L’allégorie dans Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657)
p. 223-235
Texte intégral
1Les poètes sont nombreux au XVIIe siècle à tenter l’aventure du « poème héroïque », avec le rêve d’être le Virgile français. Pour eux l’usage de l’allégorie va de soi : l’épopée pratique traditionnellement l’allégorie à tous les niveaux. On y trouve la personnification de notions abstraites, des épisodes riches de sens qu’on peut lire à deux niveaux au moins ; des prophéties ou prédictions sous forme énigmatique interviennent parfois ; le lecteur est même invité à interpréter le poème de façon globale comme allégorie, puisque les épopées antiques ont donné lieu à des allégorèses diverses, et que le grand modèle moderne, le Tasse, a lui-même publié l’interprétation allégorique de sa Jérusalem délivrée. L’allégorie est l’une des figures puissantes autour desquelles se rejoignent le docere et le placere unanimement admis comme but de la poésie.
2Le débat sur la légitimité du merveilleux, chrétien et/ou païen, n’est pas sans conséquences sur les choix des poètes en matière d’allégorie. L’intention idéologique, religieuse et/ou nationale, joue aussi. Sur tous ces points Desmarets de Saint-Sorlin est l’un des poètes qu’il est le plus intéressant d’interroger : il se montre particulièrement engagé, tant du point de vue littéraire que du point de vue chrétien et national1, dans sa vie2 comme dans ses écrits, ce qui fait qu’on l’aborde souvent sous l’angle biographique plus que sous l’angle littéraire. Il fut pourtant un écrivain productif dans plusieurs genres ; son œuvre s’étend sur une longue période, et, membre de l’Académie française grâce à la faveur de Richelieu, il eut une position d’influence dans le monde des Lettres.
3C’est en 1657 qu’il publia Clovis ou la France chrétienne3, poème héroïque de plus de 11000 vers, qu’il préparait, selon ses propres dires, depuis une vingtaine d’années. Une vision allégorique d’une certaine ampleur prend place dans le poème ; c’est la vision de Childéric, que Desmarets emprunte à des chroniqueurs médiévaux et qui déjà dans ses modèles avait une portée allégorique. Ce passage particulier mérite une analyse détaillée. Au-delà, l’usage de l’allégorie est constant dans le détail du récit ; j’ai exploré l’utilisation de l’allégorie comme figure courante dans Clovis en comparaison avec d’autres épopées contemporaines, puis la question d’une lecture allégorique possible de l’ensemble du poème, puisque l’épopée ou le long roman du XVIIe siècle peut presque toujours être lu comme une immense allégorie.
4Le passage où est évoquée la vision de Childéric, lors de ses noces avec Bisine, se trouve au livre V du poème, qui en contient vingt-six. Nous connaissons depuis le début in medias res leur fils Clovis, héros éponyme du poème. C’est le prince et enchanteur Auberon qui fait le récit des origines de Clovis, en s’adressant à ses deux filles les princesses Yoland et Albione qu’intéresse ce brillant jeune roi.
Au soir l’heureux monarque à la couche est conduit.
« Va, dit-elle, au balcon ; sois chaste cette nuit ;
Et par mon art puissant, de ta race future
Tu verras dans ta cour la mystique peinture. »
Il voit un fort lion jetant de fiers regards ;
Il voit des ours, des loups, suivant des léopards ;
Puis des chiens casaniers qu’un grand dragon dévore.
D’autres dragons ailés se présentent encore.
« Regarde en haut », dit-elle. Il voit un aigle ardent,
Sur le dernier dragon des nuages fondant,
Qui le ferre, et s’en paît ; puis paraît admirable.
Et d’aigles et d’aiglons une suite innombrable.
« Demain tous tes destins te seront découverts »,
Dit Bisine ; et leurs yeux au jour s’étant ouverts :
« De nous, commença-t-elle, un grand lion4 doit naître,
Un roi, des champs gaulois le dompteur et le maître.
De son sang sortiront des fils aventuriers
Tels que des léopards, et hardis et guerriers.
Leurs neveux acharnés se raviront leurs terres,
Et des ours et des loups imiteront les guerres.
Leurs faibles descendants5, du repos amoureux,
Tomberont sous le fer d’un prince valeureux6,
Qui comme un fier dragon dressant sa haute crête,
Après cent beaux exploits, couronnera sa tête.
Ses enfants7 régiront, comme dragons nouveaux,
L’empire où le soleil s’abîme dans les eaux.
Leur suite déclinant de cette ardeur guerrière
Par un aigle perdra le sceptre et la lumière,
Par un prince8 céleste, et puissant et pieux,
Suivi de fils vaillants, sages, religieux,
Dont la race en guerriers heureusement féconde
Sur un trône éternel doit régir tout le monde ».9
5L’épisode a une source, déjà ancienne : il apparaît pour la première fois dans l’Histoire d’Aimoin, qui lui-même s’est manifestement inspiré des visions du prophète Daniel dans l’Ancien Testament10. Dans le texte d’Aimoin l’épouse de Childéric, future mère de Clovis, lui suscite une vision au soir de leurs noces : des lions, des licornes, des loups, des ours, et enfin de petits animaux. L’épisode a déjà été exploité avant Desmarets, notamment en 1595 par Pierre Boton, dans un poème de sept cent quarante-quatre vers, intitulé Les trois visions de Childéric, dédié à Biron. Comme l’explique Jean-Claude Ternaux11, Boton a agrémenté la liste d’animaux qu’il tirait d’Aimoin de quelques spécimens plus spectaculaires, des « léopards madrés » et des « panthères d’Asie ». Il a aussi défini plus précisément les minora animalia d’Aimoin, dont il a fait « les serpents et les vers, l’ordure et la vermine ». Dans son récit, que Desmarets suit d’assez près, Basine impose à son époux, au moment où il s’apprête à consommer le mariage, une chasteté qui est nécessaire pour obtenir des visions authentiques, puis l’envoie regarder au dehors les animaux qui s’y trouvent. La vision est donc dramatisée par la frustration que l’époux doit s’imposer, ainsi que par le spectacle riche et varié. De même que dans la Bible un ange explique les visions au prophète, Basine décrypte pour son royal époux l’avenir qui est promis à leur lignée.
6 Il faut distinguer dans la prédiction de Boton plusieurs étapes : la première est celle de Clovis et de ses descendants immédiats, représentés par des animaux nobles et royaux. Les « ours, loups » viennent ensuite, et indiquent les rois de la dynastie de Pépin, qui combattront vaillamment les pays étrangers. Enfin, plus près de nous, les petits animaux qui s’entre-dévorent représentent, selon Boton, « la Ligue et la rebellion générale de toute la France », que vient dompter Henri IV. Le « lion généreux » est identifié par Basine à Clovis. Seul Henri IV pourra rivaliser avec lui. Le sens est donc actuel et immédiatement livré, et comme dans le texte du Livre de Daniel, il s’agit d’une tentative pour lire l’histoire en lui voyant un sens positif, par le biais d’une fiction apocalyptique, cela dans une période troublée et pleine d’inquiétudes.
7Avec Desmarets la vision, très proche de celle de Boton, change de sens ; elle devient la mise en perspective de l’histoire des dynasties qui règneront sur la France. L’épouse de Childéric a un peu varié de nom : elle s’appelle désormais Bisine. Desmarets tient à la cohérence narrative et assure la vraisemblance : le don de divination de Bisine a été attesté un peu auparavant dans le récit, puisque, avertie par les dieux, elle a su se garder pour Childéric tout en concluant une union de façade avec Bisin – précédemment gouverneur et précepteur de Childéric enfant12 –, qui gère sagement le royaume de Tongrie dont elle a hérité. Elle l’explique elle-même à son futur époux :
Le roi qui me fit voir la céleste lumière,
Se connaissant voisin de son heure dernière,
Tira de tes états Bisin ton sage ami.
Sur son trône avec moi veut le voir affermi,
Pour voir régner son sang avant sa mort prochaine,
Nous lie, et nous remet sa splendeur souveraine.
Je tire à part Bisin, et lui tiens ce propos :
« Laissons de ce bon roi sortir l’âme en repos.
Mais pour un autre époux le ciel m’a destinée.
Je sais que ma grandeur n’est pas ici bornée.
Prends doncques de mari le titre seulement,
Et lorsque me luira mon glorieux moment,
Tout l’État sera tien ; déjà je te le donne,
Et pure je suivrai ce que le ciel m’ordonne ».
Il consent ; le roi meurt. Enfin depuis ce jour
Nul n’a paru que toi digne de mon amour.
Je connais ta valeur ; j’aime ta noble mine,
Et sais quelle puissance un astre te destine.13
Malgré l’imprécision des termes, sa prescience est affirmée avec insistance. C’est donc avec une forte autorité qu’elle dévoile l’avenir. La situation de chasteté au soir des noces est semblable, bien que Desmarets soit plus discret sur l’empressement de l’époux, pour d’évidentes raisons de bienséance. Comme dans le poème de Boton, l’histoire se trouve organisée selon un sens positif. Mais il ne s’agit pas ici de saluer un roi providentiel : Louis XIV est un peu trop jeune en 1657 pour tenir ce rôle, surtout si on se rappelle que le poème était sans doute en chantier dès avant sa naissance14, et l’homme providentiel, dans la première édition de Clovis, est le Grand Condé, vainqueur de Rocroi15 ; le but est plutôt de rendre normatifs et providentiels les changements de dynastie, ce qui légitime mieux encore la vocation du roi de France à « régir tout le monde » sur un « trône éternel », comme le promet le dernier vers de la vision16. Ainsi est justifiée la mise en perspective de Clovis et de Louis faite dès les premiers vers du poème17. Ici les « loups » et les « ours » ne sont plus les Carolingiens, mais les successeurs de Clovis qui s’entretuent. Charles Martel apparaît comme le dragon qui restaure un pouvoir fort, digne de diriger l’empire d’Occident (« L’empire où le soleil s’abîme dans les eaux »18), et l’aigle capétien vient mettre fin au règne des petits dragons carolingiens sans qu’on sache bien en quoi ils ont dégénéré ou démérité.
8Cette allégorie trouve un écho dans les comparaisons topiques des héros avec des fauves. Celles-ci sont ainsi mises en perspective, et ne sont pas purement décoratives, contrairement à ce qu’on trouve dans le Saint Louis du P. Le Moyne, où les comparaisons avec les animaux ou avec divers éléments de la nature tels que torrents, arbres, rochers, reviennent mécaniquement à intervalles réguliers. Ici, Clovis s’élançant sur son cheval pour retrouver Clotilde qu’il croit en train de fuir avec Sigismond est comparé à la lionne de l’Atlas qui affronte les chasseurs19, puis lorsqu’il s’élance contre Siagre pour le combattre, nous voyons deux jeunes lions20 ; son combat contre Yoland est comparé à celui de la panthère et du lion, plus fort qu’elle21. À la fin du poème, c’est Alaric sur le point d’être vaincu qui est comparé à son tour au lion, mais un lion cerné et furieux de s’en apercevoir22. Le loup est un comparant moins glorieux, il évoque davantage la sauvagerie et figure le fauve solitaire qui fuit ceux à qui il ne peut nuire : Desmarets ne l’emploie jamais à propos de Clovis ; il sert à désigner Auberon et ses manœuvres de division en marge de la bataille de Dijon, et aussi Alaric, lorsque celui-ci fait retraite devant l’armée de Clovis, avant de finalement l’affronter pour sa perte23. Il est surtout significatif qu’Albione, dans les malédictions qu’elle lance avant d’aller à la mort, retrouve la comparaison des loups pour désigner les futurs enfants de Clotilde, rejoignant ainsi la prédiction de Bisine sans la citer expressément :
Que ses fils à ses yeux, par de cruelles guerres,
Comme loups acharnés, se ravissent leurs terres.24
L’allégorie initiale trouve dans ces images ou comparaisons répétées un prolongement et une résonance. Sans que ce soit systématique, à chacun des héros est accolée une figure animale porteuse d’attributs qui le caractérisent.
9Si nous n’avons pas ici un récit complet de l’histoire de la monarchie française, c’est que celle-ci est répartie entre plusieurs narrateurs, intervenant dans des épisodes successifs : l’origine mythique des Francs depuis la chute de Troie est décrite dans une série d’ecphraseis au livre II, lorsque Clovis visite la galerie de tableaux que lui montre son parent le magicien Auberon ; les titres de gloire que s’acquerront les monarques descendants de Clovis sont l’objet d’une révélation que Clotilde reçoit au temple de la Vérité, tout de cristal, où elle a été emmenée à travers les airs, par la Vierge elle-même, au livre IV. Là Clotilde lit l’avenir déjà écrit et peut donc admirer la brillante destinée de sa postérité jusqu’à Louis XIII et Richelieu25. La vision de Childéric, qui relie et complète ces discours, n’est donc qu’une pièce dans un dispositif complexe et très travaillé. Elle fait partie d’une série de récits que l’enchanteur Auberon fait à ses deux filles comme s’il s’agissait de leur transmettre la mémoire familiale. Mais le vrai but de ce personnage voué au mal et au Malin, nous le savons26, est de les enflammer d’amour pour Clovis. Les légendes qui entourent le mariage de Clodion et celui de Childéric, empruntées à des chroniqueurs anciens, doivent donc exalter la grandeur du héros à travers les signes divins évidents qui l’annoncent, et simultanément éveiller la passion, voire la sensualité, des deux princesses. Ce qui explique que l’enchanteur représente en détail, en la romançant, la rencontre passionnée des deux couples dont Clovis est issu en ligne directe : ces récits expriment suffisamment la passion comme désir physique pour que Chapelain, dans ses notes manuscrites sur le poème à sa parution, les qualifie de « sales »27. Mais nous ne savons pas encore tout, et c’est très progressivement que le lecteur comprendra à quel point Auberon manipule ses deux filles28.
10 Les symboles héraldiques ou religieux, assez fréquents, constituent des allégories lorsqu’ils construisent un discours cohérent. Si on le compare aux poètes les plus proches chronologiquement, Desmarets utilise ce procédé plus que Chapelain dans la Pucelle, mais beaucoup moins que le P. Le Moyne, qui mêle constamment l’allégorie et le symbole, notamment dans l’utilisation qu’il fait de l’héraldique dans Saint Louis, comme l’a brillamment montré Yvan Loskoutoff29. Desmarets n’a pas la même inventivité, même s’il joue dès l’incipit de son poème sur la symbolique des lis : « À la gloire des lis je consacre ces vers »30. Lors du baptême de Clovis, à bien des égards assimilable à un sacre, saint Rémy évoque le psaume 44 « pour les lis » et tire ainsi du signe héraldique des lis la vocation des rois de France à la monarchie universelle :
« En toi sont accomplis ces prophétiques vers
Du psaume31 renommé, qu’un titre mémorable
A marqué pour les lis dans le Livre32 adorable,
Et qui semble chanter tes grâces33, tes vertus,
Et tes fiers ennemis34 sous ta force abattus.
Ton cœur35, dit ce prophète, a chéri la justice,
A toujours détesté la fraude et la malice.
Aussi le Tout-puissant de toi fait l’heureux choix,
Te sacre de son huile et te fait roi des rois.
Dieu te prend pour l’aîné des fils de son Église,
Et tu dois des tyrans garantir sa franchise. »
Alors il oint le roi de ce baume divin
Dont les gouttes sans prix et qui seront sans fin,
Sont de sacrés témoins et d’éternelles marques
Que Dieu pour ses chers fils a choisi nos monarques.36
Les lis de la monarchie française prouvent la conformité à l’ordre voulu par Dieu, au même titre que la sainte ampoule ou que les succès guerriers. Les signes se renforcent les uns les autres, et la citation biblique garantit la promesse divine. La vérité est sans faille.
11 Une vision nocturne proposée à Clovis nous suggère l’appauvrissement de la vision allégorique par rapport à la tradition épique dont hérite Desmarets : les démons, sous la forme des dieux païens de l’antiquité, viennent en cortège essayer de persuader Clovis d’aimer et épouser une princesse païenne au lieu de Clotilde. Vénus entourée des Amours lui présente une belle et fière princesse, en présence de Jupiter qui l’exhorte et d’Hercule, présenté comme modèle au héros. L’intervention démoniaque est interrompue par le fidèle compagnon du roi, le chrétien Aurèle ; elle n’occupe que quelques dizaines de vers37. Le choix que doit faire Clovis entre deux épouses est purement personnel, même s’il engage l’avenir de la France38. Desmarets individualise fortement les passions, intériorise les conflits, préfère insister sur le trouble intérieur du héros et montrer comment se construit sa décision, que chercher à représenter les termes du débat, ce qui leur conférerait un sens général applicable à d’autres situations.
12Il y a pourtant un aspect de la mise en œuvre des symboles qui ne peut que surprendre : les récits étiologiques, nombreux dans Clovis. Ils ne relèvent pas à proprement parler de l’allégorie mais ne sont pas sans lien avec elle. Ils reposent sur une équivoque sur les noms. Il s’agit surtout de noms de lieux ou de monuments, dont le récit assigne l’origine à un épisode ou à un personnage parmi les plus évidemment fictionnels et romanesques de l’œuvre. Par exemple, l’exposition dans un pré des trésors pris aux Wisigoths entraîne la réflexion qu’il s’agit là d’un « riche lieu »39 ; la seigneurie en est bientôt offerte par Clovis à son fidèle Aurèle, qui se trouve précisément être l’ancêtre du cardinal de Richelieu dans le poème. Le même Aurèle, recevant du ciel des armes merveilleuses destinées à Clovis, fait dans sa joie le vœu de construire ici même « un saint lieu », et c’est l’origine de l’abbaye de Joye en Val, « dans la forêt de Laye vers Poissy »40. Lors du combat contre les Germains au cours duquel se décide sa conversion, Clovis, qui vient de retrouver en plein champ de bataille Clotilde indemne et libre sous la protection de saint Denis41, s’écrie : « Saint Denis en ce mont m’a redonné ma joie ». Les soldats redisent confusément ces mots et l’écho reprend « mont, joie et saint Denis »42. Une note nous précise que c’est l’origine du cri des Français en guerre. Quant à l’église Sainte-Geneviève-des-Ardents à Paris, elle est reliée au miracle que sainte Geneviève opère en guérissant cinquante généreux couples d’amants guerriers que les enchanteurs païens avaient embrasés par leurs maléfices. Desmarets équivoque sur le mot ardent, qui traditionnellement désigne les malades de l’ergot du seigle, appelé souvent mal des ardents43.
13Ce qui caractérise ces récits est leur invraisemblance historique totale et même leur caractère manifestement fantaisiste, qui contredit les efforts que fait Desmarets pour persuader le lecteur de la solidité des bases historiques du récit, mais aussi la théorie selon laquelle le merveilleux chrétien seul est vraisemblable pour des croyants. On peut à bon droit se demander pourquoi Desmarets sape ses propres efforts pour faire adhérer le lecteur à son récit : est-ce imagination débordante et incontrôlée ? Volonté de varier, pour amuser les dames ? Désir d’épuiser toutes les possibilités du langage figuré ? Effort pour créer une sorte de légende dorée autour des traditions religieuses locales et nationales, dans l’esprit des anciennes hagiogaphies ? On ne trouve en tout cas rien de tel dans la Jérusalem délivrée ni même dans le Roland Furieux, modèles les plus généralement reconnus, ni dans d’autres épopées contemporaines44. Ni la Pucelle, ni Saint Louis, en particulier, n’offrent de tels récits étiologiques. Ces énigmes nombreuses et diverses qu’aucun précepte poétique ne garantit, gardent quelque chose de mystérieux pour le lecteur d’aujourd’hui.
14Après le Tasse et à sa suite, la plupart des auteurs de poèmes héroïques du XVIIe siècle ont voulu faire de l’épopée l’expression d’une grande vérité. Scudéry dans Alaric et Chapelain dans la Pucelle reprennent de très près le système d’interprétation allégorique que le Tasse avait proposé pour lire la Jérusalem délivrée. La conquête de Jérusalem était la poursuite par l’âme humaine de son souverain bien ; de même la conquête de Rome pour Alaric, même si la conquête de Rome préfigure aussi la conversion au catholicisme de Christine de Suède : l’allégorie s’accommode parfaitement de cette pluralité de lectures possibles. C’est surtout la délivrance de la France dans la Pucelle qui devient l’aventure spirituelle de toute âme chrétienne. Tous les personnages, obstacles ou adjuvants de l’aventure, représentent des forces abstraites, et Chapelain donne lui-même la clé :
Je disposai toute sa matière de telle sorte, que la France devait représenter l’âme de l’homme, en guerre avec elle-même, et travaillée par les plus violentes de toutes les émotions ; le roi Charles, la volonté, maîtresse absolue, et portée au bien par sa nature, mais facile à porter au mal, sous l’apparence du bien ; […] le comte de Dunois, parent du roi, inséparable de ses intérêts, et champion de sa querelle, la vertu qui a ses racines dans la volonté, qui maintient les semences de justice qui sont en elle, et qui combat toujours pour l’affranchir de la tyrannie des passions ; […] et la Pucelle, qui vient assister le monarque contre le Bourguignon et l’Anglais, et qui le délivre d’Agnès et d’Amaury, la grâce divine […].45
15Desmarets dans Clovis et le P. Le Moyne dans Saint Louis pratiquent l’allégorie d’une façon toute différente. Ils ne cherchent pas à faire passer une vérité morale ou spirituelle générale, mais une vérité idéologique qu’ils dégagent d’une lecture de l’histoire comme fondatrice. Pour tous deux, avec quelques variations dans la formulation, la France, en la personne de Louis XIV, est appelée à dominer le monde et à lutter contre les infidèles et contre les hérétiques, et ils en cherchent la preuve dans les signes que Dieu a prodigués à l’occasion de la conversion de Clovis pour l’un, de la croisade de saint Louis pour l’autre. Cette diversité des usages de l’allégorie dans le poème héroïque est d’autant plus intéressante que chez les deux poètes elle coïncide avec l’introduction du merveilleux chrétien, comme le montre l’Avis de Clovis :
Mais le poème héroïque est si noble et si relevé qu’il doit avoir un sujet important, non seulement à toute la terre, mais encore à la gloire de Dieu, et qui par conséquent soit conduit par l’assistance du Ciel et traversé par la malice des démons. De sorte que le ciel et l’enfer sont comme des personnages du poème […].46
La préférence affirmée pour le merveilleux chrétien et le choix d’un sujet historique à forte portée idéologique, tendant à imposer une vision univoque de l’histoire nationale, constituent un double choix poétique qui rapproche de façon étonnante les deux poètes, et les différencie au contraire de Scudéry et de Chapelain, qui optent en faveur de l’allégorie globale et contre le merveilleux chrétien.
16L’âge d’or de l’allégorie est cependant passé, et on en voit les signes. Desmarets désirait atteindre un large public. Pour cela il faut entretenir l’intérêt, rendre agréable la lecture, et donc être clair sans platitude. L’écueil du double sens allégorique est justement là : comment piquer l’intérêt, mais rester compréhensible ? Desmarets se déclare confiant, notamment dans la capacité des dames à décrypter le sens caché :
Ils croient qu’il faut être trop versé dans l’Histoire, dans la Fable, dans la Géographie ancienne et moderne, et dans le style des plus fameux poètes, pour y entendre mille choses qui n’y sont représentées que sous le voile des figures. Mais il faut avoir bien peu fréquenté les dames de la plus haute qualité pour ignorer […] qu’elles ont l’intelligence très subtile pour débrouiller tous ces agréables nuages dont on couvre les pensées, et que les hommes leur doivent céder en la science de pénétrer facilement dans le secret des expressions figurées.47
17Malgré cette proclamation, il prévoit l’aide d’une annotation, qui précise les allusions mythologiques, les périphrases, les personnifications allégoriques, et rappelle l’existence de sources attestant la vérité des faits. Fuyant le pédantisme, il se borne généralement à déclarer : « Ceci est de l’Histoire ». Le sens allégorique est-il pour autant accessible à tous, et à toutes ? On peut en douter quand on lit sous la plume de Mme de Sévigné écrivant à sa fille :
Je suis fort de votre avis pour la préférence des fables sur le poème épique. La moralité s’en présente bien plus vite et plus agréablement ; on ne va point chercher midi à quatorze heures. Cela soit dit pourtant sans offenser le Tasse que je ne puis oublier sans être une ingrate.48
Si cette grande admiratrice du Tasse avait l’impression, dans le poème épique, de « chercher midi à quatorze heures », au point de lui préférer la fable, c’est bien que la vocation allégorique de celui-ci touchait à sa fin.
18 L’allégorie a encore au milieu du XVIIe siècle une place significative dans le poème héroïque. Si Desmarets ne propose pas de lire son poème comme la mise en récit systématique d’une vérité sur l’homme comme Chapelain, il use largement des autres possibilités qu’offre l’allégorie. Les procédés traditionnels, la reprise de récits anciens qu’il trouve chez les chroniqueurs, l’usage des signes héraldiques et parfois de la mythologie païenne, les allusions bibliques, au service desquels il met une imagination visuelle riche et son talent de versificateur, animent son poème. Il est pourtant surtout un modernisateur. Il rapproche le poème héroïque du roman et de la tragi-comédie, en limitant sa longueur49, en le structurant fortement grâce à des épisodes romanesques qu’il relie soigneusement à l’action principale, en s’attachant à la description des passions. Ces innovations, ainsi que l’annotation, innovation didactique dont on ne doit pas minimiser l’importance, prouvent que le public, qui s’élargit notablement au moment où s’instaure la culture galante, ne peut plus être considéré comme capable de lire avec enthousiasme de longs récits en vers où il faut être à l’affût du sens caché. Même les longs romans, dont Georges de Scudéry prétend dans la préface d’Ibrahim en 1641 qu’ils succédent aux anciennes épopées, ne jouissent pas d’une survie plus longue : ils sont sur le point de disparaître lorsque paraît Clovis. Le poème de Desmarets porte les signes d’un renouveau impossible du genre épique.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Hartmut Stenzel, « Épopée chrétienne et modernité : le cas de Desmarets », XVIIe siècle, n° 193 (octobre-décembre 1996), p. 753-766, et Alain Viala, « La guerre des institutions et la modernité », ibid., p. 875-890.
2 En particulier lors de l’affaire Simon Morin. Voir les articles de Maurice Laugaa et de Marie-Madeleine Fragonard, XVIIe siècle, n° 193 (octobre-décembre 1996).
3 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou la France chrétienne, Paris, A. Courbé, 1657. J’abrégerai désormais ce titre en Clovis et donnerai pour les références le livre, la pagination de l’édition originale, et le numéro des vers.
4 Clovis (note de Desmarets).
5 Les rois fainéants (note de Desmarets).
6 Charles Martel (note de Desmarets).
7 Charlemagne et ses fils (note de Desmarets).
8 Capet (note de Desmarets).
9 Clovis, livre 5, p. 89-90, v. 2107-2138.
10 En particulier la vision des quatre bêtes (Dn 7) et celle du bélier et du bouc (Dn 8).
11 Jean-Claude Ternaux, « Les trois visions de Childéric de Pierre Boton : les mémorables faits à venir », Nouvelle revue du seizième siècle, 15/1, 1997, p. 107-118.
12 Childéric, orphelin très jeune, avait dû être éduqué par deux gouverneurs. Desmarets est fidèle sur ce point aux sources médiévales.
13 Clovis, livre 5, p. 87, v. 2049-2066. C’est moi qui souligne.
14 D’après ses propres dires, Desmarets a travaillé vingt ans à Clovis, ce qui nous fait remonter à 1637. Louis XIV est né le 1er septembre 1638.
15 La bataille décisive de Rocroi fut remportée le 19 mai 1643. Condé n’était encore que duc d’Enghien, son père étant encore en vie. Lors de la Fronde, il passa à l’ennemi et n’obtint son pardon qu’en 1659, lors du traité des Pyrénées. Il était donc aux côtés des Espagnols lorsque fut publié le poème. Desmarets n’en fait pas mention.
16 Le vers 2138, cité plus haut. Cette prétention est également présente dans l’épître dédicatoire : « J’ose même dire que les rois du peuple qui lui fut si cher, n’ont pas eu de plus visibles marques de leur élection que les rois de France, qui ont été choisis de Dieu en la personne de Clovis, pour les fils aînés et les protecteurs de son Église, et pour être les premiers et comme les chefs de tous les princes du monde. […] Tels furent les fondements de cette monarchie, et de la grandeur de nos rois, que Dieu a choisis pour être les premiers de tous les souverains de l’univers, par des marques certaines que personne ne leur saurait disputer, et pour être les protecteurs de son Église et les exterminateurs des hérésies. […] l’exemple de votre vie détruira les dangereuses pestes de votre état, l’impiété et l’hérésie, qui corrompent et divisent vos sujets, et qui empêchent Votre Majesté de porter ses armes contre les infidèles, d’exercer sa glorieuse charge de défenseur et de vengeur de la foi, et de remporter sur les ennemis de Dieu des victoires dignes de la valeur de Votre Majesté, du titre qu’elle porte de Très-chrétien et de fils aîné de l’Église, et qui par conséquent doit être le chef des armées chrétiennes, et les commander partout où son Dieu et sa foi l’appellent » (n. p.).
17 Voir l’exorde : « LOUIS, à qui le Ciel de ce foudre de guerre / A donné justement et le nom et la terre ; […] Apprends de tes États la première conquête, / L’origine des fleurs qui couronnent ta tête, / Et de l’Esprit divin le présent glorieux / Dont le baume a sacré ton front victorieux » (livre 1, p. 2-3, v. 25-26 et 33-36).
18 Au v. 2132, cité plus haut.
19 Clovis, livre 2, p. 35, v. 828.
20 Clovis, livre 5, p. 91, v. 2168.
21 Clovis, livre 8, p. 132, v. 3119-3127.
22 Clovis, livre 26, p. 457, v. 10874-10884.
23 Respectivement livre 14, p. 232, v. 5493, et livre 26, p. 447, v. 10619.
24 Clovis, livre 21, p. 362, v. 8639-8640.
25 Les changements de dynastie n’apparaissent pas et Louis XIV semble être descendant direct de Clovis.
26 C’est le démon lui-même qui a ordonné à Auberon de faire naître l’amour chez les deux princesses : « Enflamme à son amour ces deux jeunes princesses / Que mon choix dès longtemps lui voua pour maîtresses / Et que l’une des deux, par sa douce fierté, / Du sensible guerrier dompte la liberté » (Clovis, livre 1, p. 7, v. 149-152). L’intention d’Auberon est rappelée au début du livre 5 au moment où il prend la parole : « Après mille desseins formés dans sa fureur, / Il prétend enflammer Yoland et sa sœur, / Et qu’à l’amour du roi leur courage se porte, / Puis le soir en secret leur parle en cette sorte » (Clovis, livre 5, p. 72, v. 1667-1670).
27 Jean Chapelain, « Observations sur le Clovis de Saint-Sorlin », in Opuscules critiques, A. Hunter (éd.), introduction, révision des textes et notes par A. Duprat, Genève, Droz (TLF), 2007, p. 394. Chapelain, qui avait fait paraître sa Pucelle peu auparavant, se trouve en position de rivalité avec Desmarets, ce qui explique une dureté dans cette critique, qu’il aurait évitée dans un texte destiné à être publié, et en d’autres circonstances.
28 Sainte Geneviève apprend à Aurèle (Clovis, livre 8, p. 140, v. 3317-3330) qu’Albione a pris par des charmes magiques l’apparence de Clotilde pour séduire Clovis, et qu’elle y a été poussée par Auberon. Mais la vraie surprise est la révélation, faite par saint Séverin (Clovis, livre 21, p. 356-358, v. 8500-8531), qu’aucune des deux princesses n’est fille d’Auberon. Il les a enlevées toutes petites à des familles princières : Albione est fille d’Artus de Bretagne, Yoland sœur d’Alaric roi des Wisigoths. Toutes deux sont donc chrétiennes sans le savoir.
29 Yvan Loskoutoff, L’armorial de Calliope : l’œuvre du P. Le Moyne, s.j. (1602-1671) : littérature, héraldique, spiritualité. Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 » 125, 2000.
30 Clovis, livre 1, p. 1, v. 3.
31 Psaume 44 Eructavit, intitulé Pour les lis (note de Desmarets).
32 La Sainte Écriture (note de Desmarets).
33 Specie tua et pulchritudine tua (note de Desmarets).
34 Populi sub te cadent (note de Desmarets).
35 Dilexisti justitiam, et odisti iniquitatem : propterea unxit te Deus, Deus tuus, oleo laetitiæ prae consortibus tuis (note de Desmarets).
36 Clovis, livre 24, p. 412, v. 9810-9824.
37 Clovis, livre 15, p. 252-255, v. 5967-6042.
38 La comparaison avec un épisode de Saint Louis est intéressante : Archambault de Bourbon qui doit choisir entre l’amour de la princesse païenne Almasonte et une destinée glorieuse, a deux séries de visions : d’abord il voit tous les exemples des héros qui ont cédé à l’amour (notamment Hercule, Samson et David) ; l’épée sacrée qu’il a reçue les chasse ; il choisit la vertu et le sacrifice. Il voit alors les allégories de l’amour pernicieux et fatal. Ce double défilé, qui met en images, sur un sujet de débat topique, une argumentation du pour et du contre, occupe plus de deux cents vers (Pierre Le Moyne, Saint Louis ou la sainte couronne reconquise [1658], Paris, Bilaine, 1666, p. 328-332).
39 Clovis, livre 25, p. 439, v. 10458. Le château de Richelieu ne passa à la famille Du Plessis qu’au milieu du XVe siècle.
40 Clovis, livre 9, p. 158, v. 3759-3766. Une note de Desmarets précise : « L’abbaye de Joye en Val a été bâtie au lieu où les armes de France furent apportées du ciel à un ermite, dans la forêt de Laye vers Poissy ».
41 Enlevée sur un char volant par le magicien Auberon à l’issue de la bataille de Dijon au livre 16, Clotilde est retrouvée derrière une roche le long de laquelle passe Clovis au cours de la bataille contre les Germains au livre 20. Le récit ne dit pas dans quelles conditions elle a été libérée. Saint Denis a été envoyé du ciel par Dieu pour la protéger. Sur le lieu de la bataille, voir mon article « Histoire et fiction : la construction d’une mémoire nationale dans Clovis ou la France chrétienne, de Desmarets de Saint-Sorlin », Gérard Gengembre et al. (éd.), Écrire, ou la présence du passé, PUC, 2012, p. 43-55.
42 Clovis, livre 20, p. 338, v. 8047-8051.
43 C’est en 1130 qu’il y eut une épidémie à Paris, et une procession où la châsse de sainte Geneviève opéra de nombreuses guérisons miraculeuses. On renomma alors Sainte-Geneviève-des-Ardents l’église Sainte-Geneviève-la-Petite, construite à l’emplacement de la maison de Geneviève. Dans Clovis l’épisode est au livre 12.
44 Seul le Moïse sauvé de Saint-Amant à notre connaissance contient un exemple de cet ordre, cité par Vittorio Fortunati. Voir p. 203.
45 Jean Chapelain, La Pucelle ou la France délivrée, Paris, Augustin Courbé, 1656, préface, n. p.
46 Clovis, Avis, n. p.
47 Ibid.
48 Lettre du 26 août 1677, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 3 vol., 1973-1978, II, p. 536.
49 Clovis est en 26 livres dont la longueur varie entre 400 et 500 vers : le poème a 11 052 vers. À titre de comparaison, la Pucelle de Chapelain a environ 16 000 vers pour les 12 premiers livres, seuls publiés au XVIIe siècle. Le Saint Louis du P. Le Moyne, dans la version de 1658, a environ 18 000 vers en 18 livres.
Auteur
Normandie-Université, Caen, LASLAR-EA 4256
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