8. L’indispensable soumission temporelle de l’Eglise
p. 183-199
Texte intégral
1Meme si, de l’Ancien Régime aux dernières années de la Révolution, Merlin fut constamment convaincu de la nécessaire soumission de l’Eglise catholique à l’Etat, les désordres révolutionnaires ne furent pas sans transformer sa conception de la religion. Progressivement, sans remettre en cause sa foi, il se prononça pour un rejet des cultes dans la seule sphère privée. Dans cette lente évolution, qu’interromprait le Consulat, la collaboration de Merlin au renouveau du culte décadaire et à la Terreur fructidorienne prit une apparence radicale que nombre d’historiens ont présentée comme foncièrement déchristianisatrice. Si l’hypothèse vaut pour les théophilanthropes, elle n’est pas sans poser problème pour les directoriaux qui se contentèrent de soutenir l’établissement de cultes civiques. A la lueur d’une analyse sur la moyenne durée, qui s’intéressera particulièrement aux convictions exprimées par Merlin sous l’Ancien Régime et à l’Assemblée constituante, il nous semble ainsi possible d’expliquer son adhésion au culte décadaire et à la Terreur fructidorienne par un simple désir de séparer la religion de la politique ; l’époque du Directoire, si notre hypothèse se confirme, apparaîtrait alors autant, sinon davantage, comme l’aboutissement d’une lente et longue marche vers la laïcisation de l’Etat et de la société que comme le cadre d’une nouvelle fièvre de déchristianisation volontaire.
Du gallicanisme royal au gallicanisme national
2A la fin de l’Ancien Régime, à la différence de nombre de ses contemporains, Merlin n’apparaissait ni déiste, ni théiste, car son Dieu était celui d’une religion révélée dont il professait les dogmes et suivait les cultes. En se rattachant aux croyances de la majeure partie des Français, en reconnaissant l’autorité spirituelle du pape et en se montrant bien éloigné du jansénisme doctrinal, il se voulait fidèle à la religion catholique, apostolique et romaine1. Pendant la Révolution constituante, ses convictions, affermies lors des années de collège par la fréquentation quotidienne de la messe et la pratique mensuelle des sacrements de l’eucharistie et de la pénitence, ne semblent pas avoir été bouleversées. Il est même probable que les mesures adoptées par l’Assemblée n’aient pas choqué ce catholique, car elles ne blessaient pas le dogme et n’agressaient que le corps politique de l’Eglise. Les réformes des Constituants, qui rappelaient parfois les expériences de Marie-Thérèse et de Joseph II, paraissaient d’ailleurs réaliser des aspirations exprimées depuis longtemps ; ainsi, dans la Constitution civile du clergé, Merlin discernait le triomphe d’un gallicanisme, certes nouveau, mais dont il avait défendu les grands principes dès le Traité des offices.
3En 1786, dans sa présentation « Du roi et de la couronne de France », Merlin avait fait montre d’un gallicanisme digne de Bossuet qu’il justifiait par des références à la Déclaration des quatre articles (1682), à l’arrêt du conseil du 24 mai 1766 qui en rappelait les principes inviolables2, ou encore aux Libertés de l’Eglise gallicane (1771), dans lesquelles le canoniste Durand de Maillane avait commenté les quatre-vingt-trois propositions de Pierre Pithou (1594) et de Pierre Dupuy (1639) en les enrichissant de nouveaux arguments3. Pour rédiger son article, il s’était peut-être également inspiré du Traité de l’autorité des rois touchant l’administration de l’Eglise, de Roland Le Vager de Boutigny (1682), non cité dans le Traité, mais dont on retrouve certaines des analyses dans le texte de Merlin. En s’appuyant sur ces auteurs, il défendait un gallicanisme essentiellement politique, dont l’enjeu était la suprématie du temporel sur le spirituel.
4Merlin ne reconnaissait ainsi dans le pape que « le vicaire de Jésus Christ, et le chef de son Eglise »4. Il rejetait la doctrine, jadis défendue par Mariana, qui plaçait dans le Saint-Père la source de toute autorité temporelle ; implicitement, il récusait également certaines thèses extrêmes, comme celle de P. Le Clerc et de P. Pinet qui, dans De la primauté du pape (1770), n’accordaient pas plus de pouvoir au souverain pontife qu’à un simple évêque5. Le gallicanisme de Merlin n’avait rien d’outré ; en s’appuyant sur la tradition, il se contentait de soutenir l’indépendance du monarque. Dans ce but, Merlin affirmait que l’hommage rendu par le roi de France au pape, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs, ne pouvait être un argument pour les ultramontains, puisqu’il ne fallait y voir « que la preuve d’une piété tendre & éclairée »6. De même, s’il reconnaissait que l’Eglise pouvait théoriquement excommunier un souverain, il soutenait qu’en pratique elle ne pouvait prendre cette décision, parce que celle-ci porterait inévitablement atteinte aux droits temporels du monarque7 ; derrière cette conviction se cachaient probablement le souvenir des régicides d’Henri III et d’Henri IV, et celui des doctrines jésuites qui paraissaient en être l’une des causes. D’autres exemples, plus positifs, venaient à l’esprit de Merlin ; se tournant vers l’histoire, il condamnait sévèrement les prétentions temporelles de Grégoire VII qui, au XIe siècle, avait déposé l’empereur Henri IV et lui avait imposé l’humiliation de Canossa ; il dénonçait aussi Boniface VIII qui, après avoir affirmé la suzeraineté du pape sur tous les souverains par la bulle Unam sanctam, avait excommunié Philippe le Bel8.
5Certes, tous ces exemples se rattachaient à des siècles déjà lointains ; le danger ne semblait cependant pas avoir disparu et l’enjeu lui paraissait tel qu’il ne ménageait pas sa fougue pour démontrer l’indépendance de la couronne de France, jugée inséparable d’un contrôle de l’institution ecclésiastique par le roi. Afin de défendre cette prétention, Merlin distinguait à l’intérieur de l’Eglise, à la manière de Le Vager de Boutigny9, « un corps mystique & sacré », purement spirituel, dont le chef suprême était le pape, et un « corps politique », intimement impliqué dans la vie du siècle, qui devait nécessairement se soumettre à l’autorité temporelle :
L’Eglise, écrivait-il, est assujettie à la puissance royale. Comme il n’est pas possible qu’elle agisse, qu’elle commande ou qu’elle punisse, sans causer un mouvement quelconque au dehors, il faut aussi qu’en tout cela elle reconnoisse l’autorité de celui que le Souverain Etre a préposé au maintien de l’ordre extérieur10.
6Afin de justifier cette affirmation, Merlin présentait l’Eglise comme étrangère au monde des hommes : « L’Eglise, écrivait-il, n’a aucun droit sur la terre ; toutes ses espérances sont dans l’autre vie » ; dans le siècle, elle ne pouvait demander que le droit de passage et, si elle l’obtenait, devait se soumettre sans limite au pouvoir temporel11. Cette conviction lui permettait d’affirmer que le Concordat de Bologne qui, depuis 1516, autorisait le roi à nommer les évêques et la plupart des abbés, sous réserve d’une approbation pontificale, était une simple « précaution » de François Ier pour faire cesser les contestations de Rome et n’apportait rien de plus aux pouvoirs dont disposait naturellement le monarque. Poursuivant son raisonnement, il présentait les autres concordats ou induits comme autant de « ménagemens » à l’égard du pape12 ; il reconnaissait cependant que certains d’entre eux donnaient au roi le droit de nommer à des bénéfices qu’il ne lui appartenait pas de pourvoir, et avançait l’exemple de l’ampliatif de Clément IX, du 23 mars 1668, qui ajoutait à la nomination des bénéfices majeurs des évêchés de Metz, de Toul et de Verdun, « la nomination aux bénéfices non cures auxquels il appartenoit aux souverains pontifes de pourvoir »13 ; dans l’esprit de Merlin, le roi ne disposait naturellement que du droit de nommer aux bénéfices consistoriaux. L’enseignement reçu à l’Université de Douai n’était probablement pas étranger à cette doctrine où le gallicanisme apparaissait nettement royal ; la constatation de Fénelon, selon laquelle « Nos libertés à l’égard du pape, sont de véritables servitudes à l’égard du Roi, plus chef de l’Eglise que le pape »14, semblait trouver sa justification dans les démonstrations du jurisconsulte.
7Même si le gallicanisme royal ne survécut pas à la Régénération, la pensée de Merlin se révéla en ce domaine d’une grande constance. Comme la majorité des Constituants, il continua en effet à défendre les libertés de l’Eglise de France. Dans son Recueil de jurisprudence, en février 1790, il se réjouit ainsi de la suppression des annates15, présentées comme une « exaction » imaginée par la cour de Rome pour « pomper l’argent de la France »16 ; il y célébra aussi la restauration de la juridiction des évêques qui retrouvaient nombre de pouvoirs « usurpés » par la papauté, comme « accorder une dispense, conférer un bénéfice, juger une cause spirituelle »17. Par certains de ses aspects, la Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 ne faisait qu’achever un mouvement déjà largement ébauché.
8Avec les réformes soutenues par Merlin, ce n’était cependant pas le gallicanisme des anciens parlements qui triomphait, contrairement à ce que nombre d’historiens ont écrit18, mais bien une nouvelle doctrine que l’on pourrait qualifier de nationale. Le gallicanisme de Merlin différait en effet de celui défendu dans le Traité des offices, car le roi n’était plus la première personne à en profiter ; malgré les apparences, il ne bénéficiait pas non plus aux évêques, désormais élus, auxquels on allait enlever nombre de pouvoirs : assistés d’un collège de vicaires épiscopaux inamovibles, qui remplaçait l’ancien chapitre, ils perdaient le contrôle des séminaires et la nomination des prêtres. Comme l’a jadis montré Edmond Préclin, ces mesures n’étaient pas davantage le signe d’un triomphe du petit clergé richériste, probablement moins influent à l’Assemblée que ne l’ont pensé la plupart des historiens du XIXe siècle19. En fait, Merlin et le législateur envisageaient la construction d’un gallicanisme national, dans tous les sens du terme : ils entendaient renforcer l’indépendance de l’Eglise de France face à Rome et confier son contrôle au nouveau souverain : la nation. Le 21 avril 1790, au cours d’un débat où fut dénoncé l’évêque d’Ypres, auteur d’un mandement réprouvant l’interdiction des vœux monastiques, Merlin fit ainsi remarquer que les évêques d’Ypres et de Tournai, dont les diocèses s’étendaient à une partie du département du Nord, n’étaient pas des nationaux ; il demanda en conséquence que chaque évêque étranger établît dans la partie française de son ressort, un vicaire général, né et domicilié dans le royaume, qui pût seul y exercer la juridiction épiscopale20 ; sa proposition, renvoyée au Comité Ecclésiastique, n’eut aucune suite. Elle trahissait cependant sa pensée et annonçait la soumission prochaine de l’ensemble de l’épiscopat à la nation ; même si Merlin ne proposait aucunement de dépouiller les évêques et les métropolitains étrangers d’une partie de leur diocèse ou de leur province ecclésiastique, il se prononçait pour la mise en place d’une Eglise pleinement nationale et souveraine.
9La Constitution civile du clergé allait ainsi totalement concrétiser les idées gallicanes des Constituants : en renouvelant la carte des circonscriptions ecclésiastiques du pays, en adoptant le principe de l’élection des prêtres et des évêques, en statuant sur les traitements des membres du clergé et en leur imposant la résidence, l’Assemblée prenait des mesures qui modifiaient le visage de l’Eglise, sans aucune concertation avec la papauté. Sans participer activement à l’élaboration de ce document, Merlin semble en avoir apprécié tous les aspects21. Pour le député qui, à la manière de Camus et de Treilhard, attribuait à l’Etat le pouvoir de modifier l’institution ecclésiastique, ces bouleversements se justifiaient par une recherche de la pureté originelle de l’Eglise et des motifs plus utilitaristes, étroitement liés aux besoins financiers de l’Etat.
Morale, souveraineté nationale et raison d’Etat : une justification de la politique religieuse des Constituants
10La réforme entreprise par l’Assemblée constituante ne peut se résumer dans l'affirmation d’un gallicanisme national, qui plaçait l’Eglise sous l’autorité du nouveau souverain et de ses lois. Les députés s’étaient également préoccupés des abus qu’avaient dénoncés nombre de cahiers de doléances : la dîme, la richesse du haut clergé ou le mode de recrutement de certains prêtres ; ils n’avaient pas davantage négligé la crise financière de l’Etat, dont la résolution allait passer par la sécularisation des biens d’Eglise. Même si Merlin ne participa guère aux débats sur la réforme ecclésiastique, il en défendit assez fréquemment les acquis par des arguments à la fois politiques et moraux.
11Dans son discours, dès 1789, le premier objectif de l’Assemblée était la soumission de l’Eglise aux lois de l’Etat et de la morale. Cet argument s’observe une première fois lors du débat sur la suppression de la dîme ecclésiastique. Dans la séance du 10 août, Merlin avait remis en cause le principe du rachat de cette redevance, adopté dans la nuit du 4 août, et avait proposé sa suppression sans indemnité et son remplacement « d’une manière quelconque »22. A la différence de Sieyès qui, à l’étonnement général, avait présenté la dîme comme une véritable propriété, Merlin la considérait comme un simple impôt dont l’existence dépendait de la volonté nationale :
Je dis plus, écrivit-il en février 1790 ; les principes de justice distributive qui doivent présider à toute espèce de contribution publique, faisoient à l’assemblée nationale un devoir impérieux de la supprimer, comme un impôt tout à la fois inégal dans sa répartition, funeste dans ses effets, & abusif dans son emploi23.
12Ainsi, la justification de la suppression des dîmes, obtenue après les interventions de Mirabeau, de Garat et de Duport, ne se trouva pas seulement dans le principe de souveraineté nationale, mais également dans des raisons morales liées au mode de perception et de redistribution de cette redevance. Merlin lui reprochait notamment de ne plus remplir son objet : « Le haut clergé, écrivait-il, a eu le secret de s’approprier la presque totalité des dîmes, sans en remplir les obligations »24.
13Le député accordait un grand prix à cette justification des réformes de l’Assemblée, donnant de l’Eglise d’Ancien Régime une image assez sombre où les prélats étaient particulièrement malmenés. Dans la limitation du cumul des bénéfices, Merlin voyait le moyen de « mettre des bornes à l’ambition & à la cupidité des ecclésiastiques »25 ; en célébrant le principe de l’élection des évêques, il condamnait ces hommes « élevés à l’épiscopat par les intrigues d’une cour corrompue »26, allusion aux manœuvres pour l’inscription sur la feuille des bénéfices. La manière dont avaient été distribuées les cures ne lui semblait guère plus défendable ; à ceux qui prétendaient que le droit de nommer les prêtres ne devait appartenir qu’au pape et aux évêques, il rappelait qu’avant la réforme, des seigneurs laïcs, parfois juifs ou protestants, exerçaient ce droit ; désormais, affirmait-il, le principe de l’élection des prêtres permettait un retour vers les usages de l’Eglise primitive27. C’était l’idée de Martineau, le rapporteur du projet de Constitution civile du clergé, qui espérait ramener l’Eglise de France à la discipline des premiers temps du catholicisme28. Merlin utilisait parfois le même argument dans sa présentation de la sécularisation des biens ecclésiastiques, insistant sur l’idée qu’elle mettait fin à la « fortune anti-apostolique » des ministres du culte29. Cette recherche d’une régénération de l’Eglise, d’un retour aux temps apostoliques, correspondait probablement à un désir sincère du député, même si elle ne représentait pas l’unique moteur de son action.
14Il est probable, en effet, que Merlin considéra bien vite la réforme ecclésiastique comme un moyen de contribuer au redressement financier de l’Etat et au succès de la Révolution. En juillet 1790, il affirma ainsi que la vente des biens nationaux était exigée par le patriotisme et « le salut public »30. Cette interprétation était d’autant plus facile à défendre qu’elle ne blessait guère la tradition française, où le domaine de l’Eglise avait été plus d’une fois menacé par les monarques et où la bulle In cœna domini (1568), qui condamnait notamment toute atteinte à la propriété ecclésiastique, n’avait jamais été enregistrée31. Elle ne devait pas davantage troubler les campagnes et porter préjudice aux fermiers, que Merlin cherchait à protéger. Ainsi, lorsque le Comité d’Aliénation, en mai 1790, proposa d’autoriser les acquéreurs de biens nationaux à évincer leurs nouveaux locataires après indemnité, Reubell puis Merlin s’opposèrent à cette mesure ; sur l’avis du jurisconsulte, les députés exigèrent le respect des baux à ferme ou à loyer antérieurs au 2 novembre 178932. Même si cette mesure fut plus tard remise en cause, elle n’en démontre pas moins le désir de Merlin d’attacher les fermiers, mais aussi l’ensemble du monde rural à la Révolution.
15Le soutien apporté à la réforme ecclésiastique s’expliquait ainsi par la raison d’Etat, la nécessaire adéquation de l’Eglise et des lois, ainsi que par des motivations morales. Le recours à ce dernier argument, s’il trahissait probablement un vif espoir de Merlin, permettait également de faciliter l’acceptation de la brutale évolution de l’institution ecclésiastique ; pour le député, en effet, l’essentiel était de transformer l’Eglise sans menacer l’ordre public.
Cultes et ordre public
16Dans la pensée religieuse de Merlin de Douai, l’idée d’une nécessaire soumission de l’Eglise à l’ordre temporel apparaît comme un véritable leitmotiv, comme une affirmation dont la constance permet d’expliquer en grande partie l’évolution de ses convictions. C’est en effet par cette idée qu’il justifia les réformes de l’Assemblée constituante, appela les prêtres à leur respect, puis soutint la répression des réfractaires. Dans son esprit, l’Eglise n’avait droit de cité que si elle respectait l’ordre social et la loi.
17Avant tout par souci d’ordre, Merlin adopta ainsi une interprétation restrictive de l’article dix de la Déclaration des droits de l’homme, qui reconnaissait la liberté des opinions, même religieuses, à condition que leur manifestation ne troublât pas la paix publique. Dans son Recueil de jurisprudence, en février 1790, il analysait cet article, véritable compromis entre partisans d’une totale liberté des cultes et fidèles de la religion d’Etat, sans se montrer choqué par sa contradiction interne. En effet, comme seul le législateur pouvait déterminer le sens du mot « trouble », il prétendait que la loi avait le pouvoir d’interdire un culte, voire « [d’]établir non-seulement un culte dominant, mais un culte exclusif [...]. En un mot, concluait-il, cette rédaction établit que l’intolérance ne blesse par les droits de l’homme »33. Ses préférences allaient d’ailleurs vers la reconnaissance d’un culte dominant, le catholique, et la simple tolérance des cultes minoritaires. Le 7 juillet 1791, lorsqu’il présenta un article destiné à réprimer les outrages faits aux objets du culte, il proposa ainsi d’infliger des peines correctionnelles à ceux qui offenseraient « les objets du culte catholique en quelque lieu que ce soit », et à ceux qui outrageraient « les objets d’un autre culte, dans les lieux destinés à son service »34 ! C’est sous l’impulsion de Garat, qui rappela la même liberté dont jouissaient les différentes religions, que tous les objets cultuels obtinrent une même protection de la loi.
18Derrière cette délicate question de la liberté des cultes transparaissait l’une des maximes que Merlin avait ardemment défendue dans le Traité des offices : celle de la soumission de l’Eglise, ou plutôt des Eglises, à l’Etat. Cette conviction devait être partagée par nombre de patriotes et permet, en partie tout au moins, d’expliquer la facilité avec laquelle fut adoptée l’idée d’un serment civique exigé des prêtres catholiques. L’Eglise de la majeure partie des Français devant se soumettre au pouvoir temporel, il semblait juste d’exiger des ecclésiastiques, d’ailleurs rémunérés par la nation, un serment de fidélité aux institutions publiques.
19Malgré ce principe sans cesse proclamé, Merlin se montra longtemps incapable d’adopter une attitude cohérente face au schisme qui s’annonçait. A l’Assemblée constituante, le député appela sur les insermentés tantôt le mépris des patriotes, tantôt la sévérité des tribunaux. Le 15 février 1791, à propos d’un curé du Cambrésis qui s’indignait de la politique religieuse des représentants, il écrivit qu’il fallait « plus le plaindre que le blâmer »35 ; moins d’un mois plus tard, le 8 mars, il dénonça à la tribune de l’Assemblée le curé Legrand, de Dunkerque, qui avait publié un mandement incendiaire de l’évêque d’Ypres, et demanda qu’il fut attaqué en justice pour trouble de l’ordre public36. La condamnation de la Constitution civile du clergé par le pape, en mars 1791, raffermit sa position, sans pour autant entraîner chez lui un rejet total des insermentés. Ainsi, dans son discours d’installation à la tête du Tribunal criminel du Nord, le 1er janvier 1792, il se refusait encore à condamner globalement les réfractaires et acceptait que chacun rende hommage au « souverain être » dans la forme, le lieu et devant le ministre de son choix. Pour le jurisconsulte, le refus du serment prescrit par la loi entraînait la perte de la cure ou de l’évêché, non la nullité du sacerdoce, et les réfractaires pouvaient continuer d’instruire les fidèles s’ils restaient soumis à la loi37.
20C’est finalement la guerre qui entraîna Merlin sur la voie de la répression. Avec le conflit, les résistances des prêtres prirent une nouvelle dimension, non seulement contre-révolutionnaire, mais aussi anti-nationale. Le Tribunal criminel du Nord se montra ainsi, dans le premier semestre de l’année 1792, de plus en plus ferme avec les insermentés les plus rebelles. En mars, ils bénéficiaient encore de la clémence du tribunal, comme en témoigne le verdict du procès de Pierre François Martin, ancien curé de Lambres : reconnu coupable d’attaques répétées contre le prêtre constitutionnel de sa paroisse et convaincu d’avoir donné la bénédiction nuptiale dans sa maison, il bénéficia pourtant d’un acquittement38. Lors de la même session, Louis Joseph Lucas, ancien curé de Lallaing, responsable d’agressions verbales contre le curé assermenté et la Constitution civile du clergé, fut pareillement acquitté39. En revanche, quatre mois plus tard, pour avoir poursuivi l’exercice du culte et divisé la population de sa commune, un autre prêtre, Jean-Baptiste Druesnes, fut condamné à deux ans de gênes40. Même si le président Merlin était lié par le système contraignant des peines légales, on peut probablement lui reconnaître une part de responsabilité dans le durcissement progressif de son tribunal ; ce fut en tout cas la conclusion de L’Ami Jacques, journal volontiers anti-clérical, pour qui l’ancien constituant était un modèle de patriotisme41.
21Après cette rupture du printemps et de l’été 1792, Merlin associa de plus en plus fréquemment les prêtres réfractaires aux manœuvres de la contre-révolution ; en 1793, lors de ses missions en Belgique et en Bretagne, il croyait les voir à l’origine des troubles urbains ou ruraux. La lutte fut sévère, et l’intransigeance de Merlin ne fléchit à aucun moment, à tel point que cet affrontement transforma peut-être sa vision de l’Eglise. La question n’est cependant guère facile à résoudre et paraît d’autant plus délicate que, sous le Directoire, le jurisconsulte participa activement à la Terreur fructidorienne ainsi qu’à la mise en place de ce culte décadaire auquel Mathiez attribuait des ambitions déchristianisatrices.
Catholicisme et religion révolutionnaire : la question du culte civique
22Même si les liens entre l’Eglise et la contre-révolution marquèrent inévitablement la pensée de Merlin, il ne semble pas qu’ils parvinrent à le détacher de la religion catholique. L’on sait en effet que dans sa dernière maladie il fut entouré des soins d’une sœur du Bon Secours, et reçut à plusieurs reprises la visite d’un prêtre de sa paroisse à qui il exprima sa foi42. Après sa mort, il fut enterré chrétiennement, ce qui était loin d’être la règle dans le milieu des anciens Conventionnels, même si des hommes comme Ramel et Cambacérès s’étaient « faits saints pendant l’exil », pour reprendre une formule de Baudot43 ; bien des contemporains du jurisconsulte, comme Daunou ou Sieyès, se contentèrent, souvent par conviction, d’un simple enterrement civil. Certes, la fin chrétienne de Merlin pourrait très bien être interprétée comme un simple retour à la foi, la vieillesse aidant, comme chez Barère44. L’hypothèse paraît cependant difficile à admettre pour cet homme qui n’a laissé aucune trace d’un quelconque détour par le déisme ; sa participation à la mise en place du culte décadaire, sous le Directoire, ne semble pas devoir corriger ce jugement.
23Depuis la thèse d’Albert Mathiez, Merlin de Douai est généralement présenté comme le responsable de la renaissance du culte décadaire dans les mois qui suivirent le coup d’Etat du 18 fructidor an V (4 septembre 1797)45. Même si certains historiens semblent attribuer ce renouveau à François de Neufchâteau46, le grand organisateur des fêtes directoriales, la démonstration de Mathiez paraît difficile à remettre en cause. L’indice le plus probant de la responsabilité de Merlin est peut-être l’arrêté du 14 germinal an VI (3 avril 1798), dont la minute est de sa main, par lequel le Directoire exécutif exigea la stricte application du calendrier républicain47. Par ce texte, destiné à « faire oublier jusqu’aux dernières traces du régime royal, nobiliaire et sacerdotal », les directeurs avaient souhaité la disparition totale du calendrier grégorien : ils avaient interdit à la presse toute référence à l’ancien calendriers ; ils avaient ordonné à l’administration, aux juges et aux entreprises de régler leur activité sur le calendrier républicain ; ils avaient imposé aux travailleurs le repos du décadi et du quintidi après-midi. Dans les mois suivants, comme l’arrêté rencontrait des difficultés à s’imposer, les Conseils le renforcèrent par les lois des 17 thermidor et 23 fructidor an VI (4 août et 9 septembre 1798), qui organisèrent officiellement le culte décadaire.
24L’interprétation de ces mesures n’est pas sans poser problème. Certes, tous les historiens s’accordent pour leur reconnaître une fonction essentiellement politique, destinée à inspirer aux citoyens le respect de la République, de ses institutions et de ses lois. Cependant, l’insertion fréquente du culte décadaire dans la question de la religion révolutionnaire obscurcit nécessairement l’interprétation. En effet, chez nombre d’auteurs qui en affirment l’aspect politique, ce culte est également présenté comme une mesure volontairement déchristianisatrice ! Pour Mathiez, il s’agit d’une religion destinée à « remplacer » le catholicisme48 ; plus près de nous, Jean de Viguerie, sans lui accorder le poids d’une religion, écrit que « les fêtes nationales et les "cultes" révolutionnaires font partie de ce plan concerté de destruction de la religion chrétienne »49. De telles interprétations trouvent essentiellement leurs arguments dans les lois des 17 thermidor et 23 fructidor an VI (4 août et 9 septembre 1798) et dans la manière dont elles furent appliquées. Il serait cependant erroné de faire de ces lois une lecture unique, comme si tous les partisans du culte décadaire en attendaient les mêmes effets. En l’occurrence, le cas de Merlin de Douai nous paraît assez révélateur. A examiner la correspondance du directeur, ou sa participation à la politique religieuse de l’époque, il ne nous semble pas qu’il ait fait preuve d’une quelconque volonté déchristianisatrice.
25Rappelons tout d’abord que rien ne laisse supposer que sa foi ait véritablement changé, entre 1792 et 1797 ; rien n’indique qu’il ait un moment remis en cause sa croyance dans une religion révélée, celle du catholicisme. L’on peut d’ailleurs remarquer qu’à la différence d’un La Révellière-Lépeaux, Merlin ne céda pas au mirage de la théophilanthropie à laquelle il n’apporta jamais son soutien, bien au contraire. Mathiez remarque ainsi qu’après le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), il montra même une grande méfiance envers ce culte déiste, et surtout envers nombre de ses membres dont il réprouvait les idées jacobines50. Sa méfiance n’était pas récente ; Barras, dans ses mémoires, rapporte que Merlin, encore ministre de la Justice, avait dénoncé Julien de Toulouse, l’un des plus zélés théophilanthropes, comme « anarchiste » ; ce dernier ne semble avoir dû son salut qu’à l’intervention de La Révellière-Lépeaux51.
26Peu sensible au déisme, Merlin ne Tétait certainement pas davantage à l’athéisme et ne pouvait considérer le culte décadaire comme une véritable religion ; sa foi, en partie intacte, était simplement blessée par les troubles religieux et l’hostilité de l’Eglise à la République. A cet égard, la tentative de Grégoire de constituer une « Eglise gallicane » aurait probablement pu le satisfaire si l’évêque n’avait pas enlevé à son œuvre un peu de ce gallicanisme national que Merlin appréciait tout particulièrement. La démarche de Grégoire ne pouvait cependant suffire, incapable qu’elle était de réduire le schisme et de rassembler les citoyens dans un même respect de l’Etat. En fait, sous le Directoire, Merlin ne remettait pas en cause sa foi et l’existence du catholicisme, mais envisageait le transfert de la fonction politique de l’Eglise à l’Etat, qui s’en chargerait par le biais du culte décadaire.
27La confirmation de cette hypothèse semble se trouver dans la participation de Merlin aux fêtes nationales, qui peuvent être envisagées comme le prolongement et le complément du culte décadaire. Définies par la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) et organisées par François de Neufchâteau, elles célébraient tantôt des valeurs morales comme la jeunesse, la vieillesse et les époux, et tantôt rappelaient les grandes dates de la Révolution : la fondation de la République et le 9 thermidor, auxquels s’adjoindraient bientôt les commémorations de l’exécution de Louis XVI, du 14 juillet, du 10 août et enfin du 18 fructidor52. Sous le second Directoire, dans le cours de l’an VI et de l’an VII, Merlin présida les cérémonies parisiennes de quatre de ces fêtes : celles du 14 juillet, du 9 thermidor, du 10 août ainsi que celle organisée en l’honneur des ministres « égorgés à Rastadt » ; à chaque fois, en tant que président du Directoire exécutif, il prit la parole pour exalter la ferveur républicaine et rappeler l’événement commémoré53. Une brève analyse de ces discours, où la rhétorique est chargée d’allusions à l’Antiquité, peut être riche d’enseignements.
28A la lecture de ces textes, l’on est frappé par leur accent quasi-religieux, tant ils ressemblent à des sermons. Ces discours n’ont rien de commun avec les écrits antérieurs de Merlin ; ils sont d’une solennité extrême, mais aussi d’un enthousiasme et d’une chaleur qui cherchent à émouvoir et à frapper les esprits. A chaque fois, après une évocation de l’événement célébré, Merlin rappelait les conquêtes de la Révolution puis exaltait la sagesse et la force des Français, avant de terminer par une invocation à la liberté et à la République, pour l’occasion personnifiées ; les derniers mots étaient « Vive la République », voire « Vive la liberté, vive la République », qui claquaient comme un amen. Les conclusions de ces discours nous paraissent particulièrement révélatrices ; citons celle de l’allocution prononcée à l’anniversaire du 10 août, en thermidor an VI (août 1798) :
Liberté sainte ! Fixe à jamais ta demeure parmi les Français ; appelle à tes côtés les vertus, tes inséparables compagnes, la sagesse, la justice, le désintéressement ; dissipe les funestes nuages de l’ignorance et de la superstition ; propage les vérités bienfesaintes, le culte de l’humanité ; maintiens l’union et la concorde entre les législateurs et les magistrats ; conserve aux guerriers le courage et la prudence ; inspire aux citoyens le goût de leurs devoirs, et le zèle du bien public, et puisse enfin, sous ton aile protectrice, la République heureuse et triomphante ne plus voir que des frères parmi les citoyens ; et ne plus compter que des amis parmi les peuples ! Vive la République !54.
29Le discours appelait le retour à l’ordre et l’établissement de la concorde nationale ; en fait, il défendait une nouvelle idole, la République, dont il présentait une image sacralisée. Il ne faut probablement pas voir dans ces propos la naissance d’une nouvelle religion ; chez Merlin, l’aspect sacré de la République procédait de l’ancien statut du roi, défendu jadis par des références à Grotius et à Pufendorf ; faute d’un prince, incarnation de l’Etat, la sacralité se reportait sur l’image de la République et de ses plus chères valeurs.
30Ici se trouve peut-être l’explication de la participation de Merlin au culte décadaire. Chez le directeur, ce culte, comme les fêtes nationales, devait répondre à cette « horreur du vide » laissée par la persécution du catholicisme, dont parle Mona Ozouf55 ; il ne s’agissait cependant pas de remplacer une religion par une autre, mais simplement d’instaurer un culte civique capable d’assurer l’unité des Français, autrement dit de jouer le rôle politique naguère dévolu à l’Eglise. Le culte civique réalisait désormais ce que l’Eglise tentait jadis, sans pour autant se substituer à elle dans le domaine spirituel.
31La participation de Merlin à la Terreur fructidorienne ne contredit aucunement cette interprétation, bien au contraire. Pendant l’été 1797, alors que les Conseils revenaient progressivement sur les lois qui proscrivaient les prêtres réfractaires, le ministre de la Justice Merlin voulait se montrer toujours aussi rigoureux envers ces hommes ; au lendemain du coup d’Etat contre la droite, il se réjouit du tournant répressif du régime, notamment permis par le décret du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) qui interdisait le rappel des ecclésiastiques bannis, confiait au Directoire exécutif le pouvoir de déporter les prêtres perturbateurs et rétablissait l’obligation du serment56.
32Jusqu’au « coup d’Etat » du 30 prairial an VII (18 juin 1799), qui marque à la fois la fin de la carrière politique de Merlin et l’arrêt presque total des proscriptions, le Directoire exécutif ordonna la déportation de plus de neuf mille cinq cents ecclésiastiques, dont sept mille cinq cents prêtres belges proscrits par les neuf fameux arrêtés du 14 brumaire an VII (4 novembre 1798)57 ; s’y ajoutèrent de nombreux arrêts pris par les administrations départementales, et parfois par les municipalités, qui avaient le droit de déporter pour toute violation d’une loi positive. Les directeurs, quant à eux, se réservaient les cas où aucune loi n’était transgressée, mais où l’attitude du prêtre démontrait une volonté présumée de troubler l’ordre public. En l’an VI et en l’an VII, la signature des expéditions de ces arrêtés était confiée au président du Directoire exécutif et Merlin assuma à trois reprises cette tâche, cautionnant ainsi les ordres de déportation de cinq cents prêtres58.
33Certes, il faut préciser que ces arrêtés étaient préparés par le ministre de la Police, généralement après une dénonciation qui était suivie d’une enquête sommaire où l’accusé n’avait aucun droit de défense ; l’on peut également rappeler que la plupart de ces décisions ne furent pas suivies d’effets, les prêtres parvenant à échapper aux recherches des autorités. Malgré tout, il est évident que Merlin approuva cette politique et ne se détourna pas des moyens utilisés, dont l’arbitraire n’est pourtant plus à démontrer, car non seulement les proscriptions étaient fondées sur des critères souvent vagues, mais en plus, elles ne s’opéraient pas toujours dans le respect de la loi du 19 fructidor (5 septembre 1797). En effet, les arrêtés ne furent pas tous, comme ils auraient dû l’être, « individuels » et « motivés ». Merlin, comme La Révellière-Lépeaux, Barras, Treilhard et les autres directeurs, accepta des proscriptions collectives ; le 6 fructidor an VI (23 août 1798), il parapha ainsi trois arrêtés proscrivant, le premier, cinquante-six prêtres du département de l’Escaut, le second, vingt-neuf de la Meuse-Inférieure et, le troisième, vingt et un de Sambre-et-Meuse. Dans les trois cas, les ordres d’arrestation et de déportation étaient motivés globalement par les accusations de fanatisme, d’excitation à la « rébellion des lois », ou encore de « trouble de la tranquillité publique »59. Non seulement les arrêtés étaient collectifs, mais en plus les motivations étaient pour le moins stéréotypées, les mêmes formules revenant sans cesse.
34Bien que les motifs des arrêtés de Merlin ne se distinguent pas par leur originalité, ils nous semblent refléter les véritables raisons de cette vague de proscriptions. Le 16 ventôse an VI (6 mars 1798), Merlin signa l’ordre de déportation de onze prêtres de l’Ardèche, dont la justification était formulée en ces termes :
Les individus ci-après nommés, non contens d’avoir témoigné leur aversion pour le Régime républicain, par le refus de prêter serment de haine à la Royauté et de soumission aux Lois de la République, parcourent encore les campagnes pour inoculer à leurs crédules habitans, le paoison de leur haine contre le nouveau Régime, et prêcher la révolte et l’insubordination aux Lois60.
35Dans cet arrêté, comme dans l’ensemble des textes cautionnés par Merlin, les accusations les plus fréquentes étaient d’ordre politique. Ainsi, si le directeur signa nombre d’arrêtés de proscription, s’il participa à la fermeture des oratoires parisiens et à la vente d’églises aux entrepreneurs, ce ne fut. pas dans une intention déchristianisatrice. Chez cet homme, la Terreur fructidorienne répondait plutôt à des motivations politiques que justifiait l’alliance toujours soupçonnée de l’Eglise avec les royalistes. En fait, plus que jamais fidèle à la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795), qui reconnaissait la liberté du culte mais en interdisait toute manifestation extérieure, il entendait faire du catholicisme une religion privée, exclue de la sphère politique et étroitement contrôlée par l’Etat. Pour Merlin de Douai, la Terreur fructidorienne n’était pas une lutte contre des croyances, contre une foi, mais un combat contre une Eglise, contre un corps politique jugé hostile. En ce sens, Merlin restait fidèle à son interprétation de l’article dix de la Déclaration universelle des droits de l’homme : n’avait-il pas écrit, dès 1790, qu’en cas de nécessité, le gouvernement pouvait aller jusqu’à interdire les cultes publics ?
36Merlin n’a donc jamais pensé établir une religion civile qui reposerait sur des croyances simples, communes à plusieurs religions, comme l’avait proposé Rousseau ; sa faveur pour le culte décadaire nous le montre simplement sensible aux avantages d’un culte civique, compatible avec une religion révélée, parce que reposant uniquement sur des postulats politiques : l’amour de la liberté, ainsi que le respect des lois et d’un Etat sacralisé. Cette attitude, inhérente aux troubles politiques de la Révolution, disparut probablement dès l’instauration de l’ordre consulaire et du Concordat, qui réconcilièrent le trône et l’autel et rendirent à l’Eglise catholique son existence de corps politique.
37Le parcours religieux de Merlin de Douai paraît ainsi bien éloigné de celui que Ton attribue à certains des Thermidoriens ou des Directoriaux les plus en vue : à la différence d’un Daunou, d’un Sieyès ou d’un La Révellière-Lépeaux, il ne sacrifia jamais au déisme ; de même, son action politique ne trahit à aucun moment une volonté de faire disparaître le catholicisme, ni de le remplacer par une religion révolutionnaire. Son gallicanisme national, son hostilité au clergé réfractaire, son soutien au culte décadaire et sa participation à la Terreur fructidorienne ne s’expliquent pas par des raisons religieuses ou philosophiques, mais par la conviction que l’Eglise et ses prêtres devaient être soumis à l’Etat. Il est probable que la politique religieuse de nombre de révolutionnaires doit s’interpréter, comme dans le cas de Merlin, davantage par l’attachement à la supériorité temporelle de l’Etat et à la volonté de protéger l’ordre public, que par l’espoir de faire disparaître ou de transformer le catholicisme. Chez Merlin de Douai, comme chez Camus ou Cambacérès, on était ainsi bien loin d’une quelconque volonté déchristianisatrice, et tout au plus peut-on observer chez le jurisconsulte une aspiration à la laïcisation de l’Etat et de la société, en germe dès l’Ancien Régime, mais que seul l’engagement de l’Eglise dans la contre-révolution permit de développer. Même si cet espoir s’effaça dès le Consulat et la fin des troubles, il y avait là une évolution essentielle dans sa conception du pouvoir politique ; bien que le trône et l’autel restassent parfois liés l’un à l’autre, l’Etat, tel que le concevait Merlin, était déjà virtuellement laïc.
38Ainsi, Merlin de Douai considérait la nation comme un souverain exigeant et omnipotent, détenteur de tous les pouvoirs et de tous les droits, notamment dans le domaine religieux. Dès 1790, la théorie allait cependant rencontrer de multiples exceptions, dont la première fut peut-être l’attachement particulier que le député conserva pour sa région d’origine ; était-il possible, en effet, de servir à la fois sa « petite patrie » et la nation ? Dans la réponse à cette question allait naître la conception contemporaine du mandat de député.
Notes de bas de page
1 Voir notre thèse, op. cit., tome II, p. 422-425.
2 Guyot J.N., Traité des offices, op. cit., tome I, p. 354 et 346.
3 Ibid., tome I, p. 348 et 351.
4 Ibid., tome I, p. 348.
5 Voir Preclin Edmond, Les jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du clergé. 1713-1791, thèse de lettres, Paris, Librairie universitaire J. Gamber, 1928, p. ΧΧII.
6 Guyot J.N., Traité des offices, op. cit., tome I, p. 348.
7 Ibid., tome I, p. 352.
8 Ibid., tome I, p. 348.
9 Voir Dubruel M., « Gallicanisme », dans Vacant A. et Mangenot E., s. dir., Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, tome VI, 1920, colonne 1127.
10 Guyot J.N., Traité des offices, op. cit., tome I, p. 343.
11 Ibid., tome I, p. 345.
12 Ibid., tome I, p. 368 et 371.
13 Ibid., tome I, p. 371.
14 Cité dans Marion Marcel, Dictionnaire des institutions de la France. XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Picard, 1923 ; rééd., Paris, Picard, 1989, p. 333.
15 Au retrait de leur bulle près de la cour de Rome, les nouveaux évêques devaient verser au pape une redevance, nommée annates, qui équivalait théoriquement à une année de revenu du bénéfice dont ils étaient pourvus.
16 Recueil général..., op. cit., tome I, no 7 du 18 février 1790, p. 161.
17 Ibid., tome I, no 7 du 18 février 1790, p. 159.
18 Cabourdin Guy, Viard Georges, Lexique historique de la France d’Ancien régime, Paris, A. Colin, 2e éd., 1990, article « Gallicanisme », p. 151. La même idée semble retenue par Tackett Thimothy, Religion, Revolution and Regional Culture in Eighteenth Century France : the Ecclesiastical Wrath of 1791, Princeton, Princeton University Press, 1985 ; trad. franç., La Révolution, l’Eglise, la France, Paris, Cerf, 1986, p. 32.
19 Voir Preclin Edmond, op. cit., p. 476-481.
20 Le Moniteur universel, no 110 du 22 avril 1790, séance du 21 avril, réimpression, tome IV, p. 173.
21 Il en défend certains des principes dans une l.s. à la Société des amis de la Constitution de Cambrai, datée du 15 février 1791 (A.M.Douai, P1 7).
22 Recueil général..., op. cit., tome I, no 5 du 4 février 1790, p. 109.
23 Ibid., tome I, no 5 du 4 février 1790, p. 112.
24 Ibid., tome I, no 5 du 4 février 1790, p. 113.
25 Ibid., tome I, no 8 du 25 février 1790, p. 179.
26 A.M.Douai, P1 7, l.s. de Merlin à la Société des amis de la Constitution de Cambrai, datée du 15 février 1791.
27 Ibid.
28 Cousin Bernard, Cubells Monique, Moulinas René, La pique et la croix. Histoire religieuse de la Révolution française, Paris, Centurion, 1989, p. 109-110 ; le projet de Martineau fut présenté le 21 avril 1790.
29 A.D.Nord, L 4910, Discours.., op. cit. (1er janvier 1792), p. 2.
30 Le Moniteur universel, no 201 du 20 juillet 1790, séance du 18 juillet, réimpression, tome V, p. 168. Sur les enjeux de la vente des biens nationaux, voir notre chapitre 13.
31 Mousnier Roland, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, 1598-1789, Paris, P.U.F., 1974, 2 vol. ; 2e éd., Paris, P.U.F., 1990, tome I, p. 248.
32 Le Moniteur universel, no 132 du 12 mai 1790, séance du 11 mai, réimpression, tome IV, p. 343.
33 Recueil général..., op. cit., tome I, no 5 du 4 février 1790, p. 104.
34 A.P., tome XXVIII, p. 30, séance du 7 juillet 1791.
35 A.M.Douai, P1 7, l.s. de Merlin à la Société des amis de la Constitution de Cambrai, datée du 15 février 1791.
36 Le Moniteur universel, no 69 du 10 mars 1791, séance du 8 mars, réimpression, tome VII, p. 579.
37 A.D.Nord, L 4910, Discours.., op. cit. (1er janvier 1792), p. 14-16.
38 A.D.Nord, L 10710*, p. 76-83, jugement du 17 mars 1792.
39 Ibid., p. 64, jugement du 16 mars 1792.
40 A.D.Nord, L 10711*, p. 166, jugement du 16 juillet 1792.
41 Voir L'Ami Jacques, no 17 du 20 avril 1792.
42 Wagon président, op. cit., p. 30.
43 Baudot Marc Antoine, op. cit., p. 77. Voir aussi Luzzatto Sergio, op. cit., p. 28.
44 Luzzatto Sergio, op. cit., p. 133.
45 Mathiez Albert, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801. Essai sur l’histoire religieuse de la Révolution, thèse de lettres, Paris, Félix Alcan, 1903, p. 415-420.
46 C’est le cas de Cousin Bernard, Cubells Monique, Moulinas René, op. cit., p. 216.
47 A.N., AF III 515, pl. 3287, pièce 68, minute de l’arrêté du Directoire exécutif du 14 germinal an VI (3 avril 1798). Précisons que la minute fût signée de La Révellière-Lépeaux, Reubell et Merlin. François de Neufchâteau ne semble pas avoir pris part à la délibération.
48 Mathiez Albert, La Révolution et l’Eglise. Etudes critiques et documentaires, Paris, A. Colin, 1910, p. 24.
49 Viguerie Jean de, Christianisme et Révolution. Cinq leçons d’histoire de la Révolution française, Paris, N.E.L., 1986, p. 210.
50 Mathiez Albert, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801..., op. cit., p. 414-415.
51 Barras Paul, op. cit., tome III, p. 193.
52 Voir Ozouf Mona, La fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard, 1976, p. 140-141.
53 Voir Le Moniteur universel, no 299 du 29 messidor an VI (17 juillet 1798), p. 1198-1199 ; ibid., no 314 du 14 thermidor an VI (1er août 1798), p. 1258-1259 ; ibid., no 327 du 27 thermidor an VI (14 août 1798), p. 1310 ; et enfin ibid., no 265 du 25 prairial an VII (13 juin 1799), réimpression, tome XXIX, p. 707-708.
54 Ibid., no 327 du 27 thermidor an VI (14 août 1798), p. 1310.
55 Ozouf Mona, La fête révolutionnaire..., op. cit., p. 323.
56 Sur ce décret, voir Viguerie Jean de, op. cit., p. 206.
57 Selon Victor Pierre, de vendémiaire an VI (septembre 1797) au 30 prairial an VII (18 juin 1799), les directeurs proscrivirent neuf mille cinq cent soixante-trois prêtres belges et français. Cf. Pierre Victor, La déportation ecclésiastique sous le Directoire. Documents inédits, Paris, Alphonse Picard et fils, 1896, p. XIV et XXXI.
58 Voir notre thèse, op. cit., tome II, p. 447.
59 A.N., F7 4373 ; arrêtés reproduits dans Pierre Victor, La déportation ecclésiastique..., op. cit., p. 271-277.
60 A.N., F7 4372, à la date (arrêté reproduit dans Pierre Victor, op. cit., p. 173-174).
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