« Faire jaillir des âmes sur mon corps », poétique de la déclamation selon Antonin Artaud
p. 301-313
Texte intégral
« 2 numéros de déclamation, un sketch de quelques minutes
1 numéro de chant
Artaud. »
1Le concept de « déclamation » chez Artaud apparaît un modèle critique intéressant en ce qu’il sort la question de la voix du registre strictement auditif pour l’envisager sous un angle différent : Artaud parle du registre « animé ». Le concept permet également de décloisonner l’œuvre des termes qu’on lui accole trop souvent sans détailler leurs valeurs – cri, chant, geste, glossolalie.
2Concevoir la parole comme une activité vivante hors des délimitations habituelles des mots, penser que la poésie du langage tient à « ce qui n’appartient pas strictement aux mots » comme théorisé dans Le Théâtre et son double, a largement contribué à créer divers malentendus, principalement celui qui consiste à penser qu’Artaud ait voulu « déclarer la guerre au mot sur la scène, le remplacer par le geste et le cri, la musique et la danse » (Séailles, p. 4-9).
3L’écueil est de considérer que chez Artaud « cette horreur du mot » (Labesse, p. 88) est concomitante d’une « aversion pour l’écriture ». La force d’Artaud, c’est précisément de contourner le prétendu paradoxe et de parvenir à écrire sans mots, comme quelqu’un « qui cherche, mais qui ne cherche pas à chercher » (OL, 217). Ce faisant, le mouvement de la pensée dans l’écriture traverse les mots et ne les fait plus apparaître comme tels. La déclamation pour Artaud permet précisément cette écoute de l’activité et du mouvement de la phrase, véritable « poème de théâtre »1 pour reprendre les termes d’Évelyne Grossman qu’il s’agisse des lettres, des poèmes ou des textes en prose.
4Ce travail, pensé à partir du concept de déclamation, se donne pour tâche de reconsidérer principalement ce qu’Artaud appelle « la Parole d’avant les mots » au vu de sa poétique globale. Qu’entend-il lorsqu’il parle de « refaire poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage » (IV, 106) ? Si Artaud décrit bien, chez lui, « une extinction dans la racine et dans l’œuf de toutes les forces antérieures à l’esprit », cette antériorité n’est pas une sortie du langage, elle consiste à distinguer dans la pensée la conscience de l’inconscience. Philippe Sollers a raison de souligner : l’avant de l’état « d’avant le langage » n’est « ni temporel, ni localisable, mais qualitatif » (Sollers, p. 102).
5Nous entendons montrer dans cette étude que les travaux d’Artaud sont, en fait, mûs par le désir « d’étudier d’un peu près, jusqu’à la réduire à ses phases constitutives, l’évolution formelle de toute pensée, dans l’esprit » (I*, 111). Artaud soucieux de voir sa pensée se dérober souhaite observer ce qui se passe quand on pense, définir en quelque sorte « jusqu’à la manière de penser » (I*, 132). Artaud, qui souligne l’expression, cherche non seulement à réaliser ce qu’il pense, mais comment il pense. Son champ de recherche étant le champ de l’esprit, sa poétique se consacre à étudier la vie psychique, la vie de l’esprit, plus précisément : « l’origine de ses élans, leur originalité et leur personnalité » (I*, 117), « cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie » (OL, 126). L’origine fait donc partie de ce vocabulaire particulier qu’Artaud s’est « personnellement constitué » (I*, 131). Dans les rapprochements qu’opère son phrasé, le couple « origine » – « originalité » repense la question de l’origine du langage en la replaçant dans sa pratique spécifique qui est un fonctionnement personnel du langage, « une manière à moi de penser » précise-t-il : « Je tiens à ma forme actuelle, / à mon rythme, / à mes mouvements, / à ma personnalité » (XXVI, 96). Notons, en effet, que chez Artaud le corps, le cri, comme le souffle ou la cruauté prennent une valeur particulière, le cri étant avant tout la pensée de la nécessité d’une parole chez Artaud, celle qui l’anime avant que de se réduire à son aspect sonore et désarticulé et d’être reléguée à une zone pré-langagière où l’être retournerait à un état de nature d’avant le langage. Émile Benveniste explique bien qu’on puisse être « enclin[s] à cette imagination naïve d’une période originelle » (Benveniste, p. 259). Cependant, c’est une pure fiction, « nous n’atteignons jamais, explique-t-il, l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant ». On découvre toujours « l’homme dans la langue », on découvre en fait Artaud dans sa langue.
6L’ensemble des premières lettres de 1921 à 1932 témoigne de l’inquiétude, du souci vital chez Artaud de retrouver sa « fulguration personnelle » (I*, 84), une effervescence interne, « le brasillement initial où s’enflamme toute pensée, – ce noyau » (I*, 83), « ce nœud de la vie où l’émission de la pensée s’accroche » et l’attrape. Il tente en reconstituant le trajet de la pensée, de savoir « à quel moment cette soi-disant pensée d’abord a ému l’esprit » (I*, 112), puis comment la pensée « commence à vouloir être et appelle à elle ses formes » pour enfin étudier « dans l’émotion de cette venue » cette série d’opérations qui « constituent la plus active circulation de l’être, — aboutir à la pensée durablement formulée et formulée d’une manière efficace et qui porte !!! ». L’origine de sa langue tient bien de son originalité, exactement cette « manière efficace et qui porte » d’une formulation particulière. La littérarité, la densité poétique résident ainsi « dans la qualité et la force de l’impulsion qui lui est donnée » (I*, 173). Aussi, plutôt que d’étudier cet « impouvoir à cristalliser », le « manque » d’une concordance des mots avec la minute de ses états ou la « perte » qui font certes partie d’un pan apparent du discours chez Artaud nous préférons mettre en avant ce qu’Artaud lui-même pressent être le cœur de sa recherche, qui consiste plus largement à exprimer les relations de sa langue avec la pensée, toute cette « vie pensante » (OL, 70) qui doit nécessairement tenir compte « des mille impressions internes, des mille froissements intérieurs dont la mélodie, dont le tissu éveille par associations inconscientes la pensée » (I*, 111). Revenant sur ses débuts en littérature, il écrit à Peter Watson en juillet 1946 :
J’ai débuté dans la littérature en écrivant des livres pour dire que je ne pouvais rien écrire du tout, ma pensée quand j’avais quelque chose à dire ou à écrire était ce qui m’était le plus refusé. […] Ce sont L’Ombilic des Limbes et Le Pèse-Nerfs.
Sur le moment ils m’ont paru plein de lézardes, de failles, de platitudes, et comme farcis d’avortements spontanés, d’abandons, d’abdications de toutes sortes, voyageant toujours à côté de ce que je voulais dire d’essentiel et d’énorme et que je disais que je ne dirai jamais. – Mais après 20 ans écoulés ils m’apparaissent stupéfiants, non de réussite par rapport à moi mais par rapport à l’inexprimable. […] – Un inexprimable exprimé par des œuvres (XII, 230-239).
Artaud a donc cette intuition que les hommes « sont en droit d’attendre de [lui] autre chose que les cris d’impuissance et que le dénombrement de [s] es impossibilités » (OL, 218) et qu’il y aurait bien quelque chose à travers ses paroles, qui soit « capable d’arracher les hommes à leurs terres, à ces terres figées de l’esprit ». Le travail poétique de l’œuvre avait cette avance sur Artaud, exprimant l’inexprimable, ce travail souterrain des « forces innomées et qui s’incarnent quand on sait les saisir » (III, 301). De telle sorte qu’on peut dire que la poésie n’exprime pas une impossibilité de penser, elle explore une poétique dynamique de la pensée :
Arrêter la pensée dehors et l’étudier dans ce qu’elle peut faire, c’est méconnaître la nature interne et dynamique de la pensée, c’est ne pas vouloir sentir la pensée dans un mouvement de son destin interne qu’aucune expérience ne peut capter.
J’appelle poésie aujourd’hui connaissance de ce destin interne et dynamique de la pensée (VIII, 192).
C’est dans cette conférence de Mexico prononcée en 1936 qu’Artaud définit une « poétique de la pensée » qui fraye « un chemin à la vie, et permet d’agir sur la vie ». Ce qui trouble et inquiète Artaud, ces arrêts dans sa pensée, la sidération persistante de son esprit qui empêchent sa parole de choisir une forme dans laquelle s’incarner, sont en fait aussi la manifestation des procédés actifs de l’esprit sur lesquels Artaud fonde sa poétique, en premier lieu celui d’un « oubli des formes de la pensée » (I*, 132) qui rompt le contact avec « toutes les évidences qui sont à la base de la pensée » ; ce qui déminéralise l’esprit lui ôte aussi dans le même temps ses évidences. Artaud se situe au « point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit » (OL, 97). En tentant d’éclairer la notion de ce vide intellectuel particulier, Artaud énonce dans le même temps les termes mêmes de sa poétique, celle d’une formation dynamique de la pensée. Aussi plutôt que de considérer ces multiples tentatives avortées comme des échecs, nous choisissons de porter notre attention sur cette façon propre d’Artaud, son exigence en quelque sorte qui l’empêche « de cesser de considérer la pensée en intellectuel et comme si l’objet de chacune de [s]es pensées devait être une œuvre écrite » (I*, 139).
7Artaud a, on le sait, témoigné toute sa vie d’une « terrible lutte avec le langage » (XI, 253) pour faire apparaître la poésie dans la pensée. Il faut vaincre le français sans le quitter, « or j’ai une autre langue sous arbre » (XXII, 13) déclare-t-il. Sans doute Artaud veut-il parler ici de ces « jeu[x] de jointures »2 que lui auront inspirées « ces danses de mannequins animés » du théâtre balinais, « jointures des pierres, et d’arborescents bouquets d’yeux mentaux [qui] se cristallise[nt] en glossaires » (OL, 108) écrit-il par ailleurs. Le primat prosodique de son écriture, ces « rencontres fulgurantes » et « phosphoreuses » comme il les appelle, ouvrent les mots « pour y trouver cet autre qu’ils disaient sans qu’on l’entende »3. Dès l’entrée dans L’Ombilic des Limbes, Artaud déclare souhaiter que le livre « soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les cillations de mon moi à venir » (OL, 51). L’accentuation prosodique du poème mord la langue en quelque sorte, cisaille les mots et invente un continu entre « cisaille » et « cillations » par lequel la langue et Artaud se refont4. Ces sauts rythmiques sont une prosodie personnelle dessinant « l’action oblique de la prosodie par delà les mots » (Bernardet, p. 98) selon l’expression d’Arnaud Bernadet. Dans ce continu, « soubresauts », « cisaille » et « cillations » ne sont plus des mots mais un mouvement, par lequel on vérifie comment, en effet, dans le poème, l’impulsion et l’élan qui l’animent donnent naissance si ce n’est à une parole d’avant les mots, à une parole hors les mots5. « On me parle de mots, s’étonne-t-il, mais il ne s’agit pas de mots, il s’agit de la durée de l’esprit » (OL, 124). Son phrasé dès lors n’est pas tant la production d’un sujet que celle de son activité ; le lecteur découvre une « poésie en marche et hors des mots écrits » (I*, 170). Le théâtre occidental a en fait trop tendance « à n’employer les mots que dans un sens de définition » (TD, 184) : ce sont « des TERMES au sens propre du mot, de véritables terminaisons, des aboutissants ». Artaud travaille quant à lui la signifiance, ce phrasé dont le mouvement peut arracher à la parole « ses possibilités d’expansion hors des mots » (TD, 138), et rendre « aux mots une certaine valeur expansive », celle qui fait le « vivant » du « langage de la littérature » (TD, 186), les « forces vives » de la poésie (TD, 133), lorsque les mots se font « denses et agissants », qu’ils « entre[nt] en danse » (OL, 41). La densité n’est donc pas l’intériorité préétablie du mot, mais celle générée par le mouvement d’un phrasé, « des mots que j’assemble et que je fais se répondre l’un l’autre » (IV, 131) écrit-il à Jean Paulhan : c’est le sens de l’écho « en mots denses » – « en danse ». Le langage poétique a cette spécificité, ce relief de la signifiance.
8Refaire le trajet qui a abouti à la création du langage consiste en fait pour Artaud à montrer « COMMENT ON SE RETOURNE DANS SA PENSÉE » (I**, 43). La poésie a, souligne t-il d’étranges et explosifs « retours de flamme » (XIV*, 93). On reconnait bien ici l’influence de la poétique de Mallarmé qui décrit « ce prodige de raccourcis et d’élan »6, que constitue cette « synthèse mobile » du Ballet, « ici devançant, là remémorant » : « la danse est ailes, écrit Mallarmé, il s’agit d’oiseaux et des départs en l’à jamais, des retours vibrants comme flèche », la flèche ou le jet, métaphores de l’animation du poème, « centre de suspens vibratoire » et de ses « milles imaginations latentes ». Pour décrire ce travail prosodique et rythmique du poème, Henri Meschonnic souligne d’ailleurs ces « retours rapprochés d’échos »7, « cet isolement des tours et des retours à travers toute la matière » du poème, où l’isolement vaut pour rapprochement. Véritable langue sous arbre, ces « lignes interstitielles, [qui sont] comme en suspend dans le mouvement qu’elles accompagnent » (XXI, 267), produisent une lecture-oscillation faite de va et vient, allers et retours de flamme, conduisant bel et bien à « l’évanouissement de la forme » (I**, 10).
9Artaud qui s’inscrit dans la durée de l’esprit interroge ce faisant la temporalité du poème et demande « le temps, c’est-à-dire la série des recommencements sur la même ligne, parce que les choses ne peuvent me satisfaire, écrit-il, que par le ton qui les rend neuves et il y faut l’effervescence de la furie sur le même point, // alors je me vois naître comme chaque fois que je danse ou crie » (XXV, 296). L’activité continue du poème inaugure ainsi chaque fois « l’imminence de vies infinies » (I*, 130) pour Artaud. Car « la vraie vie », celle créée par les œuvres, est « mouvante » : « elle possède toutes les attitudes possible d’une innombrable immobilité » (IV, 116-117). Artaud développe cette idée lorsqu’il évoque « la série innombrable des aspects écrits » de son nom qui correspond « à des prononciations graduées, à des jets fusants, à des formes en éventails » (VII, 76) : en somme au « vivre écrit » de l’œuvre. Artaud déclare alors : « Par moments tous les noms se nouent en un point du ciel comme des oiseaux innombrables dont le vol se rassemblerait. / Puis les voix agrandies passent comme un vol extrêmement rapproché » (IV, 191). À l’instar du jeu des mousselines ou tissus chez Mallarmé, qui font que le mouvement n’est pas celui de la danseuse, mais celui de « l’action d’une danse », Artaud met en avant ce point mobile, ce point nombreux du poème, centre d’animation du poème, « cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver » (OL, 98).
10L’émission radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu est un de ses derniers essais de langage, « la recherche d’un langage » en vue de créer « une œuvre neuve et qui accrochât certains points organiques de vie, / une œuvre / où l’on se sent tout le système nerveux / éclairé comme au photophore / avec des vibrations, / des consonances » (XIII, 131). Artaud cherche « des consonances, / des adéquations de sons » mais précise-t-il, « j’oubliais de dire que ces consonances ont un sens »8. Ces essais de langage sont en fait déterminés par ses « recherches de déclamation poétique » (NR, 113). Artaud est fasciné par la déclamation, il a, dit-il « quelque chose de plus à faire présentement que d’écrire, j’ai besoin aussi de dire des poèmes devant les autres et de leur expliquer à haute voix ce que je sais » (NR, 103). Artaud pense, en tant que « récitant ou déclamateur, pressé par les exigences des choses » (XI, 200) pouvoir rendre le précieux de ces vers, en somme leur nécessité interne « qui faisait que justement ces vers n’étaient pas, ne pouvaient pas être autres » (OL, 25). Ce faisant le chant des poèmes « s’il a lieu ne pourra plus jamais s’élever sans la base de la déclamation parlée car on ne chante pas à brûle-pourpoint » (NR, 112) déclare Artaud. Mais cette dimension est bien orale, au sens d’Henri Meschonnic, elle n’oppose pas le parlé et l’écrit en ce que, par exemple, des phrases notées sur un dessin sont « cherchées syllabe par syllabe à haute voix en travaillant, pour voir si les sonorités verbales de celui qui regarderait mon dessin étaient trouvées » (NR, 113). On ne doit ainsi pas réduire la déclamation poétique à la déclamation parlée – syllabes expectorées d’Artaud – bien des écrits nous le confirment. Chez Artaud, « l’écrit » ne s’oppose pas au parlé, mais à une dimension active et dynamique de la pensée. Artaud s’est en effet décidé « à considérer que tout ce qui est écrit, fixé, publié, est perdu pour la vie et pour la pensée » (VIII, 272). Pour autant, Artaud veut mordre la vie dans le poème et tente de capter « la vie qui échappe à ce qui s’écrit et la poésie qui en est l’expression violente, la métamorphose en perpétuelle action » (VIII, 279). La vie s’inscrit et s’invente pour lui dans « la poésie », dans « le côté du discours par lequel la parole commence » (VIII, 63), et pas dans l’écrit. Précisément, le « dégagement multiple » (Mallarmé, p. 200) qu’offre son phrasé éminemment prosodique permet cette imminence infinie de la signifiance9.
11Artaud, à qui on demande de se justifier, ne cesse d’expliquer comment il procède quand il écrit, d’expliquer ce à quoi il s’essaie : « un de mes moyens est de chanter des phrases scandées en écrivant comme d’autres chanteraient viens poupoule ou auprès de ma blonde et l’autre moyen est de frapper des coups avec mon souffle dans l’atmosphère et ma main comme on manie le marteau ou la cognée pour faire jaillir des âmes sur mon corps, et dans l’air » (XI, 119). La question que pose Artaud est celle du rapport de la lecture et de la diction. Scander des écrits permet d’éprouver leur force rythmique et prosodique. « Quand j’ai trouvé un vers, précise-t-il, je me le récite à haute voix pour vérifier et éprouver son rythme et le corps de ses internes sonorités » (XI, 12). Artaud interroge en fait le rapport du corps et du dire, que sa poétique travaille. Lors de la lecture, deux corps s’éprouvent mutuellement. Il y a bien un sujet sensible, corporel (« faire jaillir des âmes sur mon corps ») et la conception d’un sujet autre, qui fait une prosodie, « qui n’est pas celle du discours, mais celle du corps et de la relation entre les corps » (Meschonnic, 1997, p. 28) : le sujet du poème. Ainsi, « les paroles aussi sont des corps » (XXII, 26-27), précise Artaud.
Et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent, / plus des paroles / mais des CORPS […] des corps animés (XIV**, 30-31).
Restituer le « corps de ses internes sonorités », – la théâtralité du poème, c’est l’exigence de lecture d’Artaud.
Lorsque je récite un poème, ce n’est pas pour être applaudi mais pour sentir des corps d’hommes et de femmes, je dis des corps, trembler et virer à l’unisson du mien, virer comme on vire (IX, 190).
La déclamation et la récitation touchent ainsi la dimension éthique et politique, c’est-à-dire transcollective du poème par lequel les hommes vivent, bougent et virent à l’unisson. « Sentir des corps » — « faire jaillir des âmes sur mon corps » consistent à éprouver les éclatements de langage des poèmes de Nerval qui inventent des modes de pensées, des modes de vies qui n’étaient pas. Le poème est ce mouvement de la pensée qui, dans un vaste rebrassement, découvre « des côtés insoupçonnés de l’existence et de l’esprit » (VII, 194), change nos points de repères et crée « un monde nouveau, un élargissement véritable de la réalité » (OL, 39). Artaud en est convaincu, il y a bien un corps intégral de poésie, de théâtre, de peinture, ce continuum corps-pensée créé par l’art et le langage :
La réalité n’est pas dans la physiologie du corps mais dans la perpétuelle recherche d’une incarnation qui, perpétuellement désirée par le corps, n’est pas de chair mais d’une matière qui ne soit pas vue par l’esprit ni perçue par la conscience et soit un être entier de peinture, de théâtre et d’harmonie (XX, 411).
Le théâtre est peut-être l’activité la plus à même de faire que la poésie devienne vraie, et la réalité un être entier de poésie, « cet être que dans certaines heures élues et transportantes de notre vie, devant un poème ou une musique, nous reconnaissons vraiment pour nous-mêmes » (NR, 101). Ce qu’Artaud énonce ici n’est rien de moins qu’une conception de l’art qui invente l’homme. Ainsi qu’une conception du poème comme théâtre. Le corps est alors « une multitude affolée » (XXVI, 187) écrit-il. Évelyne Grossman gage d’ailleurs que dans « affolé » Artaud entende « aussi l’italien affollato (bondé par la foule, rempli de monde) »10. Il n’est en effet pas anodin que l’élan et l’impulsion que cherche Artaud quand il écrit, ces impérieuses fulgurances soient décrits comme « une grande ferveur pensante et surpeuplée, […] un vent charnel et résonnant soufflait, et le soufre même était dense. Et des radicelles infimes peuplaient de vent comme un réseau de veines, et leur entrecroisement fulgurait » (I*, 51). On souligne les reprises allitératives « pensante » – « peuplaient », ainsi que « ferveur », « soufflait », « soufre », « infimes », « fulgurait » comme autant de réseaux et d’entrecroisements auxquels s’ajoute l’écho de la rime des imparfaits « soufflait » – « peuplaient » – « fulgurait ». Le mouvement de la parole dans l’écriture rend sa signifiance vivante, matière à subjectivation infinie pour le peuple. Déclamer, c’est alors faire entendre le phrasé11 dans la phrase, tenter de restituer ce corps vivant qu’est la parole et se laisser transformer par elle.
12Ce qui fascine tant Artaud dans les poèmes de Nerval, c’est qu’on ne peut les expliquer, qu’ils empêchent toute tentative d’explication par la sémantique, « une sémantique déjà existante des sentiments et de leurs formes » (XI, 193). Ces poèmes ne peuvent être ramenés « à des rapprochements avec des réalités ou des clefs allégoriques déjà connues, éprouvées et entendues » (XI, 192), ils inventent au contraire des modes de lecture nouveaux, une lecture dynamique, à même de suivre l’action des forces qui circulent dans l’œuvre, « battant neuf d’une vie à part ». Des poèmes de Nerval, Artaud écrit :
– Et non plus ce ne sont pas de pures associations de musiques et de mots. – Il y a dans ces poèmes un drame de l’esprit, de la conscience et du cœur mis en avant par les plus étranges consonances non de sons, non dans le registre auditif, mais animé (XI, 192).
Artaud souligne cette précision fondamentale. Les « consonances » déjà associées on l’a vu aux « vibrations » dans Pour en finir avec le jugement de Dieu ne sont ainsi pas strictement du domaine sonore, du registre auditif, elles sont du registre animé. Ces étranges consonances animent la parole de ses poèmes, elles sont en quelque sorte son drama. « Je refais, dit il, à chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de la pensée dans ma chair… » (OL, 189-191). Ce sont bel et bien les vibrations de sa langue à travers celles du poème qui refont le trajet qui a abouti à la création du langage et qui en restituent l’élan, l’originalité. La poésie de Gérard de Nerval engage un processus de lecture « où se refait toute poésie » (XI, 191), où se retrempent toute poésie et toute vie. « Le dernier mot n’a pas encore été dit sur l’art entier et sur son incroyable histoire […] Il y a au-dessus et un peu en deçà de l’art et de l’histoire connus une zone de fécondité effervescente » (XXV, 34) dans laquelle s’inscrit véritablement Artaud qui voit dans les œuvres de Nerval une source de vie perpétuelle, sempiternelle. « Loin de voir expliquer Gérard de Nerval par la Mythologie et l’alchimie, je voudrais voir expliquer l’alchimie et ses Mythes par les poèmes de Gérard de Nerval » (XI, 191) écrit Artaud.
13Et « comment animer ce drame, comment le faire vivre et revoir en le disant » (XI, 198) sinon en le déclamant. Déclamer Nerval consiste alors à retrouver la scansion de l’écrit, ce « rythme que le lecteur lui-même doit trouver pour comprendre et pour penser » (IX, 188). De même ses propres essais de langage qu’il appelle « glossolalies », ne doivent se « lire que scandés », déclamés, dans un rythme qui est le « vivre écrit »12 (IX, 189) de l’œuvre. Une lettre à Jean Louis Barrault dans laquelle Artaud évoque le projet d’un texte qui serait le commentaire d’un poème de Mallarmé sur Edgard Poe, lui donne l’occasion de préciser ce que c’est que, pour lui, « déclamer un poème » :
Mais de ce poème déclamé. Que l’on se le récite à haute voix pour le communiquer aux autres, ou que l’on se le récite à soi-même sans mot dire et dans les fonds de l’âme, car il me semble que c’est ainsi que la poésie doit être lue ou dite (X, 101).
« La déclamation est une intériorisation extrême » résume-t-il. Lu ou dit, qu’importe, le poème doit être déclamé. Même jeu lorsqu’il signale « deux livres de poèmes enfin sonores, – mais non bruyants » (II, 205). Des poèmes sont sonores ou déclamés lorsqu’ils mettent en scène l’animation de la signifiance, son courant, « une conflagration nourricière de forces au visage neuf » (OL, 218). Aussi, sa manière de déclamer Baudelaire, Edgard Poe ou Gérard de Nerval consiste en une extension du rythme de l’écrit. Et l’animation du poème est en proportion de sa force active sur la vie. La déclamation ainsi conçue devient un modèle de lecture, poétique, éthique et politique.
14L’ensemble des activités déclamatoires d’Artaud – « [s]es poèmes et [s]es chants » (NR, 96) – consistera à retrouver cette « Parole d’avant les mots » qui l’obsède tant, en vue d’attraper et de cristalliser cette « inconsciente minute où la chose est sur le point d’émaner » (OL, 41). Artaud veut restituer dans sa parole « l’impulsion à penser », les « imperceptibles transformations » (OL, 94) de sa pensée, « [l]es mille impressions internes, [l]es mille froissements intérieurs » (I*, 111). La recherche du poème chez Artaud est la recherche de « ce point de pensée où, ayant dépouillé les illusions et les tentations les plus communes du langage » (VIII, 64) il se trouve en face d’une utilisation absolument neuve de son esprit. Un point qui soit dans le même temps un mouvement, la minute de ses états à trouver ; le point, la minute vivant « d’une durée à éclipses où le fuyant se mêle perpétuellement à l’immobile » (OL, 126) :
Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale d’un point qui est justement à trouver. […] – un point de magique utilisation des choses (OL, 98).
Peut-être Artaud, en écrivant ses lignes, se souvient-il de la « sorcellerie évocatoire »13 de Baudelaire. Dans les termes d’Artaud, qui cherche une langue où « les correspondances les plus impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l’ouïe, de l’intellect à la sensibilité » (TD, 85), il s’agit d’arriver à mordre ce point où l’on capte « la valeur réelle, la valeur initiale de [s]a pensée, et des productions de [s]a pensée » (OL, 25), « le trajet nerveux de la pensée » (OL, 125), le point d’animation qui donne naissance à la parole. Les consonances étonnantes précédemment évoquées jettent des feux dans la parole, lesquels éclairent le système nerveux de l’œuvre. Artaud souhaite ainsi que le langage soit « un moyen de folie » et « non pas un DICTIONNAIRE » (OL, 201), si bien qu’on puisse se servir des mêmes mots et rebrasser le langage – « ce sont toujours les mêmes mots qui me servent, précise-t-il, et vraiment je n’ai pas l’air de beaucoup bouger dans ma pensée, mais j’y bouge beaucoup plus que vous » (OL, 107). Artaud s’adresse ici à ceux pour qui les mots ont un sens, des mots qui sont alors comme des sortes de points de repère, bien localisés, nommés, précis. Artaud au contraire veut faire éprouver « un beau Pèse-Nerfs, une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit », et ce « tout » Artaud ne le nomme pas, ne le dénombre pas, – il l’anime ; les écrits d’Artaud sont un tout qui vit. C’est la valeur du singulier de « pierrerie », – un singulier collectif, une globalité plutôt qu’une totalité du poème, son activité, qui prend pour modèle la réaction chimique de la floculation, alchimie du poème par laquelle et dans laquelle la vie se refait. Le poème d’Artaud « impose la découverte d’un langage actif » où « les délimitations habituelles des sentiments et des mots [sont] abandonnées » (TD, 61). Loin de ceux qui ont des « points de repère dans l’esprit » (OL, 106), Artaud se place « au milieu de tout dans l’esprit » pour donner « comme un prisme gelé » – une minute de l’esprit, en quelque sorte un point nombreux au sens où l’entend Mallarmé lorsqu’il parle de « l’indéchiffrable visage nombreux » (Mallarmé, p. 221) d’un public. Ce point, qui n’a rien de local, le contraire d’un « point d’appui » (OL, 120), comme cette minute – centre de la sensibilité organisée, « carrefour » où les deux mondes du corps et de l’esprit se rejoignent – sont « l’inexprimable exprimé par des œuvres » dont parle Artaud : « l’informulé » (OL, 120), « l’indiscernable », « l’inventé », quelque chose de réel « ravi » à l’inconnu. Cette émotion « sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes », – ravit l’âme. La vie elle-même « est un point » (OL, 101) pour qui considère que « l’âme n’a pas de tranches ».
15Cette « scène de l’écriture » (Grossman, p. 472) comme l’appelle Évelyne Grossman, cette signifiance vivante et mobile offrent cette « zone de fécondité effervescente » où « UNE ACTIVITÉ DE FEU ET DE MARBRES. AVANCE CE PEUPLE DE FER, AVANCENT LES MOTS ÉCRITS AVEC LA VITESSE DE LA LUMIÈRE » (I**, 43). La poésie ce faisant avance un peuple, – le crée. Il l’écrit à Jean Paulhan le double du Théâtre et son double n’est autre que la vie. Son souhait ultime est en fait « que la vie sorte des livres » (IX, 191), que les poèmes de François Villon, de Charles Baudelaire, d’Edgard Poe ou de Gérard de Nerval deviennent vrais, – « cette poésie devenue le monde véritable » (XI, 89). Déclamer, scander leurs écrits, à travers les siècles, consiste à produire instamment un sujet, sempiternellement vivant par l’activité qu’ils suscitent. Artaud, lui-même, qui n’aura de cesse d’inventer un nouveau langage, une autre langue sous arbre, appelle des êtres vrais et avance un peuple de fer : « des êtres vrais sortis de ce langage sont apparus » (XXI, 132) écrit-il, l’œuvre d’Artaud contribuant à « la transformation de la foule en peuple » (Hugo, p. 261) pour reprendre l’expression d’Hugo.
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Bibliographie
Œuvres d’Antonin Artaud
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, (tomes I à XXVI de 1956 à 1994).
Œuvres complètes, Supplément au tome I, Paris, Gallimard, 1970 (Abrégé en I*).
Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964 (Abrégé en TD).
L’Ombilic des Limbes, suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes, Paris, Gallimard, « Poésie », 1977 (Abrégé en OL).
Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, 1977 (Abrégé en NR).
50 dessins pour assassiner la magie, Paris, Gallimard, 2004.
Les citations tirées des œuvres complètes sont suivies d’un chiffre romain qui renvoie au tome, puis d’un chiffre arabe indiquant la page.
Ouvrages critiques
Baudelaire, Charles, « Théophile Gautier », Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », 1976, p. 103-128.
Benveniste, Émile, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, 1966.
Bernadet, Arnaud, « “Sans queue ni tête” Not I / Pas moi ou le théâtre de l’incohérence », dans Coulisses, revue de théâtre, n° 38, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 79-100.
Dessons, Gérard, Maeterlinck, le théâtre du poème, Paris, Laurence Teper, 2005.
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Meschonnic, Henri, « Prosodie, poème du poème », dans Histoire et grammaire du sens, Hommage à Jean-Claude Chevalier, Paris, Armand Colin, 1996, p. 222-252
— , « Le théâtre dans la voix », dans La Licorne, « Penser la voix », n° 41, 1997, p. 25- 42
Seailles, André, « Avant-Propos, “Les mots touchent à leur fin” (S. Beckett) », L’Âge Nouveau, 1987, p. 4-9.
Sollers, Philippe, « La pensée émet des signes », dans L’Écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, « Points », 1971, p. 88-104.
Notes de bas de page
1
Évelyne Grossman, « Entre corps et langue : l’espace du texte (Antonin Artaud, James Joyce) », thèse de doctorat « Lettres et Sciences humaines » soutenue à l’Université Paris 7, le 20 décembre 1994.
http://antoninartaud.net/docs/entre_corps_langue_espace_du_texte_evelyne_grossman.pdfp.p. 86.
2 « L’écriture se fait “jeu de jointures” », Évelyne Grossman, op. cit., p. 115.
3 Évelyne Grossman, op. cit., p. 428.
4 « Je me refais à chaque instant » XIX, 51. « Où se refait toute poésie », XI, 184-210.
5 Artaud dit vouloir « faire parler la langue pure avec un sens hors grammatical », IX, p. 185.
6 Stéphane Mallarmé, p. 192. Les citations suivantes sont p. 204, p. 193, p. 197.
7 Henri Meschonnic, 1996, p. 222-252.
8 50 dessins pour assassiner la magie, p. 31.
9 « De proche en proche, le poème crée ainsi son propre infini, qui est l’infini de sa lecture. Il s’agit bien d’une lecture, plurielle, et non d’une pluralité de lectures », Dessons, p. 109.
10 Évelyne Grossman, La Défiguration, Artaud – Beckett – Michaux, Paris, Minuit, 2004, p. 37.
11 « Le phrasé, est la manifestation tout à la fois prosodique, rythmique, sémantique et éthique d’un individu discursif, irréductible à un style individuel, mais, en tant que manière, infiniment et collectivement réénonçable », Dessons, 121.
12 « Si je suis poète ou acteur, précise Artaud, ce n’est pas pour écrire ou déclamer des poésies, mais pour les vivre », IX, 190.
13 Charles Baudelaire, p. 118.
Auteur
Pres Paris Lumières - Université Paris 8 EA 1575 (Recherche sur la pluralité esthétique)
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