Avant-propos
p. 7-11
Texte intégral
1L’allégorie fascine, et le présent volume vient s’ajouter à une collection de travaux récents très fournie. Des ouvrages particulièrement importants l’ont étudiée au Moyen Âge. C’est sans doute cette période qui est pour l’allégorie la plus riche et la mieux explorée1. D’autres ont étudié l’histoire de ses usages de l’antiquité à la Renaissance2 : période où l’allégorie, très présente, se transforme en même temps que les genres littéraires évoluent. La transition, les mutations, sont les moments les plus intéressants pour l’étude d’un phénomène3. Cette période particulière se poursuit durant la première moitié du siècle suivant ; il est généralement admis que l’avènement du cartésianisme, des sciences modernes et de la doctrine classique au milieu du XVIIe siècle, fait disparaître l’allégorie ou du moins l’appauvrit fortement ; depuis les travaux fondateurs de Georges Couton4, la réflexion sur la présence de l’allégorie dans la littérature et les arts au XVIIe siècle a sensiblement progressé. Il est clair que l’avènement du rationalisme moderne, dès le XVIIe siècle, a réduit les usages de l’allégorie. Elle n’est pourtant pas loin : de l’Étranger à la Chute en passant par la Peste, pour ne prendre que cet exemple, toute une partie de l’œuvre de Camus relève de l’allégorie. Ses critiques seraient souvent surpris si on leur disait qu’ils pratiquent l’allégorèse ; c’est pourtant bien ce qui se produit. On n’échappe pas à l’allégorie.
2On ne peut donc pas considérer l’allégorie comme un sujet « à la mode » dans la littérature critique. Il l’était, de façon adventice, au moment où ce recueil a été réuni, du fait de la présence du Roman de la Rose au programme de l’agrégation de lettres, qui donnait à la question allégorique une actualité provisoire. Mais c’est un thème qui peut susciter les questionnements, et donc la recherche, en tout temps.
3L’angle sous lequel le sujet est abordé dans ce volume est celui de l’interprétation. L’allégorie ne fonctionne que par les lectures qui la déchiffrent. La règle du jeu a donc consisté à essayer de proposer une lecture informée, plausible et aussi complète que possible d’un passage ou d’un texte entier. On a restreint le corpus aux genres narratifs et au théâtre : les vers latins d’Ulrich von Hutten ou les alexandrins de Saint-Amant et de Desmarets de Saint-Sorlin pouvaient être admis en raison de leur caractère narratif. La plupart des auteurs se sont tournées vers un texte précis, mais certains ont tenté des analyses plus globales, Estelle Doudet sur le genre théâtral des « moralités », Xavier Bonnier sur le genre romanesque d’Amadis à Don Quichotte, Claudine Nédelec sur les « travestissements » du milieu du XVIIe siècle, et Anne Surgers sur une question socio-anthropologique : le sens allégorique de la grande salle de palais dans laquelle se déroulent, au début du XVIIe siècle, toutes les cérémonies liées à la cour et à la famille royale. Plusieurs des auteurs ont été amenés à mettre en évidence des mutations culturelles : Chantal Liaroutzos montre chez Lemaire de Belges le passage d’une vision médiévale centrée sur les vérités de la foi à un usage humaniste de l’allégorie, où la référence biblique, sans être évacuée, vient s’emboîter avec la mythologie païenne et avec l’histoire nationale, et avec Magali Jeannin nous voyons la notion de merveille qui subsiste dans les versions les plus tardives d’Amadis, mais vide de son sens originel, ce qui rejoint, avec une approche différente, l’analyse de Xavier Bonnier sur le fait que l’émergence du roman moderne s’accompagne de la disparition de l’allégorie, apparemment incompatible, ou comme il l’écrit, « soluble dans le roman ».
4Il convient de définir l’allégorie. Elle a, au Moyen Âge, deux sources, comme le rappelle Huguette Legros dès l’ouverture du volume dans son article sur le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc : la source chrétienne et exégétique qui invite à lire l’Écriture sainte selon quatre sens différents, littéral, allégorique, moral, anagogique, et la source païenne et rhétorique qui définit l’allégorie comme une figure par laquelle, comme l’écrit Jules-César Scaliger, « on dit une chose et on en entend une autre »5. Ces définitions simples et claires ne cachent pas la complexité d’une figure qui en côtoie plusieurs autres. Dans les situations concrètes, il n’est pas toujours aisé de distinguer l’allégorie du symbole, de la métaphore, parfois de l’énigme ou même de l’apologue. Les distinctions théoriques sont bien établies :
À la différence de la métaphore, l’allégorie peut être lue au sens premier, et / ou aux divers sens figurés auxquels elle conduit : tous les termes de l’allégorie peuvent être reçus à plusieurs sens. Chaque niveau de sens est autonome et les éléments qui composent l’allégorie sont homogènes. La métaphore, elle, ne peut être lue qu’au sens figuré, parce qu’elle comprend toujours des termes hétérogènes, certains ne pouvant être entendus qu’au sens propre, d’autres devant être entendus au sens figuré : « Ainsi, dans le vers de Voltaire, cité par Fontanier [comme exemple d’allégorie] : Il n’est point ici-bas de moisson sans culture, on peut voir, soit un sens initial, soit un sens figuré. Par contre, la maxime attribuée à Confucius : L’expérience est une lanterne accrochée dans le dos qui éclaire le passé, est une métaphore filée, car expérience et passé sont au sens propre [...] ; la phrase ne peut donc être lue qu’au sens figuré »6. […] L’équivoque et l’ironie sont des cas particuliers d’allégorie.7
5Mais souvent les cas précis, dès qu’on les observe, prêtent à hésitations et confusions. Les auteurs des articles ici réunis ont tous réfléchi à la définition à mettre en œuvre et plusieurs ont inscrit dans leur texte cette réflexion préliminaire. Ils ont quelque peu varié dans leurs décisions, en fonction des textes auxquels ils s’adressaient, sans que la cohésion de l’ensemble en soit menacée.
6 Ce qui rend difficile d’identifier et de bien appréhender l’allégorie est la diversité de ses modes d’apparition – ses avatars, pourrait-on dire. On identifie immédiatement l’allégorie dans la personnification, peut-être parce que c’est à cela qu’elle a été progressivement réduite, en particulier dans les traités théoriques, à partir du XVIIIe siècle : lorsqu’Estelle Doudet évoque une moralité où les personnages se nomment le Chevalier (représentant le chrétien), et face à lui Mundus, Caro et Demon8, ou lorsqu’Ulrich von Hutten met en scène une femme qu’il nomme Febris comme une maîtresse vivant avec lui depuis huit ans et dont il voudrait se débarrasser – l’allégorie permet la confidence, comme le montre Brigitte Gauvin9 –, la nature allégorique de l’action ne fait doute pour personne. Lorsqu’il s’agit de personnages mythologiques, l’allégorie est déjà moins stable et certaine : Mars peut être la divinité qui a des amours adultères avec Vénus, il peut être l’allégorie évidente de la guerre et de ses cruautés, comme le souligne Jean-Claude Ternaux10. Un autre type d’allégorie claire est l’introduction de rêves, visions, voyages imaginaires. Ces trois types de fictions sont présents dans notre volume et aux deux extrémités chronologiques du corpus considéré, avec les articles d’Huguette Legros sur le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc, de Salma Lakhdar sur le songe de Francion dans l’Histoire comique de Francion de Sorel, de Francine Wild avec la vision de Childéric dans Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin. Dans tous les cas il y a un récit crypté dont le sens se laisse entrevoir, mais ne peut être totalement élucidé dans le détail. On peut rapprocher de ces exercices de décryptage l’énigme sur fond d’emblèmes que pose la pastorale du Beau Pasteur de Jacques de Fonteny, et dont Fabien Cavaillé, au terme d’une analyse subtile, reconnaît ne pouvoir rendre compte totalement.
7Un type d’allégorie se dégage comme sous-ensemble : celui des textes « à clé », ce qui pourrait bien être le cas de la pastorale de Fonteny et se montre en tout cas particulièrement fréquent dans les textes théâtraux, pour des raisons évidentes d’efficacité persuasive. Certains auteurs les classent sans difficulté comme textes à portée allégorique alors que d’autres y répugnent, à cause précisément de l’interprétation trop facile. Encore faut-il avoir la bonne clé, ce qui n’est pas toujours le cas. Les pièces hautement engagées au service de la Ligue qu’analyse Jean-Claude Ternaux livrent leur intention assez aisément, de même que les vers latins satiriques et militants d’Ulrich von Hutten, ou que les prédictions faites à Clovis par saint Rémy sur la base des saintes Écritures et de la symbolique des fleurs de lys, promues emblème royal avec quelques siècles d’avance. Personnifications et discours détournés procurent un plaisir intellectuel de décryptage, incitant à la connivence sans obliger le lecteur ou spectateur à un exercice éprouvant. D’autres récits semblent mêler plusieurs codes et passer de l’un à l’autre, rendant le décryptage beaucoup plus délicat : c’est ce que fait Raoul de Houdenc, ou Lemaire de Belges qui juxtapose symbole et allégorie ; c’est aussi le cas d’Hélisenne de Crenne, dont Raphaël Cappellen montre que les textes s’emboîtent, se reprennent et se commentent à tour de rôle, ce qui permet d’avancer vers un sens presque univoque, malgré des contradictions internes qui ne disparaissent pas totalement, si on prend en considération la totalité de l’œuvre dans sa chronologie. Les codes se font plus difficiles à discerner encore au XVIIe siècle dans les textes d’auteurs qu’on peut soupçonner de libertinage : Sorel recourt à la fiction onirique et à des symboles très généraux, dans un beau récit auquel l’interprétation ne peut enlever toute son étrangeté, et Dassoucy, pas plus que les autres auteurs de travestissements, ne lève le doute sur ses intentions : bien que ce sulfureux poète et musicien prétende à l’existence d’un « sens caché » dans sa préface, il ne laisse percevoir aucun but idéologique précis autre que le brouillage général des genres et des valeurs qui leur sont liées, auquel procède le burlesque.
8Les poèmes héroïques, outre des passages précis à visée allégorique, sont porteurs d’une signification globale que l’herméneute doit dégager : une tradition qui remonte au Tasse, et plus lointainement aux allégorèses pratiquées sur Homère et Virgile, veut qu’ils soient porteurs d’une signification de type moral et spirituel : c’est ce que rappelle Vittorio Fortunati, qui montre comment les amplifications de Saint-Amant par rapport au texte biblique sur les enfances de Moïse peuvent représenter les obstacles que doit franchir l’âme du chrétien dans son mouvement vers Dieu : l’enfant menacé et sauvé devient ainsi l’allégorie de l’âme chrétienne. Dans le cas du Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, on est très près de l’idée de « clé », puisque la vérité qui se dégage de ce long poème héroïque est politique, au sens le plus noble et le plus global du terme : les signes, miracles, faits symboliques, emblèmes, que Dieu dispense en nombre autour de Clovis prouvent le choix qu’il fait du héros pour fonder une monarchie universelle, et le jeune Louis XIV est clairement désigné comme l’héritier direct de la promesse et de la mission reçues par Clovis dont il a hérité « le nom et la terre ».
9Les articles ici recueillis n’apportent donc pas de proposition radicalement neuve en matière de définition, ni même d’histoire de l’allégorie – même si les cas particuliers paraissent souvent significatifs. Ils constituent plutôt un bouquet d’études, qui se font écho les unes aux autres, et c’est ce dialogue qui nous fait constater des concordances, ressemblances ou divergences quelquefois très suggestives. Entreprendre l’analyse et l’interprétation d’une allégorie, l’affronter, oblige à mettre en œuvre de nombreuses facultés et à se faire chercheur-détective, en quelque sorte. Ces exercices herméneutiques ont un aspect ludique en même temps que très exigeant, dont on peut espérer que le lecteur bénéficiera, tel – pour conclure sur une des allégories les plus célèbres de la littérature narrative – le chien retournant son os pour parvenir à en extraire la « substantifique moëlle ».
Notes de bas de page
1 Les travaux de Daniel Poirion restent particulièrement importants. Il signa l’article « Allégorie » de l’Encyclopaedia Universalis et dirigea une session du congrès annuel de l’AIEF consacrée à l’allégorie, publiée dans les CAIEF en 1976. On peut signaler aussi : Hans-Robert Jauss, « Form und Auffassung der Allegorie in der Tradition der Psychomachia », Festschrift W. Bulst, Heidelberg, 1960, p. 179-206 ; « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240, d’Alain de Lille à Jean de Meun », L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, Actes du Colloque de Strasbourg, Anthime Fourrier éd., Paris, Klincksieck, 1974, p. 107-146 ; Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, Berne, Franke, 1971 ; Paul Zumthor, « Le style figuré et l’allégorie dans la littérature médiévale », Actes du XIIIe congrès international de Linguistique et de Philologie Romanes (Université de Laval), M. Boudreault et F. Moehren éds., Presses de l’Université de Laval, 1976, p. 923-933. Il faut saluer parmi les travaux plus récents ceux d’Armand Strubel, et en particulier ses principaux ouvrages : La Rose, Renart et le Graal. La littérature allégorique en France au XIIIe siècle, Paris, Champion, 1989, et « Grant senefiance a » : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002. Outre ces spécialistes, il est peu de médiévistes qui n’aient travaillé sur l’allégorie.
2 Brigitte Perez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine (éd.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2004 ; plus récemment, Anne Rolet (dir.), Allégorie et symbole : voies de dissidence ? (de l’Antiquité à la Renaissance), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2012.
3 C’est sur cette riche période que portait le colloque « Pictura et philologia : les variations de l’allégorie à l’époque moderne » tenu à la villa Médicis en 2006 : Colette Nativel (dir.), Le noyau et l’écorce. Les arts de l’allégorie, XVe-XVIIe siècles. Paris-Rome, Somogy-Académie de France à Rome, 2009.
4 Georges Couton, « Réapprendre à lire : deux des langages de l’allégorie au XVIIe siècle », CAIEF n° 28, 1976, p. 81-101 ; Écritures codées, Essai sur l’allégorie au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1990. Voir aussi : Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Champion, 1996.
5 « Figura qua aliud dicimus, aliud intelligimus ». Julii Caesaris Scaligeri viri clarissimi Poetices libri septem. Apud Antonium Vincentium, 1561, III, p. 130.
6 Olivier Reboul, La Rhétorique, Paris, PUF, 1984, Que sais-je n° 2133, p. 56-57.
7 Anne Surgers, L’Automne de l’imagination. Splendeurs et misères de la représentation. XVIe-XXIe siècle, Bern, Peter Lang (coll. Liminaires, vol. 23), 2012, p. 7-8.
8 Voir infra, p. 123.
9 Voir infra, p. 58-59.
10 Voir infra, p. 142.
Auteur
Normandie-Université, Caen, LASLAR-EA 4256
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