Fable et allégorie dans Les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troye, de Lemaire de Belges
p. 39-51
Texte intégral
Pour Anne Paupert
1Grand Rhétoriqueur, historiographe attaché successivement à la Cour de Bourgogne et à la cour de France, Lemaire de Belges est également l’auteur d’une œuvre poétique abondante – le Temple d’Honneur et de Vertu (1503), La Plainte du désiré (1513), la Couronne margaritique (1504)1, Les Epîtres de l’Amant vert (1510), entre autres – dans laquelle l’allégorie occupe une place fondamentale. C’est en 1511 qu’il publie la première édition d’un ouvrage en prose qui devait jouer un rôle de premier plan dans la culture de la Renaisssance française, Les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troye2.
À travers des forêts de symboles
2Le récit est d’emblée encadré par deux allégories consécutives. La première est une forme de coup d’éclat puisque le locuteur du Prologue, celui qui délègue la parole à l’« acteur », Jean Lemaire de Belges, n’est autre que « Je Mercure », « jadis Dieu d’éloquence, ingeniosité et bonne invention, herault et truchement des dieux ». C’est la créativité comme nous dirions aujourd’hui, sous le signe de laquelle Lemaire place son discours, qui se trouve ainsi allégorisée selon un processus que le récit permettra plus loin d’élucider. Cette intention allégorique s’exprime sous une autre forme dans la suite du Prologue, et donc, toujours, du discours de Mercure :
Les trois livres particuliers, seront par moi dediés et intitulés aux seigneuries et hautesses de trois grands Déesses : c’est à savoir, Pallas, Venus, et Juno. Et representeront (selon ma fantaisie) les trois ages de Paris Alexandre, fils du Roi Priam de Troie. Duquel la vie nous est principalement deduite en ce volume : et consiste en trois choses : c’estasavoir sa nativité, son discours et son definement [sa fin].3
L’interprétation morale de l’allégorie est donnée quelques lignes plus loin : « Dont il appert que, qui veut tirer cette matière à sens moral, on la peut appliquer à l’instruction et doctrine d’un chacun jeune Prince de maison Royale, comme estoit Paris Alexandre »4.
3L’on peut donc s’attendre à ce que l’ouvrage entier soit soumis au régime de l’allégorie. En fait celle-ci n’intervient qu’assez tardivement, avec le récit de la vie de Pâris, qui ne commence qu’à partir du chapitre XIX et occupe le milieu du livre. Tout le début ainsi que la totalité du troisième livre a pour sujet la généalogie gauloise, et l’allégorie en est absente. En revanche dans l’épisode consacré à Pâris et à la guerre de Troie l’allégorie joue un rôle clef. Pour rendre compte de cette différence il sera nécessaire d’étudier dans son ensemble le processus symbolique à l’œuvre dans Les Illustrations, ce qui conduit à distinguer symbole proprement dit et allégorie même s’il apparaît qu’en dernier ressort ils finissent par interférer.
4Lemaire lui-même, dès le Prologue du premier livre, invite le lecteur à s’interroger sur le sens d’une possible dichotomie de la narration : « […] si paraventure aucuns sesbahissoient, par quel moyen on peut faire symboliser et convenir ensemble ces deux termes et vocables GAULE et TROYE, attendu que ce sont noms de regions si très distantes lune de l’autre »5. Trois raisons, dit-il, l’autorisent à « symboliser » :
- Les Gaulois, à juste titre, s’estimaient tout aussi nobles que les Troyens.
- Dardanus (fondateur de Troie) fut frère de Jupiter de Toscane, Roi d’Italie et de Gaule.
- Francus, autre nom d’Astyannax, miraculeusement échappé des ruines de Troie, serait à l’origine de la monarchie française et le fondateur de Paris.
5Si la première raison est celle d’un rapport d’analogie, les deux dernières raisons relèvent de la parenté. Ce commentaire du titre annonce d’emblée que tout le propos des Illustrations est placé sous le signe du « symbole », entendu comme établissement à la fois d’un parallèle et d’une filiation. La « convenientia » et la « signature » caractérisent cette relation que pose Lemaire entre les deux histoires – celle de la destruction de Troie et celle de l’origine des Gaules. Pour le sens de ces deux termes je renverrai à Michel Foucault6 : la convenance peut être définie comme « le voisinage des lieux » (« Le monde, c’est la convenance universelle des choses »), la signature est la signification d’un rapport d’analogie entre deux éléments. Nous verrons qu’elle prend dans Les Illustrations la forme d’une spéculation sur les noms propres.
6Toutefois, si Lemaire concède qu’on peut « s’ébahir » de cette similitude et de cette parenté entre Gaule et Troie, s’il juge utile de la justifier, c’est sans doute qu’elle n’est pas ou plus perçue comme évidente et universelle. Toute l’entreprise des Illustrations consiste en fait à justifier et à motiver cette « convenance » et cette filiation, c’est-à-dire à interroger la possibilité d’un lien analogique entre l’histoire contemporaine et le récit des origines, mais sur des bases qui ne sont plus celles de l’exégèse et, corollairement, de la poétique médiévales. Rappelons quels en sont les principes, tels que les expose saint Bonaventure :
Dans tous les livres de l’Écriture Sainte, en effet, on saisit, outre le sens littéral, celui qu’expriment les mots mêmes du texte, un triple sens spirituel : l’allégorique nous enseigne ce qu’il faut croire de la Divinité et de l’humanité, le moral nous enseigne comment vivre, l’anagogique comment nous attacher à Dieu. Ainsi, toute l’Écriture Sainte nous enseigne ces trois points : la génération éternelle et l’incarnation du Christ, la règle de vie, l’union de Dieu et de l’âme. Le premier concerne la foi, le second la conduite, le troisième leur fin commune.7
7S’appuyant sur les chroniqueurs chrétiens de l’antiquité tardive comme sur ses quasi-contemporains, Lemaire fait du Déluge le point de départ de la chronologie de l’humanité, et de Noé l’origine de la généalogie de toutes les « races » humaines. Dans un esprit de syncrétisme radical, l’héritage antique et l’Ancien Testament sont convoqués pour décrire cette « enfance du monde » – j’emprunte l’expression à Du Bartas. Dans cet univers les êtres ont encore un accès sinon direct, du moins plus proche que le nôtre au dessein divin, heureux ou funeste, dont ils sont issus. De ce fait, le langage et le monde entretiennent un rapport d’adéquation. Suivant ce principe, les noms peuvent renvoyer à des signifiés dont le foisonnement, loin d’être problématique, manifeste la richesse du processus de la « convenance » et de la « signature ».
Des noms
8Lemaire développe ainsi tout au long de son livre une conception partiellement cratylienne du langage : si l’arbitraire du signe est la règle pour les noms dits communs, les noms de personnes et les toponymes, eux, sont motivés et même, si j’ose dire, surmotivés. La figure rhétorique de l’etymologia, dont Isidore de Séville a fait le succès, permet de solliciter tous les sens, toutes les équivalences possibles d’un nom propre, indépendamment ou en plus de son étymologie attestée. J’en prendrai pour exemple le nom de Gallus – autre nom, dit Lemaire, du patriarche Noé :
[…] ce noble terme Gallus, lequel est équivoque et dénote plusieurs choses, selon diverses langues. Car en l’étymologie grecque, il signifie blanc comme lait. En langue Phrygienne, c’est à dire troyenne, il désigne les prêtres de la grande déesse Cybèle, mère des dieux, et un fleuve dudit pays. En français c’est un coq. Mais en langage babylonien ou hébraïque, c’est autant à dire comme sur onde… [Lemaire invoque ici trois « témoignages », en dernier lieu celui de Saint Jérôme] « sur les interpretations des noms hébraïques ». Donc selon ladite dernière interprétation hébraïque, le premier entre les humains qui eut ce très noble surnom de Gallus fut Noé, le bon Patriarche : autrement surnommé Ogygès, comme met ledit acteur Xenophon en ses equivoques.8
Nous verrons plus loin que la liste des noms de Noé ne s’arrête pas là, et l’on devine quel parti Lemaire va en tirer pour son propos.
9Symboliser, donc, c’est considérer l’univers comme un langage, ce que montre dans les citations ci-dessus la récurrence des termes appartenant au vocabulaire de la linguistique : signifier, désigner, dénoter, « c’est autant à dire comme », interprétation, surnommé. La polysémie des noms, loin de produire la confusion du sens, engendre une profusion de signifiés entre lesquels le narrateur déploie un réseau de relations parfois complexes, mais fécondes, et c’est ce qui fonde l’inventivité du récit.
10Si le lecteur moderne s’étonne de cette virtuosité de l’invention, au sens moderne du terme (production de fables), il vaut mieux pour comprendre le propos de Lemaire rendre au terme d’inventio son sens rhétorique : collecte d’arguments et de témoignages autorisés destinés à emporter l’adhésion du lecteur. La narration est entièrement soumise à une visée argumentative. Dans cette perspective l’etymologia, ce déploiement de tous les sens imaginables du nom propre, fonde entièrement le récit historique, dont Lemaire entend bien qu’il soit reçu comme un discours de vérité. « Paraventure aucun scrupuleux pourrait cuider que ce sont fables » écrit celui qui se désigne comme l’« acteur » du récit. Mais un tel soupçon est aussitôt réfuté par l’allégation d’autorités : au premier chef, la Sainte Écriture, mais aussi Flavius Josèphe et Boccace (Lemaire fait référence à la Généalogie des dieux). Au contraire, les poètes grecs, eux, ont « beaucoup menti ».
11Lemaire récuse en effet la mythologie mise en œuvre par ces poètes au nom d’une conception evhémérienne, largement partagée au début de la Renaissance, qui voit dans les divinités païennes des êtres ayant historiquement existé, doués de capacités exceptionnelles, et divinisés après leur mort. Les Pères de l’Église (Augustin et Lactance, en particulier) ayant repris et développé cette conception, certains personnages bibliques en viennent à acquérir le même statut. Ainsi pour Lemaire, Noé fut un géant, dont la vie a duré presque huit siècles. Après sa mort, il devient une entité surnaturelle et symbolique :
ils cuidèrent que son âme fut transmuée en aucun des corps célestes. Parquoi ils l’appelèrent le Ciel, le Soleil, l’abyme, la Semence du monde, le Père des dieux […] l’âme du monde qui mouvait les cieux : le Dieu de paix, de justice et de sainteté : Expulseur des choses nuisibles : et le gardien des bons.9
12C’est de cette première étape du processus que toute la narration des Illustrations prend sa source : par un processus à la fois métaphorique et métonymique les nouveaux noms du héros le désignent comme emblème des qualités et des vertus qu’il incarne superlativement. Dans la foulée, si l’on peut dire, le narrateur expose les noms qui lui ont été attribués par la suite – ce qui ne va pas sans surprise pour le lecteur, car cette fois ce ne sont plus des qualités qu’ils évoquent : ils renvoient à des divinités de la mythologie païenne, sans que le narrateur marque de rupture entre ces deux modalités de la nomination, l’une, explicitement motivée, et la seconde plus arbitraire en apparence, puisqu’elle en vient à opérer une confusion entre Noé, Janus et Jupiter :
Encore l’appelèrent ses successeurs enfants et neveux : Janus, Geminus, Quadrifrons, Oenotrius, Ogyges, Uertumnus, Uadymon, Protheus, Multisors, Diespiter, Id est matutinus et dici (dei) pater, Iupiter, id est juvans pater, optimis, maximus. […] Ils le figurèrent aussi de plusieurs et diverses sortes : aucunes fois à deux visages, pour dénoter sa prudence… Aucunes fois à 4, pour signifier qu’il était leur dieu de toute l’année, car il avait divisé l’an en 4 parts… Et puis il [Macrobe] dit encores […] que les Phéniciens le portrayaient en guise d’un dragon qui mordait sa queue : pour dénoter qu’il est le commencement et la fin de l’an. Et encore s’appelle le premier mois de l’An Januarius : en l’honneur de lui.10
L’énumération instaure une forme de continuité entre les noms, les plus surprenants d’entre eux – Janus, Protée et Jupiter – se trouvant ainsi motivés par leur juxtaposition avec les surnoms désignant des attributions divines : Geminus, Quadrifrons, Multisors, etc… Personnage, si l’on peut dire, hyper et multi emblématique, Noé est une allégorie inverse, selon la distinction opérée par Zumthor : « À la limite, les personnages revêtent, du fait de leur nom, une valeur emblématique : l’Orgueilleux de la lande, le Roi-Pêcheur, Hardi le laid, Blanchefleur… On touche ici à une sorte de jeu allégorique inversé : une personne est faite idée »11.
13Ancêtre direct des Gaulois puisque ceux-ci sont issus de sa fille, la belle Galatée, Noé est sur le plan symbolique la figure fondatrice par excellence. Mais si tous les noms dont il est affublé réfèrent à une grande diversité de personnages (ce n’est pas pour rien que Protée figure parmi ces désignations), il n’en demeure pas moins une entité singulière et individualisée. On voit que Lemaire rompt avec la lecture médiévale de la fable antique comme allégorie. La fable mythologique ne saurait être lue comme annonce de la Nouvelle Alliance : elle reçoit une explication rationnelle sans perdre sa fonction signifiante, mais elle signifie suivant une autre modalité. De fait, dans sa partie généalogique, la narration dans les Illustrations de Gaule accorde peu de place à l’allégorie. Celle-ci peut figurer à titre d’ornement – encore est-ce plutôt rare – comme par exemple, dans le livre III, où Lemaire évoque le destin malheureux de Francus en exil :
[…] il n’appartient point à enfant d’une si haute maison de vivre sans règne et sans domination. Et quand le cas de leur décadence et infortune advient, alors faut-il que Vertu, mère de Noblesse, estrive contre Fortune à toute rigueur, et que finablement Vertu demeure la vainqueresse, et remette sur bout la sienne très claire fille Noblesse, comme on l’a vu souventes fois advenir.12
Cette allégorie, dont la portée semble ici limitée – il s’agit simplement d’illustrer une vérité générale à visée édifiante – est ici constituée par les deux traits que l’on considère généralement comme définitoires : la métaphore filée, et la superposition d’un sens « matériel et spirituel tout ensemble », pour reprendre les termes de Fontanier. C’est à cette définition que je me tiendrai au moins provisoirement pour étudier la question de l’allégorie dans la seconde partie des Illustrations, non sans avoir au préalable rappelé la distinction qu’établit Zumthor entre symbole et allégorie car elle peut, me semble-t-il, éclairer la double démarche de Lemaire : si l’allégorie a pu être considérée comme « une espèce du genre symbole »13, elle se distingue de celui-ci en ce que « [le symbole] opère un transfert non, comme l’allégorie, du particulier au général, mais bien du particulier au particulier ». Zumthor en vient à considérer que les deux processus sont opposés : « elle [l’allégorie] passe d’une métaphore à une réalité : opération exactement inverse du symbolisme qui, du sensible, passe à autre chose »14 .
Allégorie chrétienne et allégorie poétique, ou les noces de Thétis et Pélée
14Venons-en à sa présence et à sa fonction dans le texte de Lemaire. Si elle joue un rôle secondaire dans les livres I et III consacrés à la généalogie des Gaules, régis par le principe de l’etymologia, l’allégorie, en revanche, occupe une place singulière dans la seconde moitié du premier livre et la totalité du livre II, récit des enfances de Pâris et de la guerre de Troie. Nombre des chapitres de cet ensemble commencent par une allégorie dont la fonction est de situer un épisode dans une triple temporalité, chronologique, météorologique et astrologique :
Quand le clair Soleil fils d’Hyperion, et neveu de Titan, faisant son cours parmi le Zodiaque, eut tant séjourné es parties méridionales, qu’il atteignit la queue des Poissons, et commençait déjà à retourner les freins de ses nobles chevaux vers notre climat et hémisphère, exterminant toute froidure brumale, et que Neptune souffrait le naviguer parmi ses ondes salées…15
15L’évocation des signes du zodiaque rappelle bien évidemment que le destin des personnages est régi par l’influence des astres, mais il s’agit là d’une simple suggestion que la narration ne développe pas. En fait, il me semble qu’un tel préambule relève surtout de la poétique du récit. Le passage cité évoque en effet la fin de l’hiver (Poissons : 20 février-20 mars), mais cette période, qui est celle d’une transition vers le printemps, n’apparaît pas dans cette évocation sous un jour véritablement euphorique. C’est que l’épisode ainsi annoncé est celui de l’entrée en guerre des Troyens, « l’aveugle entreprise du roi Priam », dit le narrateur, qui adresse au souverain une véhémente « exclamation » : « Fortune perverse et muable, pour donner exemple perpétuelle à tous Princes, se veut jouer de toi ». Le revirement qu’évoque la première allégorie (le retournement des chevaux du soleil) annonce la seconde allégorie, la mutation de Fortune, qui elle-même figure par avance le destin malheureux des Troyens.
16Un épisode de la geste de Pâris est plus spécifiquement régi par l’allégorie. Il s’agit des noces de Pélée et Thétis, et du jugement de Pâris qui lui succède immédiatement. Lemaire construit d’abord un tableau luxuriant de la fête. Les vêtements et les attributs des dieux en particulier sont décrits avec minutie, et leur signification symbolique explicitée. En même temps, la nature allégorique de cet épisode est annoncée dans le bref résumé qui commence le chapitre : « Célébration des noces du roi Peléus et de Thetis la nymphe, en grand gloire et triomphe, avec toutes manières d’ébattements, là où maintes choses poétiques sont touchées et exprimées assez clairement, qui y prend bien garde »16. En fait le lecteur est surtout sensible à la richesse du tableau conçu comme une scène de la vie de cour où tous les rôles, ceux des convives comme ceux des serviteurs, seraient tenus par des divinités. Le sens allégorique n’apparaît pas véritablement17. Sans doute les « choses poétiques » ne sont-elles pas exposées « assez clairement » car une cinquantaine de pages plus loin, après avoir décrit le banquet et relaté le jugement de Pâris, Lemaire annonce dans le résumé une « explication tant morale comme philosophale des noces dessus écrites ». La première phrase du chapitre explicite le projet : « Afin que mieux soit entendue la matière dudit convive, laquelle est toute obombrée de raisons philosophales, morales et historiales… »18.
17Lemaire suit ensuite scrupuleusement ce programme, encore que les distinctions qu’il opère entre les différents « sens » n’apparaissent pas toujours clairement. Pour la « structure littérale », c’est-à-dire le récit proprement dit, le narrateur dit avoir suivi « ce tres elegant acteur Apuleus […] en son livre de Asino aureo »19. Le « sens historial », c’est la fiction poétique (ce que « les poètes feignent ») : « la transformation d’icelle [Thetis] en plusieurs formes, signifie que Peleus obtint à grande difficulté, des parents de Thetis, qu’elle lui fût donnée en mariage »20. L’allégorie est donc ici envisagée comme métaphore, ornement rhétorique au service du docere-placere : une manière de raconter l’histoire. Il y a encore, poursuit Lemaire, « un autre sens physical en cette manière », c’est celui qui attribue à chacun des dieux une « seigneurie » sur une partie du corps humain : le rassemblement des dieux figure de ce fait l’excellence d’Achille, fruit de l’union de Thétis et Pelée, et doué de toutes les perfections physiques symbolisées chacune par un attribut divin. On peut en déduire que sens « physique » et sens « historial » se confondent. C’est à ce niveau que se situe également l’explication astrologique : « […] les nobles poètes ont voulu entendre que Paris avait la planete venus en son horoscope »21. Vient ensuite le « sens interiore […] totalement fondé sur l’explanation du dessus nommé Fulgentius Placiades » : Lemaire reprend ce qui est pour lui une donnée historique, l’horoscope désastreux de Pâris, pour lui conférer un sens « philosophal et moral ». La conjonction des astres à la naissance du « pastoureau royal » le prédestinait à être celui par qui devait arriver le malheur exemplaire. La pomme est le « noble chef » de Pâris, c’est-à-dire « son entendement » ; le choix de Vénus signifie que Pâris a choisi d’adonner cet entendement à la concupiscence plutôt qu’à l’action (« Juno ») ou à la sagesse (Pallas). Le jugement lui-même symbolise le libre arbitre humain22.
18Lemaire allègue à ce moment une autorité surprenante : reprenant parfois mot pour mot un extrait du Roman pseudo-clémentin les Reconnaissances, attribué à Clément de Rome, quatrième pape23, Lemaire relate une entrevue entre l’apôtre Pierre et un philosophe païen, Nicetas, qui, « pour deffendre sa creance payenne, se vantoit de donner raison de toutes choses qu’on lui sauroit demander, servans à ce propos »24. Clément l’interroge sur le sens qu’il attribue au banquet des dieux et au jugement de Pâris. Nicetas propose un double sens moral. Le premier, c’est que la place des convives au banquet symbolise la place des astres dans le cosmos, et que « les viandes dudit banquet […] sont les raisons et causes des choses »25. Mais tout le monde n’est pas tenu de les connaître. Vient alors la seconde explication morale : « Juno est chasteté, Minerve Fortitude, Vénus luxure, Paris est lentendement sensitif »26. Le sens moral du jugement de Pâris est de ce fait assez manifeste : celui qui suit ses appétits est voué aux pires malheurs, ainsi que toute sa parenté. Intervient alors l’apôtre Pierre, compagnon de voyage de Clément, dont on attend au moins qu’il ajoute à cette interprétation le sens chrétien. Or ce n’est pas du tout ce qui se produit. Saint Pierre approuve sans restriction le développement du philosophe païen et ajoute simplement que la lecture apporte beaucoup à l’homme sage : « Et dit, que certainement les hommes ingenieux recueillent beaucoup de semblances de vérité, par les choses quilz lisent ». Chose rare, la citation est également reproduite en latin dans les Illustrations. Lemaire voit dans le jugement de saint Pierre la légitimation du long développement qu’il consacre à l’explication des sens allégoriques du récit mythologique, en même temps qu’une justification du recours aux « choses poétiques » comme modalité d’acquisition du savoir.
19Mais c’est faire subir au texte des Reconnaissances une audacieuse distorsion. Le passage allégué par Lemaire est plutôt une concession de Saint Pierre à Nicetas. L’apôtre émet d’importantes réserves sur l’usage de l’allégorie, s’agissant en particulier de l’interprétation allégorique des Écritures :
À ce que je vois, des hommes ingénieux tirent de leurs lectures beaucoup d’idées qui ressemblent à la vérité : aussi faut-il veiller avec soin, quand on lit la loi de Dieu, à ne pas la lire selon la compréhension de notre propre intelligence. [L’apôtre Pierre affirme alors la nécessité de se soumettre à la seule tradition pour connaître le vrai sens de l’Écriture sainte.] Si quelqu’un, en effet, a reçu des divines Écritures la règle entière et inébranlable de la vérité, il n’agira pas hors de propos en recourant aussi, pour la défense du vrai dogme, à quelque apport de l’érudition commune et des études libérales qu’il peut avoir cultivées dans son enfance ; à condition qu’il évite, dès qu’il a appris la vérité, tout ce qui est fausseté ou fiction.27
20De ce jeu entre citation et occultation du Roman pseudo-clémentin, Lemaire tire un double profit. En ignorant la suite d’un texte auquel cependant il renvoie son lecteur avec insistance, Lemaire peut à la fois alléguer l’autorité de Pierre pour légitimer le recours à l’allégorie comme procédé pédagogique et rompre, sans le dire explicitement, avec la tradition paulinienne de l’allégorie chrétienne. Cette stratégie lui permet de laisser de côté le sens allégorique chrétien, ce qui peut n’être pas blâmable puisque l’apôtre lui-même juge en fin de compte cette pratique secondaire (quoique pouvant être légitime si l’interprète, d’abord éclairé par la tradition, entend défendre le christianisme). L’auteur des Illustrations de Gaule, lui, ne s’étant pas proposé pour fin « la défense du vrai dogme », il peut en toute légitimité tirer d’ingénieuses « semblances de vérité » de ses lectures dès lors qu’il demeure au plan de l’histoire humaine et ne porte pas atteinte au sens littéral des Écritures.
Allégorie et vérité
21L’allégorie telle que la conçoit Lemaire se trouve de ce fait non pas déchristianisée mais laïcisée. Le syncrétisme de l’auteur des Illustrations de Gaule se contente de la caution de l’autorité religieuse hyperboliquement représentée par saint Pierre pour faire des mythes païens une création poétique qui, se déroulant parallèlement au récit historique, propose un autre type de leçon, complémentaire et non concurrente de la vérité historique. La vérité du discours dans Les Illustrations de Gaule est donc doublement cautionnée par un processus symbolique. La narration s’appuie sur l’etymologia ou sur ce que j’appellerai la nomination symbolique pour construire les récits de fondation des villes de Gaule. L’autorité suprême de ce récit est cautionnée par la Bible, qui se trouve ainsi de quelque manière instrumentalisée. Le récit sacré ne fait l’objet d’aucune exégèse religieuse, il est seulement envisagé comme garant de véridicité. C’est pourquoi l’allégorie n’y a pas sa place, qu’elle soit chrétienne ou profane. Ce qui intéresse Lemaire c’est de fonder en vérité le discours généalogique sur les Gaules.
22Le statut de la partie troyenne du récit est, à l’opposé, lié à un autre type d’autorité – problématique celle-là – : la mythologie. Le récit mythologique peut en effet être taxé de fable : nous avons vu que Lemaire lui-même fait état de cette critique. Mais en même temps il jouit d’un grand prestige chez les humanistes et dans les milieux auliques, cette « bande mercurienne » à laquelle s’adresse le narrateur. Cette revendication d’un héritage antique considéré comme un trésor est particulièrement vive en Italie. Or Lemaire poursuit un double but politique : affirmer l’unité fondamentale des Gaules en exposant les principes d’une origine commune, mais aussi donner à la monarchie française la possibilité de rivaliser en prestige avec l’Italie. La double référence, biblique et antique, permet d’assurer la supériorité française.
23Ainsi, lorsqu’il s’agit de convoquer l’histoire de Troie, il est impossible pour Lemaire de ne pas recourir à la mythologie, qui fournit en outre un matériau poétique exceptionnel. Un certain nombre de dieux peuvent être en quelque sorte récupérés par des figures comme celle de Noé. Mais il n’est pas possible de faire entrer l’ensemble du panthéon dans un tel processus. Lemaire a donc recours à un moyen narratif pour intégrer la mythologie dans le récit troyen : celle-ci, entièrement allégorisée, devient l’expression poétique d’une sagesse universelle, et c’est la représentation du banquet des dieux, véritable concours de divinités, qui lui en fournit l’occasion privilégiée. D’abord cette scène donne lieu à une évocation pleine de sensualité, riche de possibilités iconographiques – il semble que l’une des visées de cet épisode soit de fournir une référence picturale ou décorative à des peintres ou à des tapissiers28 –, et de fait le motif sera largement traité par la peinture aux XVIe et XVIIe siècles. D’un point de vue à la fois esthétique et poétique, elle offre un contrepoint plaisant – courtois en somme – aux scènes tragiques de la guerre de Troie. En même temps elle permet de proposer une interprétation allégorique pour chacune des divinités appelées à jouer un rôle dans la guerre de Troie.
24Les dieux pourront ensuite figurer en toute légitimité dans la suite du récit : il est bien entendu que leur présence relève toujours d’une interprétation morale. C’est au prix de ce travail d’explicitation, de cette enquête sur le sens tropologique des événements que le sens historique du récit peut être affirmé comme discours de vérité.
25Ce qui fait la réussite poétique des Illustrations, c’est que cette présence allégorique des dieux n’est en aucun cas désincarnée. Il n’est que de lire l’épisode du jugement de Pâris, de voir avec quelle sensualité Lemaire s’attarde à évoquer les scènes de déshabillage des prestigieuses postulantes – prélude indispensable au jugement –, à décrire les ornements qui parent leur nudité, pour voir que si les déesses incarnent des entités morales et psychologiques, celles-ci (déesses et vertus) sont appelées à séduire l’imagination du lecteur par les moyens les plus suggestifs.
26Etymologia et allégorie sont de ce fait les deux processus fondamentalement producteurs de récit dans Les Illustrations de Gaule. Elles fondent une poétique inventive, pleinement consciente d’elle-même parce que confiante dans les pouvoirs du langage. En même temps, elles apportent à ce que l’on peut appeler les deux intrigues parallèles de l’ouvrage une caution de vérité. L’etymologia ainsi que l’emblématique des noms propres qui lui est associée assure la transmission d’un discours symbolique qui tire sa légitimité de l’Écriture sainte et atteste ainsi la véracité du discours historique. L’épisode des enfances de Pâris qui, lui, contrairement à celui de la fondation des Gaules, accueille largement le « dire » poétique, mérite également le statut de récit historique, donc vrai, à condition que la fable mythologique, ce mensonge des poètes grecs, soit purgée par l’allégorie des imputations de fausseté qui pèsent sur elle29.
27Pour conclure, je voudrais revenir au début de mon propos, et rappeler ce passage du Prologue qui place tout le récit des enfances de Pâris sous le signe de l’allégorie. Il est notable que Lemaire considère que le parallélisme entre le sens historique et le sens allégorique du récit doive à un certain moment diverger : contrairement à Pâris en effet qui selon Lemaire a été marié à une Nymphe avant d’être subjugué par Hélène, le jeune Charles d’Autriche devra rester fidèle à son épouse, et nul doute qu’il deviendra un Prince accompli. Le discours de l’« acteur », fort de sa double nature d’histoire et de « poetrie », c’est-à-dire de la force de la vérité et du pouvoir de « symboliser », parviendrait-il, par sa vertu pédagogique, à dissuader le prince de suivre l’exemple de son prédécesseur ? Autrement dit, sa puissance de conjuration aurait-elle la vertu de faire dévier l’allégorie ? C’est cette ouverture à l’histoire qui fonde la réelle modernité des Illustrations de Gaule.
28Il apparaîtrait ainsi que, si le sens allégorique éclaire l’histoire, l’histoire de son côté peut enrichir le sens allégorique, en révéler les potentialités cachées. L’opposition qu’établit Zumthor entre le symbole et l’allégorie – l’un renvoyant à un sens mystérieux, toujours ouvert, tandis que la seconde serait totalement interprétable – cette opposition ne serait plus pertinente puisqu’il apparaîtrait que l’interprétation allégorique n’avait pas déployé la totalité du sens. Les deux directions de l’ouvrage, symbolique dans les Illustrations de Gaule, et allégorique dans les Antiquités de Troie, retrouveraient alors la convenance et la parenté que postulait l’auteur.
Notes de bas de page
1 Mais publiée seulement en 1549.
2 Les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye, Genève, Slatkine reprints, 1969, Réimpr. de l’édition de Louvain, 1882-1885, t. 1-2.
3 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 5.
4 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 6.
5 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 11.
6 Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, Chapitre II, « La prose du monde », p. 33 sq.
7 De Reductione Artium ad Theologiam (écrit de 1269-1270) : (trad. : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bonaventure/divers).
8 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 16.
9 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 36.
10 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 1.
11 Paul Zumthor, Essais de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 123.
12 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 2, p. 279.
13 Zumthor se réfère ici à G. Hoogh et M. Boomfield. Voir Essais de poétique médiévale, op. cit., p. 128.
14 Paul Zumthor, Essais de poétique médiévale, op. cit., p. 157-158.
15 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 2, p. 9-10.
16 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 213.
17 Si ce n’est de manière très rapide, dans le nom, par exemple, des personnages qui environnent le trône de Jupiter : « cestasavoir Honneur, grace, Vertu, Victoire, Amour », etc.
18 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 270.
19 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 272.
20 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 271.
21 Ibid.
22 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 272-273.
23 Il s’agit d’un écrit apocryphe du Nouveau Testament (IVe siècle) qui, sur le modèle d’un « roman de reconnaissances », relate les voyages de Saint Pierre et de Clément à la recherche de Simon le Magicien. Lemaire se réfère à une édition de 1512, le Voyager de Clément, « autrement intitulé les Recognoissances de saint Pierre », qu’il mentionne à la fin des Illustrations dans la liste de ses sources. Une traduction française due à André Schneider en a été publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade (Reconnaissances, dans Écrits apocryphes chrétiens, tome 2, sous la direction de Pierre Geoltrain et Jean-Daniel Kaestli, Paris, Gallimard, 2005).
24 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 274.
25 Ibid.
26 Les Illustrations de Gaule… op. cit., t. 1, p. 275.
27 Reconnaissances, op. cit., p. 1982-1983.
28 Et réciproquement, elle est elle-même tout inspirée par la peinture du temps, en particulier la peinture italienne. Lemaire était féru de peinture et, dans un long passage de La Couronne margaritique, il rend hommage à des peintres contemporains dont il donne la liste.
29 Voir François Cornilliat, « Lemaire, Cretin et l’histoire “totale” », dans Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, sous la direction de Perrine Galand-Hallyn et de Fernand Hallyn, préface de Terence Cave, Genève, Droz, 2001, p. 433-436.
Auteur
Université de Paris-Diderot-Paris 7
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