13. Merlin et le rêve de Boncerf : libération du sol et respect des propriétés
p. 277-294
Texte intégral
1Dans Les inconvéniens des droits féodaux (1776), dont les conclusions avaient provoqué l’indignation du Parlement de Paris, Boncerf s’était élevé contre la règle quasi-générale de la propriété simultanée, héritée du Moyen Age, qui imposait au censitaire le respect des droits du décimateur et du seigneur sur son héritage1. A l’Assemblée constituante, où les idées des physiocrates étaient partagées par nombre de patriotes, Merlin se montra sensible à cette position et tenta de concilier son profond respect pour les propriétés, même coutumières, avec une nette volonté d’en transformer la définition. En contribuant à libérer le sol de toute contrainte, il donna ainsi à la notion de propriété un sens nouveau qui se caractérisait tout à la fois par ses aspects subjectif, exclusif et libéral. Il est probable que cette réforme répondait à l’une de ses anciennes attentes ; l'évolution ne s’accomplit cependant que dans l’urgence des troubles des années 1789-1790, avant que la guerre et la Terreur n’entraînent, au grand dam de Merlin, le dépassement des idées des Economistes.
Seigneurie foncière et féodalité : l’expérience d’un juriste
2Avant d’organiser l’abrogation de la féodalité, Merlin avait acquis, par son expérience d’avocat et de jurisconsulte, une connaissance concrète et précise du système féodal moderne. Même s’il était convaincu que la société dans laquelle il vivait ne pouvait être bouleversée, il apparaissait profondément influencé par la pensée des physiocrates et se montrait sensible aux critiques contre les seigneurs et la règle de la propriété simultanée. Sa pensée n’est cependant pas toujours facile à saisir, d’autant plus que son activité de révolutionnaire a souvent faussé l’interprétation de son engagement d’avocat.
3Pour avoir organisé la disparition du « régime féodal », Merlin est en effet devenu, aux yeux de ses contemporains, l’un des grands spécialistes de la question et nombre d’historiens en ont conclu, probablement hâtivement, qu’il s’était très tôt essentiellement consacré à cette partie du droit2. Afin de corriger cette idée, on peut rappeler que, dans le Répertoire de jurisprudence, le jurisconsulte intervint surtout dans les matières coutumières et bénéficiales, laissant à l’abbé Rémy, à Henrion de Pansey, à Garran de Coulon et à Guyot le soin de rédiger les grands articles sur les seigneuries et la féodalité. Il est vrai que, dans la seconde édition de cet ouvrage, l’on doit à Merlin de nombreuses additions à la suite d’articles comme « Chasse », « Champart », « Lods et ventes », « Fief » et « Franc aleu ». Mais cette collaboration ne fait pas pour autant de lui un grand spécialiste du droit féodal, car l’auteur se contentait, comme dans l’article « Chasse », de préciser les usages des provinces « d’Artois, de Flandre, de Cambrésis & du Hainaut » ; il apparaît ainsi d’abord comme un homme versé dans l’étude des coutumes provinciales.
4Merlin ne fut pas davantage un grand praticien du droit féodal, et encore moins un défenseur attitré des commissaires à terrier et de leurs seigneurs. Les procès concernant ces questions ne l’occupaient d’ailleurs qu’assez peu et ne formaient qu’une petite part de son activité. A l’occasion, il lui arriva même de dénoncer les excès de la réaction seigneuriale et de prendre la défense de ses victimes ; en 1779, devant le Parlement de Flandre, il défendit ainsi un certain Jacques-Joseph Thomas, incarcéré pour avoir refusé de reconnaître le nouveau terrier de la seigneurie de Catillon-sur-Sambre, dont l’archevêque de Cambrai avait confié le renouvellement à des « gens d’affaires »3. En fait, son expérience d’avocat le rendait à la fois respectueux des propriétés seigneuriales et critique envers la féodalité.
5L’acceptation de la légitimité des seigneuries transparaît notamment dans quelques affaires qu’il défendit de 1784 à 1788. Dans ces procès, Merlin faisait constamment preuve d’un grand pragmatisme : il adoptait, en effet, des arguments, des mots et un ton dont l’unique objectif était de faire triompher la cause dont il avait la charge. Dans tous les cas, il cherchait à défendre un client qui, à plusieurs reprises, ne fut autre que l’abbaye Saint-Sauveur d’Anchin, dont nous avons précisé qu’elle était l’une de ses plus belles clientèles4. Deux raisons permettent d’expliquer cet apparent respect envers la féodalité et ce fréquent engagement pour défendre les intérêts des seigneurs. Tout d’abord, il faut bien reconnaître que devant les ressources infinies des différends féodaux, devant les profits importants qu’ils représentaient pour les hommes de loi, bien peu d’avocats montraient de l’empressement à l’idée de leur prochaine disparition. Ensuite, il est indubitable que Merlin considérait, et pour longtemps encore, les fiefs et les seigneuries foncières comme de véritables propriétés.
6La définition qu’il en donnait se départait cependant de la tradition féodale pour qui la directe, conservée par le seigneur, et le domaine utile, donné au vassal ou au censitaire, étaient deux véritables propriétés. Chez Merlin, la directe perdait ainsi son aspect de propriété éminente pour devenir une simple autorité supérieure, voire un simple droit de jouissance ; le domaine utile, quant à lui, était désormais conçu comme une propriété pleine et entière, mais encore limitée par la persistance des liens personnels entre le seigneur et ses tenanciers. Comme la plupart des juristes du XVIIIe siècle, Merlin semblait rêver d’une propriété exclusive, sans pour autant vouloir s’attaquer aux droits des seigneurs. Ainsi, l’avocat n’évoqua jamais l’idée d’une suppression totale de la féodalité, même par rachat. Dans l’immédiat, il ne paraissait croire qu’à la disparition de ses aspects les plus désuets : les liens vassaliques et le servage. Encore ne se révèle-t-il, dans ces questions, qu’un bien prudent réformateur.
7Dans le premier chapitre du Traité des offices (1786), consacré au roi et à la couronne de France, Merlin se montrait assez favorable à une totale disparition du servage, à condition toutefois qu’elle ne lèse pas les seigneurs ; c’était également le souhait de Voltaire. Avec plus d’assurance, il proposait la suppression définitive de la foi et de l’hommage. Pour l’avocat, le lien vassalique ne représentait plus rien et n’avait plus de raison d’être ; c’était un relent de féodalisme qui avait perdu toute signification dans une monarchie pure comme celle de la France5. En ce domaine, Merlin allia l’acte à la parole. En février 1787, il avait acheté trois hectares de terre faisant partie du fief de « guet fontaine mouvant à cheval et armes du seigneur comte d’Oisy », devenant ainsi le vassal de ce personnage. En avril 1788, plus d’une année après l’acquisition de la terre, le procureur fiscal du comte se désespérait cependant que l’avocat n’ait toujours pas daigné prêter hommage à son seigneur6 ! Le jurisconsulte, parfois engagé dans la défense des droits seigneuriaux, n’accordait plus guère de prix à ces vieilles coutumes.
8L’attitude de Merlin face à la féodalité n’était donc pas celle d’un rejet pur et simple. Dans ces dernières années de la France Moderne, le jeune avocat semblait considérer l’immense majorité des droits seigneuriaux et féodaux comme légitimes, et non comme « l’usurpation fondamentale qu’il fallait dénoncer à travers toutes les autres »7. D’ailleurs, si ses conceptions de la liberté et de la propriété lui laissaient espérer le rachat prochain des droits les plus anachroniques, voire les plus contraignants, il n’en faisait pas un objectif prioritaire ; en fait, la disparition du système seigneurial ne lui parut indispensable qu’en 1789, à la suite des premiers bouleversements politiques et sous la pression populaire.
L’abrogation du « régime féodal » : les difficultés d’une réforme
9En janvier 1790, dans son Recueil de jurisprudence, Merlin présentait la suppression du régime féodal, théoriquement accomplie dans la nuit du 4 août, comme un « préliminaire indispensable de la constitution8 » Malgré ses affirmations, cette disparition ne fut cependant pas acquise dès la naissance de l’Assemblée constituante. La nécessité de l’entreprise, on le sait, s'affirma surtout au cours de l’été, sous le poids des circonstances, et l’importante réforme ne s’accomplit que progressivement dans les mois et les années suivantes.
10Au printemps 1789, en effet, comme la plupart des élus. Merlin se passionnait pour les questions financières et politiques, et restait comme sourd à la vive hostilité des campagnes envers les décimateurs et les seigneurs ; au mois de juin, il continuait d’ailleurs à s’occuper de « l’affaire de la banalité de Quaroube »9. En fait, seule la « Grande Peur » rappela à Merlin et aux Constituants la question féodale et les revendications paysannes. Afin de rétablir l’ordre dans les campagnes et d’assurer la sécurité des biens, Target présenta, le soir du 4 août, un projet de loi appelant au respect de l’ordre et des lois, assez flou et conciliant pour ne pas briser les espoirs de réforme. C’est à partir de cette proposition que le principe de la suppression du régime féodal, tantôt par rachat, tantôt sans indemnité, fut adopté dans l’enthousiasme. Encore restait-il à transformer en loi ce qui n’était qu’engagement.
11Les questions apparurent au lendemain même de la séance du 4 août, lorsqu’il fallut coucher sur le papier les promesses des uns et des autres ; ainsi, toutes les questions n’allaient pas être résolues lors de la rédaction du décret des 5-11 août et le soin de préciser les conditions d’application de la réforme fut confié à un Comité de Féodalité. C’est à son secrétaire, Merlin, que revint le soin de préciser « l’objet et l’ordre du travail » dont les commissaires étaient chargés. Dans un rapport, présenté devant son comité le 4 septembre 178910, le député classa les tâches à accomplir en quatre grands thèmes : la destruction du « régime féodal », l’abolition des justices seigneuriales, la suppression des mainmortes et de la servitude personnelle, ainsi que le rachat des droits et des devoirs non abolis. Longuement, il exposa ses certitudes et ses doutes, en insistant particulièrement sur les difficultés à résoudre. Les conséquences de la disparition du « régime féodal » devaient être précisées : la foi et l’hommage devaient-ils être supprimés ? Le droit de chasse être démocratisé ? Les droits de banvin, de fouage, de guet ou de triage qui, selon Merlin, avaient pour origine une usurpation de pouvoir, devaient-ils disparaître avec la féodalité ? Les interrogations n’étaient pas moins nombreuses sur la question des justices seigneuriales. Certes, celles-ci étaient abolies et Merlin s’en réjouirait bientôt, regardant comme absurde cet usage « d’après lequel un particulier comptoit dans son patrimoine, comme une vigne ou comme une ferme, le pouvoir judiciaire qui ne peut appartenir qu’à la nation »11 ; restait cependant à déterminer si les droits qui s’y rattachaient, comme l’aubaine ou les amendes, subiraient le même sort, et si les notaires et officiers seigneuriaux seraient remboursés du prix de leurs offices. Des difficultés s’élevaient également dans la délimitation des droits représentant les mainmortes et la servitude personnelle ; le député se demandait ainsi s’il ne faudrait pas déclarer rachetables certaines banalités et corvées de nature conventionnelle, pourtant liées aux droits abolis. Il convenait enfin de déterminer les conditions du rachat.
12En ces premiers mois de l’Assemblée constituante, Merlin montrait ainsi l’ambition d’œuvrer à la destruction effective du régime féodal tout en respectant ce qu'il considérait comme des propriétés véritables. Dans une lettre à ses commettants, en décembre 1789, il écrivait qu’il fallait que les décrets révoquent toutes les « usurpations » qu’on s’était permises contre la liberté, et laissent subsister « les propriétés et les droits légitimes des seigneurs »12. Les deux objectifs n’étaient pas aisés à atteindre et le décret des 15-28 mars 1790, consacrant la fin du « régime féodal », ne permit pas d’éteindre tout débat.
13D’après l’ordre de travail que s’était fixé l’Assemblée, l’organisation du rachat des droits féodaux n’aurait dû intervenir qu’après l’élaboration de la Constitution, mais la persistance des désordres conduisit les députés, dès le 3 février 1790, à demander au comité les conclusions de ses travaux13. Cinq jours plus tard, Merlin exposa les objectifs et les grandes lignes de son projet de décret sur la distinction entre les droits supprimés sans indemnité et ceux déclarés rachetables14. Même si son texte n’examinait ni les modalités du rachat, ni les droits liés aux justices seigneuriales, il avait pour ambition de calmer les esprits et de rétablir l’ordre dans les campagnes. L’objectif de Merlin n’était cependant pas purement circonstanciel, puisque le député entendait avant tout abroger définitivement la féodalité et protéger les possessions seigneuriales jugées légitimes ; chez le rapporteur, le problème du retour au calme, la question du respect des propriétés et celle de la destruction de l’arbitraire féodal se posaient avec la même acuité.
14Le rapport et le projet de décret de Merlin consacraient ainsi la disparition de la féodalité, envisagée comme une instance politique liée à l’Ancien Régime : les fiefs et les censives n’existaient plus. Disparaissaient dans leur sillage « toutes distinctions honorifiques, supériorité et puissance résultantes du régime féodal » : les droits de foi, d’aveu, d’hommage et de dénombrement, les retraits féodaux et censuels, la saisie féodale et la saisie censuelle, le droit d’aînesse ainsi que bien d’autres privilèges. Quant aux droits qui subsistaient sur la terre, leur statut juridique était transformé :
En détruisant le Régime Féodal, rappelait-il dans son rapport, vous n’avez pas entendu dépouiller de leurs possessions les Propriétaires légitimes des fiefs ; mais vous avez changé la nature de ces biens : affranchis désormais des Loix de la féodalité, ils sont demeurés soumis à celles de la propriété foncière ; en un mot, ils ont cessé d’être Fiefs, & sont devenus de véritables aleux15.
15Tandis que les marques de la supériorité féodale et censuelle étaient détruites, les droits seigneuriaux se muaient en simples droits fonciers : l’ancien seigneur devenait un créancier, l’ancien censitaire un débiteur. Cette transformation reconnaissait implicitement une légitimité aux redevances féodales ; restait cependant à distinguer les droits rachetables des droits supprimés sans indemnité. En ce domaine, le critère essentiel fut la notion de contrat.
16Merlin et les membres de sa commission avaient classé les prérogatives féodales en deux catégories : les unes, qualifiées de personnelles, parce qu’elles n’étaient issues ni d’une inféodation, ni d’un contrat d’acensement ou d’une concession de fonds, et s’appliquaient à la personne même du redevable, indépendamment de la terre qu’il exploitait, étaient considérées comme illégitimes. Selon le député, cette féodalité, que l’on a depuis qualifiée de « dominante »16, était issue de la violence ou de l’usurpation et s’apparentait à la servitude personnelle et aux mainmortes ; elle était donc abolie purement et simplement. Quant aux autres droits, essentiellement économiques, Merlin les qualifiait de réels et voyait leur origine dans un contrat synallagmatique entre le paysan et son seigneur, dans une convention libre entre deux hommes, qui rendait leur préservation légitime et indispensable. Considérés désormais comme des rentes foncières, on en permettait logiquement le rachat, sans pour autant le rendre nécessaire et immédiat.
17Merlin plaçait au nombre des droits personnels la plupart des mainmortes, les servitudes humaines et tous les droits féodaux qui ne procédaient ni d’un contrat d’acensement, ni d’un contrat d’inféodation. Etaient abolis sans indemnité des droits comme le banvin, les tailles seigneuriales, le sauvement, les banalités, le devoir de guet, les corvées et le droit de triage17. L’on abrogeait également les redevances exigées par les seigneurs en remplacement de services qu’ils n’étaient pas autorisés à accomplir, comme celui de battre monnaie. Dans sa délimitation des droits personnels et des droits réels, Merlin avait cependant rencontré nombre de difficultés qui le conduisirent parfois à trahir certains engagements de la nuit du 4 août, comme le principe de la suppression des droits liés aux mainmortes et à la servitude personnelle. Pour certains d’entre eux, et c’est là qu’était le recul, le député sépara en effet ce qu’il rattachait à la féodalité personnelle de ce qui semblait procéder d’un contrat originel. Il proposa ainsi de décréter que les corvées seraient abrogées sans indemnité, excepté si elles étaient liées à la propriété d’un fonds ou d’un droit réel, autrement dit uniquement si le propriétaire ou le possesseur du fonds ne pouvait pas s’en libérer, ou en l’aliénant, ou en « déguerpissant »18. Sans renier cette distinction, l’Assemblée se montra cependant plus rigoureuse et ne préserva que les corvées établies pour prix d’une attribution de fonds19. Dans son projet de décret, Merlin demanda également que les banalités « purement conventionnelles » et celles qui avaient été instituées contre une concession de fonds fussent déclarées rachetables20. De même distingua-t-il, dans les fonds assujettis à la mainmorte réelle ou mixte, les redevances illégitimes de celles jugées licites, comme le cens et les lods et ventes ; il proposa ainsi de préserver ces dernières, tout au moins pour leur valeur n’excédant pas les tarifs ordinaires de la seigneurie. Cette modification indigna quelques patriotes qui demandèrent, en vain, le strict respect du décret des 5-11 août 178921.
18Merlin donnait ainsi une définition fort large des droits rachetables. Dans son rapport et son projet de décret, il les rangeait en deux catégories : les uns, d’un montant fixe, étaient acquittés de façon régulière comme le cens, les rentes emphytéotiques ne donnant pas la propriété du bien grevé, ou les champarts ; les autres, qualifiés de casuels, comme les lods et ventes, le quint ou le requint, étaient versés lors des changements de tenanciers ou de seigneurs. De par leur nature, ces droits réels étaient présumés légitimes, aussi, le cas échéant, la preuve contraire devait être fournie par le redevable ; pour les devoirs et les redevances abrogés sans indemnité, la présomption était favorable au dépendant et la preuve laissée à la charge de l’ancien seigneur. Ces dernières conditions allaient en fait être fixées par la jurisprudence et n’apparaissaient encore que confusément dans le rapport du 8 février. Elles défavorisaient les redevables d’une façon d’autant plus injuste, aux yeux du peuple, que les derniers articles du décret semblaient particulièrement favorables aux anciens seigneurs : Merlin ne préconisait-il pas d’autoriser la preuve testimoniale pour ceux qui ne possédaient plus d’archives, et de permettre aux seigneurs qui avaient, dans le cours de l’année 1789, abandonné « par contrainte ou violence » des droits qui n’étaient pas abrogés, d’obtenir la nullité de leur renonciation22 ? Ces dernières mesures correspondaient cependant à l’esprit de l’Assemblée et furent accueillies par des « applaudissements universels »23. Les plus anciennes biographies du jurisconsulte rapportent même qu’à l’issue de la séance, Mirabeau embrassa le rapporteur en lui disant :
Votre travail est excellent, et la preuve, c’est que Sieyès, qui ne trouve bon que ce qu’il fait, le juge comme moi24.
19Le député semblait avoir atteint son objectif, qui était de concilier l’abrogation de la féodalité et le respect des propriétés, même seigneuriales. Le fameux décret des 15-28 mars 1790, qui ne se distinguait guère de son projet, ne résolvait pourtant qu’une partie des problèmes en suspens ; dans son texte, Merlin ne s’était pas préoccupé de l’abolition des justices féodales, de la libéralisation du droit de chasse et d’autres questions sur lesquelles il se pencha dans les mois suivants.
20Dans les séances des 20 et 21 avril 1790, Merlin proposa ainsi, dans l’attente d’une loi définitive sur la chasse, de fixer l’étendue de la liberté nouvelle afin d’éviter tout abus25. Dans son rapport, il précisait que la chasse était constitutive du droit de propriété et pouvait être exercée par les propriétaires sur leurs terres ; c’était l’avis de la majorité des patriotes et bien peu de députés, à la manière de Robespierre, demandaient que ce droit fût accordé indistinctement à tout citoyen. Afin de protéger les possessions et le bien public, le jurisconsulte pensait pourtant devoir en interdire l’exercice entre le 1er avril et le 15 septembre, ou tout au moins pendant l’été, lorsqu’elle s’exerçait au péril des récoltes encore sur pied : l’intérêt commun exigeait du propriétaire le respect des cultures, surtout si la terre était affermée. Précisons cependant que ces résolutions, adoptées sans difficulté, ne s’appliquaient pas aux domaines de la couronne, sur lesquels Merlin prévoyait la rédaction d’une loi particulière qui tiendrait compte des vœux du roi.
21Bien avant la résolution de cette délicate question, Merlin présenta au nom des Comités d’Agriculture, de Féodalité et des Domaines, un rapport sur les « droits de voirie & plantations d’arbres dans les chemins publics »26. Dans la séance du 26 juillet 1790, il défendit l’idée que les places, les routes et les chemins publics appartenaient à la nation, de même que tout ce qui pouvait les border ; les. prétentions des seigneurs à posséder de tels biens n’avaient à ses yeux aucun fondement et, sur sa proposition, l’on interdit à quiconque de planter ou de s’approprier les arbres sur les bords des voies de communication. Cependant, afin de préserver une possession qui avait pu paraître légitime, les arbres existants restaient à la disposition des personnes qui s’en prétendaient propriétaires ; on les autorisait à les abattre et à les vendre selon leur bon vouloir, à moins que la communauté villageoise du lieu, ou les riverains du chemin, ne désirassent les acheter. De telles décisions trahissaient la modération politique des hommes qui les avaient conçues. Les scrupules de Merlin et son désir de corriger les abus, sans nécessairement faire table rase du passé, donnaient assez souvent une certaine timidité à ses décrets.
22Après quelques autres réformes, de moindre importance27, le jurisconsulte considéra l’abolition du régime seigneurial comme achevée ; aucun problème ne semblait rester en suspens. En 1791 et 1792 pourtant, les troubles ruraux persistèrent. Certes, les obligations les plus humiliantes et les plus injustes étaient purement et simplement abolies, mais le principe du rachat individuel et facultatif des autres droits était mal accepté dans les campagnes. Les députés voulaient cependant croire les troubles engendrés par une mauvaise interprétation des lois et les négligences des agents publics, aussi, à plusieurs reprises, notamment sous l’impulsion de Merlin l’Assemblée tenta d’éclairer le sens de ses décisions et rappela à l’ordre ses agents28. Parallèlement, le Comité Féodal ne ménagea pas ses efforts pour appeler les ruraux au respect des lois.
23Au début du mois de juin 1791, comme les troubles perduraient, le jurisconsulte présenta un projet d’instruction sur les droits rachetables29. A la tribune, il réaffirma qu’en abolissant le régime féodal, les représentants n’avaient pas eu « la pensée d’enfreindre par là les droits sacrés et inviolables de la propriété ». Il regrettait que ce principe fût méconnu dans de nombreuses régions où, selon lui, les manœuvres des contrerévolutionnaires, la crédulité des paysans et l’insouciance de certaines administrations avaient encouragé les désordres ; pour le salut de la Constitution, il espérait qu’une mise au point permettrait d’y mettre un terme. Après avoir rappelé le contenu et l’esprit de son décret des 15-28 mars 1790, il conclut que les « injustes refus de payement » des droits rachetables n’auraient désormais plus aucune excuse ; pour le député, la réforme était achevée. Merlin ne s’apercevrait que fort tard qu’elle portait en elle le germe de sa destruction.
24En septembre 1791, il pensait avoir affranchi les propriétés des entraves seigneuriales et croyait que l’œuvre de libération du sol s’achevait dans les débats sur le Code rural, où il se montra favorable à un recul modéré des anciennes contraintes communautaires. Ainsi, tout en se réjouissant de l’abolition du droit de parcours, il prit la défense de la vaine pâture et obtint que la seule atteinte qu’on y porterait serait d’accorder au propriétaire le droit d’enclore ses terres30. Peu avant la séparation de l’Assemblée constituante, la libération de la propriété, jadis proposée par Boncerf, semblait enfin réalisée ; la réforme, opérée dans des circonstances particulières, n’était cependant pas une simple réalisation des vœux des physiocrates et revêtait un réel aspect politique que Merlin lui-même reconnaissait.
De l'abolition de la féodalité à la vente des biens nationaux : une propriété libérée et démocratisée
25Le commentaire des décrets proposés par le député de Douai n’est pas un exercice facile. Dans les années 1970, Régine Robin affirmait que Merlin et les Constituants avaient tenté de mettre en place un nouveau modèle social « en sauvant pleinement la classe seigneuriale, en lui donnant un nouveau statut qui ne la lèse en rien sur le plan économique : celui de la classe propriétaire »31. Sans revenir sur la notion de « classe seigneuriale », dont on peut mettre en doute la pertinence, le principal défaut de ce raisonnement, qui a au demeurant le mérite de souligner l’hostilité de la majorité des patriotes à toute subversion sociale, réside peut-être dans la volonté de donner à l’action du constituant un ressort uniquement politique. Il nous paraît ainsi nécessaire de rappeler que si Merlin défendit les droits réels, c’est qu’à l’instar de tous les juristes et de tous les philosophes du temps il les considérait comme de véritables propriétés. Son engagement pour les seigneurs répondait donc autant, voire davantage, à des motivations juridiques qu’à des objectifs politiques. Dans sa pensée, à aucun moment n’intervenait le désir de « protéger » volontairement une catégorie sociale précise ; le député se contentait de défendre des idées compatibles avec ses conceptions du droit, de la justice et de l’ordre. Dans son désir de concilier le respect de toutes les propriétés et l’affirmation de la liberté, il ne pouvait accepter qu’une réforme de compromis qui permît à la fois la libération et la démocratisation du droit de propriété.
26Le rêve d’une propriété exclusive, établie dans le respect des droits jugés légitimes des seigneurs, mais placée désormais à la portée de tout citoyen, lui fut d’ailleurs si cher qu’on le rencontre non seulement dans ses décrets concernant l’abolition de la féodalité, mais aussi dans ceux concernant les biens nationaux. Ainsi, comme l’abbé Grégoire, Merlin espéra multiplier le nombre des propriétaires par la vente des biens d’Eglise. Certes, au départ, le dessein du député fut de mettre fin à la richesse des prêtres et de renflouer les caisses de l’Etat ; mais très vite l’enjeu social devint essentiel. En avril 1790, Merlin invita ainsi, en des termes révélateurs, les chefs de la garde nationale de Douai à annoncer que le Comité d’Aliénation s’occupait de l’élaboration d’un plan autorisant la vente des biens nationaux à quinze ans de crédit, avec un acompte d’un quart, d’un cinquième ou d’un sixième au moment de la transaction :
En répandant cette idée, assurait-il, vous ferez cesser toutes les alarmes des fermiers des biens ecclésiastiques, et vous répandrez dans les campagnes la joie qu’y doit naturellement faire naître l’espérance fondée que peut avoir le plus petit particulier de devenir propriétaire32.
27La vente des biens nationaux promettait l’attachement d’une majorité de citoyens à la Révolution, aussi Merlin s’y intéressa-t-il de très près. Au nom du Comité d’Aliénation, il proposa ainsi de multiples décrets destinés à éviter une chute des prix de la terre et à encourager les acquéreurs éventuels. Parmi ces mesures, les plus importantes concernèrent l’abolition de divers droits de retrait, considérés comme des entraves au succès des transactions.
28Dans le droit d’Ancien Régime, et particulièrement en pays de coutumes, existaient de multiples règles qui protégeaient la cohérence des patrimoines : divers droits de retrait permettaient à une personne de retenir le bien vendu par son copropriétaire, à un seigneur une terre aliénée dans la mouvance de son fief, ou à un noble les biens d’un proche parent. Déjà le décret des 15-28 mars 1790 avait supprimé certaines de ces prérogatives, comme le retrait féodal ou le retrait censuel33 ; mais d’autres persistaient. Pour Merlin, ces droits risquaient d’entraver la vente des biens nationaux en concentrant dans les mains de quelques-uns les terres mises à l’adjudication. Ce fut pour éviter ces dérives, jugées dangereuses pour l’ordre public, que Merlin fit abolir, dans la séance du 13 juin 1790, « les retraits de bourgeoisie, d’habitation ou local, les retraits de clêche, de communion, de convenance et de bienséance »34. Le 17 du mois suivant, il présenta à l’Assemblée un rapport suivi d’un projet de décret sur l’abrogation du retrait lignager35, dans lequel il proposa également la suppression d’autres prérogatives de même nature comme le droit d’écart ou le droit de treizein36. Toutes ces mesures, qui contribuaient à l’œuvre de libération de la propriété, n’étaient aucunement prises pour privilégier une catégorie sociale particulière et pénalisaient d’ailleurs lourdement les anciens seigneurs.
29Dans sa participation à l’abolition de la féodalité et à la vente des biens nationaux, il nous semble ainsi que les objectifs de Merlin furent doubles. Tout d’abord, les événements et les nouvelles institutions lui paraissaient imposer une redéfinition de la propriété, qui la transformait en un droit large et exclusif par lequel le propriétaire pouvait disposer sans entrave de son bien ; la suppression des propriétés simultanées d’origine féodale, qui ne devait léser ni l’ancien seigneur ni l’ancien tenancier, comme l’abrogation des droits de retrait allaient dans ce sens. Le second objectif était d’attacher les citoyens à la Révolution, en démocratisant la propriété foncière par le biais de la vente des biens nationaux. A l’issue de l’Assemblée constituante, Merlin pensait ainsi que la propriété était devenue à la fois libre, exclusive et à la portée du plus grand nombre ; la transformation semblait s’être accomplie sans nuire aux propriétaires, même s’ils étaient d’anciens seigneurs. Mais l’équilibre était fragile et fut rapidement remis en cause.
Merlin face à la destruction totale de la féodalité : une sourde fidélité à l'œuvre constituante
30De prime abord, l'on pourrait croire que Merlin se rallia progressivement au principe de la destruction pure et simple de tous les droits féodaux, ou simplement associés à la féodalité. Ne se fit-il pas, dans le cours de Tan II, à plusieurs reprises la voix du Comité de Législation dans son travail d’éradication de tout vestige des seigneuries ? Pourtant, de l’Assemblée législative à l’Empire, il semble bien que ses préférences allèrent vers un respect strict des propriétés, tel que l’avait défini la Constituante. L’on peut ainsi se demander si son adhésion aux décrets d’août 1792 et de juillet 1793, puis sa collaboration à leur effective application, ne furent pas de simples concessions à l’esprit montagnard.
31Il est vrai que, sous l’Assemblée législative, Merlin s’était montré profondément attaché aux réformes accomplies. En juin 1792, dans une lettre ouverte à un député qui partageait ses vues, mais dont il ne mentionnait pas l’identité37, il s’éleva ainsi contre toute remise en cause du rachat des droits casuels comme le quint, le requint, le treizième et les lods et ventes, qu’il présentait comme une violation des propriétés et de la Constitution, et comme une menace pour la sûreté des patrimoines et la survie des institutions. Les députés ne tinrent cependant pas compte de ses arguments ; le 18 juin 1792, ils abrogèrent toutes ces redevances, sauf si l’ancien seigneur pouvait présenter le titre primitif de la concession de terre, ce qui revenait à n’épargner qu’une faible partie d’entre elles. Deux mois plus tard, le 25 août 1792, sur le rapport de Mailhe, les Législateurs étendirent la mesure à tous les droits subsistants38. La guerre, les difficultés économiques et sociales ainsi que l’audace des futurs Montagnards relançaient des débats que Merlin avait espérés clos. Malgré tout, les campagnes continuèrent à réclamer la suppression pure et simple de toutes les redevances. Après la chute des Girondins, pour élargir son assise populaire, la Montagne répondit enfin à ce lancinant appel : le 17 juillet 1793, elle fit abroger les derniers vestiges de la féodalité et imposa le « brûlement des titres » afin d’éviter toute réaction.
32Merlin, en mission au moment des faits, ne put prendre part au débat. De retour de Bretagne, il n’opposa cependant aucune résistance à cette mesure ; dans la séance du 7 septembre 1793, il sembla même s’y rallier en proposant, à la suite de Danton et de Fabre d’Eglantine, d’interdire à tout français de percevoir, en quelque lieu de la terre que ce soit, « des droits féodaux et des redevances de servitude »39. Le lendemain, il fit adopter que tout contrevenant encourrait la dégradation civique40. Dans les mois suivants, au sein du Comité de Législation, il eut encore à maintes reprises l’occasion de prouver son acceptation des lois abrogeant les droits féodaux41.
33Pourtant, même si son ralliement au décret du 17 juillet 1793 paraît évident, il semble que Merlin, dès cette époque, n’ait aucunement partagé l’interprétation qu’en firent les Montagnards. En effet, tandis que la Convention avait clairement affirmé sa volonté de voir disparaître toutes les rentes qui présenteraient quelque trace de féodalité, Merlin tenta de préserver certains droits, purement fonciers, dont la présentation dans les actes juridiques était simplement viciée par des emprunts au vocabulaire féodal. A deux reprises, en l’an II, il demanda ainsi aux députés de revoir l’interprétation de leur texte, en vain42. A la manière de Cambacérès, il se soumit aux lois votées et au projet social des Montagnards, sans pour autant condamner l’œuvre constituante.
34En 1811, dans un rapport rédigé en collaboration avec l’archichancelier, Merlin jugea ainsi que les décrets du mois d’août 1792 empiétaient « d’une manière très-sensible sur les droits de propriété » ; il y condamna également l’interprétation de la loi du 17 juillet 1793, qui avait entraîné la suppression de redevances non féodales, stipulées en même temps que des droits féodaux dans les concessions primitives de fonds43. Il est certain que Merlin exprimait ce jugement depuis des années puisque dans ses Questions de droit, en l’an XII, il avait déjà écrit que la loi du 17 juillet 1793 n’avait rien ajouté à l’abrogation de la féodalité, accomplie dès la nuit du 4 août, ni à la condamnation des usurpations des seigneurs, acquise dès le mois d’août 1792 :
La loi du 17 juillet 1793 n’a donc pu être, affirmait-il, de la part de ses auteurs, qu’une loi de vengeance et de colère ; elle n’a donc pu être faite que pour punir les ci-devant seigneurs de leur ancienne puissance, que pour venger les ci-devant censitaires de leur ancien asservissement44.
35Pour le jurisconsulte, le décret de juillet 1793 apparaissait comme une mesure motivée par les seules circonstances, dont l’unique légitimité était politique. A n’en pas douter, son jugement devait être le même à l’époque des faits : dès la Convention, il devait être convaincu que les décrets de 1792 et de 1793 violaient ostensiblement les propriétés. Respectueux des décisions de l’Assemblée, Merlin ne les remit cependant jamais en cause ; sous le Consulat et l’Empire, il manifesta pourtant le désir d’en adoucir les conséquences.
36A l’époque du Consulat, par l’intermédiaire du Tribunal de cassation, Merlin tenta ainsi d’imposer une lecture modérée du décret du 17 juillet 1793. Comme l’explique Anne-Marie Patault, il chercha à distinguer la rente foncière de la rente seigneuriale par l’observation de la « substance de l’acte », et non seulement de sa forme apparente ; dès l'an X, sa jurisprudence précisait que l’abolition des redevances établies pour concession de fonds ne pouvait intervenir que si les droits mis en cause remplissaient deux conditions : ils devaient avoir été institués par un bailleur qui détenait la qualité pour créer des redevances seigneuriales, autrement dit par le seigneur du fonds ou le possesseur du fief, et la rente ainsi fondée devait être recognitive de seigneurie45.
37Le Conseil d’Etat, qui demeurait fidèle à une définition politique de la propriété, fort proche de celle de la Convention, ne pouvait accepter cette interprétation qui violait parfois la lettre de la loi. Dès juillet 1805, il rappela que la définition des droits abolis devait être déterminée en fonction de la « qualification de l’acte », et que tout contrat entaché de signes de féodalité, même superficiels, était désormais nul. Confirmée par un décret impérial du 23 avril 1807, cette exégèse s’imposa à la Cour de cassation, sans que Merlin renonçât pour autant à ses idées. Par de subtiles raisonnements juridiques, le procureur général parvint ainsi, dès 1808, à revenir à une jurisprudence qui prenait en compte la « substance de l’acte », notamment en sauvant les rentes foncières créées par baux emphytéotiques dans les pays de franc-alleu. Mais son interprétation fut une nouvelle fois désavouée par le Conseil d’Etat, en mars 1808, qui précisa nettement son intention de voir abolies toutes les rentes emphytéotiques créées avec réserve de directe ou avec lods et vente, c’est-à-dire toutes celles dont les actes étaient entachés de féodalité46.
38Merlin ne s’avoua pourtant pas vaincu et, en accord avec Cambacérès, il tenta de modifier la jurisprudence du Conseil d’Etat pour les nouveaux départements de la France napoléonienne. En novembre 1810, l’empereur avait chargé une « Commission spéciale » de lui donner son avis sur l’opportunité d’abolir le système féodal dans les départements de la Hollande, des Etats romains, de la Toscane et du Piémont47. Dans le rapport proposé à Napoléon, en février de l’année suivante, Merlin et Cambacérès, qui avaient toujours été très proches par leurs choix politiques, adoptèrent une position nuancée qui trahissait nettement leurs préférences pour l’œuvre de l’Assemblée constituante. Dans tous les départements où les lois de 1792 et de 1793 n’avaient pas été publiées, les deux hommes proposaient d’abolir la féodalité en distinguant, comme en 1790, les droits supprimés sans indemnité des droits déclarés rachetables48. A Parme, en Ligurie, à Plaisance et dans le Piémont, où ils jugeaient qu’il était impossible de revenir sur l’abrogation totale de la féodalité, ils demandaient la confirmation des mesures adoptées, mais souhaitaient que l’on renonçât à l’abrogation pure et simple des emphytéoses perpétuelles non seigneuriales en les déclarant rachetables49.
39Leur position reflétait à la fois un profond respect du droit et une véritable vénération pour la propriété, quelle que soit son origine. Ainsi, dans les anciennes limites de la France, il leur paraissait impossible de corriger l’effet des mesures de l’Assemblée législative et de la Convention, même si elles leur semblaient vicieuses ; dans les départements récemment réunis, par contre, ils proposaient ou d’introduire les lois de 1790, ou de revenir sur l’abolition des rentes et des lods stipulés par les baux à emphytéose perpétuelle mentionnant la réserve de la directe seigneuriale, qui avait été décidée par le Conseil d’Etat en 1808 et 180950 ; selon eux, ces rentes et ces lods étaient des redevances purement foncières, dont la nature avait été mal appréciée, et qui avaient été abusivement abrogées51. L’ensemble de leur rapport rappelait ainsi les choix de l’Assemblée constituante : la volonté de libérer les propriétés de l’emprise féodale, le respect des droits acquis, ou encore l’attachement à la distinction entre droits rachetables et droits abolis sans indemnité.
40Merlin allait finalement obtenir raison. Le 14 juillet 1814, il parvint à remettre en cause les avis du Conseil d’Etat de mars 1808 et janvier 1809, et à faire admettre par la Cour de cassation que les rentes emphytéotiques des pays de franc-alleu ne devaient aucunement être abrogées. Bien plus tard, en avril 1838, la Cour reviendrait entièrement à la jurisprudence établie par l’ancien procureur général en décidant le maintien d’une redevance dont le fondateur avait usurpé, dans l’acte, la qualité de seigneur ; c’était une réhabilitation de la notion de « substance de l’acte », et une condamnation définitive de l’interprétation que la Convention puis le Conseil d’Etat impérial avaient donnée du décret du 17 juillet 179352.
41A l’issue de la Révolution, Merlin avait contribué à libérer la propriété de toute contrainte, notamment seigneuriale, et à en faire un droit à la fois subjectif, exclusif et libéral. Sa vision de la réforme avait cependant été plus juridique que politique, et il avait toujours montré un grand souci pour le respect des propriétés considérées comme légitimes. Ainsi, son ralliement aux mesures d’août 1792 et de juillet 1793 fut essentiellement motivé par son respect des lois et la situation du pays. Dans le domaine du droit civil, Merlin paraît toujours avoir suivi les Montagnards et les Jacobins à contrecœur, comme s’il ne pouvait se résoudre à renier la pensée des grands juristes de son siècle, de Bourjon à Pothier. Son respect pour ses devanciers et la modération de son œuvre de civiliste s’observent notamment dans sa collaboration à la codification des lois civiles ; elle nous paraît être un signe de son refus d’une totale régénération du droit, et probablement de sa volonté de conserver intacts des pans entiers de l’ancienne organisation sociale.
Notes de bas de page
1 Sur l’évolution de la notion de propriété, voir Patault Anne-Marie, Introduction historique au droit des biens, Paris, P.U.F., 1989, notamment p. 141-181.
2 Suratteau Jean-René, « Merlin Philippe Antoine, dit de Douai », dans Soboul Albert, s.dir., Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., p. 737.
3 A.D.Nord, 8 B2ème série 1230, plaidoyer autographe de P.A. Merlin pour Jacques-Joseph Thomas, prisonnier de la conciergerie du Palais, appelant, contre le procureur d’office de Catillon-sur-Sambre, intimé (1779).
4 Voir par exemple le procès entre le sieur Cordier, seigneur de Caudry, et l’abbaye d’Anchin, au sujet du droit de justice de cette dernière sur la seigneurie de Coquelet, dans le Cambrésis (1787). Cf. A.D.Nord, J 793/12 et J 793/61, pièces 106-112.
5 Guyot J.N., Traité des offices, op. cit., tome I, p. 131.
6 A.D.Nord, 8 B2ème série 1226, lettre de Deransart, procureur fiscal d’Oisy, à P.A. Merlin, datée d’Oisy, le 6 avril 1788.
7 C’est ainsi qu’Elisabeth Guibert présentait la vision de la féodalité par la « bourgeoisie » ; cf. « L’histoire et l’idéologie. Sur l’ouvrage de J.-Y. Guiomar, L'idéologie nationale. Nation. Représentation. Propriété », A.H.R F no 220 1975 p. 256.
8 Recueil général..., op. cit., no 1 du 7 janvier 1790, tome I, p. 9 et 11.
9 R.D.Nord, tome ΙII, 1912, p. 298. Lettre de Merlin à son ami Bertrand, datée du 20 juin 1789.
10 Rapport fait au Comité des droits féodaux, le 4 septembre 1789, sur l'objet & l’ordre du travail dont il est chargé. Par M. Merlin, Député de Douai à l’Assemblée nationale, secrétaire dudit comité, Versailles, Baudouin, s.d., 30 p. in-8°.
11 Recueil général..., op. cit., no 4 du 28 janvier 1790, tome I, p. 83.
12 Le Moniteur universel, no 110 du 10 décembre 1789, réimpression, tome II, p. 345-346.
13 Recueil général..., op. cit., no 10 du 11 mars 1790, tome I, p. 228 ; A.P., tome XI, p. 499, séance du 8 février 1790.
14 A.P., tome XI, p. 498-518.
15 Voir Rapport fait à l’Assemblée nationale, au nom du Comité de féodalité, le 8 février 1790, par M. Merlin, député de Douai. Imprimé par ordre de l’Assemblée, Paris, Baudouin, s.d., p. 1-5.
16 Les termes de « féodalité dominante » et de « féodalité contractante » sont utilisés depuis les travaux de FirminLaferrière ; voir son Essai sur l’histoire du droit français des temps anciens jusqu’à nos jours, Paris, Guillaumin, 1859, tome II, p. 112.
17 A.P., tome XI, p. 516-517 (titre II du projet de décret).
18 Ibid., p. 517 (titre II, art. 18).
19 Voir Merlin P.A., Répertoire de jurisprudence, op. cit., 5e éd., Paris, tome IV, 1827, ajout de Merlin à l’article « Corvée seigneuriale », p. 26-27.
20 A.P., tome XI, p. 517, séance du 8 février 1790 (titre II, art. 14-17).
21 Ibid., p. 516 (titre II, art. 2-5). Le jurisconsulte n’alla cependant pas jusqu’à classer la mainmorte réelle parmi les droits déclarés rachetables auxquels, d’après Philippe Sagnac, elle était pourtant logiquement attachée puisqu’elle correspondait au prix d’une concession de terre faite à un serf affranchi ; Sagnac Philippe, La législation civile de la Révolution française (1789-1804), Paris, A. Fontemoing, 1899, p. 99.
22 A.P., tome XI, p. 517-518, séance du 8 février 1790 (titre III, art. 4-6).
23 Le Moniteur universel, no 41 du 10 février 1790, séance du 8 février, réimpression, tome III, p. 332.
24 Anecdote rapportée par Lievyns, Verdot, Begat, op. cit.., tome III, p. 27.
25 Son rapport concernait aussi la pêche, mais l’auteur en parlait fort peu. Rapport fait à l'Assemblée nationale, au nom du Comité de féodalité, concernant la chasse & la pêche. Par M. Merlin, député de Douay. Du 20 avril 1790, [Paris] Baudouin, s.d., 15 p. in-8°. Pour les débats voir Le Moniteur universel, no 112 du 22 avril 1790, séance des 20 et 21 avril, réimpression, tome IV, p. 173-175.
26 Rapport fait à l’Assemblée nationale, au nom des Comités de féodalité, d’agriculture et des domaines, sur les droits de voirie & plantations d’arbres dans les chemins publics. Par M. Merlin, député de Douay. Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale, Paris, Baudouin, s.d., 15 p. in-8°. Pour les débats, voir Le Moniteur universel, no 209 du 28 juillet 1790, séance du 26 juillet, réimpression, tome V, p. 235-238.
27 Voir notre thèse, op. cit., tome II, p. 608.
28 Voir Le Moniteur universel, no 136 du 16 mai 1790, séance du 15 mai, réimpression, tome IV, p. 371 ; ibid., no 167 du 16 juin 1790, séance du 15 juin, réimpression, tome IV, p. 636 ; ibid., no 261 du 18 septembre 1790, séance du 16 septembre, réimpression, tome V, p. 671.
29 Ibid., no 165 du 14 juin 1791, séance du 11 juin, réimpression, tome VIII, p. 654 et no 167, du 16 juin 1791, séance du 15 juin, réimpression, tome VIII, p. 670-673.
30 A.P., tome XXX, p. 249, séance du 6 septembre 1791.
31 Robin Régine, « Fief et seigneurie dans le droit et l’idéologie juridique à la fin du XVIIIe siècle », A.H.R.F., no 206, 1971, p. 584.
32 A.N., D XXIXbis 41, dos.4132, pièce 44, l.s. de Merlin aux membres du comité de la garde nationale de Douai, 18 avril [1790].
33 Le retrait féodal permettait à un seigneur de retenir, lors de sa vente, un fief qui relevait de son autorité. Le retrait censuel permettait au seigneur de retenir un héritage vendu dans la mouvance de son fief.
34 Le Moniteur universel, no 165 du 14 juin 1790, séance du 13 juin, réimpression, tome IV, p. 621. Précisons que ces divers droits concernaient presque exclusivement les coutumes de Flandre, d’Artois et d’Alsace.
35 Ibid., no 199 du 18 juillet 1790, séance du 17 juillet, réimpression, tome V, p. 153-155.
36 Le droit d’écart, perçu dans le Nord, était versé à certains seigneurs ou à certaines villes sur les biens qui passaient d’un bourgeois à un forain. Le droit de treizein était perçu par la ville de Nîmes sur les personnes qui vendaient leur dernière « maison ou héritage ». Le Moniteur universel, no 201 du 20 juillet 1790, séance du 19 juillet, réimpression, tome V, p. 169.
37 Lettre de M. Merlin, Président du Tribunal criminel du département du Nord, ancien député à l'Assemblée nationale constituante, à un membre de l’Assemblée nationale législative, imprimerie de Du Pont, s.d. [Douai, 13 juin 1792, l'an IV de la liberté], 4 p. in-8°.
38 Garaud Marcel, La Révolution et la propriété foncière, Paris, Sirey, 1958, p. 222.
39 A.P., tome LXXIII, p. 492, séance du 7 septembre 1793.
40 Le Moniteur universel, no 252 du 9 septembre 1793, séance du 8 septembre, réimpression, tome XVII, p. 542 (sic. En fait, p. 602).
41 Cf. par exemple ibid., no 120 du 30 nivôse an II (19 janvier 1794), séance du 28 nivôse (17 janvier), réimpression, tome XIX, p. 242.
42 Patault Anne-Marie, « Un conflit entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat : l’abolition des droits féodaux et le droit de propriété », Revue historique de droit français et étranger, 1978, no 3, p. 428-429 et 437.
43 Cambaceres et Merlin, Rapport et projet de décret sur le mode d’application des lois françaises concernant l’abolition de la féodalité aux départemens nouvellement réunis à l'Empire, Paris, Imprimerie impériale, 7 février 1811, p. 5-6 (B.H.V.Paris, 129119).
44 Recueil alphabétique des questions de droit qui se présentent le plus fréquemment dans les tribunaux, 1ère éd., Paris, Danel, tome VII, an ΧII, article « Rente foncière, rente seigneuriale », p. 708.
45 Patault Anne-Marie, « Un conflit entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat... », op. cit., p. 432-434.
46 Tous ces points sont développés dans ibid., p. 435-442.
47 Cambaceres et Merlin, op. cit., p. 1.
48 Ibid., p. 27, 77, etc. C’était le cas en Hollande, en Toscane, à Rome et dans le Trasimène.
49 Ibid., p. 78-79.
50 Ibid., p. 11-12 (le 1er mars 1808 et le 17 janvier 1809).
51 Ibid., p. 62 et 80.
52 Patault Anne-Marie, « Un conflit entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat... », op. cit., p. 443-444.
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