Apostille : d’un prisme plus commun qu’il ne semble
p. 473-476
Texte intégral
1Après la lecture des contributions rassemblées dans ce volume, l’impression qui domine est celle de la diversité : diversité de méthodes, d’objets et d’orientations de la réflexion. Le projet même l’appelait, le résultat l’affirme. Multiplicité donc de ce que recouvre le nom de « bibliothèque », le fait en est établi. Mais par-delà cette exploration des facettes possibles de l’objet et des manières de l’envisager transparaît aussi autre chose, qui me semble peu souvent avoué et qui mérite sans doute d’être souligné, quelque chose que j’appellerai la fonction de « prisme », ou si l’on veut de filtre, qu’assument les bibliothèques.
2Une tradition bien établie consiste à faire l’éloge des bibliothèques et de leurs vertus. Elle a alimenté, entre autres, le rêve de rassembler Toute la mémoire du monde – selon le titre du film de Resnais ; elle a alimenté aussi, sur le mode humoristique, le rêve de dépasser Babel grâce à la Bibliothèque de Borges et ses combinatoires mathématiques ouvertes à l’infini. Elle a alimenté les textes ici réunis. Mais du coup, elle peut aussi occulter une tout autre conception, pourtant tout aussi vraie, selon laquelle une bibliothèque ne donne jamais qu’une vision partielle, lacunaire, du corpus des livres produits. Et en écrivant, dans cet ordre « partielle, lacunaire, tronquée », avec la gradation qui s’impose, il s’agit bien de désigner non seulement une partialité – le jeu de quasi-homophonie avec « partielle » est facile – mais bien plus : une inéluctable dissimulation. Chacun aura illico à l’esprit Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, et sa librairie labyrinthe destinée à éliminer de la circulation possible, et même de toute lecture, nombre d’originaux et en tout premier lieu le second traité de la Poétique d’Aristote, celui de la comédie. Le jeu auquel se livre Eco sur ce lieu commun des réflexions de lettrés me paraît toucher à une intuition simple mais forte : toute bibliothèque est faite pour cacher autant que pour montrer.
3Mais encore faut-il préciser un peu ce que signifie en l’occurrence « cacher ». Chacun aura eu illico à l’esprit aussi l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France, objet de son exposition vedette en 2008 : il atteste du rôle de la censure, mais aussi de son ambivalence, puisque cet Enfer dissimule et conserve tout à la fois. Il n’est bien qu’un paradis à l’envers. Ce fait est patent ; cependant, il faut aller au-delà. Au nom de ce constat très simple : une bibliothèque ne peut qu’opérer des sélections. Les raisons peuvent en être purement techniques. Et d’abord très matérielles : une bibliothèque n’est pas extensible à l’infini et l’espace de ses murs, si vaste soit-il, ne peut contenir qu’un nombre limité d’ouvrages, très borné en regard de l’océan des textes produits. Elles peuvent ensuite tenir à l’obligation de choix linguistique : une bibliothèque de tous les livres en toutes les langues n’aurait ni de « faisabilité » – comme disent les technocrates – matérielle, ni d’intérêt réel puisque ses usagers ne maîtriseraient au mieux qu’une petite part de ses possibilités. En troisième lieu, ce sont ces usagers mêmes qui imposent une contrainte techniquement dirimante : la « librairie » se constitue en fonction de ceux qui en utilisent les ressources. D’un autre point de vue, les choix sont d’évidence idéologiques. Cela va sans dire pour ce qui regarde la censure et l’Enfer susdit. Mais cela est tout aussi manifeste s’agissant des bibliothèques, publiques ou privées, que l’on peut inventorier et décrire. La relation entre les choix idéologiques et les usagers – qu’il s’agisse de les former ou de déférer à leurs goûts et doctrines – est encore une autre évidence.
4Évidences, truismes même si l’on veut. Mais qui méritent d’être rappelés parce qu’un enjeu majeu de toute réflexion sur l’univers librarien réside dans cette fonction de refoulement. Refouler, non pas supprimer : les choses (ici, les livres) sont là, mais l’accès à la visibilité leur est dénié. Et ce symétrique inverse de toute collection appelle autant d’interrogations que son contenu positif.
5Que les causes en soient matérielles, techniques, ou idéologiques, ou encore résultent de combinaisons de ces différents facteurs, comme il vient d’être dit, le fait majeur et massif est d’abord là, dans ce tri et le refoulement qu’il peut impliquer. Dont il s’agit avant tout de saisir les possibles effets. Et qu’il faut pour cela envisager comme un phénomène.
6Une bibliothèque vaut comme un prisme : de même que celui-ci laisse passer une partie de la lumière qu’il reçoit et en arrête une autre, et qu’il diffracte celle qu’il laisse passer, de même une bibliothèque ne laisse « passer » qu’une partie des textes possibles et elle la diffracte. Elle ne laisse passer que de l’écrit : elle est lieu du livre, « librairie » disait bien le vieux mot français, et donc elle occulte la matière orale. Truisme ? Oui, mais combien de la vie culturelle circule par l’oral et combien par l’écrit ? D’où un premier effet : que les bibliothèques ne nous révèlent qu’une petite fraction d’une culture. Parmi les livres, elle ne les contient pas tous, au mieux tous ceux que la production d’un pays donné y enregistre, dépôt légal obligé chez nous ; on est donc loin de « toute la mémoire du monde ». Et au-delà de cette opération qui bloque nécessairement une part majeure des discours, elle diffracte ce qui « passe ». Elle le diffracte par le classement en autorisés et censurés (l’Enfer), puis par les classements en usuels, libres d’accès, et ouvrages « à demander » ou, plus encore, « de réserve ». Enfin, elle construit nécessairement des classements par matière et les cotes de la numération Dewey (ou d’une autre) tracent un découpage de l’ordre des connaissances. Elles agissent ainsi comme autant de filtres.
7Or cet effet de prisme s’impose toujours, et si certaines bibliothèques l’assument explicitement, d’autres, qui rêvent de le réduire au minimum possible, n’en sont pas moins tributaires. Les bibliothèques spécialisées l’assument forcément, et les bibliothèques de lecture publique ne l’assument pas moins qui, ne pouvant tout détenir, opèrent des sélections en fonction d’un public et d’un projet. Quant aux bibliothèques de recherche, en particulier les bibliothèques à vocation nationale, qui peuvent bien rêver de rendre tous les livres accessibles, elles ne peuvent échapper à leurs limites et aux exigences de classement. La faute, si faute il y a, n’en incombe pas aux bibliothécaires : la loi leur fait obligation de ne pas afficher les livres interdits à l’affichage public, les contraintes de la gestion des objets que sont les livres les conduisent à construire des différences entre les usuels et les « réserves », comme aussi entre les branches disciplinaires.
8Ainsi envisagées comme filtres ou prismes, les bibliothèques représentent un terrain privilégié pour observer comment une société et un état de culture sélectionnent et classent la (ou une) part concevable de leurs discours. À cet égard, la comparaison entre les « bibliothèques réelles » et les « imaginaires » est précieuse. En effet, dès lors que les unes et les autres participent de la même dynamique prismatique, le rapprochement peut faire apparaître ce qui constitue bien le « fonds commun » le plus commun, ce que sont les modes de tri et de hiérarchisation, et enfin ce qui constitue aussi le refoulé le plus refoulé.
9Or, si l’on en reste pas à l’évidence que « penser » c’est « classer », si l’on entreprend comme Perec d’en explorer les arcanes, ce sont alors les façons différentes de mettre en jeu ce fonds commun qui peuvent apparaître. Une sociologie des consultations et des emprunts, véritable sociologie efficace des publics, contribuerait alors à éclairer une part encore obscure des études sur la littérature et la culture : l’histoire des lieux communs. Pas seulement des discours figés en stéréotypes et clichés, mais bien des catégories les plus fréquentées, de celles qui le sont moins en lecture alors qu’elles sont les plus banales dans les discours (la morale, la politique…), et des imageries qui leur sont associées. Imageries qui passent d’abord par des pratiques très concrètes : livres que l’on peut emprunter ou au contraire qu’on ne peut que « consulter », sous l’œil vigilant d’un « conservateur » chargé d’en protéger la fragile intégrité matérielle…
10De telles enquêtes – qui ne peuvent être que collectives, vu l’ampleur de la tâche – mériteraient d’être lancées. Car chacun peut aussi avoir gardé à l’esprit le programme que préconisait Lucien Febvre pour combattre le « renoncement » auquel il craignait que l’histoire littéraire n’eût déjà cédé, lorsqu’il souhaitait, dans un article célèbre (« De Lanson à Mornet, un renoncement ? », repris dans ses Combats pour l’histoire) que l’on examinât qui lisait, et quoi, et quelle formation avaient reçue, au collège ou ailleurs, les auteurs et les lecteurs… Dans cette liste de questions à (re)prendre en compte, celle des bibliothèques occupe une place de premier rang. À preuve ce fait si frappant à la lecture de ce volume : les bibliothèques imaginaires et donc privées reproduisent souvent, avec des variations intéressantes certes mais des variations seulement, les cadres et codes des bibliothèques réelles et publiques de leur temps. Effet d’habitus qui montre la puissance des effets d’imposition – Gramsci aurait dit d’« hégémonie ».
11C’est là, sans doute, matière pour un autre volume, pour d’autres volumes. Certes. Mais l’entreprise en vaut la difficulté.
Auteur
Professeur des universités, Oxford (Grande-Bretagne), GRIHL (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire, Paris III Sorbonne nouvelle – EHESS).
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