12. Humanité et politique : les origines d’une nouvelle justice pénale
p. 259-276
Texte intégral
1A la veille de la Révolution, la procédure criminelle, de type inquisitoire, reposait sur une instruction écrite et secrète menée par un seul magistrat, dont les résultats étaient présentés à la Cour par l’intermédiaire d’un rapporteur. Après avoir fait lire les pièces du procès et entendu l’accusé, les juges prononçaient une sentence qui s’appuyait sur le système de la « preuve légale » où l’importance des présomptions, des témoignages, de l’aveu et des autres preuves était pesée selon une arithmétique éprouvée, méconnaissant en grande partie la conviction intime des magistrats. Comparé au système britannique, l’accusé, parfois soumis à la question préparatoire et ne disposant généralement pas du soutien d’un avocat, jouissait de droits fort limités. Moins d’un siècle après son élaboration, l’ordonnance criminelle de 1670 prêtait le flan aux critiques des avocats, des juges et des philosophes. Les délits, les peines et les supplices que la monarchie n’avait pas encore codifiés, n’échappaient pas davantage aux attaques des contemporains. Depuis Montesquieu, dans des écrits parfois retentissants, nombre d’hommes avaient proposé une révision du droit criminel ; les pamphlets de Voltaire et le Traité des délits et des peines du marquis de Beccaria, traduit dès 1766 par l’abbé Morellet, sont probablement les plus célèbres d’entre eux. Sensible à ces critiques et perméable à l’exemple de l’Angleterre et des Etats-Unis, Philippe Merlin espéra dès l’Ancien Régime une réforme du droit et des tribunaux criminels et, plus largement, un profond renouveau de la justice pénale. En recherchant l’adoucissement et la hiérarchisation des peines, son aspiration répondait à des motifs à la fois humanitaires et utilitaires. En 1789, les réformes entreprises ajouteraient à ces objectifs un enjeu politique.
Les aspirations d’un avocat des Lumières : des peines légales, humaines et utiles
2C’est en homme des Lumières, soucieux à la fois d’humanité et d’efficacité, que Merlin analysa longtemps la justice criminelle de son pays. Il ne faudrait cependant pas croire que l’avocat rejetât en bloc l’ensemble de la tradition ; en fait, par un discours bien plus proche de celui de Montesquieu que de celui de Beccaria, c’est surtout au système des peines qu’il s’attaquait, épargnant le plus souvent les questions de procédure.
3Ainsi, à lire la seconde édition du Répertoire de jurisprudence, on peut s’étonner du silence de Merlin sur les défauts de l’ordonnance criminelle de 1670, pourtant abondamment commentés par les auteurs de l’époque. Dans l’article « Preuve », le jurisconsulte présentait longuement les différentes manières de prouver un fait, sans jamais remettre en cause le système de la preuve légale ; il gardait également le silence sur les « preuves morales » préconisées par Beccaria et ne se permettait pas davantage d’écrire, comme il le fit plus tard, que le système en place contraignait parfois les juges à condamner ou à acquitter contre leur conscience1. En fait, comme nombre de ses contemporains, il considérait que la preuve légale n’excluait pas totalement la conviction intime des magistrats2.
4La procédure criminelle ne lui apparaissait pas pour autant comme parfaite. L’avocat connaissait les multiples et retentissantes erreurs judiciaires du temps ; par ses relations et son expérience, il devait même en avoir une conscience particulièrement aiguë. En 1783, pour des raisons professionnelles, ne fut-il pas en rapport avec Elie de Beaumont, le célèbre défenseur de la famille de Jean Calas ? N’entretint-il pas également des relations avec le président Dupaty, vigoureusement engagé dans la cause des « trois roués » de Bordeaux3 ? Ainsi, même si le jurisconsulte ne s’attaquait pas directement à l’ordonnance criminelle, il est probable qu’il en regrettait certains aspects comme les faibles droits de la défense ou la toute puissance du magistrat instructeur. Sa discrétion ne doit cependant pas étonner ; le jeune avocat, peu attiré par la polémique ou trop intéressé par sa carrière, évitait fréquemment d’exprimer ses opinions sur les questions sensibles.
5Merlin se faisait plus prolixe lorsqu’il abordait la question des peines ; dans son Répertoire de jurisprudence, il les jugeait trop lourdes, mal hiérarchisées et non conformes aux principes du droit naturel. Il est vrai qu’à la différence de la procédure, elles n’étaient pas réglées par une ordonnance royale, mais que l’œuvre de codification avait été accomplie par des juristes comme Jousse, Serpillon et Muyart de Vouglans, pour les plus récents. Même si l’avocat se montrait respectueux de leurs travaux, auxquels il se référait sans cesse4, il n’hésitait pas à en critiquer les conclusions. Ainsi, dans l’article « Vol », il se prononçait nettement pour une légalisation des délits et des peines, ainsi que pour l’humanisation et la hiérarchisation des sanctions5. Ses propos s’inspiraient en grande partie du Discours sur l’administration de la justice criminelle de Servan (1766), rappelaient beaucoup certains passages de L’Esprit des lois (1748), mais ne prétendaient aucunement se rattacher à l’œuvre de Beccaria. C’était d’abord l’arbitraire des peines que Merlin condamnait ; il jugeait les pouvoirs des magistrats excessifs et la loi trop imprécise :
Si elle parle de bannissement, écrivait-il, elle n’en fixe ni la durée, ni l’étendue. La peine des galères, elle la fait varier au gré du juge. Et la mort, ce supplice si cruel pour l’homme qui le souffre, & si funeste à la patrie qu’elle prive d’un citoyen, c’est par la clause, s’il y échet, c’est par l’expression vague, suivant l’exigence des cas, qu’elle l’ordonne, ou plutôt elle livre presque entièrement cette peine à l’arbitrage du juge6.
6Dans le même article, Merlin plaidait pour un adoucissement de certaines sanctions qu’il justifiait par des raisons à la fois humanitaires et utilitaristes : « toute peine, écrivait-il, doit être juste en elle-même, & utile à la société »7. Par humanité, par respect pour les individus, les peines ne devaient pas être inutilement sévères ; ainsi condamnait-il les lois qui mettaient en parallèle les richesses d’un maître et la vie d’un domestique. La dénonciation de ces injustices ne répondait d’ailleurs pas simplement à un souci d’équité mais rejoignait aussi, selon lui, l’intérêt bien compris de la société. Merlin remarquait que punir le vol domestique de mort était non seulement une profonde injustice, mais également une mesure inefficace ; la peine était tellement disproportionnée au délit que personne ne dénonçait ces méfaits et qu’ils restaient impunis. Cet excès de sévérité apparaissait même comme un encouragement au crime, notamment dans les cas du vol et de l’assassinat de grand chemin, où le condamné était invariablement destiné au supplice de la roue8 ! Tous ces défauts le portaient à demander, dans l’intérêt conjugué de l’humanité, de la justice et de la société une hiérarchisation et une modération des peines. Une réforme de la procédure et surtout du droit criminel s’imposait : elle devait rendre la justice moins arbitraire, plus humaine et plus efficace.
7A cette époque, aucun enjeu véritablement politique ne sous-tendait les convictions du jeune avocat, d’ailleurs fort communes dans les dernières années de la France Moderne, puisqu’elles annonçaient la déclaration royale du 1er mai 17889 et furent abondamment exprimées dans les cahiers de doléances10. En 1789, les enjeux politiques de la Révolution devaient cependant contaminer la pensée pénale de Merlin ; insensiblement, le juriste soucieux d’humanité entrait en politique.
Souci d’humanité et exigences politiques : Merlin et la réforme du droit pénal
8Le Code pénal de 1791 fut non seulement un texte juridique, mais aussi une partie de l’œuvre politique des patriotes dont les mesures dépassèrent le plus souvent les vœux du roi11. En 1790, même si Merlin critiquait la justice pénale d'Ancien Régime, et particulièrement la justice criminelle, en reprenant fréquemment ses démonstrations du Répertoire, sa pensée avait ainsi inévitablement évolué12. Certes, il réclamait toujours des peines fixes, plus douces et mieux hiérarchisées ; mais cette fois sa démonstration reposait plus directement sur le droit naturel, faisant ainsi écho à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et ses écrits annonçaient la correction prochaine des « erreurs » de l’époque moderne.
9A l’Assemblée constituante, Merlin ne participa ni aux travaux du Comité de Constitution, ni aux débats du Comité de Législation criminelle, qui étaient chargés de réformer l’organisation judiciaire ainsi que la procédure et le droit pénaux. Il n’en appartenait pas moins à ce que Roberto Martucci appelle le « parti de la réforme criminelle »13, réunion d’avocats et de magistrats particulièrement sensibles aux questions pénales, dont Thouret, Target, Tronchet, Adrien Duport et bien d’autres se firent les hérauts. Pour Merlin comme pour ces hommes, l’ordonnance de 1670 et le droit pénal en vigueur devaient être profondément réformés.
10Cette œuvre fut entreprise dès la Déclaration des droits de l’homme, dont les articles 7 à 9 posèrent certains des grands principes du droit moderne : la légalité des délits et des peines, la non-rétroactivité des lois et l'habeas corpus. Philippe Merlin accordait un grand prix à ces maximes dans lesquelles, en politique, il voyait avant tout le gage du respect des droits naturels des individus par l’Etat : supprimer les lettres de cachet et instaurer la légalité des infractions et des peines, c’était rétablir le règne de la loi14. C’est par un même souci des droits de l’homme que Merlin montra généralement un grand attachement au principe de la non-rétroactivité des lois15 ; même si, pendant la Terreur, il malmena parfois cette règle16, il la considérait comme l’un des grands principes du nouveau droit pénal.
11En plus d’une nécessaire protection des individus contre l’arbitraire de l’Etat, la réforme devait définir un projet de société. Certes, Merlin prit assez peu la parole dans les débats où s’élaborèrent le Code pénal et les lois sur les polices correctionnelle et municipale, si bien que les textes adoptés, même s’ils répondirent à ses vœux, ne portent pas vraiment sa marque. En ce domaine, il est cependant possible d’approcher ses idées au travers de ses propos sur la peine capitale. Tandis que certains constituants, comme Le Peletier et Adrien Duport, auraient aimé voir disparaître la peine de mort, Merlin s’en tint aux conclusions de la plupart des grands auteurs du siècle, comme Rousseau ou Voltaire, qui n’avaient cherché qu’à limiter le nombre des crimes capitaux17. Dès 1790, dans son Recueil de jurisprudence, il justifia ainsi la peine capitale par le droit naturel et reconnut à la société la possibilité « de tuer un ennemi qu’elle ne p[ouvait] conserver sans danger »18 ; il devait développer son opinion dans la réédition du Répertoire où il se livrerait à une scrupuleuse réfutation des arguments de Beccaria19. Afin d’éviter une mesure radicale, Merlin proposa également devant l’Assemblée, le 1er juin 1791, contre l’avis du Comité de Législation criminelle, favorable à l’abolition de la peine capitale, de laisser aux législatures à venir le soin de trancher cette délicate question et de limiter, dans l’immédiat, l’application de cette sanction aux criminels de lèsenation, aux assassins, aux empoisonneurs, aux incendiaires et aux faux-monnayeurs20. Les cinq incriminations retenues dévoilent en partie sa conception du droit criminel. Le sacrilège et l’hérésie, jadis punis de mort, disparaissaient totalement du nouveau droit ; pour le député, ces crimes imaginaires ou religieux n’intéressaient pas la justice criminelle ; les juges devaient se consacrer à la répression des infractions politiques ou de droit naturel, contre lesquelles il continuait à montrer une grande sévérité, même si le duel ou le vol de grand chemin n’étaient plus passibles de la peine suprême.
12Le Code de 1791 n’allait cependant pas totalement satisfaire Merlin. Dès l’année suivante, il lui apparaissait comme une œuvre imparfaite, incomplète, qui méconnaissait un grand nombre de délits pourtant courants, obligeant les tribunaux criminels à recourir sans cesse aux lumières de l’Assemblée21. En vendémiaire an IV (octobre 1795), dans son projet de Code des délits et des peines, Merlin revint ainsi en partie sur la question du droit pénal auquel il consacra son bref livre III. Le temps lui avait manqué pour revoir le Code de 1791, ainsi que les lois sur les polices municipale et correctionnelle, et son projet se contentait de classer les peines en fonction de leur rigueur22. Les sanctions prononcées par les tribunaux de police pouvaient être soit une amende d’une valeur inférieure à trois journées de travail, soit une peine de prison de moins de trois jours. Les peines correctionnelles, prononcées par les tribunaux correctionnels, consistaient en amendes d’une valeur de plus de trois journées de travail, ou d’un emprisonnement de plus de trois jours. Les peines afflictives et infamantes, enfin, étaient prononcées par les tribunaux criminels : les peines infamantes étaient la dégradation civique et le carcan, et les peines afflictives la mort, la déportation, les fers, la réclusion dans une maison de force, la gêne et la détention23 ; en ce domaine, aucun changement n’était intervenu depuis le Code pénal. Merlin, comme en 1791, continuait à exclure du droit commun les peines de flétrissure, de bannissement, de confiscation des biens et d’amputation, qui réapparaîtraient dans le Code pénal de 1810 à l’élaboration duquel il participa pourtant.
13D’octobre 1808 à janvier 1810, ce fut en effet au Conseil d’Etat que Merlin contribua à la rédaction du Code pénal napoléonien24. Ses interventions nous montrent un homme peu disposé à se battre pour des principes ; ainsi, il ne s’opposa pas au rétablissement des peines perpétuelles, à la réhabilitation du bannissement, de la marque, de la confiscation et de l’amputation ; il ne résista pas davantage à la disparition de la fixité des peines ! Les interventions du conseiller d’Etat restaient ponctuelles et cherchaient à éclairer le débat par la présentation des lois antérieures25, à soutenir un article ou à en améliorer la rédaction26, ou encore à éviter l’oubli d’une incrimination27. A aucun moment ses propos ne révélaient un quelconque enjeu politique ou humanitaire ; l’homme des Lumières et le patriote se comportait en simple utilitariste. Son objectif, le seul qui transparaisse des débats, semblait être la recherche de l’efficacité de la peine ! Dans le domaine de la procédure, l’évolution de l’attitude de Merlin est tout aussi troublante.
La question de la procédure criminelle : la tradition ou le modèle britannique ?
14Dans les assemblées révolutionnaires, la réforme de la procédure criminelle s’inspira des mêmes principes que ceux qui présidèrent à la transformation du droit : il s’agissait d’humaniser la justice par respect pour le droit naturel et souci d’efficacité répressive, ainsi que de protéger les individus contre le pouvoir exécutif. Ces idées transparurent dès le décret des 8-9 octobre 1789 qui, tout en maintenant provisoirement l’ordonnance criminelle, établissait la publicité de l’instruction et les droits de la défense28. Elles se concrétisèrent par la loi des 19-22 juillet 1791, pour la police municipale et correctionnelle, et surtout par celle des 16-29 septembre de la même année pour la justice criminelle. Adopté après de longs débats, ce dernier texte transformait totalement la procédure criminelle du pays.
15Même si Merlin ne participa qu’incidemment à l’élaboration de cette loi, il semble qu’il en accepta très vite l’aspect principal : l’abandon définitif de l’ordonnance de 1670, que certains auraient aimé simplement modifier, et son remplacement par une procédure inspirée du modèle britannique. En cette matière, le choix fut si tranché que la plupart des traditions françaises, comme l’institution du ministère public ou la procédure écrite, furent abandonnées29. Désormais, l’instruction préparatoire commençait devant l’officier de police judiciaire, généralement le juge de paix, qui pouvait se saisir d’office ou être saisi par les citoyens du canton30. Il entendait la personne mise en cause et les témoins, dressait des procès-verbaux et jugeait s’il fallait donner suite à l’affaire ; le cas échéant, il faisait incarcérer l’inculpé et transmettait le dossier au directeur du jury. Ce magistrat poursuivait l’instruction, rédigeait l’éventuel acte d’accusation et le portait devant un jury de huit membres qui prononçait, à la majorité simple, s’il y avait lieu ou non à accusation. En cas de réponse positive, l’affaire passait au tribunal criminel du département où la procédure, orale et publique, devait permettre au jury de jugement de se prononcer sur les faits. A ce stade du procès, Merlin accordait une place essentielle aux droits de la défense ; afin de permettre à tout citoyen de jouir des services d’un défenseur officieux, en avril 1792, il obtint ainsi que la Société des amis de la Constitution de Douai ouvrît une liste où s’inscriraient « tous les membres qui se vouaient à la défense des accusés traduits par devant le tribunal criminel »31. Après avoir entendu les témoins et l’accusé, les jurés de jugement, au nombre de douze, se prononçaient en leur âme et conscience sur les faits ; une majorité de dix voix sur douze s’imposait. Les quatre magistrats appliquaient ensuite la peine aux faits reconnus, se contentant d’être « les organes de la loi »32.
16Pour Merlin, la principale qualité de la procédure criminelle résidait dans sa division entre la police et la justice. L’une comme l’autre avaient pour but de réprimer les délits et de maintenir l’ordre public, mais tandis que la police se devait d’être « active et prompte », la justice devait se montrer « passive et réfléchie ». Une telle division des pouvoirs lui semblait écarter tout risque d’oppression pour les individus ; le sort du citoyen ne reposait plus entre les mains d’un seul magistrat, comme sous l’Ancien Régime :
Ainsi, écrivait-il en l’an III, tous les pouvoirs, ne pouvant suivre chacun leur volonté, sont ramenés à une règle commune, qui est la loi. Ainsi, tous les ressorts de la justice, contenus les uns par les autres, sont forcés d’agir pour un but commun, qui est la justice. Ainsi, pour garantir le triomphe de l’innocence, comme pour assurer la punition du crime, il faut que toute instruction criminelle soit partagée entre plusieurs pouvoirs successifs33.
17Malgré son enthousiasme pour les réformes accomplies, son expérience de président du Tribunal criminel du Nord et son travail dans le Comité de Législation le portèrent inévitablement à s’interroger, non seulement sur les lacunes du Code pénal et l’incivisme des juges des tribunaux de district34, mais aussi sur certains aspects de la nouvelle procédure, comme la question de l’action publique ou celle de la faible place réservée à l’écrit. Dans son projet de Code des délits et des peines, tout en confirmant l’instruction publique et contradictoire, l’oralité du procès, l’institution du double jury et la plupart des grandes lois de l’année 1791, Merlin proposa ainsi quelques modifications qui semblaient annoncer un retour à certaines pratiques de l’ordonnance criminelle et de la tradition française35. De tous ces changements, le principal était peut-être ce premier pas accompli vers la reconstitution d’un ministère public36. Certes, Merlin continuait à reconnaître aux individus le droit de poursuivre le crime37. Le jurisconsulte maintenait également, dans l’instruction préparatoire, la confusion entre la poursuite et l’instruction. Il réintroduisait cependant la distinction entre l’action publique, destinée à punir les atteintes à l’ordre social, et l’action civile, qui n’avait lieu qu’à fin de dommages et intérêts (articles 5 et 6). Désormais, l’action pénale, précisait Merlin, appartenait au « peuple » et était déléguée à certains de ses fonctionnaires. L’évolution s’achèverait quelques années plus tard, par la loi du 7 pluviôse an IX (27 janvier 1801), qui reconstituerait définitivement le ministère public jadis admiré par Montesquieu.
18Dans le Code de brumaire, la seconde modification qui rappelait l’ancienne ordonnance, était un gonflement de l’instruction préparatoire où une plus grande place était accordée à la procédure écrite. Cette tendance, selon Esmein, s’observait notamment dans les articles consacrés à la rédaction des procès-verbaux et à l’audition des témoins par les juges de paix, où Merlin reprenait en partie les titres IV, V et VI de l’ordonnance de 167038. Cette évolution annonçait le renforcement du caractère inquisitoire de l’instruction préparatoire auquel Merlin allait participer, lors de l’élaboration du Code d’instruction criminelle. De même, bien que le principe de l’oralité fut maintenu au niveau du jury de jugement, le Code permettait désormais la production de certaines écritures : si un témoin ou l’accusé contredisait l’une de ses dépositions, il était permis de lire le texte discuté ; de plus, les pièces du procès n’étaient plus seulement communiquées à l’accusateur public, mais aussi à l’accusé et, pour certaines d’entre elles, aux jurés39. En adoptant ces mesures, Merlin et la Convention reniaient ce que Pierre-Charles Ranouil appelle « l’intime conviction absolue », pour revenir à une position plus nuancée, assez proche de celle que Tronchet avait défendue sous l’Assemblée constituante en évoquant l’écrit comme support de l’intime conviction40.
19Ces modifications ne changeaient pas en profondeur les règles établies en 1791, car l’essentiel demeurait : les droits de la défense, la procédure en partie accusatoire, le jury et les preuves morales. Pour l’heure, elles tentaient simplement de perfectionner l’œuvre constituante par une introduction timide de principes hérités de l’ordonnance criminelle. Un tel choix convenait aux Thermidoriens qui votèrent le Code sans grande discussion. L’Assemblée y apporta cependant soixante-six articles supplémentaires et modifia certaines de ses dispositions.
20Complet et solidement construit dans ses deux premiers livres, le Code de brumaire allait régler la procédure criminelle jusqu’en 1808, date de son remplacement par un Code d’instruction criminelle qui lui emprunterait nombre d’articles41. Quelques modifications notables étaient cependant intervenues entre temps, comme la réapparition d’un ministère public (an IX). Même si Merlin ne fut pas étranger à ces réformes, il est difficile de connaître sa position exacte à leur égard. Certes, il participa à l’élaboration du Code d’instruction criminelle dans les séances plénières du Conseil d’Etat, ainsi qu’au sein de la section de législation, à laquelle il avait été associé avec Muraire, premier président de la Cour de cassation. De janvier à octobre 1808, Merlin assista régulièrement aux discussions du projet42 ; même s’il intervint plus rarement que Cambacérès, Treilhard, Regnaud, Réal, Berlier ou Boulay, il n’en fut pas moins assez actif. Cependant, comme lors des débats sur le Code pénal, l’on remarque que ses interventions, généralement laconiques, n’abordèrent presque jamais les questions de principe. Est-ce à dire que, l’expérience aidant, Merlin avait perdu une bonne partie de son enthousiasme pour les institutions britanniques ? ou est-ce que la stabilisation du régime avait gommé, à ses yeux, l’enjeu politique de la réforme pénale ? A cet égard, l’analyse de sa vision du jury criminel pourrait peut-être nous apporter quelques éléments de réponse.
Le jury criminel, « boulevard de la liberté individuelle »
21De la Constituante au Directoire, Merlin de Douai se montra un grand partisan du jury que l’Assemblée avait adopté pour les seuls procès criminels43 : en mars 1792, il le qualifia de « belle institution »44, en nivôse an II (décembre 1793), il affirma que c’était « la plus belle institution qui soit sortie des mains de l’Assemblée constituante »45 et, en brumaire an IV (novembre 1795), il le présenta comme le « plus beau présent que la raison ait fait à la société »46. Un tel enthousiasme s’explique par les espoirs et les symboles qu’il attachait au jury, dont il dénonçait pourtant sans cesse les imperfections. Cette attitude n’a rien de paradoxal et s’explique simplement par l’héritage britannique : comme Blackstone, Merlin considérait le jury comme une double barrière qui protégeait la liberté des citoyens ; chez lui, comme chez la plupart des Constituants, cette institution revêtait un véritable caractère politique.
22Dans ses écrits, le jurisconsulte parlait essentiellement du jury de jugement. Composé de douze jurés, il siégeait au tribunal criminel de département, où le législateur l’avait institué juge des faits. La tâche de ces hommes était de prononcer sur des questions comme la réalité de l’infraction et la culpabilité de l’accusé ; quant à la question de droit, consistant en l’appréciation de la faute et en l’application de la peine, elle relevait de la compétence des juges. En janvier 1792, Merlin présentait le jury criminel comme la clef de voûte des institutions nouvelles, et la plus sûre garantie de la liberté et de la sûreté des individus47 ; à ses yeux, il était à la fois la meilleure protection des citoyens contre l’arbitraire, d’où qu’il vienne, et la promesse de la punition des crimes et du respect de l’innocence. A cette époque, Merlin montrait encore une confiance sans bornes dans cette nouvelle institution ; la conscience et le civisme des jurés lui paraissaient infaillibles, surtout lorsqu’il les comparait au système de la preuve légale qu’il condamnait désormais sans ambages48 ; quant à la séparation du judiciaire de l’exécutif, elle lui semblait éloigner tout risque d’arbitraire gouvernemental49. Sous la Convention, Merlin porta parfois plus loin encore les conséquences politiques de l’instauration du jury : n’affirma-t-il pas, le 1er thermidor an II (19 juillet 1794), que la décision du jury était « inattaquable » et représentait « la conviction même du souverain »50 ? Même si ce principe n’était guère original, puisque Bergasse l’avait défendu dans des termes assez proches dès le 17 août 178951, il permettait de rappeler que le jury était plus qu’un simple « rempart » pour l’innocence et d’affirmer une fois encore la souveraineté de la nation.
23Malgré une constante confiance dans le système des jurés, Merlin n’en considérait pas moins qu’il demeurait perfectible. Ainsi, pendant l’an II, au nom du Comité de Législation, il en sollicita parfois la modification comme le 2 nivôse (22 décembre 1793) où, regrettant l’ancienne et « monstrueuse distinction des citoyens actifs et des citoyens non-actifs », qu’il avait pourtant un moment acceptée, il obtint que l’ensemble des électeurs fussent autorisés à exercer les fonctions de jurés52. Le 1er thermidor an II (19 juillet 1794), au nom du Comité de Législation, il proposa cette fois de remanier profondément l’instruction et le déroulement des procès par contumace, dont nombre de règles lui paraissaient inéquitables ou inadaptées aux conditions du moment53. Il jugeait notamment inacceptable que les dépositions des témoins fussent reçues par écrit et lues au jury, puisque les jurés devaient se prononcer d’après les seuls débats. Merlin obtint ainsi que les contumaces fussent traités avec plus de rigueur ; il était juste, selon lui, de les présumer coupables, et inutile que le jury prononçât sur les accusations qui pesaient sur eux ; dans ces procès, les juges des tribunaux criminels devraient donc infliger la peine fixée par la loi, sans même consulter les jurés54. D’autres dispositions de la loi des 16-29 septembre 1791 semblaient avoir trop d’égards pour les contumax. Ainsi, une fois reprises, ces personnes retrouvaient la citoyenneté dont elles avaient été déchues, les biens qu’on leur avait saisis et les fruits qu’ils avaient produits pendant le temps du séquestre, excepté les seuls frais de régie et de procès. Pour Merlin, tant de mansuétude revenait à tolérer la fuite d’un accusé ; pour y remédier, il fit adopter que les revenus des biens confisqués resteraient entièrement acquis à la République55.
24Dans ce projet de loi, que les Conventionnels adoptèrent après quelques amendements, la sévérité et l’intransigeance de l’époque n’étaient pas absentes. Merlin y confirma notamment un décret du 23 ventôse an II (13 mars 1794) qui mettait hors-la-loi les accusés de conspiration en fuite ; il distingua ainsi le jugement par contumace pour délit ordinaire de celui pour crime « attentatoire à la liberté et à la souveraineté du peuple »56. Par une disposition que le jurisconsulte n’évoqua et ne justifia pas dans son rapport, il fit également adopter que toutes les procédures en cours seraient recommencées dans les formes qu’il venait d’exposer. Par son organe, la règle de la non-rétroactivité des lois était bafouée57 ! Merlin paraissait accepter l’influence de la Terreur sur les lois pénales ordinaires, et l’on peut d’ailleurs remarquer qu’il reprit la plupart de ces mesures dans son Code des délits et des peines58.
25Après la codification de brumaire an IV, de nombreuses difficultés d’application continuèrent à environner le jury. Sous le premier Directoire, comme ministre de la Justice, Merlin de Douai chercha ainsi à améliorer cette institution, comme dans cette circulaire du 22 frimaire an V (12 décembre 1796) où, durant vingt-deux pages, il commenta les aspects du Code les plus fréquemment méconnus59. De toutes les difficultés rencontrées, la principale fut probablement liée à l’emploi discutable de la question intentionnelle, instituée le 5 octobre 1794 afin de préciser la culpabilité des accusés et d’isoler notamment les cas de légitime défense60. En l’an IV, le ministre de la Justice dénonça fréquemment sa mauvaise utilisation :
Demander si en prenant part à une action essentiellement criminelle, on l’a fait dans l’intention du crime, c’est proposer une question ridicule en elle-même et que des jurés mal-intentionnés ne manqueront pas de résoudre à la négative [...]. Babœuf, avec le même système, sera pareillement acquitté ; car les jurés pourront déclarer qu’il a cru, de bonne foi, que la constitution actuelle étoit attentatoire aux droits du peuple, et que tous moyens étoient permis pour la renverser61.
26Il est vrai que l’usage de la question intentionnelle avait entraîné l’élargissement de brigands et même de contre-révolutionnaires notoires, comme Richer-Serizy62. Pour corriger ce défaut, Merlin voulut distinguer la question intentionnelle de l’excuse. Le ministre de la Justice, à maintes reprises, expliqua ainsi que pour les délits indubitablement criminels, comme la révolte ou la fabrication de faux assignats, la question était uniquement de savoir si le coupable les avait accomplis sciemment. Cette « question de l’excuse », précisait-il, ne pouvait qu’atténuer le délit et alléger la punition. Ainsi, Merlin soutenait que la question intentionnelle proprement dite, qui consistait à savoir si l’accusé avait agi dans l’intention du crime, ne devait être posée que dans les actions qui pouvaient parfois être innocentes, comme l’homicide63. Telle était la position du ministre ; ses fréquentes mises au point ne suffirent cependant pas à résoudre définitivement le problème.
27Peut-on conclure que ces difficultés persistantes, cette incapacité à faire du jury une arme toujours efficace contre le crime, détachèrent progressivement Merlin de cette institution ? Nous ne le croyons pas. Pourtant, il nous faut signaler qu’en l’an XI, à l’époque où des voix toujours plus nombreuses demandaient le retour à l’ordonnance criminelle, Merlin se trouva parfois mêlé à ce concert de critiques. Sous le Consulat, le pouvoir avait chargé le Tribunal de cassation de présenter chaque année les perfectionnements qu’il jugeait bon d’apporter aux lois. Le3e jour complémentaire de l’an XI (20 septembre 1803), une députation de la cour, où l’on retrouvait Merlin, se rendit ainsi près des consuls pour remplir sa mission. C’est Muraire, le premier président, qui prit la parole ; dans son discours, il dénonça l’impunité de nombreux crimes et se demanda si, dans un pays sans féodalité ni privilège, l’institution des jurés offrait de véritables avantages64. Merlin partageait-il ce doute ? Il est impossible de le dire ; on peut pourtant remarquer qu’en 1808 la section de législation du Conseil d’Etat, aux travaux de laquelle il participait, se prononça nettement pour la préservation des deux jurys. Merlin ne prit cependant aucune part dans les débats sur l’opportunité de leur maintien, où seuls Berlier et Treilhard défendirent le jury d’accusation, violemment attaqué par des hommes comme Jaubert.
28Ne faut-il pas voir dans une telle discrétion, l’indice d’une banalisation du jury ? Il semble en effet que, chez Merlin, la stabilisation du régime et l’achèvement de la Révolution avaient enlevé à cette institution l’essentiel de sa dimension politique. Si le jurisconsulte demeurait encore attaché au double jury, il ne se montrait plus disposé à le défendre. En magistrat légaliste, il ne paraissait plus se soucier que de la stricte application de la loi et de l’efficacité de la justice pénale.
L’« intérêt de la justice » : un strict légalisme
29Lorsque Merlin abordait les questions pénales, il se présentait souvent en juriste à la fois respectueux de l’innocence et soucieux du sort du coupable ; parallèlement, il faisait fréquemment preuve d’un strict légalisme dont les conséquences furent parfois contraires à l’équité. Certes, nous l’avons vu, ce paradoxe se dénoue en partie par l’intérêt de Merlin pour l’efficacité de la répression. Malgré tout, son attitude ne manque pas d’ambiguïté et mérite qu’on s’y arrête un instant.
30Dès l’Ancien Régime, en homme des Lumières, Philippe Merlin montra une grande sollicitude pour le malheur d’autrui, même s’il s’agissait d’un criminel ; jamais il ne se réjouissait d’un châtiment, toujours il évoquait la souffrance du condamné. Cette sollicitude, Merlin semble l’avoir particulièrement cultivée pendant la Révolution, comme en témoigne une circulaire qu’il adressa aux commissaires de la gendarmerie de différents départements, le 12 germinal an IV (1er avril 1796) :
La gendarmerie doit, écrivait le ministre de la Police générale, par état, être sévère ; mais cette sévérité n’est point incompatible avec l’humanité : l’un et l’autre sentiment peuvent et doivent s’allier, laissons aux satellites du despotisme, le honteux et barbare emploi de conduire les hommes comme on gouverne les bêtes de charge : Républicains, nous ne devons jamais oublier qu’un prisonnier, fut-il coupable, reste toujours homme, et que cette qualité le rend respectable à nos yeux. N’est-il point déjà assez malheureux par la perte de la liberté, sans que des traitemens rigoureux aggravent encore son infortune [,..]65.
31Ainsi, l’humanité appartenait à l’héritage révolutionnaire, de même que le respect de l’innocence ; il semblait qu’il existât un idéal juridique et humanitaire, supérieur à toutes les lois positives, qui ne pouvait que frapper le bon législateur. Cet idéal, Merlin le définissait par les principes du droit naturel. Cependant, même si l’on fait abstraction de la justice révolutionnaire, on doit bien constater que cet idéalisme fut souvent malmené par Merlin lui-même, comme si le respect de la légalité devait primer la recherche de la justice.
32Ce phénomène s’observe notamment à l’époque de la Convention, pendant laquelle Merlin tenta à plusieurs reprises de défendre un strict respect des procédures et des lois, même aux dépens de l’intérêt des individus. Dans la séance du 17 août 1793, Léonard Bourdon intervint en faveur d’un certain Grémont, condamné à mort pour fabrication de faux assignats. L’arrestation et les aveux des véritables responsables venaient de révéler une cruelle erreur judiciaire ; pour la corriger, Bourdon demanda de surseoir à l’exécution du condamné afin de lui permettre de prouver son innocence. Merlin de Douai s’opposa aussitôt à cette suggestion, rappelant l’aspect irrévocable de la déclaration des jurés. A sa demande, l’Assemblée éluda le débat par la question préalable66. Quelques mois plus tard, le 7 pluviôse an II (26 janvier 1794), l’on présenta à la Convention le cas de deux cultivateurs, condamnés à vingt-quatre années de fer pour vol, mais innocentés par l’arrestation des véritables coupables. Avant ce rebondissement, le Tribunal de cassation avait rejeté leur pourvoi et, sans recours légal, ils faisaient appel à la bienveillance des députés. Par l’organe de Pons de Verdun, soutenu par le Comité de Législation, ils demandaient la révision de leur jugement en invoquant une présumée violation de forme. Une fois encore, Merlin prit la parole pour rejeter les arguments avancés et demander l’application immédiate de la peine. Défendu par Thibaudeau et Couthon, le projet de Pons fut cependant adopté et les deux paysans renvoyés devant le tribunal criminel pour un nouvel examen de l’affaire67.
33Comment expliquer qu’un juriste pût adopter, de son propre chef, des positions aussi choquantes ? Certes, dans ces deux cas, en soutenant la décision des jurés, Merlin défendait un principe politique : casser la décision d’un jury criminel, c’était violer la souveraineté nationale ; de plus, les troubles du moment lui inspiraient l’exigence d'une justice prompte et inflexible. Le contexte historique n’explique cependant pas tout, car Merlin adopta de mêmes positions à bien d’autres époques. En juillet 1813, le jury de Bruxelles fit acquitter plusieurs personnes responsables de malversations dans la perception de l’octroi d’Anvers. Convaincu de la culpabilité des accusés, Napoléon s’adressa à son Conseil d’Etat afin de trouver un moyen de réviser le jugement ; les conseillers s’opposèrent à cette idée et le procureur général Merlin, directement sollicité par l’empereur68, aurait répondu : « Quelque regrettable que cette déclaration puisse paraître au fond, elle est régulière dans la forme et elle couvre les accusés » ; à l’appui de sa démonstration, il rappela le principe non bis in idem et se retrancha derrière l’autorité de la chose jugée69. Son formalisme apparaissait de nouveau comme inébranlable.
34L’attitude de Merlin dans les grands procès politiques de l’époque révolutionnaire ne semble pas devoir modifier ce constat. Ainsi, les moyens utilisés pour obtenir un sévère châtiment des complices de l’affaire Brottier ou des naufragés de Calais, ne trahirent pratiquement jamais la loi, même si la lecture que Merlin en faisait pour l’occasion était souvent à la limite de la légalité. Le général Bonaparte qualifia un jour le ministre du Directoire de « Merlin le magicien », parce qu’il lui trouvait toujours un texte capable de justifier ses décisions, notamment lorsqu’elles outrepassaient ses compétences70. En fait, même si Merlin prenait parfois quelque liberté dans l’interprétation de la loi, il la transgressait rarement et se montrait généralement profondément légaliste.
35C’est probablement dans cette dualité entre le souci d’humanité et le formalisme que réside toute la philosophie pénale de Merlin de Douai. Tandis qu’il rappelait sans cesse que la justice était perfectible, dans l'attente de ces améliorations, il exigeait que le droit fût strictement appliqué. Aucune exception ne pouvait être acceptée ; seul le respect des textes et des formes devait diriger la justice. Apparemment, une telle intransigeance était incompatible avec tout idéalisme. Merlin conciliait pourtant les deux aspirations. Ce paradoxe peut probablement se dénouer par l’évocation de la justice d’Ancien Régime. En exigeant un strict respect des formes, c’est l’arbitraire des juges et du pouvoir exécutif que Merlin condamnait ; désormais, le magistrat devait se contenter d’être l’organe de la loi. De même, en refusant toute révision de la chose jugée, le jurisconsulte voulait peut-être éviter le retour des abus jadis entraînés par l’évocation ou les lettres de grâce, fréquemment critiquées dans les dernières années de la France Moderne. En ce sens, adopter un strict légalisme, c’était refuser les défauts de la justice d’Ancien Régime. Reste que, dans les faits, « l’intérêt de la justice » ne rejoignait pas nécessairement celui de l’humanité.
36Au-delà de ces explications, le formalisme juridique de Merlin trahit peut-être aussi les faiblesses de sa pensée pénale. D’ailleurs, même si le jurisconsulte participa activement à la rénovation du droit et de l’organisation judiciaire, il n’en fut pas l’un de ses premiers initiateurs et sa collaboration reposa plus souvent sur l’examen des usages que sur l’affirmation des principes. En ce domaine, les contributions de Merlin apparaissent en effet comme le nécessaire complément d’un projet politique, dont le but est la défense des valeurs nouvelles ; et si l’intérêt du jurisconsulte pour la justice pénale semble s’estomper sous l’Empire, c’est que la plupart de ses objectifs, et notamment la libération de la propriété, ont été atteints. Avec l’Empire, le droit pénal perdait en grande partie son enjeu politique.
Notes de bas de page
1 Guyot J.N., Répertoire de jurisprudence, op. cit., 2e éd., tome XIII, 1784 p. 561-590.
2 Voir ibid., p. 589. Tronchet, défendit plus nettement encore les mêmes idées sous l’Assemblée constituante ; voir A.P., tome ΧΧII, p. 35, séance du 5 janvier 1791. Voir aussi Ranouil Pierre-Charles, « L’intime conviction », dans Martinage Renée et Royer Jean-Pierre, s.dir., Les destinées du jury criminel, Lille, L’espace juridique, 1990, p. 100.
3 Sur les rapports entre Merlin et Elie de Beaumont, voir A.D.Nord, 8 B2èmesérie 1226, lettre d’Elie de Beaumont à Savary et Merlin, datée de Paris, le 16 avril 1783 ; sur ceux avec le président Dupaty, voir Helie Faustin et Cuzon, op. cit., p. 47.
4 Voir Guyot J.N., Répertoire de jurisprudence, op. cit., 2e éd., tome XVII, 1785, article « Vol », p. 643-666 passim.
5 Ibid., p. 659.
6 Ibid., p. 659.
7 Ibid., p. 660.
8 Ibid., p. 660-661.
9 A.P., tome I, p. 309, déclaration du roi du 1er mai 1788.
10 Voir Lebigre Arlette, « 1789 : la justice dans tous ses états », dans Badinter Robert, s.dir., Une autre justice. Contributions à l’histoire de la justice sous la Révolution française, Paris, Fayard, 1989, p. 39-55.
11 Cf. Lascoumes Pierre, Poncela Pierrette et Lenoel Pierre, Au nom de l'ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989, p. 8.
12 Recueil général..., op. cit., tome I, no 5 du 4 février 1790, p. 99-102.
13 Martucci Roberto, « Le "parti de la réforme criminelle" à la Constituante », La Révolution et l’ordre juridique privé..., op. cit., tome I, p. 229-230.
14 Le commentaire des articles 7 à 9 de la Déclaration des droits fut publié dans le numéro 5 du Recueil général..., op. cit., du 4 février 1790, tome I, p. 97-103.
15 Voir par exemple Le Moniteur universel, no 219 du 9 floréal an III (28 avril 1795), séance du 5 floréal (24 avril), réimpression, tome XXIV, p. 307.
16 Sur les violations de ce principe en l’an II, voir notre chapitre 7.
17 Voir Imbert Jean, « La peine de mort et l’opinion au XVIIIe siècle », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, tome XIX, 1964, p. 509-525.
18 Recueil général..., op. cit., tome I, no 5 du 4 février 1790, p. 102.
19 Merlin P.A., Répertoire de jurisprudence, op. cit., 5e éd., Paris, tome ΧII, 1827, article « Peine », p. 271-272.
20 Le Moniteur universel, no 153 du 2 juin 1791, séance du 1er juin, réimpression, tome VIII, p. 561.
21 A.N., D III 321 (microfilm, 2e bobine), lettre de Merlin, Ranson et de Warenghien à l’Assemblée législative, datée du 20 mai 1792.
22 Articles 568-580. Voir Gruffy Louis, op. cit., p. 196.
23 Les fers, réservés aux hommes, étaient des travaux forcés dans lesquels le condamné portait un boulet au pied, la réclusion consistait en des travaux forcés en maison de force, et la gêne était une détention doublée d’isolement.
24 Le Code fut l’œuvre de la section de législation forte de cinq membres (Treilhard, Albisson, Berlier, Faure et Réal), à laquelle Merlin et Muraire furent associés. Merlin participa également aux discussions du Conseil d’Etat. Voir Locre Jean-Guillaume, La législation civile, commerciale et criminelle de la France, Paris, Treuttel et Würtz, 1827-1832, tome I, p. 225-226, et tomes XXIX-XXXI, passim.
25 Voir par exemple ibid., tome XXIX, p. 134, séance du 21 février 1809 ; ibid., p. 138, séance du 21 février 1809.
26 Voir par exemple ibid., tome XXXI, p. 76, séance du 27 décembre 1808.
27 Voir ibid., tome XXX, p. 78, séance du Conseil d’Etat du 22 octobre 1808 ; ibid., p. 99, séance du 3 novembre 1808 ; ibid., p. 147, séance du 8 août 1809 ; ibid., p. 391, séance du 12 novembre 1808 ; ibid., tome XXXI, p. 71, séance du 27 décembre 1808.
28 La loi des 16-29 septembre 1791 (II, titre VI, art. 13) allait rendre la présence d’un conseil obligatoire dans les procès criminels. Voir A.P., tome XXX, p. 703.
29 Voir Esmein A., Histoire de la procédure criminelle en France et spécialement de la procédure inquisitoire depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, Paris, Larose et Forcel, 1882, p. 410-430.
30 Précisons que, par méfiance pour l’exécutif, le ministère public, désormais divisé entre l’accusateur public et le commissaire du roi, ne pouvait prendre l’initiative de la poursuite des infractions. Cette poursuite était laissée aux officiers de sûreté et aux directeurs de jury.
31 A.M.Douai, D3 12bis, p. 104, séance de la Société des amis de la Constitution de Douai du 8 avril 1792.
32 Expression utilisée par Merlin dans son Répertoire de jurisprudence, op. cit., 5e éd., Paris, tome ΧII, 1827, article « Peine », p. 272.
33 Le Moniteur universel, no 38 du 8 brumaire an III (29 octobre 1794), séance du 6 brumaire (27 octobre), réimpression, tome ΧΧII, p. 360.
34 A.N., D III 321 (microfilm 2e bobine), Lettre de Merlin, Ranson et de Warenghien à l’Assemblée nationale, datée du 20 mai 1792.
35 Sur ces questions voir les études de Esmein A., op. cit., p. 439-450 ; et de Gruffy Louis, op. cit., p. 187-197.
36 Esmein A., op. cit., p. 442-444. Laingui André, Lebigre Arlette, Histoire du droit pénal, Paris, Cujas, s.d., tome II, p. 140-141.
37 Ainsi, les dénonciateurs et les plaignants continuaient, entre autres, à participer à la rédaction de l’acte d’accusation (art. 224-227). Esmein A., op. cit., p. 453.
38 Esmein A., op. cit., p. 444.
39 Ibid., p. 447-448.
40 Ranouil Pierre-Charles, op. cit., dans Martinage Renée et Royer JeanPierre, s.dir., op. cit., p. 92-93.
41 Voir Gruffy Louis, op. cit., p. 199-201.
42 Locre Jean-Guillaume, op. cit., tomes XXIV à XXVIII.
43 A la différence de l’Angleterre, le jury ne fut pas retenu pour les tribunaux civils, à cause de la haute technicité du droit civil et de la liaison étroite du point de fait et du point de droit.
44 A.D.Nord, J 793/16, discours de Merlin (corrections autographes) aux jurés de jugement du Tribunal criminel du Nord, s.d. [mars 1792].
45 Le Moniteur universel, no 94 du 4 nivôse an II (24 décembre 1793), séance du 2 nivôse (22 décembre), réimpression, tome XIX, p. 30.
46 A.D.Nord, L 10665, circulaire imprimée du ministre de la Justice Merlin, au Tribunal criminel du département du Nord, datée du 17 brumaire an IV (8 novembre 1795).
47 Voir A.D.Nord, L 4910, Discours prononcé à l’installation du Tribunal criminel du département du Nord, op. cit. ; et A.D.Nord, J 793/16, minute du discours d’ouverture de la deuxième session du Tribunal criminel du Nord, avec des corrections autographes de Merlin, s.d. [mars 1792].
48 Cf. A.D.Nord, J 793/16, discours du président Merlin aux jurés du Tribunal criminel du Nord, à l’ouverture de la deuxième session de la juridiction [mars 1792].
49 A.D.Nord, L 4910, Discours prononcé à l’installation du Tribunal criminel du département du Nord, op. cit., p. 3-7.
50 Le Moniteur universel, no 303 du 3 thermidor an II (21 juillet 1794), séance du 1er thermidor (19 juillet), réimpression, tome XXI, p. 263.
51 Martinage Renée, « L’évolution du jury en France depuis la Révolution », Les épisodiques, no 2, 1987, p. 101.
52 Le Moniteur universel, no 94 du 4 nivôse an II (24 décembre 1793), séance du 2 nivôse (22 décembre), réimpression, tome XIX, p. 30.
53 Ibid., no 303 du 3 thermidor an II (21 juillet 1794), séance du 1er thermidor (19 juillet), réimpression, tome XXI, p. 262-264 ; ibid., no 304 du 4 thermidor an II (22 juillet 1794), séance du 2 thermidor (20 juillet), réimpression, tome XXI, p. 272 ; ibid., no 307 du 7 thermidor an II (25 juillet 1794), séance du 5 thermidor (23 juillet), réimpression, tome XXI, p. 295.
54 Ibid., no 303 du 3 thermidor an II (21 juillet 1794), séance du 1er thermidor (19 juillet), réimpression, tome XXI, p. 263-264.
55 Ibid., p. 264.
56 Ibid., p. 264. Voir également ibid., no 307 du 7 thermidor an II (25 juillet 1794), séance du 5 thermidor (23 juillet), réimpression, tome XXI, p. 295.
57 Ibid., no 304 du 4 thermidor an II (22 juillet 1794), séance du 2 thermidor (20 juillet), réimpression, tome XXI, p. 272, article ΧΧII.
58 Lois de la République française. An IVe de la République une et indivisible, no 204, p. 86-90, livre II, titre EX : « Des contumaces ». Voir aussi Gruffy Louis, op. cit., p. 195.
59 A.D.Nord, L 10665, circulaire imprimée de Merlin, ministre de la Justice, du 22 frimaire an V (12 décembre 1796).
60 Schnapper Bernard, « Le jury criminel », dans Badinter Robert, s.dir., op. cit., p. 154.
61 A.N., ΒΒ3 21, pièce 58, m.a. d’une lettre de Merlin, ministre de la Justice, au commissaire du pouvoir exécutif près du Tribunal criminel de la Seine (25 floréal an IV-14 mai 1796).
62 Sur l’indignation de Merlin face à cette affaire, voir A.N., BB3 21, pièces 57, 58 et 61.
63 Voir A.N., BB3 21, pièce 58, m.a. d’une lettre de Merlin au commissaire du pouvoir exécutif près du Tribunal criminel du département de la Seine, datée du 25 floréal an IV (14 mai 1796) ; et A.D.Nord, L 10665, circulaire imprimée du ministre de la Justice Merlin, datée du 22 frimaire an V (12 décembre 1796), p. 17.
64 Locre Jean-Guillaume, op. cit., tome I, p. 206-207.
65 B.A.V.Paris, ms. 11, pièce 27, f° 44.
66 Le Moniteur universel, no 231 du 19 août 1793, séance du 17 août, réimpression, tome XVII, p. 426.
67 Ibid., no 129 du 9 pluviôse an II (28 janvier 1794), séance du 7 pluviôse (26 janvier), réimpression, tome XIX, p. 315-316.
68 Lecestre Léon, Lettres inédites de Napoléon Ier (an VIII-1815), Paris, Plon, tome II, 1897, p. 277-278 : lettre de Napoléon à Cambacérès, datée de Dresde, le 5 août 1813.
69 Citation extraite de Lievyns, Verdot et Begat, op. cit., tome ΙII, p. 29. Voir aussi Pasquier Etienne-Denis, chancelier, op. cit., tome II, 1893, p. 92-93 et Demeunynck et Devaux, Annuaire statistique du département du Nord, Lille, 1839, p. 427-428. Ces derniers auteurs précisent que le rapport de Merlin ne parvint pas à l’empereur, en campagne près de Dresde, et fut intercepté par les ennemis et publié dans les journaux allemands. Quant à la décision du jury de Bruxelles, Napoléon la fit casser par le Sénat qui disposait du droit d’annuler les jugements attentatoires à la sûreté de l’Etat (septembre 1813). La Cour de cassation fût alors investie du droit de renvoyer les accusés devant une autre cour impériale, et Merlin prépara pour ce faire un réquisitoire (cf. A.N., AA 53, pl. 6, pièce 69, l.a.s. de Merlin au ministre de la Justice, datée du 11 septembre 1813).
70 Barras Paul, op. cit., tome II, 1895, p. 352.
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