Mourir : Lazare (1972)
p. 105-116
Texte intégral
1Dans Lazare, court texte autobiographique écrit depuis un lit d’hôpital et publié après la grave « maladie du sommeil » (L 17)1 qui faillit l’emporter en 1972, André Malraux confronte son passé à la mort. « Comment mourir ? » se demande-t-il. Qu’écrire, que dire face à la fatalité ? Attaque pour attaque, Malraux, le convalescent de la Salpêtrière tombé « comme en syncope » (L 17), ne peut se remémorer que les spasmes des gazés russes de l’offensive allemande de Bolgako sur la Vistule en 1916 – souvenirs que suscitent ses propres souffrances. Il faut se rappeler que dans Les Noyers de l’Altenburg, Malraux avait relaté l’histoire vraie de la Vistule – l’aventure vécue de ces Allemands qui vinrent en aide à leurs adversaires russes lors d’une effroyable offensive au gaz moutarde – et que dans ce terrible décor de 1916 il avait inséré ses personnages. Au « tournoiement convulsif » (L 17) de la maladie du narrateur de Lazare, sclérose et paralysie fait ainsi écho la « journée convulsive » (L 18) de la destruction guerrière de Bolgako, avec sa longue suite d’images affolantes, enchaînement de camps d’extermination et de bombes atomiques. « Puisqu’[il] travaille peut-être à [sa] dernière œuvre », Malraux récupère et corrige donc le récit de cette « convulsion » du front russe qui le « hante » (L 19) et le saisit. À la fin de la vie qui point, le faux souvenir autofictif et autoplagié de Bolgako réapparaît et prévaut parce qu’il « résiste […] à la menace de mort » (L 18) en mettant en jeu l’affrontement de la fraternité et du Mal absolu. À l’agonie, le narrateur de Lazare cherche « la région cruciale de l’âme » (L 18) qu’il retrouve entre la pitié et la démence du front russe : la « révolte » (L 19), seul sentiment possible devant la mort et la vie.
2Texte testamentaire désormais intégré aux Miroirs des Limbes, Lazare s’avère tout à fait éloquent, précisément parce qu’il relate à nouveau le récit grandiose et primordial de la Vistule dont « [i]l ne reste rien » puisque l’Histoire « efface jusqu’à l’oubli » (L 18). En effet, la reprise et la commémoration de cette « fulguration » qui a brusquement cessé « à l’ambulance » (L 18) permettent non seulement de combattre la maladie et de penser la condition humaine, mais donnent aussi lieu à une récapitulation en trois temps de l’œuvre malrucienne : métamorphose, anti-individualisme, autofiction, trinité des thèmes. Premièrement, il faut noter que les cinquante pages recopiées des Noyers de l’Altenburg – qui occupent le tiers de Lazare, mais qui obsèdent le livre en entier – retrouvent l’intensité et l’originalité de leur contexte initial : métamorphosées, elles s’actualisent et réagissent. Par les circonstances nouvelles de la maladie du narrateur, le récit de Bolgako n’est pas simplement plaqué comme un morceau d’anthologie, mais réactivé, à la fois antidote et bouclier. Face à la mort menaçante, l’écrivain veut imiter le courage des ennemis allemands et russes qui se redressent pour défier pouvoir et danger, pour se secourir les uns les autres. À sa manière, l’auteur de Lazare fait bloc contre la fatalité par la résurrection des soldats amnésiés, par le réveil de la mémoire romanesque, par la réécriture et la réinterprétation de l’épisode de la Vistule. « Lève-toi et marche », semble-t-il écrire pour lui-même.
3Deuxièmement, à Bolgako, « l’individu n’existe pas » : « prémonition » de ce « récit d’un des plus énigmatiques sursauts de la vie » (L 20). Au « sauve-qui-peut » et au « chacun pour soi » s’oppose la fraternité, tout comme au soi paniqué de l’agonisant s’oppose la vision édifiante des soldats qui portent secours à leurs victimes. À l’individualisme autobiographique des poncifs funéraires (exprimer ses dernières volontés, écrire des mémoires repentants, distribuer les absolutions et les conseils) se substitue l’anti-individualisme des modèles héroïques de la solidarité : pas l’enfance, pas les amours, pas les contritions et pas les regrets, pas la « vie » telle que défilée devant les yeux clos du mourant, mais la sublime générosité des actes d’abnégation qu’il ne faut pas oublier – générosité qui est d’ailleurs hommage à ceux qui restent, offerte aux siens. Cette répétition du récit de Bolgako alors que s’éteint son auteur ne doit pas cependant tromper sur le sens anti-individualiste à donner : aucun message gnangnan sur l’égalité des « hommes » devant la mort, nul mièvre propos sur l’universalité de la souffrance humaine, rien sur l’existence réduite en poussière, mais une fraternité qui tient du « sacré », qui est le « contraire de l’humiliation », dont le « nom puérilisé » s’ajoute malheureusement « le dimanche à des sentiments profonds, justice ou liberté » (L 139). À cette fraternité galvaudée, Malraux tente de redonner sa valeur souveraine d’ouverture et de possibilité.
4Troisièmement, le recyclage de cet extrait des Noyers de l’Altenburg atteste que les livres comptent davantage que le vécu même : l’autocitation, l’autofiction et l’anti-mémoriel remplacent l’autobiographie. En effet, l’épisode de la Vistule inspiré d’un événement historique, d’une vraie bataille, retransmet surtout le travail d’écriture qui approprie le réel pour le transformer et le réinventer. Partie intégrante de la métamorphose, qui est volonté de combat, et de la théorie anti-individualiste, qui est engagement politique, ce travail de l’écriture autofictive radicalise l’imagination et déclare la mort de l’auteur déjà moribond pour faire place à ce qui se dit sans lui, à travers lui, pour laisser entendre cette « rumeur profonde comme celle du sacrifice, de l’amour, du fantastique, de la mort » (L 139).
5À l’article de la mort, Malraux fait mourir l’auteur. Il se saborde et met à mal cette personne réelle, vivante et matérielle, ce sujet plein dont le langage exprime la plénitude2. D’ailleurs, à l’agaçante question de l’Homme que ne cessent de lui reposer les visiteurs à son chevet (question qui se soulève exactement comme celle de cet ultime je narratif qui « s’affiche, se cache ou s’efface »3), Malraux rétorque que « l’Homme, ce sont les voix des prisonniers français du camp » (L 94). Dans Lazare s’élèvent haut et fort des voix qui créent, qui font récit et qui donnent sens au texte, non pas un auteur « autobiographié », non pas un « homme » individualisé : « la plus vieille voix de l’humanité, la voix de caverne des soldats […] » (L 21), « la voix des profondeurs entendue dans la sape, hurlante ou étouffée par le silence de la forêt » (L 70), la voix clinique des médecins pendant le coma, la voix rassurante des infirmières antillaises, la voix plaintive des malades dans les chambres voisines, la voix grave du présent et du passé. Au sujet de l’innovation du « moyen de dévoilement, d’exploration » des « voix extérieures au récit » dans la composition d’India Song, Marguerite Duras note que :
Cette découverte a permis de faire basculer le récit dans l’oubli pour le laisser à la disposition d’autres mémoires que celles de l’auteur : mémoires qui se souviendraient pareillement de n’importe quelle autre histoire […] Mémoires déformantes, créatives4.
6Dans sa pièce, son scénario et son film, pareillement habités par Anne-Marie Stretter, Duras montre comment des voix hésitantes et entrecoupées se répondent, s’interpellent et se disputent, bricolent et imaginent pour progressivement « reconstituer » une histoire désapprise ; voix hors champ, désincarnées, numérotées, narratives et tues retrouvent le fil d’Ariane. Pour Duras, cette libération des voix fait chatoyer le récit devenu la conscience aiguë de ses possibilités, mais devenu tout autant l’obsession de raconter et de recouvrer, ne serait-ce qu’autrement, ce qui passe à l’oubli, ce qui fonde et importe. Bien qu’il ait apparemment peu en commun avec Duras, Malraux procède de façon étonnamment semblable, lui aussi libérateur et « donateur de récit »5. « Sans en avoir conscience, sinon par le souvenir, j’ai vécu ce que je pressens […] » (L 104), formule-t-il. Ni le narrateur évanoui ni les personnages défaillants de Lazare ne contrôlent et ne monopolisent l’essentiel épisode de Bolkago qui s’impose puissamment comme de lui-même, avec nécessité et indépendance, relaté et développé à la croisée de l’écriture autonome et de la mémoire involontaire. Cependant, chez Duras comme chez Malraux, la « technique » de l’extériorité des voix ne disconvient pas de l’apport de l’auteur, dont la voix se mêle également aux autres voix ; c’est qu’elle mobilise aussi le fonctionnement interne du texte et l’intelligence du lecteur, pour les charger ensemble du travail de création et d’interprétation. Par une telle désindividualisation, Malraux critique encore le caractère artificiel de l’autobiographie – qui se prétend néanmoins naturelle – en laissant libre cours non pas à l’errance ou à l’improvisation textuelles, mais au projet, à la recherche et à l’imagination ; en bref à l’autofiction qui est, comme le note Catherine Mavrikakis dans Condamner à mort, une des manières pour l’intellectuel d’agir sur le réel6, de le changer et de le concevoir. Loin de n’être que le fantasme d’une existence ou que l’échappatoire du quotidien, l’indispensable travail de métamorphose de l’écriture autofictive propose d’abord et avant tout un programme politique qu’accomplit celui qui espère et s’engage, dont le texte devient la prestation et la réflexion d’un idéal.
7Pour Malraux, il s’agit donc de prendre position jusqu’à la fin de la vie. Au moment de sa disparition, il lui faut toujours affirmer et exprimer la conviction politique par les souvenirs complexifiés et iconiques qui se lient à d’autres événements du passé, qui se solidarisent avec le présent, qui rêvent un modèle et un avenir, qui miroitent le monde en se liant « aux éléments : nuages, courants de rivières, nuit » (L 91). De manière organique, une histoire fondatrice permet relations et infléchissements, filée en métaphores et relayée en analogies, comme dans le reste du Miroir des Limbes : ce sont la « méthode » et le style malruciens. Ainsi, il apparaît important de ne pas se méprendre sur la dissémination du vécu de Lazare, sur la perte de sens, sur la fragmentation ou sur l’évanescence du sujet qu’entraîneraient supposément l’éclatement de la narrativité et le renoncement autobiographique, ce même si Malraux pose la question rhétorique : « Pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens ? » (L 98). Toute une mise en scène de la dérive vient prouver la maîtrise et la souveraineté du texte, sans en exclure la « polymorphie » et la prospection. Après l’épisode de la Vistule, qui « augure[…] » (L 69) Lazare et qui « avait empli » (L 69) le texte de sa signification, une « [n]ouvelle crise » (L 69) excite la mémoire hyperactive et fiévreuse, puis emporte la narration. Désormais sans direction ni assises, glissé dans le vide, comme Malraux tombant dans sa bibliothèque, le récit délire la « discontinuité plus que la continuité de l’individu » (L 93) : rumeurs de 1940 ; visions des Indes ; grands ensembles et grues mécaniques du Caire et de Hong Kong sur la route de Verrières ; immeubles du Paris de Daumier et de Chateaubriand ; sursaut de la « Mercedes blindée de la Gestapo » (L 74) ; pavés inégaux de la libération de Toulouse ; médecin qui ressemble au général de Gaulle en 1940 ; grabats de Madrid et d’Alsace ; bruits insonorisés de la souffrance ; perfusion et anesthésie des salle d’opération et de torture ; musée des carrosses de Lisbonne ; corbillards anciens et modernes ; mosquée de Lahore et milliers de fidèles ; enfant ébahi à Luna-Park ; pont du Châtelet un soir des dix-sept ans ; chevet du père qui prie par contagion ; Josette Clotis, l’épouse morte sous un train ; sabots du fils à Roquebrune ; proches aimés et lacunaires exceptionnellement mentionnés… Contrairement à la majorité des passages du Miroir des Limbes où l’éclectique litanie se résorbe en tableaux de la Résistance, ces quelques pages de Lazare entrechoquent les réminiscences sans que ne se recompose une cohésion. Mais, par cette écriture de l’égarement, qui reproduit la démence de la maladie, où divague comme jamais l’autobiographique, le texte dénote la sénilité des encombrants albums (L 92) qui ordonnent et encensent la vie. Contre ces « images d’autrefois » qui « se hèlent, biographie aussi fausse que les autres », car « un passé […] n’est pas une biographie » (L 94), Malraux « provoque une confuse autodéfense » (L 84) – dont il a été plus haut question.
8S’agit-il simplement de la peur de mourir ? Dans un étourdissant passage de Lazare, qui rappelle beaucoup Hervé Guibert et ses romans sur le sida, Malraux révèle sa terreur de la dérive et de « l’informulable » (L 106), sa panique devant la mort. Rampant dans l’obscurité de sa chambre d’hôpital où il a fait une nouvelle chute, il balbutie la « menace inconnue de [se] retrouver amputé de la terre » : « être d’amibe » et « je-sans-moi » (L 104-105). Certes, succomber dans le vide et trépasser dans l’inconnu effraient Malraux, mais surtout parce que s’affaissent et s’interrompent alors la pensée et la lutte. « Perdre son identité suggère tout perdre » (L 105), angoisse-t-il. À la tentative de trouver des « images assez puissantes pour nier [le] néant » (L 123) du corps indigent « aux cellules provisoires » (L 93), Malraux préfère l’écriture et l’engagement, c’est-à-dire le combat que livrent conjointement le faux épisode de la Vistule et le sabotage autobiographique. Plutôt que de les éviter il veut se confronter au « mal » (L 113), la « névrose dépressive et paranoïaque » (L 120), « l’anxiété » (L 126), la « somnolence », « l’ébriété » (L 138), la « syncope » et la « frayeur » (L 168). Forcené et lucide, Malraux leur oppose « une conscience d’exister, plus profonde que d’exister, plus profonde que la connaissance » (L 94).
9Malraux n’échappe pas à la mort qui le guette. Au contraire, il la prend à bras-le-corps, l’intègre à son œuvre. Suivant l’esprit de la métamorphose, il n’accepte pas que son décès mette un terme à l’écriture, à l’action et à la réflexion, que l’autobiographie radotée et littérale prenne subitement toute la place :
Pendant la nouvelle consultation des médecins, à la salle de radiologie, je regardais les illustrations d’une étude sur moi. Mes photos d’enfant, de collégien, de soldat, de ministre, de passant expriment moins encore ma vie, que la succession de ceux qui m’y accompagnent […]. Des images ne composent pas une biographie, des événements non plus […]. Chacun articule son passé pour un interlocuteur insaisissable : Dieu, dans la confession ; la postérité, dans la littérature (L 92).
10De « retour […] sur terre » (L 171) après son vertige, Malraux reprend autrement le dessus, veut étudier et expliquer la crise qu’il vient de traverser sans se retrancher dans la sûreté de ses souvenirs privés. « J’ai été conscient de ne plus savoir où j’étais –, d’avoir perdu la terre », conscient de « l’effort » (L 105), remarque-t-il avec défiance. Aux confins de la vie, jusqu’à la dernière ligne de Lazare, la manifestation obstinée de la conscience « véhémente » (L 105), qui aborde avec « ironie » la « Mort… » (L 173), équivaut aux rébellions fraternelles de l’Espagne, de la Résistance et de la Vistule : à la fois lutte contre l’inéluctable, transformation de l’impensable et théorie de la disparition.
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11Mourir, c’est léguer ce qui se métamorphose. Et jusque dans son rapport le plus intime à la mort, André Malraux modèle l’engagement, s’affaire à cette œuvre politique qu’il laissera en héritage ; engagement et œuvre qu’il sculpte comme ces statues anciennes dont il a tant admiré l’énigme, dont il a voulu déchiffrer le sens. À son tour, comme d’autres ouvrages avant lui, le présent travail s’adonne au déchiffrage de cette statuaire malrucienne de l’intellectuel et de l’engagement. Au-delà du commentaire biographique rabâché sur Malraux lui-même, qui fut « dans la vraie vie » un intellectuel engagé, de la guerre d’Espagne à la Résistance et au ministère de la Culture, ce sont presque exclusivement les textes littéraires malruciens, où l’imagination interprète le vécu, qu’ont voulu penser les lectures attentives des chapitres précédents. Car, comme le remarquent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur Kafka, tout grand écrivain s’avère homme politique non seulement par ses interventions concrètes, mais aussi par son travail sur les mots et les idées qui appartiennent au monde et au temps7. Au cœur de l’œuvre de Malraux se trouve en effet une réflexion sur les rapports entre action et création, sur les contiguïtés de l’engagement, sur la responsabilité réciproque de l’implication et de l’écriture, sur la simultanéité du combat et de l’analyse, qu’il s’agissait de montrer et de relayer afin d’inspirer la contemporanéité – dans le droit fil de la métamorphose.
12À partir des romans L’Espoir et Les Noyers de l’Altenburg et des deux tomes autobiographiques du Miroir des Limbes, Antimémoires et La Corde et les souris, se modèle un intellectuel qui pense et crée, agit et écrit, s’oublie et se souvient. De 1937 à 1976, de la rédaction de L’Espoir à la mise en forme définitive du Miroir des Limbes, images et évolutions malruciennes de l’intellectuel se superposent pour donner un exemple. Au-delà de sa particularité, sans être prise au pied de la lettre, adaptée au présent, chacune de ses versions de l’intellectuel montre encore la possibilité du combat politique et ré-incite à s’engager. L’intellectuel de L’Espoir s’enrôle dans la guerre civile d’Espagne, accepte la discipline et la concertation du camp républicain au nom l’efficacité de la gauche, mais se trouve en proie aux doutes, c’est-à-dire à faire aussi la critique de l’autorité et des moyens qui justifient la fin la plus noble. Amalgame de trois personnages, successivement soldat des guerres mondiales de 14-18 et de 39-45, l’intellectuel des Noyers de l’Altenburg s’insère dans une lignée ancestrale grand-père/père/fils, dans une famille, dans une tradition et dans une histoire de combat. Incarnant cette mémoire, il se bat, écrit et transmet ; indissociables, son action et son écriture transforment le réel, reprennent la lutte et lèguent la volonté de s’engager. Dans les Antimémoires, l’intellectuel qui compose son autobiographie refuse l’individualisme et l’intimité apolitiques des confessions pour mieux s’inventer et promouvoir par l’autofiction un personnage héroïque, solidaire d’une cause ou d’une collectivité. La Corde et les souris, tout l’ensemble du Miroir des Limbes, peint l’intellectuel comme un résistant qui conjugue persévérance, faculté d’organisation, sens de l’histoire et raison d’État. En somme, au long des pages et des analyses, l’intellectuel engagé malrucien brille de mille facettes et cumule les qualités : discipliné, vigilant, cohérent, impliqué, imaginatif, généreux, tenace, efficace. Conviction, conscience, vie intérieure, anti-individualisme, acuité du rapport au temps et à la société le définissent. Personnage trop écrit, trop parfait ? André Malraux appelle de ses vœux cet intellectuel : sa façon de continuer le combat par-delà la mort.
13Les conclusions énumèrent les acquis. Arrive l’heure du bilan. Ce travail a d’abord assouvi une curiosité sur André Malraux lui-même, personnage flamboyant et intriguant lié à un demi-siècle palpitant d’histoire française. La figure de Malraux a propulsé ce travail, lui a tout compte fait donné son impulsion de départ. Bien qu’elle en ait été bannie, la biographie de Malraux projette son ombre sur ce livre. Sans doute faut-il remonter à novembre 1976, à celui dont on annonçait alors la mort, qu’un enfant québécois entrevit à la télévision. Il faut ensuite revenir à la découverte du militant anti-colonialiste, du tribun anti-fasciste, du résistant, du ministre de la Culture et de l’écrivain engagé qui fit rêver un temps l’étudiant romanesque et le professeur forcé de gagner sa vie à l’université, empêtré dans les exigences administratives de l’Institution. Très vite cependant, au milieu des recherches et des lectures sur le grand écrivain, les romans et les mémoires se sont imposés pour répondre aux questions sous-jacentes sur le rôle de l’intellectuel. Source d’inspiration, le Malraux hors texte a ainsi cédé sa place au fascinant texte malrucien : aux modèles plus grands que nature de L’Espoir et des Noyers de l’Altenburg ; aux intellectuels intelligents et cultivés, angoissés mais décidément impliqués dans leur actualité ; à l’écriture elle-même, façon d’appréhender le réel et de s’y immiscer ; à l’imagination qui pense et refait le monde, qui élabore des projets. Aux désarrois et aux déceptions de ceux qui s’engagent aujourd’hui, les romans et mémoires de Malraux n’offraient pas tant des solutions que de l’admirable : quelque chose à admirer à une époque qui n’admire pas.
14Comme expliqué dans l’introduction de cet ouvrage, l’indifférence relative aux livres de Malraux (indifférence qui se double toujours de monomanie biographique) en dit long sur la relation au politique qu’entretiennent les contemporains. Pourquoi lire Malraux, ce « moralisateur » qui exalte un engagement démodé ? Les volumineux romans et mémoires malruciens ne s’avèrent-ils pas incompréhensibles, indéchiffrables et étranges ? En valent-ils la peine ? « Toutes ces duchesses », se serait écrié avec agacement André Gide à propos du manuscrit d’À la recherche du temps perdu ; « Tous ces intellectuels engagés », raille-t-on en ce vingt et unième siècle… Seule La Condition humaine échappe parfois aux « pilonnages » de ces jugements. Au Goncourt de 1933, aucun chapitre de ce travail n’a été consacré : question de goût certes, mais choix très délibéré. Comme La Voie royale (qu’on lit toujours beaucoup) ou Les Conquérants, La Condition humaine demeure un roman d’aventures, remarquable, complexe et profond, malgré tout roman exotique, voire colonial, de la première mouture malrucienne. Or il reste particulièrement facile de maintenir les distances avec cette excessive Asie d’hier, fantasme occidental, si mélodramatique, qui ne concerne plus guère, à laquelle on ne s’identifie pas. De surcroît, la fin tragique des héros de La Condition humaine neutralise et suspend le propos sur l’engagement. Dans ce roman, il y a aussi suicide du politique : ce qui convient à une contemporanéité avide de le liquider ou de l’écarter. On ne peut en dire autant de L’Espoir, des Noyers de l’Altenburg, des Antimémoires et de La Corde et les souris qui exhortent le lecteur à prendre parti, sans lier l’action et la pensée à un dénouement négatif, sans que l’engagement ne finisse en catastrophe. Par exemple, écrit dans un style réaliste, L’Espoir se termine sur une note… d’espoir pour les intellectuels qui s’engagent (ce même si, au moment où Malraux termine le roman, la guerre civile espagnole est déjà perdue pour les forces de la gauche).
15Il peut sembler insolite de réclamer justice littéraire pour un écrivain qui repose au Panthéon depuis 1996. En effet, maints auteurs talentueux et délaissés n’ont droit à aucune reconnaissance, encore moins à l’ultime consécration du mausolée des « grands hommes ». Ne serait-il pas plus urgent de sortir ceux-là de l’oubli ? À défaut de lire le célèbre André Malraux, n’entend-on pas régulièrement parler de lui ? De cette réputation, justement, on ne discute que trop. Tout le contraire d’un paria, Malraux est encensé par la culture officielle de la République française ; mais la cérémonie des adieux de la rue Soufflot tenait aussi, paradoxalement, du baroud d’honneur. Voici pourquoi cet ouvrage s’est préoccupé de la lecture de l’œuvre politique malrucienne, ainsi que de la réflexion sur l’intellectuel qui s’y fait : pour faire bouger ce Malraux embaumé dans sa légende, enciré dans son musée, figé par les florilèges. À la défense et à la promotion du Malraux biographique, d’autres se dévouent. Au déboulonnage, quelques-uns trouvent un malin plaisir. Et sous les lambris de la Sorbonne l’on assiste effaré à des arguties entre spécialistes et « malruciens » sur ce qui s’est vraiment passé en 1921 dans la vie de l’auteur des Antimémoires.
16Entrepris et poursuivi dans le découragement, ce livre a voulu partager son étonnement, puis le comprendre. Pour le dire clairement et simplement, ce travail n’aura voulu que remontrer cet intellectuel et cette écriture engagés pour les opposer au désengagement perçu des intellectuels : pour juxtaposer un portrait idéal au tableau déprimant de l’intelligentsia, à cette docte réplique du capitalisme. Il s’agissait ainsi de refuser l’ambition et l’individualisme ambiants, diktats de la « réussite », moteur des sociétés occidentales et, malheureusement, des cercles savants. Par son insistance sur la solidarité de l’écriture et de l’intellectuel (avec les siens et avec les autres), l’œuvre de Malraux s’élève en effet contre l’indifférence et le cynisme, contre l’égoïsme résigné ou assumé du chacun-pour-soi, contre les agressives envies et vulgaires jalousies qui motivent l’arrivisme. Corollairement, l’œuvre métamorphosée de Malraux s’insurge tout autant contre « l’éthique » couramment en vogue chezles intellectuels. Règlement consciencieux de la conduite personnelle qui se fait en dépit, en marge, de la société, l’éthique se substitue de façon sentimentale et timorée à l’action politique et au changement social. Il y a dans la « philosophie » de l’éthique l’innocente croyance que la somme des êtres vertueux, qui méditent à l’amélioration d’eux-mêmes, rendra le monde meilleur. Plutôt que d’assurer leur succès ou de se dédouaner de leurs responsabilités, à l’encontre de l’individualisme et de l’éthique donc, héros et textes malruciens théorisent le nécessaire rapport à la collectivité et réfléchissent à leur place et à leur insertion dans le social. Ils repensent leur cohérence : ce qui est politique, ce qu’est l’engagement. À la fois obligation morale et générosité, l’engagement malrucien se vit et se conçoit indissociablement comme devoir, pratique et conviction. Pour reprendre le titre des cours et séminaires de Roland Barthes au Collège de France en 1976-1977, Malraux enseigne sincèrement « comment vivre ensemble » – titre qui n’est ni interrogation, ni question de bonnes intentions8.
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17Au moment où s’achève ce travail paraît un inédit d’André Malraux. Fait cocasse, ce dernier texte posthume en date est un journal : Carnet du Front populaire 1935-1936. Qu’aurait dit l’auteur du Miroir des Limbes de la publication de ce rare cahier jaune pâle retrouvé dans ses affaires ? Il ne l’aurait sans doute pas permise, lui qui de son vivant n’a pas hésité à répudier Le Temps du mépris. Avait-il cependant anticipé la parution de ces brouillons jamais détruits ? Un avertissement en exergue le laisse bizarrement croire : « Ce journal n’a aucun caractère personnel. Ce sont seulement des notes d’instants significatifs pour être employés plus tard » (C 27)9. Dès lors, puisque le lecteur se voit prévenu, puisqu’une lecture semblait présagée, puisqu’il ne s’agit pas que du fruit du hasard ou de l’oubli, où se situe l’intérêt de ce lapidaire Carnet qui n’a évidemment pas la portée du reste de l’œuvre ? Pour tous ceux qui se spécialisent en études malruciennes, pour les exégètes férus de genèse, le Carnet rédigé entre avril 1935 et juillet 1936, qui réunit les impressions d’une époque mythique, possède d’indéniables qualités documentaires et archivistiques. Composés entre La Condition humaine et L’Espoir, antérieurs aux livres de la maturité analysés dans ce travail, les cinquante pages du cahier du Front populaire prévoient les changements et accentuent les thématiques, auparavant amorcées et abordées, des romans, écrits autobiographiques et propos sur l’art à venir. Malraux avait un programme, un projet, c’est ce qu’indique limpidement ce Carnet. Trois obsessions malruciennes s’y confirment et s’y faufilent parmi les vifs fragments d’actualité de 1935-1936 : d’abord, par défaut pour ainsi dire, par le style presque entièrement tourné vers l’observation du monde politique, l’abandon définitif de l’individualisme autobiographique qui fait de ce Carnet un « antijournal » comme le constate Jean-Yves Tadié dans la « Préface » (C 7) ; ensuite, ici et là, les remarques préliminaires d’une thèse sur l’art ; finalement, plus amplement, le souci d’une organisation de la gauche et la préoccupation pour l’efficacité politique qui tenailleront l’écriture de L’Espoir, des Noyers de l’Altenburg et des Antimémoires et de La Corde et les souris.
18La chronique saccadée de la montée du Front populaire, de sa triomphale prise de pouvoir, de ses premiers succès et de ses fatales difficultés ne détonne pas dans le corpus malrucien (comme le prouvent certains appendices sur Léon Blum éventuellement fondus au manuscrit du Miroir des Limbes). Des romans et du cycle autobiographique, le Carnet du Front populaire se démarque pourtant par le ton et par la teneur inaccoutumés de son propos. Il faut immédiatement signaler la longue liste des fréquentations amicales et mondaines (Léo Lagrange, Emmanuel Berl, Eddy Du Perron, André Gide, le couple Gallimard, etc.), mais particulièrement la présence inusitée et pas toujours flatteuse de parents (une tante, Marie Lamy) et de femmes (Marie Joliot-Curie, Madeleine Lagrange, Alice Cerf, Janine Bouissounouse, Suzanne Schreiber) dans une œuvre où famille et figures féminines sont quasi-absentes. Étonnamment, dans un des appendices au Carnet, Malraux parle même d’un « grand événement » : « l’égalité politique des deux sexes […] » (C 91). Par ailleurs, les digressions moqueuses sur les bourgeois inquiets de la victoire électorale des progressistes, les disputes conjugales (relatées à la troisième personne), le portrait gouailleur d’un serveur parisien, les grivoiseries et les potins frappent chez un Malraux qui s’abstient habituellement de ce genre de pittoresque. Cela dit, de proche en proche, forme et contenu légers et rieurs du Carnet redeviennent graves à mesure que le Front populaire se bute à la féroce opposition des classes dominantes et à la défection de ses propres alliés. Malgré les blagues et les cancans certes amusants, le Carnet témoigne avec pertinence de l’extraordinaire avancée d’une coalition des gauches qui court à sa perte à force d’anarchie et de déchirements.
19Dans les pages de son Carnet, Malraux examine avec émotion le personnage central de Léon Blum, le chef du Front populaire, qu’il aime vraisemblablement beaucoup, dont il commente l’éloquence et la gestuelle, dont il découpe et souligne les discours réimprimés dans les journaux. Force tranquille, Blum incarne le chef révolutionnaire, jusqu’à être imaginé parmi Robespierre, Saint-Just et les sans-culottes dont il calme la fureur. Omniprésent, Blum surgit au milieu des foules, orateur applaudi qui explique et implante patiemment de bénéfiques réformes (congés payés, semaine de 40 heures, etc.). Mais, figure tragique, pathétique même, de la lutte et du courage, Blum « exténué » (C 98) ne peut arrêter la terrible Histoire en train de se faire : l’inexorable montée des fascismes et la désintégration de la gauche. Dès les premières semaines de pouvoir, Blum et son gouvernement s’abîment à contrer l’absurde foire d’empoigne populaire à laquelle « ils ne peuvent opposer aucun ordre, aucune force : l’idée d’arrêter les revendications idiotes au nom des rev. justes […] les séduit et les épouvante à la fois » (C 68). D’une part, Malraux se réjouit du « côté kermesse » des grèves, « Mardi-Gras rentrés qui ressortent comiquement ou sauvagement » et qui manifestent la « joie d’être autonome, d’être libre » et « de n’avoir pas, aujourd’hui, à obéir […] » (C 69). Sa sympathie pour les grévistes se double d’une critique des intellectuels « obsédés par l’unité » qui font des « rêves » et qui, par manque d’intelligence, ne cessent de « concevoir le monde comme réductible à un ordre pensé » (C 83). D’autre part, Malraux déplore la décomposition, l’incohérence et, surtout, le détournement par la réaction de ces grèves anarchiques et peu stratégiques, déclenchées par les ouvriers contre un gouvernement ouvrier. Trop occupés à « négocier, jour et nuit, des accords » et des « surenchères » (C 67), Blum et ses ministres parviennent mal à endiguer le mécontentement des masses, grogne pernicieusement mise à profit par les adversaires. David progressiste contre le Goliath de l’ordre établi et de l’opinion manipulée, le gouvernement Blum subit l’infiltration des agents allemands (C 66) et le « sabotage partout, pas net, mais doux » (C 74) de la droite française.
20Le Carnet révèle les disputes entre progressistes et le travail de sape des conservateurs qui mèneront inexorablement le Front populaire à l’impasse et la France à 1940. La perte d’illusions à l’égard d’une gauche incapable de serrer les rangs et la lucidité à l’égard d’une droite fondamentalement antidémocratique, que transmet ce journal parcellaire, laissent une impression pénible et saisissante de déjà vu et de répétition. Sensible et clairvoyant, Malraux expose, comprend et prédit. Du Front populaire et de ses suites, qu’aurait-il fallu retenir ? Que faudrait-il encore apprendre ? Des échecs et des réussites de l’emblématique coalition des gauches, qui tomba à la fois victime de ses propres alliés chicaniers et des ruses réactionnaires, Malraux tire quelques leçons qui affermiront et formeront un idéal d’action politique qu’il veut laisser en héritage et qui conclut ce travail sur l’engagement. Premièrement, « quand il y a un objectif précis […], entre cet objectif et les principes absolus […] tout est possible dans l’ordre tactique » (C 40). Deuxièmement, à écouter Blum persuader les assemblées, il comprend la « supériorité de l’argumentation » (C 64) sur la violence. Troisièmement, les militants s’ordonnent « autour d’une forme de conscience et de continuité » (C 70). Ils croient en l’avenir « même quand l’idéologie du progrès n’est pas en jeu » (C 73) plutôt que de ne croire « qu’à la droite » (C 74). Finalement, comme un avertissement à toute la gauche et aux intellectuels qui s’en réclament, le Carnet se termine sur les sages mots de Léon Blum : « Ns ne pouvons réussir que si vs ne ns en empêchez pas par manque de discipline » (C 80). Objectif tactique, argumentation, conscience, continuité, espérance, discipline, voilà ce que répète et sait l’intellectuel engagé.
Notes de bas de page
1 Toutes les références à Lazare, Paris, Gallimard, 1996, seront ainsi indiquées.
2 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 39-40.
3 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits »…, p. 40.
4 Marguerite Duras, India Song, Paris, Gallimard, 1973, p. 10.
5 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits »…, p. 39.
6 Catherine Mavrikakis, Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 151.
7 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
8 Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaire au Collège de France (1976-1977), Texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, Paris, Seuil, 2002.
9 Toutes les références au Carnet du Front populaire 1935-1936, Paris, Gallimard, 2006, seront ainsi indiquées.
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