Conclusion
p. 335-340
Texte intégral
1Dans le cadre d’une biographie, définie comme une « histoire de cas », notre objectif ne pouvait être d’épuiser la connaissance de la psychologie d’un homme et du déroulement factuel d’une vie ; outre que l’historien du social et du politique ne peut se contenter de l’individuel, ces ambitions auraient menacé de nous faire totalement succomber à « l’illusion biographique » dont parle Pierre Bourdieu1, à cette « création artificielle de sens », à cette rationalisation a posteriori, à laquelle l'historien-biographe peut tenter d’échapper en partie. C’est ainsi Merlin de Douai, fruit d’une époque et d’un milieu, enfant d’une culture et membre d’une génération politique qui a ici retenu notre attention.
2A l’issue de notre étude, Merlin nous apparaît avant tout comme un juriste passionné, studieux, profond, subtil et intransigeant, qui ne cessa jamais d’être homme de loi et donna à son action politique un style et des caractères souvent issus de sa profession d’origine. Au travers de Merlin, c’est ainsi la question de l’engagement politique des juristes, et plus précisément des avocats, qu’il a fallu poser. En 1789, en effet, sa connaissance du droit, de l’histoire et de la philosophie politique, son habitude à représenter les intérêts d’autrui et son goût pour l’engagement public facilitèrent son élection aux Etats généraux. En ce sens, il est le représentant d’une catégorie socio-professionnelle particulièrement politisée de cette fin de siècle ; à l’Assemblée constituante, les avocats ne représentent-ils pas 40 % des élus du Tiers état2 ? Le pourcentage de députés juristes n’est-il pas d’au moins 20 % à l’Assemblée législative3, et d’environ 28 % à la Convention4 ? Cette omniprésence de l’avocat se retrouve à tous les degrés de l’activité politique. A Douai, 56 % des avocats inscrits au tableau de 1789 vont jouer un rôle public au cours de leur vie, soit dans une municipalité, soit dans un district, un canton, un département, un ministère ou une assemblée nationale ; à Rennes, le chiffre est de 385 %.
3Voué à une carrière essentiellement nationale, Merlin développa dans sa pratique politique nombre de caractères que l’on pourrait qualifier de culturels, parce qu’ils paraissent en grande partie spécifiques à son milieu. Versé dans les subtilités du droit, entraîné à l’art du raisonnement et de l’argumentation, il s’imposa comme un excellent législateur. Parce que plus attiré par le travail de cabinet que par la plaidoirie, à la différence de Robespierre ou de Danton, il préféra l’action dans le sein des comités aux joutes verbales des Assemblées ou des clubs ; sous la Constituante, il participa ainsi aux travaux de trois comités6 ; à la même époque, les avocats Treilhard et Tronchet se retrouvaient dans six commissions ; Barnave, Defermon et Lanjuinais dans cinq7 ! Dominant les comités de la Constituante, les avocats étaient reconnus comme les plus aptes à écrire la loi, et souvent à l’appliquer, puisqu’on leur reconnaissait d’indubitables qualités d’administrateurs.
4Les aptitudes professionnelles de Merlin étaient secondées par une rhétorique du désintéressement qui ressemblait beaucoup à celle des avocats8, mais ne correspondait qu’en partie à la réalité. Le député, puis le ministre, prétendait ainsi se placer au service du public et de l’Etat, sans en attendre la moindre compensation pécuniaire ; il assurait ne rechercher ni la gloire, ni la richesse et accordait, comme Robespierre, un grand prix à la morale. Ce fut peut-être également sa nature de juriste qui le poussa à strictement respecter la loi, même aux dépens de la justice. Cependant, le refus des factions et des partis, qui fut également l’un des traits de sa personnalité, nous semble plutôt se rattacher à sa naturelle méfiance pour l’engagement partisan, à son goût prononcé pour le consensus et peut-être aussi à une certaine pusillanimité.
5Par son sens de l’Etat, son désintéressement proclamé et ses qualités d’administrateur, Merlin se rapproche ainsi de ces juristes qui refusèrent le jacobinisme, contrairement à Robespierre, et ne cédèrent pas totalement aux séductions de la fortune, contrairement à Danton. A la manière de Reubell, de Defermon des Chapellières et de Lanjuinais, il apparaît comme une figure de ces nouveaux hommes de gouvernement, les avocats, qui allaient s’imposer comme les piliers de la vie politique du XIXe siècle. Si l’intérêt de ces hommes pour la politique était presque naturel, si leur engagement public s’expliquait par leurs qualités professionnelles et leur culture, leurs choix furent cependant en grande partie personnels. Merlin fut ainsi, non seulement un juriste en politique, mais un juriste engagé dans le combat révolutionnaire.
6Même s’il se montra constamment attaché à son indépendance, Merlin de Douai ne fut pas un homme isolé dans la Révolution ; si sa vision de la politique fut le reflet de sa condition de juriste, son parcours et ses choix l’attachèrent à une génération politique que nous avons définie comme une mouvance pré-libérale qui, après avoir renversé l’absolutisme, s’opposa assez généralement à la voie jacobine de la Révolution et se rejoignit partiellement dans la République thermidorienne puis dans l’Empire9. Si les Merlin, les Treilhard et les Cambacérès n’évitèrent pas toujours les pièges de l’opportunisme, ils restèrent fidèles à de grandes valeurs qui donnent une certaine cohérence à leurs parcours. Le chemin qui mena ces hommes vers la Terreur, puis vers le bonapartisme, ne fut ainsi pas uniquement celui de la peur ou de l’ambition ; en fait, il nous semble profondément lié aux événements, mais aussi à une certaine conception de la politique et de la société. L’étude de Merlin nous a ainsi conduit à esquisser les principales étapes de ce cheminement, et à nous interroger sur ses cohérences et ses contradictions. Si le tableau que nous en présentons ne peut strictement s’appliquer à toutes les personnalités évoquées, tant celles-ci paraissent fortes et différentes les unes des autres, il contribue tout au moins à illustrer l’évolution d’une génération confrontée à l’événement révolutionnaire.
7En 1789, un évident malaise social et une ancienne aspiration au renforcement des droits de la nation conduisirent Merlin à collaborer à la régénération du pays, qui permettait la victoire des talents et de la liberté. Si la rupture avec l’Ancien Régime était profonde, elle n’était pas totale, et jamais le député, malgré son discours, n’envisagea de faire table rase du passé ; il espérait une Révolution qui s’opérât dans l’ordre et jugeait indispensable le compromis avec la France Moderne, ce qui l’opposait nettement à un Robespierre, beaucoup plus idéaliste. Ainsi, derrière l'unanimité apparente des patriotes sur le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se formèrent, dès l’affaire d’Avignon, deux conceptions des rapports de la France avec ses voisins européens, dont seule celle de quelques démocrates demeurait fidèle aux principes du droit naturel ; bien avant 1792, date à laquelle est habituellement fixé le début de la dérive annexionniste de la Révolution, Merlin refusait de sacrifier les intérêts de la France à ceux de l’humanité et renonçait à transformer en profondeur les rapports internationaux. De même, s’il partageait avec Robespierre un même discours sur les devoirs du député envers ses commettants, il doublait ses propos d’un dévouement indubitable aux intérêts de ses électeurs, alors que Robespierre ne voulait consacrer ses travaux qu’au bien de l’ensemble de la nation, voire de l’humanité10.
8Dès 1790, Merlin n’entendait pas se laisser conduire par de simples principes et composait avec la réalité, et même avec l’héritage de l’Ancien Régime. N’avait-il pas transformé l’ancien provincialisme en une nouvelle solidarité, essentiellement départementale, il est vrai soumise à l’intérêt premier de la nation ? N’avait-il pas, dans sa conception des rapports entre nations, renoué dès 1790 avec une certaine raison d’Etat ? Par attachement à l’ordre et à l’intérêt public, Merlin donnait à « sa » Révolution, une voie à la fois libérale et pragmatique qui semblait trouver son aboutissement dans la Constitution de 1791 et les réformes de l'Assemblée constituante ; à la différence d’un Robespierre, il avait d’abord voulu accomplir la Révolution en France, pour la France et sans renier, tout au moins dans ses réalisations politiques, l’ensemble de l’héritage de la monarchie.
9En 1792, la guerre, la duplicité royale et bientôt le 10 août le conduisirent cependant à adhérer à la République. Dans l’immédiat, il ne remit pourtant aucunement en cause le nouvel équilibre économique et social. Ses missions aux armées, durant le premier semestre 1793, assouplirent cependant ses positions et lui montrèrent l’importance d’un objectif supérieur : le salut de la République. En Belgique et près de l’armée des Côtes de Brest, il eut à combattre les grands dangers qui menaçaient la République, se familiarisa avec les débuts d’une justice d’exception et reconnut Futilité d’une détention des suspects ; son ralliement à une Terreur judiciaire, légale par définition et temporaire par principe, qui semblait compatible avec la philosophie pénale dominante de l’époque, ne souleva ainsi guère de difficulté. L’adhésion des hommes de la Plaine à la Terreur, et même celle de nombreux montagnards, comme Barère et Baudot, peut donc s’expliquer par des circonstances extérieures et intérieures. Pour autant, les origines de la Terreur ne résident pas toutes dans ces événements et sont en partie plus profondes ; ainsi, seule « la nature de la culture révolutionnaire française »11, et peut-être plus encore les caractères de la culture jacobine, semblent expliquer pourquoi, à partir du printemps 1794, la Terreur fut assez fréquemment conçue comme un moyen de régénérer la nation et l’individu, d'épurer la France, de transformer en profondeur l’homme et la société.
10Merlin n’accepta jamais cette transformation des buts de la Terreur, ni celle de ses moyens ; comme nombre de députés de la Plaine, il continua d’envisager les mesures d’exception comme purement circonstancielles ; d’ailleurs, une fois le péril extérieur et intérieur écarté, il put applaudir sans se renier à la chute de Robespierre et au remplacement de la « Terreur » par la « Justice », ce qui ne signifiait aucunement un abandon de la loi des suspects et du Tribunal révolutionnaire, mais simplement un retour aux lois d’exception de l’année 1793 et au principe de la centralité du gouvernement. Pour les hommes de la Plaine, le 9 thermidor ne marquait ni le début d’une « réaction », ni un « non-événement », mais un simple réajustement de la politique du gouvernement révolutionnaire.
11Merlin et ses amis politiques ne sortirent cependant pas de l’expérience jacobine indemnes. S’ils prétendaient reprendre leurs idéaux de 1790, les Thermidoriens ne les corrigeaient pas moins au regard de leur expérience, et notamment de leur méfiance croissante du petit peuple. Sous la pression de l’opinion publique et à la faveur de la transformation de la majorité à l’Assemblée, Merlin se ralliait progressivement, et non sans réticences, à un libéralisme politique qui rejetait conjointement l’arbitraire de l’Ancien Régime, le jacobinisme et l’idée démocratique. Désormais, son ambition était d’instaurer le « règne de la loi ». L’expérience directoriale, chez Merlin, nous apparaît ainsi comme une vaine tentative pour clore la Révolution en tentant de maintenir un véritable équilibre entre les écueils royaliste et jacobin. Cette politique du juste milieu se solda cependant par un échec, facilité par la guerre, la nature des institutions, le recours aux lois d’exception et l’offensive contre l’Eglise, les émigrés et les néo-Jacobins.
12Retiré de la vie politique et profondément déçu par l’engagement public, Merlin allait accepter l’instauration du Consulat puis la dérive monarchique du régime. En homme d’ordre, il ne pouvait qu’apprécier le renforcement de l’autorité centrale ; en libéral, il applaudissait à la reconnaissance des talents et au respect proclamé des acquis essentiels de la Révolution : la souveraineté nationale, la vente des biens nationaux, la libéralisation de la propriété, la rationalisation de l’administration et de la justice. Afin d’assurer le retour à la paix publique, Merlin faisait la part du feu ; la même démarche, fréquemment facilitée par la générosité de Napoléon, explique probablement la transformation de nombreux autres révolutionnaires en bonapartistes.
13Derrière l’intérêt de Merlin pour le pouvoir et les honneurs, se dégage ainsi une indubitable fidélité à quelques grands principes12. Son attachement au strict respect de la loi, à un régime constitutionnel et représentatif, aux droits de l’homme, à la rationalisation de l’édifice judiciaire et administratif, à la propriété exclusive et à la codification s’était progressivement construit dès les dernières années de la France Moderne ; sa méfiance envers le peuple et la démocratie s’était affermie dans la crainte du jacobinisme, des sans-culottes et de l'anti-révolution ; sa faveur pour une Eglise exclue de la sphère du politique et pour un Etat fort, respecté et centralisé, s’était édifiée dans sa lutte contre les résistances à la Révolution. En praticien du droit et de la politique, Merlin de Douai annonçait la participation des avocats à la vie publique de la France contemporaine ; par son goût pour l’ordre et la liberté, par son attachement à l’essentiel des valeurs politiques et sociales des Thermidoriens, il avait posé quelques bases, à la fois théoriques et pratiques, des libéralismes de gouvernement du premier XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 Cf. Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 62-63, juin 1986, p. 69-72.
2 Lemay Edna Hindie, « La composition de l’Assemblée nationale constituante : les hommes de la continuité », R.H.M.C., no 24, 1977, p. 345 et 352.
3 Vovelle Michel, La chute de la monarchie (1787-1792), Paris, Le Seuil, 1972, p. 240.
4 Patrick Alison, op. cit., p. 260 ; l’auteur prend ici en compte les avocats et « hommes de loi ».
5 Cf. notre article, « L’engagement public et les choix politiques des avocats, de l’Ancien Régime à la Révolution. Les exemples de Douai et Rennes », R.D.Nord, no 302, 1993, p. 501-527.
6 Les Comités de Vérification des pouvoirs, de Féodalité et d’Aliénation des domaines nationaux.
7 Lemay Edna Hindie, « Les révélations d’un dictionnaire... », op. cit., p. 187.
8 Karpik Lucien, « Le désintéressement », op. cit.
9 Cf. la conclusion de notre première partie (Un homme, une génération).
10 Nous avons présenté une comparaison entre ces deux conceptions des rapports entre l’élu et ses commettants au colloque Robespierre : « Des Nations à la Nation. Obstacles et contradictions dans le cheminement politique de deux hommes des provinces du Nord : Robespierre et Merlin de Douai », dans Jessenne Jean-Pierre, Deregnaucourt Gilles, Hirsch Jean-Pierre et Leuwers Hervé, éd., op. cit., p. 73-87.
11 Furet François, « Terreur », dans Furet François et Ozouf Mona, s.dir., Dictionnaire critique..., op. cit., p. 167.
12 Cf. nos conclusions des parties II (L’ordre et la liberté. La rivalité de deux exigences politiques) et III (Les limites du renouveau de l’ordre civil).
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