Les bibliothèques de Georges Perec ou le mal d’archive
p. 461-472
Texte intégral
1La bibliothèque que Georges Perec a laissée dans son appartement parisien nous est connue grâce à l’inventaire sur fiches, dressé post mortem1, et ensuite ordonné dans un catalogue maintenant accessible sur internet2. Paulette Perec, dans un argument de présentation sur le site, déclare que
ces livres ne constituent pas une bibliothèque de bibliophile ou de collectionneur. Telle quelle cette bibliothèque reflète sans aucun doute les centres d’intérêt de l’écrivain Georges Perec mais il n’est pas sûr que l’on y retrouve tous les ouvrages qui l’ont inspiré.
Sans avoir l’ambition de proposer une logique totalisante de cette bibliothèque, après consultation sur le site des 1855 cases correspondant aux fiches de cet inventaire, je constate qu’une large part y est consacrée à une catégorie mal repérée quoique intuitivement et empiriquement connue de nous tous, une certaine littérature générale.
La « vraie » bibliothèque de Perec
2Une littérature générale transhistorique, mais qui accorde nettement plus d’importance au moderne, si on repère moderne à partir de la Renaissance, à la manière des historiens. Quelques rares références grecques, Homère, Eschyle, Sophocle ; grand saut jusqu’à la fin du Moyen Âge avec Villon. Puis Rabelais, Shakespeare, Maurice Scève ; pas beaucoup plus pour le XVIIe, La Fontaine, La Rochefoucauld, Perrault, Boileau (Art poétique). Intéressant : déflation dix-huitièmiste dans cette courbe ascendante vers le contemporain : seulement Laclos, Rétif de La Bretonne. Les fiches se multiplient pour le XIXe (Balzac, Flaubert, Verlaine, Rimbaud). Le XXe est de loin le plus représenté avec, notamment, des monstres sacrés : Proust, Gide, Sartre. Les références se multiplient encore du côté de l’immédiat contemporain de Perec qui, à côté de ses propres ouvrages et manuscrits non publiés, privilégie, on ne s’en étonnera pas, des expérimentateurs : ses proches de l’Oulipo, Queneau, Roubaud, mais aussi des figures comme Ponge, Échenoz, Lucot, ou encore Verheggen, Emmanuel Hocquart, Maurice Roche. Remarquons aussi Du Bouchet, du côté de la poésie ontologique. Je cite en vrac pour pointer l’hétérogène de ces choix qui empiètent à différents titres sur la poésie, les œuvres narratives étant elles-mêmes fort bien représentées. Tout cela n’est pas que du domaine franco-français : encore, en vrac, Pouchkine, Kafka, Joyce, Nietzsche. Notons au passage qu’il y a peu de philosophie, à peine plus de critique (quelques revues, Critique, Change). Plus nombreux, les ouvrages consacrés à la peinture, à la photographie, mais aussi des BD avec lesquelles nous sortons de ce qu’on appelle Belles-Lettres, comme on en sort déjà avec les « polards » français3 ou anglo-saxons4. De la culture savante à la culture populaire si on veut, le passage de l’une à l’autre étant facilité par ces outils médiateurs que sont les dictionnaires, multiples. Un Grand Larousse en 7 volumes, un Dictionnaire encyclopédique, le Dictionnaire des Œuvres, des synonymes, des mots d’esprit, un Dictionnaire de Scrabble, un Dictionnaire des Échecs, un Guiness Records (en anglais, de 1981), un Dictionnaire des onomatopées, un Dictionnaire des Mathématiques (dirigé par François Le Lionnais, co-fondateur de l’Oulipo). Ajoutons à cela un Catalogue d’objets introuvables, deux Almanach Vermot (1978 et 1979) et nous glissons vers les zones les plus indécises de cette bibliothèque en termes de classification, tout au moins par rapport à une bibliothèque littéraire conventionnelle. C’est-à-dire quand on arrive à ces objets textuels insolites, à ces zones les plus hététogènes, ou les plus hétéroclites, relevant d’un certain bric-à-brac, en écho à la Rubrique-à-brac de Gotlib, figurant elle-même dans l’inventaire. À titre d’exemple la série suivante : L’Humidité ( !), Jazz magazine, Cuisine et vins de France, Catalogue Vilmorin (Fleurs), Courrier du CNRS, Décoration, Catalogue Camif, ou encore six exemplaires des Cahiers du Cinéma, et aussi, une « notice de cuisinière à gaz Brandt ». On aurait plutôt imaginé celle-ci dans un tiroir de la cuisine. Derniers exemples significatifs afin d’interrompre ici cette liste qui, de la poursuivre, si elle n’est pas le plus mauvais hommage à rendre à Georges Perec, risque de me faire dériver du genre de la communication vers celui de la performance : Ton thé t’a-t’il ôté ta toux ( !), Musée de la vie wallonne, Liège, 1974, par Roger Pinon, ou encore : « Les texticules du hasard. Supplément au n° 7 du Citron hallucinogène ».
3Voilà qui prête à sourire, mais ne nous étonne pas vraiment de la part de Perec. Des livres nullement affiliés aux Belles-Lettres, et qui suscitent des assortiments surprenants prélevés dans le réel, surprenants en raison des assemblages réalisés plus que par les objets qui les composent et qui, isolément, ne seraient pas surprenants placés dans d’autres contextes : insolites car individuellement démotivés de la logique présidant à une bibliothèque littéraire.
4Hors de toute tendance obsessionnelle, vision hallucinée, ou virtuelle pathologie, cela renvoie, plus normalement puisque cela concerne les enfants les plus jeunes, à une jouissance de la pure désignation linguistique, la jouissance innocente d’une poéticité immanente, qui valorise la simple nomination, évoquant un parti pris des choses qui nous ramène à Ponge autant qu’à l’Oulipo. L’inventaire des mots (les dictionnaires) est au même niveau hiérarchique que l’inventaire des choses, des objets concrets répertoriés dans les catalogues, les mots étant devenus des objets comme les autres. Le mode d’emploi, celui de la vie, ou celui de la gazinière Brandt – fin d’une transcendance poétique avec le pathos comme ingrédient obligé – renvoie alors à une combinatoire maîtrisable qui conjure le sentiment de la perte, puisque toute liste pose virtuellement, quand elle ne se confond pas avec un inventaire fermé, la double question de son infini et de son inachèvement, la question de ces objets qu’elle doit perdre ou oublier, et sans lesquels elle ne serait pas liste, en même temps qu’elle désigne en creux les relations de causalité qui, à l’inverse, permettent de construire des récits, c’est-à-dire des textes dont la narrativité négocie un temps finalisé qui n’est pas le temps, compulsionnel et vertigineux, de la liste. Liste ou mode d’emploi – et, par extension, les règles des jeux dont Perec était si friand – voilà ce qui, à des titres complémentaires, par déploiement dans le premier cas – la liste –, par compensation dans le second – le mode d’emploi –, renvoie à ce sentiment de la perte, en même temps qu’à son exploitation esthétique, pleinement revendiquée dans le texte perecquien, y compris autobiographique, comme dans W ou le souvenir d’enfance.
5Perte d’éléments dans le fonds mémoriel collectif, ainsi se comprend peut-être la perte de livres qui auraient pu être oubliés, ou rejetés hors de la bibliothèque de Perec, et qui l’auraient inspiré : en tout cas lacunes supposées dans les fonds constitutifs de toute bibliothèque, celle de Perec minorant le fonds ancien au profit, relatif, d’un disparate contemporain qui résulte lui aussi de la chute des relations logiques reliant des éléments par des liens forts en un tout qui se tient, c’est-à-dire au profit d’une juxtaposition au risque de l’éparpillement, au risque de l’érosion de l’ensemble, notamment dans les extrémités, surtout l’extrémité inférieure de la liste, celle de l’etc.
6Or le texte perecquien, à l’inverse, se fonde aussi sur une recherche d’organisation, de cohésion, mais qui s’érode de l’intérieur, du fait de cette tendance classificatoire, inventoriale, qui emprunte le support parataxique de la liste : le thème de la bibliothèque, dans la fiction, est soumis, on va le voir, à un traitement conforme à ce dispositif.
Bibliothèques et bibliothécaires dans La Vie mode d’emploi
7Dans La Vie mode d’emploi, des réseaux extrêmement serrés, tissés et méticuleusement organisés, intègrent tous les éléments, objets pour une part immotivés mis en place ici ou là, personnages retrouvés de loin en loin après leur première apparition, au bénéfice de microjustifications qui prennent leur sens dans le cadre d’espaces-temps multiples, dispersés, contribuant à la vie globale de l’immeuble et de ses habitants sur des décennies.
8Ces microjustifications ne se font pas au bénéfice d’une causalité transcendante : la mécanique narrative sophistiquée que Perec met en œuvre finalise la coprésence de personnages dans des situations communes, personnages que le cours de leurs vies a menés là, compte tenu de leur propre libre arbitre et de leur volonté individuels, et relatifs à des microdécisions et des micro-actions précises qui prennent pour eux un sens important, mais qui n’ont pas de sens transcendant lié au dynamisme général d’un récit qui obéit d’abord à un double principe d’inventaire et de logique combinatoire ; c’est pourquoi les forces actantielles en sont, sinon quasiment nulles, tout au moins disséminées.
9Dans le hall d’entrée, devant sa loge, la concierge lit la liste des habitants de l’immeuble, tenant à la main une photo figurant un homme qui
se tient debout à côté d’une bibliothèque tournante en acajou et cuivre, de style Napoléon III, au-dessus de laquelle se trouve un vase en pâte de verre rempli d’arums.5
Cet homme avait été, à la fin du XIXe siècle, victime d’une retentissante escroquerie : il avait naïvement acheté pour le « Très Saint Vase » (p. 125) dans lequel Joseph « d’Arimathie avait recueilli le sang du Christ » (p. 116) ce qui n’était en fait qu’une « espèce de gargoulette achetée dans un souk de Nabeul (Tunisie) » (p. 129), alors qu’il pensait l’assortir à sa collection d’unica, un « unicum » étant, « comme son nom le laisse deviner, un objet dont il n’existe qu’un exemplaire », « définition un peu vague », reconnaît le narrateur, puisqu’elle « recouvre plusieurs classes d’objets » (p. 117), et qu’elle suggère à son tour des problèmes d’inventaire et de taxinomie. Cet homme est James Sherwood, grand-oncle de Bartlebooth, un des personnages que l’on retrouve souvent dans le livre, et qui possède dans son appartement la susdite bibliothèque tournante auprès de laquelle son pharmacien de grand-oncle fut photographié. Or cette bibliothèque est arrivée en la possession de Bartlebooth en même temps que
d’autres meubles et de quelques objets de même provenance, dont un de ces unica si passionnément recherchés par le pharmacien – le premier phonographe à cylindre construit par John Kruesi sur les plans d’Edison. (p. 129)
Outre le procédé de mise en abîme, largement exploité par les nouveaux romanciers – la bibliothèque tournante présente dans un des appartements et apparaissant aussi dans la description d’une photo observée par la concierge – on est face à une logique implacable, qui fait que les éléments constitutifs du récit, personnages et objets, trouvent leur place dans un réseau extrêmement serré et sans failles de relations logiques justifiant leur voisinage ou leur contiguïté occasionnelle, en tout cas contingente, chacun d’eux, personnage ou objet, gardant une manière d’autonomie monadique parfois absurde, qui donne au récit son caractère pittoresque, insolite, parfois loufoque, et qui est liée à son caractére d’élément isolable d’inventaire, et/ou de liste dans un texte.
10Cette bibliothèque, venue de Boston où Sherwood mourut en 1900, a par ailleurs transité par Londres grâce à Priscilla, nièce de Sherwood, et est arrivée, pour raison d’héritage, en la possession de Bartlebooth, né l’année du décès de son grand-oncle (qu’il n’a donc pas connu) ; Priscilla avait en effet fait venir d’Amérique cette bibliothèque tournante dans un lot de meubles composant un
cabinet de travail en acajou du plus pur style colonial anglais, comprenant [aussi] un bureau, un fauteuil de repos, un fauteuil tournant et basculant, [et] trois chaises. (p. 129)
En somme, si cette bibliothèque a pu, isolément, bénéficier implicitement d’un statut symbolique particulier, elle apparaît aussi, dans le fil de l’histoire, comme simple objet, un meuble parmi d’autres.
11On trouve dans l’appartement du peintre Hutting transformé en atelier une autre bibliothèque-meuble, qui a la forme d’un « meuble en L, une bibliothèque sans fond » (p. 62) (on pourrait jouer sur les mots et ajouter un s). Présentée au bénéfice de sa fonction décorative, « de style vaguement chinois, c’est-à-dire avec des incrustations imitant la nacre et des ferrures de cuivre travaillées » (p. 62), de grandes dimensions, elle ne contient pas de livres, mais des objets divers qui nous ramènent au bric-à-brac évoqué tout à l’heure :
Sur le sommet de ce meuble s’alignent quelques moulages, une vieille Marianne de mairie, de grands vases, trois belles pyramides d’albâtre, tandis que les cinq étagères croulent sous un amoncellement de bibelots, de curiosités et de gadgets : des objets kitsch venus d’un concours Lépine des années trente : un épluche-patates, un fouet à mayonnaise avec un petit entonnoir laissant tomber l’huile goutte à goutte, un instrument pour couper les œufs durs en tranches minces, un autre pour faire des coquilles de beurre, une sorte de vilebrequin horriblement compliqué n’étant sans doute qu’un tire-bouchon perfectionné […]. (p. 62)
Ou alors, côté artistique, « des ready-made d’inspiration surréaliste – une baguette de pain complètement argentée – ou pop : une boîte de seven-up » (p. 62). J’interromps cette énumération, qui pourrait être interminable, et qui, par-delà son caractère vertigineux, est au service d’une profusion jubilatoire dont Perec devait s’amuser ; et je signale l’univers hétéroclite dans lequel cette bibliothèque elle-même se perd :
Dans le rectangle défini par ce meuble en L dont chaque branche se termine sur des ouvertures que des tentures de cuir peuvent venir masquer, Hutting a disposé un divan bas, quelques poufs, et un petit bar roulant garni de bouteilles, de verres et d’un seau à glace provenant d’un célèbre night-club de Beyrouth, The Star. (p. 63)
Ironie amère : au moment de La Vie mode d’emploi, Beyrouth est sous les bombes ; l’engagement politique de Perec, et ses liens personnels avec l’Histoire tragique, font qu’il n’y était certainement pas indifférent, pas plus qu’à la dictature de Pinochet, objet d’une brève déclaration qui conclut W ou le souvenir d’enfance6.
12Dans l’appartement de Madame Moreau il y a aussi une bibliothèque qui, a priori, semble bénéficier d’un statut d’autant plus valorisé qu’il ne s’agit plus seulement d’un meuble, mais d’une pièce entière dans l’appartement. Là encore Perec s’amuse. Madame Moreau, veuve d’un petit patron de menuiserie, a su faire prospérer l’affaire familiale jusqu’aux dimensions d’une entreprise de deux mille personnes. Mais un peu malgré elle, c’est-à-dire contre son caractère de paysanne simplement attaché à l’élevage de quelques poules. Elle s’acheta un appartement de luxe où elle offrait des repas somptueux, mais resta indifférente à l’argent et, en dehors de sa chambre, qu’elle fit insonoriser, elle abandonna l’aménagement du reste de l’appartement à la seule initiative, égocentrique et délirante, d’un architecte d’intérieur, seul concepteur de cette bibliothèque, elle aussi pour une part déviée de sa fonction, puisqu’il s’agit d’une bibliothèque-fumoir, lieu extravagant dont l’excès décoratif l’emporte sur sa fonction bibliographique. Les livres, il en est assez peu question d’ailleurs, si ce n’est de leur aspect luxueux : sur de « larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés en cuir havane, des livres d’art pour la plupart, rangés par ordre alphabétique »7. Plus importants, dans cette pièce transformée en ovale, et sous les rayonnages, ces « vastes divans, capitonnés de cuir marron », entre lesquels ont été installés de « fragiles guéridons en bois d’amarante tandis qu’au centre se dresse une lourde table à quatre-feuilles et à piètement central, couverte de journaux et de revues » (p. 134). De plus, certains « rayonnages […] ont été transformés en vitrines d’exposition » (p. 134). On remarquera notamment « une maison de poupée […] datant de la fin du XIXe siècle et reproduisant jusque dans ses moindres détails un typique cottage britannique » (p. 135). Avec, dans cette maison miniature, « un dispositif de rayon de bibliothèque en chêne teinté contenant l’Encyclopedia Britannica et le New Century Dictionnary » (p. 135), ce qui, comme dans les cas déjà mentionnés, et au bénéfice d’une nouvelle mise en abîme, prend place dans un nouvel assortiment hétéroclite d’objets divers donnant lieu une fois de plus à une liste, encore très longue.
13Regard ironique de Perec, fasciné, démultiplié dans cette nouvelle mise en abîme : la bibliothèque miniature dans la maison de poupée est elle-même élément décoratif de la bibliothèque kitch dans l’appartement de Madame Moreau, qui reconnaît que
l’installation est efficace et […] sait gré [à l’architecte] du choix de ces objets dont chacun est susceptible d’alimenter sans peine une agréable conversation d’avant-dîner. (p. 137)
14Ironie ou même dérision, quand il s’agit des fonctions professionnelles qui se rattachent aux bibliothèques. Ainsi d’un certain Grégoire Simpson, étudiant en histoire, qui occupa environ deux ans une des chambres de l’appartement de la famille Plassaert, et qui travailla pour le compte du « Fonds Astrat », du nom d’Henri Astrat, riche amateur et passionné d’art lyrique, qui avait cédé un legs à la bibliothèque de l’Opéra. Grégoire occupait la fonction de sous-bibliothécaire adjoint à temps partiel (emploi codé SB2ATP), collaborant, dans la même salle, au travail d’une sous-bibliothécaire « tout court », en fait sous-bibliothécaire principale à temps plein, tous deux sous la responsabilité d’un conservateur siégeant dans la pièce d’à côté. La tâche du SB2ATP consistait à découper, dans les journaux et revues, les articles relatifs à l’actualité de l’Opéra et précédemment sélectionnés et encadrés en rouge (je simplifie !) par la sous-bibliothécaire principale. Un contrôle financier, consécutif à l’enregistrement d’un déficit durable « par les bibliothèques en général et par la Bibliothèque de l’Opéra en particulier » (p. 301) mena un jour à supprimer, outre l’un des deux emplois de gardiens, celui du SB2ATP, le conservateur, soucieux de protéger son propre poste, ayant décidé « que la sous-bibliothéraire elle-même découperait les articles qu’elle jugerait “les plus importants”, et donnerait les autres à découper au gardien » (p. 302).
15Monsieur Echard, autre occupant de l’immeuble, est quant à lui bibliothécaire à la retraite. Ce personnage présenté comme sympathique – « la bonhommie même »8 (p. 178), nourrit une obsession singulière, sa « marotte [étant] d’accumuler les preuves qu’Hitler était toujours vivant » (p. 178). C’est-à-dire que l’activité d’archivage, affiliée chez ce personnage au registre de l’obsessionnel, se réfère, sous couvert d’une certaine légèreté de ton, à ce qu’il y a de plus tragique et qui, on le sait, jalonne l’ensemble de l’œuvre de Perec par ailleurs traversée par la question de l’anamnèse.
16À ce titre, un dernier personnage de La Vie mode d’emploi désigne avec force ce qui peut correspondre à une manière de contre-archivage dans la mesure où l’idée de perte que j’ai évoquée est surdéterminée chez ce Cinoc ( !) qui ne travaille pas dans le domaine des bibliothèques, mais dans celui des dictionnaires, plus précisément dans « la mise à jour des dictionnaires Larousse » (p. 361). Mais d’une curieuse façon. En effet,
alors que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude. (p. 361)
Ce « tueur de mots » (p. 361), c’est ainsi qu’il se nomme lui-même,
après cinquante-trois ans de scrupuleux services, […] avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures ; il avait rayé de la carte des dizaines d’îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers de chefs-lieux de canton ; il avait renvoyé à leur anonymat taxinomique des centaines de sortes de vache, des espèces d’oiseaux, d’insectes et de serpents, des poissons un peu spéciaux, des variétés de coquillages, des plantes pas tout à fait pareilles, des types particuliers de légumes et de fruits ; il avait fait s’évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes, de missionnaires, d’entomologistes, de Pères de l’Église, d’hommes de lettres, de généraux, de Dieux & de Démons. (p. 361-362)
Est-ce un hasard si ce désarchivage élimine des objets irréguliers ? Quoi qu’il en soit l’inventaire, ou le contre-inventaire, là encore, suit la pente de l’interminable. Et c’est comme par compensation que Cinoc, par la suite, s’assigna une autre mission, après des recherches approfondies suscitant encore un inventaire impressionnant de l’immense documentation consultée, la mission de rédiger « un grand dictionnaire des mots oubliés, non pas pour perpétuer le souvenir » de telle ou telle tribu méconnue d’Afrique, ou de telle ou telle variété d’insectes rares – c’est-à-dire des référents culturels précis quoique savants – « mais pour sauver des mots simples qui continuaient encore à lui parler » (p. 363), c’est-à-dire des signifiants inconnus pour des signifiés incertains. Le narrateur propose, sélectionnés parmi les plus de huit mille occurrences rassemblées en dix ans, une trentaine d’exemples de ces mots « au travers desquels vint s’inscrire une histoire aujourd’hui à peine transmissible » (p. 363) : « RUISSON (s.m.) / Canal pour vider un marais salant » (p. 364), « GIBRALTAR (s.m.) / Entremets de pâtisserie », « VIRGOULEUSE (s.f.) / Poire d’hiver fondante » (p. 365).
17Si l’humour, avec ces personnages singuliers et pittoresques, caractérise la surface du texte, des profondeurs surgit régulièrement ce sur quoi butte à la fois la logique du récit et celle de l’anamnèse, dans la fiction comme dans l’écriture de soi propre à W. Le narrateur de La Vie mode d’emploi a bien parlé d’une « histoire à peine transmissible ». On l’a vu, Cinoc, qui a pu se rattraper, tardivement, en collectionnant des mots désuets, hors d’usage, c’est-à-dire en réalisant un travail d’archivation quasiment vain – délectation poétique, mais personnelle et élitiste du signifiant vide – aura antérieurement passé le plus clair de son temps à faire un travail de désarchivation. Cas extrême, bien sûr, propre à l’invention romanesque.
Affirmations de la perte
18Or avant que La Vie mode d’emploi ne nous parle de ces bibliothèques démotivées, détournées, sans fonds, dans W ou le souvenir d’enfance, je l’ai déjà suggéré, le thème de la perte est délibérément pointé. À plusieurs reprises Perec échoue dans sa tentative de retrouver son enfance, sa mémoire lui fait régulièrement défaut. Il signale les trous de mémoire qui fragmentent son récit :
La Libération : je n’en ai gardé aucune image, ni de ses péripéties, ni même des déferlements qui l’accompagnèrent et la suivirent et auxquels il est plus que probable que je participai.9
19« De l’école elle-même, je ne me souviens pratiquement pas » (p. 184). Perte d’éléments dans le fil de la mémoire, et pas seulement dans la mémoire individuelle, celle de Perec autobiographe, puisqu’il a recours à la participation de membres de sa famille pour reconstituer le passé. Mais de ce côté-là aussi, défaillance : « Même ma tante et mes cousines ont beaucoup oublié » (p. 99). Défaillance également dans l’ordre de la mémoire collective, comme cela est clairement affirmé dans W :
Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie, sinon celle que j’ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée. (p. 98)
20Insistons sur ce point. Perec revendique de manière très explicite la distinction qu’il établit entre une démarche strictement personnelle, et un exercice engagé dans, et qui engage, la dimension collective ; c’est pourquoi il ne confond jamais ce qui relève de ses thérapies (il n’en parle d’ailleurs que très rarement), et cette écriture de soi qui relève bien de la littérature, même si une commune vocation cathartique les rassemble. À Franck Venaille : « Tout cela est une approche de ma propre histoire mais dans la mesure seulement où elle est collective, partageable »10. La mémoire de Perec, quand elle s’investit dans le roman, sa « mémoire fictionnelle » (p. 86) comme il l’appelle, est, dit-il, « une mémoire qui aurait pu m’appartenir » (p. 85). À Maurice Nadeau : « Les problèmes de mon intériorité me laissent un peu froid ; plus exactement je n’arrive plus à les considérer comme des points de départ ; […] j’ai besoin de voir plus grand »11.
21« Je sais que Je me souviens est bourré d’erreurs, donc que mes souvenirs sont faux ! »12. Mais cela se comprend dans la mesure où la démarche de Perec consiste, « à la fois à désacraliser [l’événement rapporté] et le restituer dans […] sa collectivité »13, puisque, ajoute-t-il, « dans le travail sur Je me souviens, je ne suis pas le seul à me souvenir »14. Il pourrait préciser : à ne pas me souvenir. Ainsi, à la défaillance et/ou la perte dans le travail d’anamnèse, correspondent les trous dans l’archive, les défaillances de l’archive bibliothécaire, ce qui nous ramène à cette dimension collective, excédant le seul cas de l’individu Perec.
22On peut, à ce titre, suivre l’idée de Dominique Rabaté qui parle de la fin d’une époque, celle de Proust, celle d’une anamnèse pleine et heureuse aboutissant au Temps retrouvé. C’est-à-dire celle de la perspective totalisante d’un savoir que ne trahirait pas une mémoire elle-même totale. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le travail de la mémoire est marqué « par le motif d’une perte originaire », interdisant « de penser vraiment toute origine en tant que telle »15.
23Il n’est pas certain, a-t-on dit, que la bibliothèque parisienne de Perec contienne tous les livres qui l’ont inspiré. Tout ce qui l’a inspiré ne relève évidemment pas que de la littérature, si l’on tient compte des fragments de réel qui ont pu chez lui donner lieu à inventaires et à classements avec leurs problèmes constitutifs. Et compte tenu de ce qui, à l’image du travail de Cinoc, aurait été ou aurait pu être déclassé, évacué du classement, plus concrètement, évacué des rayons de la bibliothèque, ou encore ignoré par elle. De loin en loin dans l’inventaire, quelques rares documents consacrés à la psychanalyse à laquelle Perec eut trois fois recours. Et notamment un article de Jean-Bertrand Pontalis dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, relatif à ses propres thérapies16. Une Bible, une seule suffit, évidemment. Rares également, jalonnant de loin en loin les rayonnages, des titres qui parlent d’eux-mêmes, La Jeune France juive, L’Espèce humaine de Robert Antelme. Rares mais relais très forts d’une problématique qui se déploie très explicitement dans W, où la recherche d’origine et la quête mémorielle aboutissent à une non-réponse. Ou dans les Récits d’Ellis Island, le voyage aboutissant pour Perec, au « lieu même de l’exil, le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle-part »17.
24Or l’archive, selon Jacques Derrida18, touche à un double principe que contient l’étymologie grecque, l’arkhé, ce qui est à la fois l’origine, là où les choses commencent, mais aussi le principe d’autorité puisque les archontes, magistrats supérieurs, détenaient le pouvoir politique de faire respecter la loi en même temps qu’ils avaient la compétence herméneutique d’interpréter les archives. Ajoutons, dans la même perspective, que le mal d’archive, c’est, dans l’idée d’être en mal de, souffrir d’un manque, mais en même temps obéir à la passion d’aller chercher l’archive là où elle se dérobe, par exemple dans le récit de W, ou à Ellis Island, ou encore en mettant en scène des bibliothèques détounées de leur fonction. Le mal d’archive renvoie donc et doublement à une défaillance dans la quête de l’origine en même temps qu’à un principe d’autorité qui vacille. La perte constitutive du mal d’archive est concomitante – je ne dis pas consécutive – d’une dé-transcendance qu’induit ce principe d’autorité vacillant, comme en témoignent ces dictionnaires des objets de la vie quotidienne, ces noms communs, ces objets immotivés qui encombrent les étagères des bibliothèques.
25De la bibliothèque à l’archive il y a la question du livre, le livre (petit l) contingent, pris dans les désordres du réel, mais aussi le Livre, avec un grand L, Perec posant sa judéité problématique sur une perte originaire dont il s’amuse avec provocation :
Je suis né le 25 décembre 0000. Mon père était, dit-on, ouvrier charpentier. Peu de temps après ma naissance les gentils ne le furent pas et l’on dut se réfugier en Égypte. C’est ainsi que j’appris que j’étais juif et c’est dans ces conditions dramatiques qu’il faut voir l’origine de ma ferme décision de ne pas le rester.19
Ainsi le mal d’archive trouve-t-il chez Perec une raison principielle qui induit dans l’œuvre une généalogie singulière du travail d’anamnèse, et l’écho est alors significatif avec cette hypothèse de la Bible comme archive de la psychanalyse : entendre par là le débat Freud-Yerushalmi-Derrida sur ce point, à partir de Moïse et le monothéisme. Or cette généalogie singulière de l’anamnèse chez Perec ne prend son sens, j’y insiste, qu’à partir de la dictinction très nette qu’il opère entre l’exercice cathartique individuel que recouvre la cure, et l’écriture qui, même de soi comme dans la moitié de W, est toujours renvoyée à l’espace collectif qui justifie l’existence même de ce qu’on appelle littérature.
26Enfin si le mal d’archive est, encore, l’expression « de la pulsion de mort s’exerçant contre la capitalisation de la mémoire »20, il engage cependant à penser la perte de l’origine dans des directions moins mortifères. Côté subversif, et côté humour.
27Côté subversif, conclusion-déconstruction, et les mots mêmes de Perec, à méditer : si ses souvenirs sont faux, affirme-t-il,
cela fait partie de cette opposition entre la vie et le mode d’emploi, entre la règle du jeu que l’on se donne et le paroxysme de la vie réelle qui submerge, qui détruit constamment ce travail de mise en ordre, et heureusement d’ailleurs.21
28Côté humour : parmi ces « Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir », écrit Perec, on trouve ceci : « Ranger une fois pour toutes ma bibliothèque »22. Ou encore ceci : « Me décider à jeter un certain nombre de choses que je garde sans savoir pourquoi je les garde »23. Quant aux « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », entre l’ordre et le désordre, écrit Perec, « il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête […], de fourre-tout », ou de « repose-chat »24 !
Notes de bas de page
1 Réalisé par Éric Beaumartin et Catherine Binet en 1983.
2 www.cabinetperec.org, Catalogue de la bibliothèque personnelle de Georges Perec.
3 Simonin, Boileau-Narcejac…
4 Agatha Christie, James Hadley Chase, Dashiell Hammett…
5 La Vie mode d’emploi [Hachette, 1978], Le livre de poche, 1980, p. 116.
6 « J’ai oublié les raisons qui, à douze ans, m’ont fait choisir la Terre de Feu pour y installer W ; les fascistes de Pinochet se sont chargés de donner à mon fantasme une ultime résonance : plusieurs îlots de la Terre de Feu sont aujourd’hui des camps de déportation. », W ou le souvenir d’enfance [Denoël, 1975], Gallimard, « L’imaginaire », 2004, p. 222.
7 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 134.
8 Quoique pas mécontent de la disparition de son épouse, une « véritable teigne » qui « s’étrangla avec une arête » (p. 180).
9 W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 183.
10 Je suis né, Le Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1990, « Le travail de la mémoire (entretien avec Franck Venaille) », p. 92.
11 Je suis né, op. cit., « Lettre à Maurice Nadeau », p. 56-57.
12 Je suis né, op. cit., « Le travail de la mémoire », p. 91.
13 Ibid., p. 82.
14 Ibid., p. 82-83.
15 Dominique Rabaté, « L’entre-deux : fictions du sujet, fonctions du récit (Perec, Pingaud, Puech) », www.fabula.org/forum/colloque99, p. 6.
16 Un tiré-à-part de Jean Pouillon dans la même revue, la Révolution psychanalytique de Marthe Robert, etc.
17 Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, avec Robert Bober, Institut national de l’Audiovisuel / POL, 1994, p. 56.
18 Voir Le Mal d’archive, Galilée, 1995.
19 Je suis né, op. cit., p. 10.
20 Betty Bernardo, « Adieu à Jacques Derrida », www.œdipe.org.fr, « Œdipe, le portail de la psychanalyse francophone », non paginé.
21 Je suis né, op. cit., « Le travail de la mémoire », p. 91 (je souligne).
22 Ibid., p. 106.
23 Ibid., p. 105.
24 Penser/Classer [Hachette, 1985], Le Seuil, « Librairie du XXIe siècle », 2003, p. 42.
Auteur
Maître de conférences, Université de Rennes II.
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