Invention et allégorie dans le Moïse sauvé de Saint-Amant
p. 199-209
Texte intégral
1Ainsi que la plupart des épopées anciennes et modernes et des romans de son époque (les romans héroïques aussi bien que les « histoires » comiques), le Moïse sauvé (1653) de Marc-Antoine de Saint-Amant se caractérise par la présence d’un récit premier et d’un certain nombre de récits seconds1. Le sujet du récit premier est tiré des deux premiers chapitres du livre de l’Exode2, où l’on raconte que Pharaon, roi d’Égypte, inquiet de la prolifération des Israélites dans son royaume, les réduit en esclavage et commande de supprimer tous les nouveau-nés du sexe masculin ; une femme de la tribu de Lévi met son fils dans une corbeille enduite de bitume et le dépose entre les joncs au bord du Nil, après l’avoir confié à la garde de sa fille aînée ; le même jour, l’enfant est trouvé par la fille de Pharaon, qui l’adopte et l’appelle Moïse, c’est-à-dire « sauvé des eaux ». Les récits seconds insérés dans le texte sont au nombre de trois : le premier est une prolepse, représentée par l’histoire de Moïse (son éducation à la cour de Pharaon, sa rencontre avec Dieu, les neuf plaies d’Égypte, la libération des Israélites et leurs pérégrinations dans le Sinaï, jusqu’à la remise des Tables de la Loi et à l’épisode du veau d’or) vue en rêve par Jocabel, la mère du héros éponyme ; les autres, à savoir l’histoire de Jacob et celle de Joseph, sont deux analepses qui rendent compte des faits qui précèdent l’histoire principale, dans la mesure où ils racontent l’origine des Israélites et leur installation en Égypte. Tout cela constitue un texte de 5872 vers alexandrins à rime plate, distribués en douze parties. Tandis que les histoires de Moïse adulte3, de Jacob4 et de Joseph5 sont très riches en événements, ce qui permet à l’auteur de remplir assez facilement (pour ainsi dire) la moitié de son poème, celle faisant l’objet du récit premier (qui constitue l’autre moitié de l’ensemble) est très courte et très simple : c’est pourquoi la narration principale du Moïse sauvé peut être considérée comme un exercice magistral d’amplification6. En effet, Saint-Amant introduit dans la description des événements narrés dans la Bible des épisodes et des personnages de son cru (ce qu’il ne manque pas de faire, avec moins de nécessité, dans les récits seconds)7. Étant donné que sa source est l’Écriture, c’est-à-dire la Vérité révélée, et non pas la Fable (mot qui désignait, à l’époque, la mythologie païenne), Saint-Amant doit justifier sa désinvolture. Il le fait dans la préface de son poème, en ayant recours à la distinction entre les parties de la Bible qui doivent être rigoureusement respectées, à cause de leur contenu théologique, et celles qu’un poète peut, dans une certaine mesure, altérer :
Or, pour aller au devant de quelques Objections qu’on me pourroit faire, d’avoir inventé dans une Histoire saincte, & d’y avoir introduit des Personnages, desquels elle ne parle point du tout ; Je diray qu’encore que toutes les choses de la Bible soient esgalement veritables, elles ne sont pas esgalement importantes : il y en a qui contiennent autant de Sacremens que de mots, & où il est bien délicat de porter la main ; mais il y en a d’autres, qui n’estant que purement historiques, se peuvent manïer avec plus de hardiesse, pourveu que l’on ne change rien au principal, & que l’evenement soit toûjours le mesme.8
2 Ce sont les mêmes arguments que l’on peut trouver dans la plupart des préfaces et des « discours » qui accompagnent les poèmes religieux français du XVIIe siècle (que l’on pense, par exemple, à la Préface de la Marie-Madeleine de Desmarets de Saint-Sorlin, ou au Discours qui précède La Sainte Beaume de Godeau)9. C’est surtout ce qu’affirme le Tasse, le maître reconnu de l’épopée chrétienne, lorsque, dans le premier de ses Discorsi dell’arte poetica, il recommande aux auteurs de poèmes épiques religieux de ne pas traiter d’histoires contenant des dogmes de Foi, tandis que, pour d’autres sujets moins « dangereux », il leur accorde le droit de modifier partiellement les événements décrits :
Il faut donc que l’argument du poème épique soit tiré de l’Histoire de la religion que nous croyons être la vraie. Mais cette Histoire ou bien est sainte et vénérable, au point que, notre Foi étant établie sur ce fondement, c’est impiété que d’y rien changer, ou bien n’est pas à ce point sacro-sainte qu’il faille tenir pour article de foi ce qu’elle contient, de sorte qu’il est permis, sans péché de présomption ou d’irréligion, d’y ajouter des choses, d’en retrancher, d’en modifier d’autres. L’Histoire de la première catégorie, que notre poète épique n’ait pas l’audace d’y porter la main ; qu’il la laisse aux hommes de piété dans sa pure et simple vérité, car sur elle on ne peut construire de fiction […]. L’argument de l’épopée sera donc tiré de l’Histoire de la véritable religion, à condition que ce ne soit pas celle dont l’autorité interdit d’y rien changer.10
Le sauvetage de Moïse nouveau-né est justement un récit « purement historique » (même, dans une certaine mesure, romanesque), dépourvu, apparemment au moins, d’un contenu religieux important ; voyons donc de quelle façon Saint-Amant en enrichit légitimement la narration. Dans certains cas, il représente avec plus de détails des scènes qui dans la Bible ne sont, pour ainsi dire, qu’esquissées, comme par exemple la construction du berceau de joncs, décrite dans la première partie, ou le bain dans le Nil de la princesse égyptienne, dont la description est située entre la onzième et la douzième11. À côté de Marie, la sœur de Moïse, il met deux autres gardiens, le berger Élisaph (amoureux de Marie) et son oncle, le vieux pêcheur Mérary. Surtout, il introduit une série d’événements de son invention12, dont quatre pourraient avoir une issue fatale pour le petit protagoniste : une tempête et les attaques d’un crocodile, d’un essaim d’insectes et d’un vautour. L’auteur avait non seulement pour but d’étoffer le contenu de l’ouvrage, mais aussi de créer quelque suspense dans la narration d’une histoire dont les lecteurs connaissaient (ou auraient dû connaître) le dénouement. Nous sommes toutefois de l’avis, malgré l’opinion contraire d’importants spécialistes13, que les quatre épisodes inventés par Saint-Amant se prêtent (ainsi que, selon le Tasse, la plupart des événements décrits dans les épopées14) à une lecture allégorique : c’est l’auteur qui nous invite à soutenir une telle hypothèse, même s’il nous met en garde, dans la préface du poème, contre les interprétations outrées : « Il y a un sens caché dessous leur écorce, qui donnera dequoy s’exercer à quelques Esprits ; mais dans la recherche qu’ils en pourront faire, peut-estre me feront dire des choses à quoy je ne pensay jamais »15. Il faut donc, premièrement, examiner les épisodes susdits d’une façon plus détaillée.
3L’agression du crocodile est décrite dans la troisième partie du poème et interrompt le récit, fait par Mérary, de l’histoire de Jacob. Élisaph et Mérary interviennent pour protéger Moïse, le jeune homme armé d’un épieu, le vieux d’une massue, aidés par deux chiens et deux ichneumons apprivoisés :
Aussi-tost Elisaph, qui contre ces alarmes,
Quoy que simple Berger, n’alloit jamais sans Armes,
Et qui d’un bras robuste, et d’un agile corps,
Avoit gagné le prix dans les plus grands efforts,
Se saisit d’un Espieu dont la pointe acerée
Esclatoit au Soleil sous la gloire espérée.16
[…]
Mérary, d’autre part, qui voyant le Reptile,
Ne veut pas estre veu Spectateur inutile,
Et qui bien que plein d’âge, est assez vigoureux
Pour respondre au dessein d’un acte genereux ;
Se prepare au secours, se fait une Massuë
D’une branche de Pin encor toute moussuë,
Sa forte espaule en charge, et suivy de deux Chiens
Qui des deux grands Troupeaux sont les braves soustiens,
Avec deux Ichneumons et fiers et domestiques,
Dont l’Ennemy cruel redoutoit les pratiques,
Joint le vaillant Pasteur […].17
4Ce n’est qu’après un long combat, livré sous les yeux effrayés de Marie18, que le reptile est enfin tué, mais la victoire coûte la vie à un ichneumon et cause une grave blessure à Élisaph : celui-ci en est guéri grâce à l’intervention d’un ange, qui montre à Mérary une herbe médicamenteuse aux effets prodigieux, « Qui depuis, de son nom, Angelique est nommée »19. La tempête, qui commence à la fin de la sixième partie et se termine au début de la septième, représente un danger encore plus grave pour la vie de Moïse, étant donné que son berceau est emporté par les vagues du fleuve sans que Marie et ses compagnons puissent le retenir. Cette fois l’enfant doit son salut à la prière de Jocabel, après laquelle le Tout-Puissant envoie un ange ramener le calme sur le Nil et en chasser l’orage ; ce qui permet à la nacelle de retourner au rivage avec l’escorte d’« Esprits bien-heureux »20 et à l’auteur de décrire une campagne apaisée, où chantent les rossignols et où voltigent les abeilles et les papillons :
A l’air du temps si beau, mille Bandes legeres,
Mille bruyans Essaims d’Abeilles mesnageres,
Vont boire le Nectar en des Couppes de Fleurs
Où de l’aymable Aurore on voit rire les pleurs :
Le gentil Papillon voltige sur les herbes ;
Il couronne leurs bouts de ses ailes superbes.21
La description de la nature est un des motifs favoris des poètes baroques et Saint-Amant ne fait pas exception ; les paysages et la représentation des phénomènes naturels sont à énumérer parmi les morceaux les plus célèbres et les mieux réussis du Moïse sauvé (que l’on songe à la description des lucioles22 qui clot le poème) et sont aussi, à côté de ceux que nous avons déjà indiqués, un important moyen d’amplification de la narration. La septième partie du poème va s’achever avec une copieuse pêche dans les eaux du Nil, mais l’odeur des poissons attire un grand nombre d’insectes (mouches, taons, guêpes, frelons), dont plusieurs attaquent l’enfant, malgré les efforts de ses gardiens pour les éloigner. Les assaillants sont dispersés, au début de la huitième partie, par un tourbillon de vent, dont la nature divine est prouvée par un effet prodigieux que le poète décrit :
A peine est fait le coup, chose estonnante et belle,
Qu’aux cheveux des Amis qui gardent la Nacelle,
Ny dans l’Air, ny dans l’Eau, ny sur l’autre Element
L’œil ne remarque pas le moindre mouvement.23
5Dans la dixième partie c’est finalement un vautour qui menace la vie de Moïse : Mérary l’attaque en lui jetant des cailloux, tandis qu’Élisaph le frappe de sa houlette de berger, mais ce n’est que l’apparition d’un ange qui met en fuite l’oiseau carnassier. Celui-ci, pourtant, avant de s’éloigner emporte un agneau, un détail dont la symbologie christique est soulignée ouvertement par le poète : « Ainsy faut-il qu’un jour, Jour grand, cruel et dous, / Un innocent Agneau paye et meure pour tous »24.
6Dans ces quatre épisodes on a pu remarquer l’intervention déterminante de la Divinité en faveur de Moïse et de ses défenseurs25 : dans le premier pour guérir le courageux Élisaph de sa blessure, dans les autres pour éliminer directement les menaces. Ce qui est, peut-être, moins évident, et qu’il vaut donc la peine de mettre en relief, c’est qu’à l’origine de ces événements il y a une volonté également surnaturelle, mais de nature opposée, c’est-à-dire diabolique. Les indices présents dans le texte ne sont pas très nombreux, mais nous semblent être assez clairs. Au début de la description de la tempête, par exemple, le poète dit que « L’Enfer y participe »26 et que ce sont la Vengeance et l’Injure, « ses Monstres hydeux »27, qui suscitent la violence de l’eau et de l’air contre l’enfant. Les insectes qui voudraient sucer le sang de Moïse sont appelés « Gloutons cruels de qui la diligence / Sans doute, avec l’Enfer estoit d’intelligence »28 et aussi « Monstres de l’Herebe »29, tandis que leur assaut est défini « un attentat provoqué de l’Abîme »30. Quand enfin la menace est écartée, le poète salue la victoire avec une comparaison mythologique : « Comme Alcide au Berceau deux Serpents estouffa, / Ainsy de tout l’Enfer Moyse triomfa »31. Pour ce qui concerne le quatrième épisode, une allusion à l’Enfer n’est pas absente, étant donné que l’adversaire y est décrit comme « un Vautour d’une grandeur enorme / Ou plutost un Demon sous une estrange forme »32. Les indices de ce genre manquent dans la longue description du combat contre le crocodile ; il faut pourtant noter que l’auteur emploie, pour désigner l’animal, des mots tels que « l’Ennemy », qui renvoie à Satan, ou (plus fréquemment) « le Reptile », qui peut faire songer au serpent tentateur de la Genèse. En somme, on peut affirmer qu’à l’origine des dangers qui menacent Moïse il y a un complot des forces du Mal, dont le but est très clair, si l’on insère la figure du héros dans ce que l’on appelle l’Histoire du Salut. Comme chacun sait, la libération des Israélites de l’esclavage, leur migration vers la Terre Promise et leur alliance avec Dieu sont à l’origine de la Nation qui a donné au monde le Christ. Faire périr Moïse, donc, signifierait entraver, sinon empêcher, la réalisation du projet divin, à savoir le salut de l’humanité. En outre, le libérateur du peuple hébreu peut être vu comme le précurseur du Rédempteur du genre humain : ce que l’auteur veut probablement mettre en relief, lorsqu’il appelle « saint Berceau » la corbeille de son héros, avec une allusion plus ou moins voilée à la crèche de Bethléem (le cadre pastoral où est situé l’enfant, d’ailleurs, ne manque pas d’analogies avec celui de la Nativité)33.
7En passant de l’universel à l’individuel, c’est-à-dire du destin de l’humanité à celui de l’âme de chacun, on peut interpréter allégoriquement les épisodes que l’on vient d’examiner de la façon suivante : les attentats subis par Moïse représentent, à notre avis, tout ce qui peut constituer un obstacle sur le chemin de l’homme (notamment du croyant, du chrétien) vers le salut. Plus précisément, les trois assauts des bêtes pourraient symboliser les péchés mortels, les tentations les plus violentes (le crocodile et le vautour) et celles plutôt insidieuses, mais non moins dangereuses (les insectes), tandis que la tempête pourrait être vue comme l’allégorie des douleurs et des troubles qui font chanceler la foi. L’homme doit se battre contre ces adversaires avec toute sa force et tout son courage, mais ne peut espérer gagner son combat sans le secours du Ciel. Parfois, l’aide de Dieu semble récompenser l’effort de l’homme, parfois on ne peut l’obtenir qu’en ayant recours à la prière, surtout si elle exprime, comme celle de la mère de Moïse pendant la tempête, un abandon confiant à la volonté du Seigneur :
Fay donc cesser, ou non, le motif de ce Trouble,
Que l’orage à ton gré se calme, ou se redouble ;
Mon Fils est en tes mains ; et mon tendre soucy
En remet l’aventure à ta sainte Mercy.34
8Si la lecture allégorique que nous venons de proposer est correcte, le Moïse sauvé véhicule une conception théologique qui souligne la nécessité de la Grâce pour atteindre le salut, sans nier pour autant l’importance de l’effort humain, de la volonté, du libre arbitre : c’est une vision, autrement dit, ni janséniste, ni « moliniste », mais pleinement catholique. Issu d’une famille protestante, Saint-Amant dut aussi à sa conversion l’appui d’illustres protecteurs dont il jouit pendant son existence : le duc de Retz, le cardinal de Richelieu, Marie Louise de Gonzague-Nevers, reine de Pologne et dédicataire du poème35. On peut supposer qu’avec la composition et la publication du Moïse sauvé le poète a voulu non seulement réhabiliter sa renommée d’auteur burlesque et de chantre de la bohême, mais aussi prouver la sincérité de son adhésion au Catholicisme.
9L’échec de la conjuration des forces du Mal qui est représentée dans le poème de Saint-Amant rappelle ce qui se passe dans la Jérusalem délivrée, où Satan et ses troupes, formées non seulement de démons, mais aussi de sorciers et de sorcières (nous pensons, naturellement, à Ismène et à Armide) interviennent, mais en vain (« E in van l’Inferno vi s’oppose », chante le Tasse dans la première strophe de son poème), pour faire échouer l’entreprise de Godefroi de Bouillon et des autres croisés : on peut citer, à titre d’exemple, l’épisode de la forêt qu’Ismène a ensorcelée, pour empêcher les guerriers chrétiens de se procurer le bois nécessaire à la construction des machines de guerre (chants XIII-XVIII) ; ou encore les magies et les séductions employées par Armide pour éloigner du camp chrétien Renaud et d’autres guerriers (chants IV, XV). C’est l’auteur lui-même qui fournit l’interprétation allégorique de son ouvrage36, notamment de la partie à laquelle nous avons fait allusion :
Les démons qui délibèrent pour empêcher la conquête de Jérusalem sont à la fois figure et sens figuré et ils s’opposent à notre bonheur dans ce monde, pour qu’il ne soit pas pour nous le fondement de la béatitude chrétienne. Les deux sorciers Ismène et Armide, serviteurs du Diable, qui tâchent d’éloigner les Chrétiens de la lutte, sont deux tentations diaboliques tendant des pièges aux deux puissances de notre âme, dont dérivent tous les péchés. Ismène représente la tentation qui cherche à tromper avec de fausses croyances la puissance, pour ainsi dire, intellectuelle ; Armide est la tentation qui tend des pièges à la puissance de désirer ; ainsi de celle-là dérivent les erreurs de l’opinion, de celle-ci celles du désir.37
La conjuration ourdie en Enfer38 pour s’opposer à la conquête de Jérusalem représente donc, selon le Tasse, l’action du diable pour empêcher l’homme d’atteindre son salut ; Ismène et Armide sont la personnification de différents types de tentations, celles de l’intelligence (les idées fausses, les doutes…) et celles des sens. Le retour de Renaud et des autres croisés au camp de Godefroi représente le retour de l’homme sur le droit chemin, au sens aussi bien moral (« giustizia naturale ») que religieux (« ubidienza divina »), ce qui rend possible la victoire définitive du bien sur le mal, représentée par la conquête de Jérusalem par l’armée croisée :
[…] l’armée où Renaud et tous les autres chevaliers, grâce à l’aide de Dieu et à leur propre raison, ont déjà fait retour et où ils obéissent au Capitaine, représente l’homme ramené à l’état de justice naturelle, dans lequel les puissances supérieures commandent, comme elles le doivent, et les inférieures obéissent ; en outre, lorsqu’on obéit à Dieu, il est facile de désensorceler la forêt, de s’emparer de la ville, de défaire l’armée ennemie […].39
Comme l’auteur le souligne, les tentations peuvent être vaincues « per grazia d’Iddio e per umano avvedimento » : la raison est, dans cette lutte, une arme efficace, mais elle nécessite l’appui indispensable de la Grâce. Bref, dans l’épopée italienne de la Contre-réforme et dans le poème baroque français sont décrites des situations semblables (les agressions des forces du Mal contre les protagonistes et leur défaite grâce à l’aide déterminante de Dieu) qui, à quelques différences près, peuvent être interprétées allégoriquement de la même façon. Ce qui, au contraire, distingue les deux ouvrages, c’est que le Tasse utilise le merveilleux40 (notamment les sorcelleries d’Ismène et Armide) pour représenter les dangers que court l’âme, tandis que Saint-Amant décrit quatre épisodes qui pourraient être considérés tout-à-fait vraisemblables, dans le contexte où ils se déroulent, ce que l’auteur souligne clairement dans sa préface :
[…] tous les accidens qui arrivent à Moyse dans le Berceau ; toutes les attaques de la Tempeste, du Crocodile, des Mouches, & du Vautour, dont il est persecuté […] sont des suppositions vraysemblables, naturelles et plausibles, en l’estat, & au Lieu où il estoit.41
L’intervention surnaturelle, comme on l’a vu, n’a lieu que plus tard, lorsqu’elle détermine la solution de problèmes qui sont (apparemment, au moins) naturels. Le poète qui a mis « les poissons aux fenêtres »42 pour les faire assister au passage de la Mer Rouge43, l’auteur dont le chef-d’œuvre est célèbre surtout pour ses bizarreries et ses glissements dans le burlesque, bride, pour ainsi dire, son invention et montre inopinément ce souci de la vraisemblance qui est un des plus importants préceptes de la théorie française de l’épopée et du roman au XVIIe siècle44 (et, plus en général, de la doctrine classique). Ce n’est qu’une des contradictions de la personnalité et de l’œuvre de Saint-Amant, représentant exemplaire d’une époque que Ferdinand Brunel a définie à juste titre « le siècle de la diversité »45.
Notes de bas de page
1 Cf. Giorgetto Giorgi, Romanzo e poetiche del romanzo nel Seicento francese [Roman et poétiques du roman au XVIIe siècle en France], Rome, Bulzoni, 2005.
2 Dans la Préface de son ouvrage, Saint-Amant cite aussi deux autres sources, Flavius Josèphe (Ier siècle après Jésus-Christ), auteur des Antiquités judaïques, et Philon d’Alexandrie, philosophe juif d’expression grecque qui vécut tout au début de notre ère (Moyse sauvé, in Œuvres, V, éd. J. Bailbé et J. Lagny, Paris, Champion, 1979, p. 9 ; dans les notes suivantes le Moïse sauvé sera indiqué par le sigle MS).
3 Le récit du rêve de Jocabel occupe la IVe partie, la Ve et presque la moitié de la VIe.
4 L’histoire de Jacob est partagée en deux sections : la première est située entre IIe et la IIIe partie, la seconde occupe une vaste portion de la VIIIe et la IXe tout entière. Elle est narrée par Mérary, un personnage crée par Saint-Amant (v. infra).
5 C’est le père de Moïse qui narre à la fille de Pharaon l’histoire de Joseph, située entre la Xe et la XIe partie.
6 Cf. Gérard Genette, « D’un récit baroque », Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 195-222, ici p. 195.
7 Cf. notre article « L’histoire de Jacob dans le Moïse sauvé de Saint-Amant », [in] La figure de Jacob dans les lettres françaises, Atti del Convegno Internazionale di Gargnano del Garda (10-13 giugno 2009), a cura di Liana Nissim e Alessandra Preda, Milan, Cisalpino, 2010, p. 155-165.
8 MS, p. 9.
9 Cf. Gabriella Bosco, Tra mito e storia. “L’Epopea” in Francia nel XVII secolo [Entre mythe et histoire. « L’Épopée » en France au XVIIe siècle], Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 1991.
10 Le Tasse, Discours de l’art poétique. Discours du poème héroïque, traduit de l’italien par Françoise Graziani, Paris, Aubier, 1997, p. 80.
11 Souvent, dans le Moïse sauvé (c’est le cas, deux fois, de l’histoire de Jacob), la narration d’un épisode commence dans une partie pour se terminer dans la suivante, avec une espèce d’enjambement narratif ; dans la préface, en effet, Saint-Amant défend l’emploi de l’enjambement proprement dit, parce qu’il permet d’éviter la monotonie (MS, p. 21).
12 L’auteur décrit, par exemple, la perquisition des gardes égyptiens chez les parents de Moïse (IIe partie).
13 Guillaume Peureux, par exemple, dans son incontournable essai sur Saint-Amant, partage l’avis de Fernand Hallyn et affirme : « De nombreux épisodes de la vie de Moïse rythment ainsi le poème, esquivant tout déchiffrement allégorique, comme s’il ne s’agissait que d’ornementations dont le dessein serait l’agrément du lecteur » (Le rendez-vous des Enfans sans soucy. La poétique de Saint-Amant, Paris, Champion, 2002, p. 348).
14 Dans son Allegoria della Gerusalemme Liberata, le poète italien affirme que dans l’épopée coexistent l’imitation et l’allégorie ; la première a pour but le plaisir du lecteur, la seconde son éducation : « L’eroica poesia, quasi animale in cui due nature si congiungono, d’imitazione e d’allegoria è composta. Con quella alletta a sè gli animi e gli orecchi degli uomini, e maravigliosamente gli diletta ; con questa nella virtù o nella scienza, o nell’una e nell’altra, gli ammaestra » (Tutte le opere, a cura di Amedeo Quondam, Rome, Lexis Progetti Editoriali, 1997) [ « La poésie héroïque, ainsi qu’un être animé dans lequel deux natures sont réunies, est composée d’imitation et d’allégorie. Avec celle-là elle attire les esprits et les oreilles des hommes et leur procure un plaisir merveilleux ; avec celle-ci elle leur apprend la vertu ou la science, ou bien toutes les deux à la fois » (c’est nous qui traduisons)].
15 MS, p. 20.
16 MS, IIIe partie, v. 70-74.
17 MS, IIIe partie, v. 105-114.
18 Le crocodile, dit le poète, « fait transir de peur, / Sinon les trois ensemble, au moins la chere Sœur » (MS, III, v. 67-68).
19 MS, IIIe partie, v. 274.
20 MS, VIIe partie, v. 13.
21 MS, VIe partie, v. 577-582.
22 « Quand tout fut accomply, les Heures tenebreuses / Ornoyent le Firmament de Lumieres nombreuses ; / On descouvroit la Lune, et de Feux animez / Et les Champs et les Airs estoyent déja semez : / Ces Miracles volans, ces Astres de la Terre / Qui de leurs rayons d’or font aux ombres la guerre, / Ces Tresors où reluit la divine Splendeur, / Faisoyent déjà briller leurs flames sans ardeur : / Et déja quelques-uns, en guise d’Escarboucles, / Du beau poil de Marie avoyent paré les boucles » (MS, XIIe partie, v. 445-454).
23 MS, VIIIe partie, v. 37-40.
24 MS, Xe partie, v. 147-148.
25 L’action des puissances surnaturelles dans le Moïse sauvé peut dériver, en partie, de l’imitation de l’épopée ancienne : souvent, dans l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide (et, naturellement, dans d’autres poèmes moins connus) les dieux et les déesses interviennent directement pour ou contre tel ou tel personnage. Une autre caractéristique dont l’origine épique est évidente est la subdivision du poème en douze parties, comme l’Énéide de Virgile.
26 MS, VIe partie, v. 275.
27 Ibid.
28 MS, VIIe partie, v. 469-470.
29 MS, VIIe partie, v. 516.
30 MS, VIIe partie, v. 477.
31 MS, VIIIe partie, v. 23-24.
32 MS, Xe partie, v. 41-42.
33 On peut également noter l’influence du roman pastoral (cf. G. Peureux, op. cit., p. 56- 61).
34 MS, VIe partie, v. 441-444.
35 Saint-Amant fut secrétaire de la Reine de 1649 à 1651.
36 L’allégorie, élaborée par le Tasse en 1576, fut publiée pour la première fois en 1581 dans une édition non autorisée de la Jérusalem délivrée.
37 « I demoni che consultano per impedir l’acquisto di Gerusalemme, sono insieme figura e figurato, e ci rappresentano se medesmi, che s’oppongono a la nostra civile felicità, acciò che ella non ci sia scala a la cristiana beatitudine. I due magi Ismeno ed Armida, ministri del Diavolo, che procurano di rimovere i Cristiani dal guerreggiare, sono due diaboliche tentazioni che insidiano a due potenze dell’anima nostra, da le quali tutti i peccati procedono. Ismeno significa quella tentazione che cerca d’ingannare con false credenze la virtù (per così dire) opinatrice ; Armida è la tentazione che tende insidie a la potenza ch’appetisce : e così da quello procedono gli errori dell’opinione, da questa quelli dell’appetito » (Le Tasse, Tutte le opere, cit. ; c’est nous qui traduisons).
38 L’assemblée des démons est décrite au chant IV du poème.
39 « […] l’esercito in cui già Rinaldo e tutti gli altri cavalieri, per grazia d’Iddio e per umano avvedimento, sono ritornati e sono ubidienti al Capitano, significa l’uomo già ridotto nello stato della giustizia naturale, quando le potenze superiori comandano come debbono, e le inferiori ubidiscono : ed oltre a ciò, nello stato della ubidienza divina, allora facilmente è disincantato il bosco, espugnata la città, e sconfitto l’esercito nemico […] » (Le Tasse, Tutte le opere, cit. ; c’est nous qui traduisons).
40 Il s’agit, en fait, du merveilleux chrétien, considéré beaucoup plus crédible que celui d’origine païenne (cf. Le Tasse, Discours de l’art poétique, éd. cit., p. 76-80).
41 MS, p. 20.
42 C’est Boileau qui emploie cette image pour critiquer Saint-Amant et, en général, les partisans du merveilleux chrétien (Art poétique, III, v. 261).
43 « Et là, prés des rempars que l’œil peut transpercer, / Les Poissons esbahis les regardent passer » (MS, V, 251-252).
44 Cf. Poétique du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, éd. Camille Esmein, Paris, Champion, 2004 ; Camille Esmein-Sarrazin, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008 ; G. Giorgi, op. cit.
45 Ferdinand Brunel, Histoire de la littérature française, Tome 1, Du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1972, p. 175.
Auteur
Université de Pavie
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