Dans le cartable ou sous le pupitre : lectures de collégiens au XIXe siècle
p. 309-320
Texte intégral
1Dans le roman de formation du XIXe siècle, à une époque où le roman se veut « miroir » des pratiques culturelles comme de la société, une place importante est donnée à la représentation de la lecture. On assiste à une mise en abyme du livre dans le livre, que deux raisons peuvent expliquer.
2Il peut s’agir de rechercher l’« effet de réel » et, dans cette perspective, les témoignages romancés intéressent l’historien, qui considère souvent le roman avec circonspection, mais en retire des informations. Cependant, remarque Jean Hébrard,
dans la plupart des cas, ces figures [du lecteur] ont été prises au premier degré sans que l’historien se soucie du rôle que l’écrivain fait jouer aux récits de lecture dans la construction fictionnelle ou dans le contrat de lecture.1
En effet, dans une approche plus littéraire, la mise en fiction de la lecture tend aussi à donner l’idée du rôle du livre dans le processus de formation. La mention de ces lectures et des conditions dans lesquelles elles sont faites indique des étapes de l’émancipation sociale ou intellectuelle de l’adolescent.
3On se limitera ici à des romans du XIXe siècle qui se réfèrent à l’enseignement secondaire et aux lectures à la maison des élèves, qui appartiennent à des milieux aisés en général. La filière primaire, totalement distincte à l’époque, relève d’une problématique assez différente. « Bibliothèques en fiction » donc, mais on peut supposer une forte dose d’autobiographie dans ces récits de formation. Paradoxalement, d’ailleurs, on peut se demander si le roman ne serait pas plus représentatif, plus « sincère » sur la question de la lecture qu’une autobiographie où le sujet a tendance, parfois, à s’ériger en exception.
4Dans le cartable figureront les livres dûment autorisés, parfois estampillés par l’institution ; sous le pupitre, en revanche, se font les lectures clandestines. Ces romans et les livres qu’ils citent permettent de définir des parcours : du conformisme à l’émancipation, puis à la transgression.
Le conformisme
Accepter les interdits
5L’élève docile s’interdit, tout d’abord, de lire ce qu’il ne faut pas lire. Le discours prescripteur est impératif en ce domaine. Au XIXe siècle, on se défie de la lecture en général, aussi bien dans le public que dans le domaine de l’éducation. On connaît l’apostrophe que Stendhal prête au père Sorel interpellant Julien : « Chien de lisard ! »2, qui peut se comprendre par la différence de génération et de mentalité entre le père et son fils. Mais plus étonnante est cette condamnation de la lecture chez des éducateurs : « Les grands liseurs sont d’ordinaire des cerveaux creux, des esprits légers, suffisants et ignorants » écrit en 1864 l’abbé Goudé3.
6L’Église est virulente dans ces interdits ; ainsi Mgr Dupanloup se montre-t-il véhément :
Il y a, dans des maisons même chrétiennes, où se trouvent, où on reçoit des jeunes gens, des jeunes personnes, il y a des bibliothèques nullement fermées, accessibles à tous, même aux enfants, aux domestiques, et où on laisse sans scrupule les livres les plus dangereux4. Il pourrait suffire d’une page de ces livres pour empoisonner à jamais un jeune esprit, un jeune cœur : et on laisse ces livres sous la main de tous. Une telle habitude, qui nous vient d’un autre siècle, est absolument inconcevable dans des maisons chrétiennes.5
Au début du XXe siècle, un autre ecclésiastique, l’abbé Bethléem, dresse un catalogue des Romans à lire, romans à proscrire, intéressant à consulter aujourd’hui pour comprendre ces interdits.
7Selon une perspective différente, Barrès aussi condamne une certaine forme de lecture dans Les Déracinés :
Dans chaque quartier de lycée se trouve une petite bibliothèque, composée d’après l’âge des élèves. L’apprenti philosophe y connaît à travers de faibles contradicteurs les grands esprits libres. Malmenés, parfois injuriés par les éditeurs universitaires, ils se présentent à l’enfant comme des révoltés, des proscrits : par là son imagination, qu’ils auraient bien su ébranler, est plus fortement séduite. Il les lit sous la flamme du gaz, dans un lieu infecté par tant d’adolescents pressés, dans une atmosphère de contrainte, de malaise, d’irritation et de grossièreté. Son sang en est brûlé ; sous leur poids, son âme prend une pente selon laquelle dorénavant coulera tout ce qu’elle recevra de la vie. Le grand air, les horizons libres, la douceur d’une jeunesse passée dans une harmonie d’intérêts naturels et d’affections, donneraient à de tels livres un sens qu’ils n’ont pas dans les cellules d’un lycée.6
Ce que Barrès déplore ici, c’est moins la lecture des philosophes que les conditions de l’enseignement, le poids de la collectivité et le contrôle des ouvrages. L’existence de bibliothèques de « quartier », comme l’on disait, ou de bibliothèques de classe, n’était d’ailleurs pas si répandue7.
Accomplir les lectures prescrites
8Les ouvrages scolaires, les livres-outils ou les textes imposés sont des lectures indigestes mais obligatoires, comme le raconte Vallès8 quand son héros, Jacques Vingtras, veut être premier de la classe et faire plaisir à ses parents :
Ce Gradus ad Parnassum où je cherche les épithètes de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur !
Mon Alexandre a les coins mangés ; c’est moi qui les ai mordus de rage et j’ai de son cuir dans l’estomac.
Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare ; je m’en bourre, je l’avale comme de la boue.9
9Les nombreuses mentions de livres scolaires dans les romans ont presque toujours valeur péjorative. Ces livres sont l’objet de performances de jeunes savants comme chez Taine, dans son roman partiellement autobiographique, Étienne Mayran, où le héros traduit César à livre ouvert, pour impressionner l’entourage et être admis dans une pension10 (on voit Julien Sorel faire de même avec le Nouveau Testament et Pierre Noëllet, dans un roman de René Bazin, avec le De Viris de Lhomond).
10Les romanciers sont sévères pour les modèles rhétoriques (comme le manuel de Pierrot, cité par Vallès) qui représentent l’apprentissage de l’artifice et sont condamnés comme tels. Ils notent aussi la lassitude des jeunes élèves devant un livre éducatif, Anacharsis de l’abbé Barthélémy, intitulé exactement Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du IVe siècle avant l’ère vulgaire (1788). Ce livre que Martyn Lyons classe parmi les « best-sellers de longue durée », diffusé à des dizaines de milliers d’exemplaires dans la première moitié du XIXe siècle, était utilisé en classe, donné en prix11. Jean Ajalbert, dans Le P’tit, fait soupirer son héros, après une distribution des prix : « Ça faisait deux ans de suite qu’on lui colloquait les Voyages du jeune Anacharsis ! »12. C’est aussi la seule lecture mentionnée de Charles Bovary, élève13.
11L’apprentissage des langues anciennes, souvent évoqué dans les romans qui ont pour cadre le collège, est marqué par la répétition, le ressassement. Erckmann-Chatrian fait dire à un notaire, maître Nablot :
Je vous ai raconté ma première année de collège. Les quatre années suivantes ressemblèrent à celle-là d’une façon déplorable […]. Après le De viris illustribus urbis Romae, le Cornelius Nepos, le Selectae è profanis, le Virgilii Eclogae, le de Senectute, les Géorgiques, les Odes d’Horace, Moecenas atavis, etc. ; sans parler de la Chrestomatie grecque, de la Cyropédie de Xénophon, du premier livre de l’Iliade ; du rudiment, du rudiment, du rudiment ; des temps primitifs et des temps primitifs ; de la grammaire et de la grammaire ; des règles et des règles ; le tout sans explications ! […] enfin des mots, des mots, toujours des mots !14
12Le linguiste Michel Bréal confirme les dires des romanciers, écrivant tout le mal qu’il pense de Lhomond : « On ne voit d’autre préoccupation dans ses livres que de réduire tout enseignement à un exercice de mémoire et de rendre superflu même le plus léger effort de raison »15. Et Darien plaisante, dans Le Voleur, en se demandant à quoi sert l’imprimerie, puisqu’on trouve toutes faites sur les quais, à bon marché, les traductions sur lesquelles pâlissent les élèves16. Il faut, soit une bonne dose de conformisme, soit un manque de maturité pour se plier à cet apprentissage où le livre apparaît comme un facteur d’aliénation. Jules Renard imagine la lettre suivante de Poil de Carotte à son père qui va en voyage à Paris :
Je profite de l’occasion pour te demander si tu ne pourrais pas m’acheter un ou deux livres. Je sais les miens par cœur. Choisis n’importe lesquels. Au fond, ils se valent. Toutefois je désire spécialement La Henriade, par François Marie Arouet de Voltaire, et La Nouvelle Héloïse, par Jean-Jacques Rousseau. Si tu me les rapportes (les livres ne coûtent rien à Paris), je te jure que le maître d’étude ne me les confisquera jamais.17
Étrange argumentation, pour un choix tout aussi étrange qui révèle un rapport au livre sans appétit personnel.
13Une étape suivante du développement de l’élève est celle d’une certaine émancipation par rapport à ces lectures imposées.
Émancipation
Lectures détournées
14En maintenant un apparent conformisme, il est possible de détourner le livre de son usage. Il est des lectures tolérées, censées détenir une valeur éducative, qui stimulent l’imagination bien plus que ne le pensaient les maîtres : ainsi Télémaque, autre best-seller scolaire dont le but, comme pour Anacharsis, était de permettre la découverte du monde méditerranéen de l’Antiquité, vaut-il surtout, aux yeux de Pierre, le personnage du Roman d’un enfant de Loti, pour d’autres pensées qu’il suggère :
Par extraordinaire, cela ne m’ennuyait pas trop ; je voyais assez nettement la Grèce, la blancheur de ses marbres sous son ciel pur, et mon esprit s’ouvrait à une conception de l’antiquité qui était bien plus païenne sans doute que celle de Fénelon : Calypso et ses nymphes me charmaient...18
Ce Robinson Crusoé dont Rousseau vantait l’incomparable valeur éducative, que Monsieur Bihorel propose à Romain Kalbris19 comme modèle, inspire à Jacques Vingtras, le héros de Vallès, une rêverie qui l’éloigne totalement du réel ; Daudet, dans Le Petit Chose (1868), comme Paul Margueritte, dans Histoire d’un petit garçon (1894) ont montré comme ce livre ouvre sur les jeux d’un riche imaginaire.
15Il suffit parfois d’un simple titre pour cette ouverture sur l’imaginaire. Le Collège incendié, de Julie Delafaye-Bréhier, est un récit édifiant publié en 1820, souvent réédité et donné en prix au XIXe siècle. Il s’agit du voyage de quatre amis, qui, à la suite de l’incendie accidentel de leur collège, rentrent chez eux à pied en faisant, au long du trajet, des rencontres parfois amusantes, parfois plus graves, d’où ressort toujours une morale. Le petit Pierre Nozière d’Anatole France n’en a pas gardé très bon souvenir :
Je me rappelle un Collège incendié qu’on me donna avec les meilleures intentions du monde. J’avais sept ans et je compris que c’était une niaiserie. Un autre Collège incendié m’eût dégoûté des livres, et j’adorais les livres.20
Mais Jacques Vingtras, chez Vallès, n’a retenu de ce livre que le titre (évoqué plusieurs fois dans les œuvres de Vallès) et le fantasme de destruction que suscite ce Collège incendié.
16Le détournement est plus inattendu dans le cas des Vies des Saints, présentes dans tant de foyers au XIXe siècle, de même que la Légende dorée de Jacques de Voragine. Ces narrations édifiantes de vies hors du commun, de supplices raffinés, peuvent troubler les jeunes esprits, Zola le montre dans Le Rêve : violence et sadisme ne sont jamais loin dans ces récits.
17Ce détournement du sens du livre, qui peut passer inaperçu des éducateurs, est rapporté par les romanciers comme une preuve d’anticonformisme, de liberté d’esprit de leurs héros. Il faut aussi une certaine fermeté pour refuser de lire ce qui est imposé. Pierre Loti affiche dans son roman autobiographique, Le Roman d’un enfant, un grand dédain des livres (qui perdurera chez l’auteur jusqu’à son discours de réception à l’Académie française, provocation suprême) : « Je ne lisais jamais moi-même et dédaignais beaucoup les livres »21, et il raconte, non sans fanfaronnade, l’oubli d’un livre d’histoire de Duruy, abandonné aux escargots dans un carré d’asperges22. Cette affirmation est plutôt rare cependant, tant elle suppose de distance par rapport aux règles tacites de la communauté culturelle. Elle fonde le soupçon d’insincérité évoqué plus haut à propos de l’autobiographie.
Refuser d’admirer
18C’est presque devenu un topos, dans les romans de la fin du XIXe siècle, que de critiquer la place excessive donnée à l’enseignement des humanités dans les collèges et les lycées. Alphonse Karr, dans Raoul Desloges ou un homme fort en thème, avait montré, dès 1850, qu’un bachelier peut devenir ce qu’il était convenu alors d’appeler un « fruit sec » : un bon à rien. D’autres romanciers, par la suite, vont insister sur des anecdotes, ou des titres, qui permettront de mesurer la distance critique du personnage avec l’enseignement qu’il reçoit.
19Ainsi Erckmann-Chatrian, dans Les Années de collège de Maître Nablot :
Quand on me parlait de la beauté d’une ode d’Horace, d’un chant d’Homère, d’un discours de Demosthenes, je me figurais qu’on voulait se moquer de moi ; que rien n’était plus ennuyeux ; que tous ces gens-là radotaient, qu’ils cousaient des mots les uns au bout des autres, d’après les règles de la syntaxe […] ; et Bossuet, Corneille, Racine, Boileau me produisaient le même effet ; leurs chefs-d’œuvre me faisaient suer à grosses gouttes !23
Ce roman a une valeur polémique explicite, il s’agit pour les auteurs de dénoncer les dérives de l’enseignement, sous la Monarchie de Juillet (mais le roman a été publié en 1874).
20Le thème parcourt les romans de la deuxième moitié du siècle ; curieusement on retrouve une anecdote presque identique sous la plume d’écrivains aussi différents que Vallès et Loti. À propos d’une épithète homérique24, transcrite Polufloisboio, les maîtres respectifs des deux personnages leur en font admirer l’harmonie imitative, et Vallès, dans Le Testament d’un blagueur, fait dire au professeur que cette admiration est le signe d’une maturité nouvelle ; pour le héros, pourtant, c’était seulement l’occasion d’un calembour très approximatif, « poilu-fosses-boyaux »25. Loti fait de même, en indiquant simplement qu’il aurait pu admirer tout seul, sans qu’on insiste lourdement26. La rencontre de ces deux anecdotes indique sans doute le ressassement des jugements par les professeurs, mais dans les deux cas sert à marquer la désinvolture des élèves.
21Cette distance critique, étape de la construction de la personnalité, peut donner un sentiment de culpabilité à un personnage jusque-là fidèle aux normes ; ainsi, dans l’amusant roman de Jules Girardin, Les Braves Gens (1873) :
On expliquait Virgile ; Énée évoquait les grandes images du passé, les fantômes des Troyens illustres qui avaient succombé ; le passage était pathétique. Énée sentait ses cheveux se hérisser sur sa tête, sa parole s’arrêter dans sa gorge : il pleurait. Jean, préoccupé d’autre chose, étouffa un bâillement derrière sa main, et trouva, pour la première fois, que le pieux Énée pleurait bien souvent. Il se reprocha cette mauvaise pensée, et il y eut en lui comme une lutte entre son respect pour Virgile et une forte envie de le trouver importun. L’explication continue. Par malheur, voilà une autre catastrophe : Énée verse des larmes abondantes. Encore ! se dit Jean impatienté.27
Analyse assez fine, sous la plume d’un romancier, brillant agrégé de grammaire, qui veut montrer par cet exemple l’appel excessif au sentiment de l’admiration, corroboré encore par Michel Bréal, dans un jugement exactement contemporain : « Admirons un peu moins les Anciens et étudions-les davantage »28.
22Ce doute sur les valeurs enseignées peut même marquer une étape décisive dans la progression d’un esprit vers l’âge adulte, et Taine, dans Étienne Mayran, fait de la question subitement posée par son personnage : « À quoi servent les vers latins ? »29 un moment clé de la narration, puisque Étienne se révolte alors contre la dépendance dans laquelle le tiennent ses maîtres, dans une pension où l’on ne prépare les élèves qu’à briller au Concours général. De ce doute à la transgression, la distance n’est pas grande, la mention des lectures faites en cachette (sous le pupitre) illustre cette étape du développement.
Transgression
Lectures interdites
23Les récits de formation mentionnent souvent les lectures interdites comme déterminantes dans la formation du héros. On se souvient du caractère clandestin des lectures d’Emma Rouault, pensionnaire : la lingère « prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier. […] Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu’elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c’était une affaire ; on les lisait au dortoir »30. Si certaines lectures sont interdites, ce n’est pas forcément parce qu’elles traitent de sujets tabous comme la sexualité ou la politique, ce peut être aussi parce qu’elles sont considérées comme indignes. Ainsi Jacques Vingtras, fils de professeur, négocie avec un camarade, contre des exemptions, le prêt de volumes qui le font rêver : « La Vie de Cartouche, les Contes du Chanoine Schmidt [sic], les aventures du Robinson suisse ! »31.
24Si le Robinson suisse de Wyss, et les Contes de Schmid sont des lectures édifiantes que seule l’obsession parentale de la réussite scolaire peut rendre clandestines, il n’en est pas de même pour la Vie de Cartouche, un ouvrage très diffusé de la Bibliothèque Bleue, qui présente bien sûr à l’enfant un modèle peu recommandable de marginalité. Imiter, pour l’obtenir, la signature de son père est un « crime » que Vallès raconte plaisamment. Le monde de Robinson, de Cartouche, d’autres aventuriers encore, vastes espaces riches en péripéties, est opposé à celui, si clos et répétitif, de l’école. La lecture est alors un chemin vers les pays « où l’on souffre, où l’on travaille, mais où l’on est libre »32, comme l’écrit joliment le héros de Vallès.
25Quant à l’ouverture sur le monde de l’amour et de la sensualité, c’est parfois la poésie qui l’apporte. Loti, dans Le Roman d’un enfant, revient à deux reprises sur « un poète défendu nommé Alfred de Musset », dont les vers, récités par un camarade de classe, « [le] troublaient comme quelque chose d’inouï, de révoltant, de délicieux »33. Le volume est dans la bibliothèque familiale, mais sur un rayon interdit. L’adolescent, quelques pages plus loin, va cependant transgresser cet interdit et ouvrir le livre « avec un battement de cœur », et cette lecture induit « je ne sais quels petits rêves enfantins de nuits d’Espagne, de sérénades andalouses… »34. Rien que de bien anodin, en somme ; l’émancipation est plutôt dans l’acte de dérober le livre que dans la teneur de la lecture.
26Autrement pervers est le rôle que Mirbeau donne à la poésie dans l’itinéraire tourmenté de son personnage Sébastien Roch. C’est un prêtre pédophile, le Père de Kern, qui a perçu la grande sensibilité du jeune garçon, et qui utilise la poésie pour développer en lui « une atmosphère énervante et voluptueuse » :
Il récita des vers de Victor Hugo, de Lamartine, d’Alfred de Vigny, de Théophile Gautier, lut des pages de Chateaubriand. Et ces vers et ces proses avaient, dans sa bouche, des musiques engourdissantes, des harmonies encore inentendues, de surnaturelles pénétrations. Sébastien, en les écoutant, se sentait comme bercé dans d’étranges hamacs, le front rafraîchi par des souffles parfumés d’éventails, tandis que devant lui, à l’infini, se déroulaient des paysages de rêve, vaporeux et nacrés, des forêts vermeilles, hantées de figures de femmes, d’ombres tentatrices, d’âmes plaintives, d’amoureuses fleurs, de voluptés errantes et tristes.35
Dans le climat claustral des collèges, la poésie est une des seules voies d’accès au monde de l’amour et du plaisir sensuel. L’utilisation de telles références pour montrer l’éveil d’un adolescent est donc absolument plausible.
Lectures essentielles
27L’étape ultime d’un itinéraire personnel en fiction est celle des choix : les romanciers mentionnent des lectures qui peuvent orienter la vie, révéler le plaisir intellectuel aussi. Le jeune homme, s’il est ou se sent opprimé, prend conscience de ses droits ; la lecture du Code civil, mentionnée par Vallès et par Darien, pour austère qu’elle soit, manifeste une volonté de les connaître et de les faire respecter.
Un après-midi, j’ai pu m’introduire sans bruit dans la bibliothèque [de son grand-père], saisir un Code, le cacher sous ma blouse et me réfugier, sans être vu, derrière le feuillage d’une tonnelle, au fond du jardin.
Avec quel battement de cœur j’ai posé le volume sur la table rustique du berceau ! Avec quelles transes d’être surpris avant d’avoir pu boire à ma soif à la source de justice et de vérité, avec quels espoirs inexprimables et quels pressentiments indicibles ! Le voile qui me cache la vie va se déchirer tout d’un coup, je le sens ; je vais savoir le pourquoi et le comment de l’existence de tous les êtres, connaître les liens qui les attachent les uns aux autres, les causes profondes de l’harmonie qui préside aux rapports des hommes, pénétrer les bienfaisants effets de ce progrès que rien n’arrête, de cette civilisation dont j’apprends à m’enorgueillir. Non, Ali-Baba n’a point éprouvé, en pénétrant dans la caverne des quarante voleurs, de tressaillements plus profonds que ceux qui m’agitent en ouvrant le livre sacré ! Non, Ève n’a pas cueilli le fruit défendu, au jardin d’Éden, avec une émotion plus grande ; le Tentateur ne lui avait parlé qu’une seule fois de la saveur de la pomme – et il y a si longtemps, moi, que j’entends chanter la gloire du Code, du Code qui est formel !36
Le texte est marqué de l’ironie de Darien ; le jeune voleur est cependant très déçu de sa lecture, ayant commencé par les articles qui traitent du régime dotal et de la mitoyenneté… Pour une première transgression, c’est une fausse piste.
28Plus fondatrice est la lecture de Jacques Vingtras ; déjà partiellement libéré de l’emprise de ses parents, le héros de Vallès découvre à Paris, par des amis, des livres d’histoire de la Révolution (on peut penser à celle de Michelet), qui vont le transformer :
J’ai sauté d’un monde mort dans un monde vivant. – Cette histoire que je dévore, ce n’est pas l’histoire des dieux, des rois, des saints, – c’est l’histoire de Pierre et de Jean, de Mathurine et de Florimond, l’histoire de mon pays, l’histoire de mon village ; il y a des pleurs de pauvre, du sang de révolté, de la douleur des miens dans ces annales-là, qui ont été écrites avec une encre qui est à peine séchée.37
Ainsi naît la vocation de l’écrivain et du journaliste, par la grâce d’une lecture qui prend vie.
29Mais la transgression, c’est aussi, pris en bonne part, le passage d’une autre frontière, celle qui sépare le monde de l’enfance du monde adulte. L’illumination, le plaisir pur de la lecture, peuvent survenir grâce aux textes les plus inattendus. Dans un bel épisode du roman de Taine, Étienne Mayran lit le dialogue de Platon, Hippias, et tout à coup découvre vraiment la littérature, parce que le dialogue socratique renvoie à son expérience vécue de la nature, des relations interhumaines.
Il tenait un dialogue de Platon, qu’il avait reçu en prix, et qu’il avait ouvert à cause de la nouveauté et de la reliure. Pour la première fois, il était touché par une chose proportionnée à son esprit, et qui pour lui était vivante. La barrière rigide qui sépare les livres d’hommes et les intelligences d’enfants venait de craquer sur un point. […] Pour la première fois de sa vie, il lisait par-delà l’imprimé, il achevait tout bas les réponses commencées, il entrevoyait des couleurs et des formes, chaque phrase tombait sur une expérience faite, éveillant non plus une idée sèche, mais un groupe d’émotions, de pressentiments et de souvenirs.38
La lecture prend vie, et permet au héros de lire « par-delà l’imprimé » et de progresser intellectuellement en comprenant les processus de la pensée. Et pourtant, c’est un dialogue de Platon, un de ces textes grecs souvent honnis par les élèves ! Mais quand est venu le temps de la maturité, le livre, de scolaire qu’il était, devient compagnon de vie. Moment essentiel dans le cheminement du personnage, et bel éloge de la lecture.
30On ne voit guère de bibliothèque vraiment organisée, dans cette fréquentation des livres par les collégiens du XIXe siècle. Ce n’est qu’à la fin du siècle, notamment sous l’impulsion du ministre Jules Simon, que la bibliothèque prendra sa place dans le cadre scolaire. Mais les lectures qui ont été évoquées marquent par leur diversité. De ce parcours à travers quelques romans se dégage l’idée essentielle de choix : l’art de la fiction, celui du romancier qui doit déterminer et mettre en lumière des étapes, des épisodes essentiels dans la vie de ses héros, est un art du choix. Pour les personnages aussi, de soumission en refus, de transgression en affirmation, le rapport aux livres est un choix. Après tout, la bibliothèque, même virtuelle, monde condensé, avec ses interdits et ses sollicitations, ne peut-elle pas nous apparaître comme une vaste métaphore de la vie offerte aux choix d’une personnalité en formation ?
Notes de bas de page
1 Jean Hébrard, « Peut-on faire une histoire des pratiques populaires de lecture à l’époque moderne ? Les “nouveaux lecteurs” revisités », dans Roger Chartier éd., Histoires de la lecture, IMEC éditions, 1995, p. 134.
2 Stendhal, Le Rouge et le Noir [1830], I, 5.
3 Abbé Goudé, Le Collège, prélude à la vie du monde. Conseils à la jeunesse [Bray, 1864], p. 91, cité par André Chervel, Les Auteurs français, latins et grecs au programme de l’enseignement secondaire de 1800 à nos jours, INRP, 1986, p. 17.
4 L’auteur vient de parler de Voltaire, notamment du Dictionnaire philosophique.
5 Mgr Dupanloup, De la haute éducation intellectuelle, Douniol, 1870, note, p. 52.
6 Maurice Barrès, Les Déracinés [1897], Gallimard, « Folio », 1988, p. 83.
7 On peut voir à ce sujet Julien Bézard, De la méthode littéraire. Journal d’un professeur dans une classe de première, Vuibert, 1911, p. 9-10.
8 Voir sur ce point notre article : « Lectures licites et illicites de l’élève Vingtras », Autour de Vallès, n° 34, 2005, Vallès à l’école, p. 15-30.
9 Jules Vallès, L’Enfant [1879], dans Œuvres II, Roger Bellet éd., Gallimard, « La Pléiade », 1990, chap. XVI, p. 269. Le dictionnaire français-grec de Charles Alexandre fut le premier ouvrage scolaire édité par Hachette. Le Gradus ad Parnassum est un dictionnaire de métrique utilisé pour les épreuves de vers latins.
10 Hippolyte Taine, Étienne Mayran [1910], M. Sell, 1991, p. 40-41.
11 Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle, Promodis / Cercle de la librairie, 1987, p. 97. L’ouvrage de l’abbé Barthélemy est consultable sur le site Gallica de la BnF.
12 Jean Ajalbert, Le P’tit, Librairie illustrée, 1886, p. 94.
13 Gustave Flaubert, Madame Bovary [1857] : « Le soir de chaque jeudi, il […] lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude » (I, 1).
14 Erckmann-Chatrian, Les Années de collège de Maître Nablot [Hetzel, 1874], Omnibus, 1999, p. 448.
15 Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique en France, Hachette, 1872, p. 171.
16 Georges Darien, Le Voleur [1897], dans Voleurs !, Omnibus, 1994, p. 336.
17 Jules Renard, Poil de Carotte [1894], dans Œuvres I, Gallimard, « La Pléiade », Léon Guichard éd., 1970, p. 721. Son père lui répond : « Les écrivains dont tu me parles étaient des hommes comme toi et moi. Ce qu’ils ont fait, tu peux le faire. Écris des livres, tu les liras ensuite » (ibid.).
18 Pierre Loti, Le Roman d’un enfant [1890], Flammarion, « GF », 1988, p. 166.
19 Hector Malot, Romain Kalbris [1869], dans Des Enfants sur les routes, Laffont, « Bouquins », 1994, p. 41.
20 Anatole France, Le Livre de mon ami [1885], Œuvres I, Gallimard, « La Pléiade », 1984, p. 557.
21 P. Loti, op. cit., p. 77.
22 Ibid., p. 154.
23 Les Années de collège de Maître Nablot, op. cit., p. 449.
24 Épithète que l’on trouve dans L’Iliade (I, 34), pour évoquer le grondement de la mer.
25 Jules Vallès, Le Testament d’un blagueur [1869], Œuvres I, Gallimard, « La Pléiade », 1975, p. 1113-1114.
26 P. Loti, op. cit., p. 214.
27 Jules Girardin, Les Braves Gens, Hachette, 1873, p. 160. Cf. L’Énéide, II, 48 et le contexte.
28 M. Bréal, op. cit., p. 219.
29 H. Taine, Étienne Mayran, op. cit., p. 67.
30 G. Flaubert, Madame Bovary, I, 6.
31 J. Vallès, L’Enfant, op. cit., p. 214.
32 Ibid.
33 P. Loti, op.cit., p. 241.
34 Ibid., p. 246.
35 Octave Mirbeau, Sébastien Roch [1890], dans Mirbeau. Les Romans autobiographiques, Mercure de France, « Mille pages », 1991, p. 856-857.
36 G. Darien, op. cit., p. 328.
37 J. Vallès, L’Enfant, op. cit., p. 364.
38 H. Taine, Étienne Mayran, op. cit., p. 106-107. C’est Taine qui souligne. Voir aussi p. 117.
Auteur
Littérature du XIXe siècle, récits d’enfance et pour l’enfance.
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2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017