Voulez-vous danser marquise
Voulez-vous danser le menuet
Vous serez vite conquise
[...]
Moi pour l’amour je suis toujours prêt
[...]
J’enlève votre jolie robe
Et doucement j’ouvre votre corset
[...]
Oh doux émoi minute brève
[...]
Chérie je vous possède enfin
Mais soudain qu’y a-t-il marquise
Je ne vous sens plus très bien dans mes bras
Vous fondez comme une banquise
[...]
Hélas Monsieur je suis en cire
Et vous vous êtes au Musée Grévin
Louis XIV ? ah triste sire
Nous ne sommes plus des humains
Ah ah ah ah Ah ah ah ah
Finie la danse
Plus de cadence
Ah ah ah ah Ah ah ah ah
Ainsi s’achève la polka du Roi9
19Le drame est d’autant mieux désamorcé que les jeux et mimiques de Trenet font alterner les ah sur tous les tons de la comédie, après ceux de la sensualité, d’un refrain à l’autre : s’y égrène ainsi d’un ah à l’autre, un ludique compte à rebours, sous forme de jeux apotropaïques. Une formule amoureuse en résume l’enjeu : « Oh doux émoi minute brève », comme une nouvelle variation sur le « temps d’une chanson ». Durant ce court laps, la chanson d’amour noue ses métamorphoses, de « je chante » à « je hante », ou du « sire » à la « cire » qui le constituait : d’Eros à Thanatos. Une fantaisie comme Mam’zelle Clio n’y échappe pas davantage, malgré les abords espiègles et sautillants du récit de la première rencontre, et ce refrain, en contraste manifestement parodique, sur l’air violoneux d’une romance au ton langoureux :
Mam’zelle Clio
Mam’zelle Clio
Le premier jour je me rappelle
C’était chez des amis idiots
[...] Vous étiez une demoiselle
Et je vous murmurais tout bas
Refrain :
Dormir avec vous, dormir une nuit,
Faire un rêve à deux quand le ciel est noir au fond de ma chambre [...]
Dormir une nuit, dormir mon amour, dormir avec vous10
Le récit semble accumuler ensuite les facéties d’un adultère de boulevard :
Mam’zelle Clio
Vous êtes mariée c’est ridicule
Avec le fils de ces idiots
[...] Votre mari est somnambule
Il se promène sur les toits
Toute la nuit tandis que moi
Refrain :
Je dors avec vous dans le même lit
Nous rêvons tous deux quand le ciel est noir au fond de ma chambre
[...] Y a pas d’eau courante et pour faire pipi
C’est au fond de la cour
[...] Je dors avec vous et pendant le jour
J’attends notre nuit
Pourtant, une fois encore, le drame et la mort rôdent dans cet univers qui semblait enfantin et primesautier :
Mam’zelle Clio
Votre mari dans une crise
M’a flanqué deux balles dans la peau
[...] Je suis bien mort quoi qu’on en dise
Éros et Thanatos semblent donc bien liés chez Trenet. Mais le genre chanson par sa légèreté lui offre bien des combinaisons, et la métamorphose ne s’achève pas par la mort : nouvelle conjuration, c’est Éros – allié au Diable bien sûr – qui retrouve le dernier mot, et se rit de toutes les piques de son dard :
Oui mais le diable m’a permis
De revenir toutes les nuits
Refrain :
Dormir avec vous sans vous faire peur
Caresser vos cheveux toucher votre cœur vous dire à l’oreille
« Je t’aime chérie je t’aime et j’en meurs »
Et tirer les poils du petit cocu qui veille
La commode qui grince un bruit sur le toit
Le lit qui gémit c’est moi dans le bois ma brune
Je suis courant d’air et rayon de lune
J’ai l’éternité pour chanter tout bas Je dors avec toi.
20Où l’on retrouve le fantôme récurrent du fondateur Je chante : comme lui le canteur devient « courant d’air », air de chanson évidemment, dont la brièveté mémorisable autorise toutes les reprises et les fredonnements :
J’ai l’éternité pour chanter tout bas,
hanter et chanter un air d’amour, j’aimais et j’aime encore, en sarabande, à jamais et pour toujours…
21On le comprend : au filtre (et au philtre) amoureux de ces chansons, la mort n’est plus un terme. Elle est détournée, au sens propre du mot « divertissement ». Si Trenet a donc choisi une forme si contrainte et vectrice de dramatisation que la chanson, c’est justement par désir d’ouverture et de libération des carcans. D’où une dynamique d’apesanteur dans toute son œuvre et qu’illustrent ses chansons d’amour, un art de la chanson-champagne, pétillant de bulles gracieuses ne demandant qu’à s’évaporer, comme la voix du chanteur, dans l’infini des airs.
Amour toujours ?
22Par-delà les finitudes, mises en scène dramatiques ou pétillantes, la chanson d’amour s’avère ainsi, véhiculée par ces airs qu’on retient (en particulier les refrains), porteuse, à l’instar des réminiscences proustiennes, de cette félicité d’un « temps retrouvé » :
[...] immobiliser – la durée d’un éclair – [...] un peu de temps à l’état pur.11
23En chanson aussi l’amour assume cette fonction métaphysique, en tant, par sa simplicité même, qu’art du divertissement (dont on a bien compris, j’espère, que le terme s’oppose à l’usage galvaudé de variété – qui désigne avant tout un type d’orchestration particulier, devenu à tort, dans le monde médiatique de la production audio-visuelle, synecdoque du genre chanson). Cet art de transformer un « j’aimais » en « à jamais », Jacques Brel l’a bien pressenti, lui qui a mis dans nos mémoires cet air même de la résurrection infinie :
Madeleine ne viendra pas
Mais demain, j’attendrai Madeleine
[...]
Et Madeleine elle aimera ça12
Notes de bas de page
1 Pour préciser toutes ces définitions de la chanson en tant qu’« air fixé par des paroles », je renvoie à plusieurs de mes ouvrages, en particulier : Jacques Brel, Chant contre silence, Paris, Nizet, 1995 ; La Chanson en lumière, Lez Valenciennes n° 21, Presses Universitaires de Valenciennes, 1997 ; Les Frontières improbables de la chanson, Recherches Valenciennoises n° 8, Presses Universitaires de Valenciennes, 2001 ; L’Art de la parole vive, dir. A.Vaillant, E. Pillet, S. Hirschi, Recherches valenciennoises n° 21, UPV/PUV, 2006, Chanson : l’art de fixer l’air du temps ; de Béranger à Mano Solo, Paris, Les Belles Lettres/ PUV, « Cantologie », 2008.
2 « Canteur », notion opératoire en cantologie pour désigner dans une chanson l’équivalent du narrateur dans un roman. Personnage ou point de vue, il convient de le distinguer du chanteur, à savoir l’interprète, qui, lui, prête son corps et sa voix le temps d’une chanson, et endosse un nouveau rôle de canteur au morceau suivant.
3 La Javanaise, paroles et musique de Serge Gainsbourg, Paris, Warner Chappell Music France, 1963.
4 Les Feuilles mortes, paroles de Jacques Prévert, musique de Joseph Kosma, Paris, Éd. Enoch, 1946.
5 La Chanson de Prévert, paroles et musique de Serge Gainsbourg, Paris, Éditions Musicales Tutti, 1962.
6 Ne me quitte pas, paroles et musique de Jacques Brel, Paris, Éditions Musicales Tutti, 1959.
7 Je chante, paroles de Charles Trenet, musique de Trenet et Paul Misraki, Paris, Éd. Raoul Breton, 1937.
8 Voir pour plus de détails mon article : « Charles Trenet : l’art de l’évaporation », Europe n° 805, Paris, mai 1996, p. 86-103.
9 La Polka du roi, paroles et musique de Charles Trenet, Paris, Éditions Raoul Breton, 1938.
10 Mam’zelle Clio, paroles et musiue de Charles Trenct, Paris,Éditions Raoul Breton, 1939.
11 Marcel Prout, Le Temps retrouvé,Paris Gallimard,« La Pléiade », 1954, III.872.
12 Madeline, paroles de Jaques Brel, musique de Jacques Brel, Jean Corti et Gérard Jouannest, Bruxelles, Éd. Pouachenel, 1962.
Auteur
Est professeur à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis. Il est le Président-fondateur de l’Association La Chanson en lumière. On lui doit le concept de cantologie, c’est-à-dire l’étude de la chanson dans sa globalité : il dirige d’ailleurs une collection portant ce nom aux éditions Les Belles Lettres. Il est l’auteur de Jacques Brel. Chant contre silence (Paris, A.-G. Nizet, 1995) et de Chanson. L’art de fixer l’air du temps. De Béranger à Mano Solo, Paris, Belles Lettres, 2008. Il a co-écrit avec Jean-Pierre Giusto : Sur Aragon – Les voyageurs de l’infini (Presses Universitaires de Valenciennes, 2002) ; il a aussi dirigé deux collectifs : La chanson en lumière, et Les frontières improbables de la chanson (études réunies aux Presses Universitaires de Valenciennes en 1997 et 2001), et co-dirigé trois autres ouvrages : Elle est retrouvée ! Quoi ? L’éternité ! (Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes/ Paris, Centre de recherche en littérature comparée, Paris IV-Sorbonne, 2003), Aragon et le Nord : créer sur un champ de bataille (Presses Universitaires de Valenciennes, 2006) ; et L’art de la parole vive – paroles chantées, paroles dites (Presses Universitaires de Valenciennes, 2006). Il a signé plus de cinquante articles parus en France et à l’étranger, dont « Charles Trenet : l’art de l’évaporation », dans la revue Europe n° 805 (mai 1996), et le texte « Aragon ou la chanson » dans la publication électronique Aragon, la parole ou l’énigme sous la direction de Daniel Bougnoux (Paroles en réseau, Bibliothèque Centre Pompidou).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017