Corps effleurés / corps traversés : les rapports corps / voix chez Jany Gastaldi et Valérie Dréville
p. 275-283
Texte intégral
1Dans ce rapport corps / voix infiniment complexe sur la scène théâtrale du XXe siècle, j’ai choisi de me concentrer sur une actrice dont le corps et la voix furent tout à fait exceptionnels, mais que l’on oublie un peu aujourd’hui : Jany Gastaldi. Sa voix semble s’échapper d’un corps à la dérive. Pensons à son interprétation de Célimène dans Le Misanthrope, une mise en scène d’Antoine Vitez créée au festival d’Avignon, au Cloître des Carmes, en 1978, puis reprise au Théâtre de l’Athénée. Dans la scène 1 de l’acte II, Alceste (Marc Delsaert) entre en scène, portant dans ses bras une Célimène presque endormie, le corps complètement relâché. Posée sur une chaise, comme un pantin désarticulé, elle bascule en de savantes poses sur le côté puis vers l’arrière, tandis que sa voix profondément musicale mais jouant sur très peu de notes différentes semble flotter au-dessus. Corps et voix demeurent intimement liés mais le fil qui les relie, aussi inaltérable soit-il, n’en paraît pas moins distendu. Corps et voix s’accordent, mais on soupçonne comme un hiatus – non pas une dissonance, mais un écart subtil entre un corps qui semble celui d’un pantin désarticulé et une voix monocorde. Cet écart subtil participe à la création de l’« inquiétante étrangeté » freudienne d’un « animé inanimé », au cœur même du jeu de la comédienne, l’inquiétante étrangeté d’un ailleurs mimétique. Je formulerai donc quelques pistes de réflexion sur le rapport corps / voix chez cette comédienne, en me penchant plus précisément sur son interprétation du monologue de Doña Musique dans la troisième journée du Soulier de Satin, mise en scène par Antoine Vitez créée en 1987 au Festival d’Avignon dans la cour d’honneur du Palais des Papes puis reprise à Chaillot. J’aborderai ensuite l’expérience, tout autre, de Valérie Dréville dans son travail avec Antoine Vitez dont j’évoquerai Électre, mais également avec Anatoli Vassiliev (Médée-Matériau), et Claude Régy (Comme un chant de David).
2Dans la carrière de Jany Gastaldi, ce spectacle a une place toute particulière car c’est la dernière fois qu’elle est mise en scène par Antoine Vitez1 et c’est sa seule et unique interprétation d’un texte de Paul Claudel. Mais au-delà, cette rencontre Paul Claudel / Antoine Vitez / Jany Gastaldi me semble passionnante dans l’étude du rapport corps/voix au XXe siècle. Au-delà du fil rouge de l’œuvre qu’est l’amour absolu et bien sûr contrarié de Don Rodrigue (ici joué par Didier Sandre) et Doña Prouhèze (Ludmila Mikaël) qui se cherchent, se fuient et se perdent toute leur vie autour du globe, la fable fourmille d’action et de personnages secondaires dont Doña Musique, qui apparaît à la fin de la première journée, partant à la rencontre du vice-roi de Naples. Elle revient dans la scène qui ouvre la troisième journée où, enceinte du futur Jean d’Autriche, elle prie dans l’église Saint Nicolas de la Mala Strana à Prague, après la bataille de la Montagne-Blanche où les armées impériales catholiques ont vaincu les protestants. Viennent l’entourer progressivement quatre saints : Saint Nicolas (Alexis Nitzer), Saint Boniface (Gilles David), Saint Denys d’Athènes (Redjep Mitrovitsa) et Saint Adlibitum (Pierre Vial) qui tentent chacun de justifier le massacre qui vient d’avoir lieu. Cette scène se situe ainsi au centre même de l’œuvre-monde de Claudel. Ici Doña Musique est d’abord un corps. Saint Nicolas arrive et dit son laïus, puis vient la première tirade de Doña Musique, ou plutôt le surgissement de cette voix qui semble venue d’ailleurs.
3La première chose qui frappe l’oreille chez Jany Gastaldi plus encore que chez ses partenaires est l’hyperdéclamation. Selon Éloi Recoing, assistant d’Antoine Vitez à l’époque, le metteur en scène a travaillé tout particulièrement la diction du vers claudélien avec ses acteurs et Jany Gastaldi est une des interprètes qui a répondu le mieux à l’effort demandé. Paul Claudel a réinventé une grande déclamation lyrique, le qualificatif « lyrique » étant ici à prendre dans le sens opératique. Il compose en effet ses vers libres comme des phrases musicales, comme un chant avec ses rythmes internes, ses respirations à des endroits bien précis, ses pauses, ses grands liés.
Doña Musique, avec un grand soupir :
Ô mon Dieu, √ qu’il fait bon ici √ et que je suis contente avec vous ! √ On ne peut plus être ailleurs.
√ Il n’y a pas besoin de rien dire, √ il n’y a qu’à vous apporter ma lourde personne √ et à rester en silence à vos pieds.
Ce secret qu’il y a dans mon cœur, √ il n’y a que vous qui le connaissiez. √ Il n’y a quevousavec moi qui compreniez ce que c’est que donner la vie. √ Il n’y a que vousavec moi qui partagiez ce secret de ma maternité […].
Je fais apparaître ici les nuances que confère Jany Gastaldi au texte. Il y a tout d’abord ces points d’orgue2 qui viennent ponctuer le texte, avec en premier lieu cette attaque vigoureuse, où tout est là, où tout est dit : « Ô mon Dieu ». Ces points d’orgue donnent la pulsation primordiale du texte. Plus qu’un rythme, ils provoquent un tempo, au sens où le chef d’orchestre Sergiu Celibidache l’entendait :
Le tempo n’a rien de la vitesse, le tempo, c’est la possibilité de saisir la multitude de la richesse, la richesse n’est pas réductible. […] C’est une conception du manque total de musique de notre temps, la confusion entre tempo et vitesse. Chaque tempo a une couleur spéciale parce que le son ce n’est pas la matérialisation de tous les éléments en même temps, les épiphénomènes, les phénomènes latéraux font leur apparition dans le temps, avec le temps le son devient plus riche, chaque son est un système solaire irréductible (Muller et Lang, p. 78).
Ces systèmes solaires irréductibles mis en valeur entraînent une partie du reste de la phrase dans une rythmique particulière : dans le 3e vers, le « vous », rayonnant, qui est Dieu, entraîne par anticipation le « il n’y a que ». Le « vous » va aussi induire la même impulsion sur le « avec vous ». Ainsi l’on retrouve chez la comédienne exactement la même partition sonore pour ces segments3 : la rythmique et les modulations sont les mêmes, seul le souffle, imperceptiblement, est unique… La prise de souffle, dans les césures indiquées par le signe √, martèle également le texte et les mots, casse la phrase, la reconstruit ou du moins, d’une certaine manière, la remodèle et crée une pulsation qui vient enrichir celle que forment les points d’orgue. Ce n’est pas exactement ce que voulaient Claudel et, de fait, Vitez, car il y avait interdiction de respirer dans le vers – ce qui demande réellement une capacité pulmonaire d’un chanteur d’opéra ! – mais elle a su donner à ce texte un élan et une vitalité remarquables.
4Dans cette voix apparemment monocorde se développe ainsi un chant tout à fait singulier qui traverse le corps de la comédienne. Ce corps, muet dans un premier temps, qui arrive en scène comme un funambule, à la fois décidé et hésitant, se pelotonne soudain sur le prie-Dieu. Ce qui me frappe également d’emblée, dans cette image inaugurale, c’est sa proximité avec ce que Florence Dupont décrit du spectacle tragique romain au Ie siècle après J.-C. « La vraie originalité », dit Paul Veyne, « se mesure au naturel d’un geste d’appropriation » (Jerphagnon, p. 150), la modernité étant souvent retour, revisitation, reconstruction.
Sur scène surgit une image, elle s’impose d’emblée avec la force de l’évidence : un personnage en proie à un sentiment simple, comme la peur, le chagrin, la colère, la jubilation. L’évidence tient à une codification gestuelle, connue de tous, commune à la rhétorique et aux arts plastiques. […] l’effet produit par ces corps passionnés est violent, il saisit le spectateur et lui impose une atmosphère. […] De cette forme assise et douloureuse […] ne peuvent sortir que des plaintes et des gémissements. Le spectateur les entend gémir avant même qu’elles n’aient ouvert la bouche (Dupont, p. 96-97).
Le corps de Doña Musique gémit avant même que sa voix ne se fasse entendre, trois minutes et dix-huit secondes plus tard. Il devance la parole qui va le mouvoir. C’est un corps qui précède la catastrophe tout en la portant déjà en soi. Porteur d’enfant, d’espoir et d’avenir, le corps est aussi, déjà, signe de mort – le long manteau de fourrure a des pâleurs et des plis de linceul.
5Lorsqu’on observe la scène dans son entier, on perçoit un double mouvement du corps de Doña Musique, à la fois centrifuge et centripète. Le corps de Musique se recroqueville sur son ventre pour parfois s’ouvrir, se dilater dans une posture christique décentrée, les bras ouverts ne formant jamais une parallèle par rapport au sol mais une diagonale. La diagonale règne sur ce corps. Ce dernier a perdu son assise, son aplomb, son assiette. Il est pris dans ses mouvements contraires – centrifuges et centripètes – qui confèrent à la scène une véritable pulsation cardiaque, un rythme interne physique entraînant, comme le flux et le reflux de la mer, qui vient souligner celui de la parole proférée et prophétique.
6Le corps est donc comme en déséquilibre. Du moins il n’hésite pas à afficher une certaine fragilité, celle de l’être, celle des mots. Il est tel le roseau qui vibre, tremble, vacille au moindre souffle. Et ici le souffle même du texte, immense, démesuré, lyrique, fait fléchir ce corps, le fait plier, voire se tordre. Le mot traverse le corps par la voix et le contorsionne. Il y a quelque chose d’halluciné dans cet accord actorial de la voix et du corps. Mais comme dans le roseau, du moins celui de la fable, on sent une force inouïe : il plie mais ne se rompt pas.
7L’observation de Jany Gastaldi dans ce rôle donne envie de paraphraser l’expression shakespearienne4 : la voix est hors de ses gonds : elle demeure dans son médium aigu, comme hors de son vibrato, désincarnée, éternellement accrochée à une seule et unique note qui rappelle la bouée de celui qui se noie. Le corps également semble hors de ses gonds : la tête lourde et le torse tous deux incapables de se supporter, le corps est pliant, tordu, désaxé, comme au bord de l’anéantissement. Ce corps plein de vie, qui porte la vie, prend en charge également le massacre de la bataille achevée, les morts par centaines, par milliers, morts au nom de la foi et de Dieu. L’image est puissante : le corps est comme accroché à son prie-dieu, il ressemble parfois à une barque amarrée qui subit chaque frémissement de l’onde, chaque vaguelette (chaque mot ?) qui vient le bousculer. Parfois il semble au bord de la noyade, se retenant désespérément à sa bouée. Corps chaviré, corps à la dérive qui s’agrippe à sa bouée, la perd un instant pour se ré-enrouler autour. Le corps semble toujours au bord du déséquilibre, au bord de l’abîme. La tête bascule vers l’avant ou l’arrière, elle tombe sur le côté. Recroquevillé sur lui-même, sur le ventre (l’utérus, l’hyster), il est soudain pris de spasmes et se redresse, mais jamais dans la pleine verticalité, jamais dans l’apparente solidité de l’assise du corps vertical. Spasmes de mort ou contractions ? L’ambigüité entre vie et mort est permanente. Pour reprendre l’image du funambule, ce corps marche sur un fil, comme sa voix. Il y a quelque chose de l’ordre de la « présence-absence » qui se joue ici. Et le blanc du grand manteau et de la robe de Doña Musique me paraît ici symboliser davantage la mort que le mariage, le spectral plus que le virginal. Ce corps qui porte la vie semble pris dans un élan vers la mort et porte en elle, par la sur-articulation, son ton monocorde, une altérité radicale qui nous renvoie à la mort.
8Dans cette scène apparaît clairement l’esthétique de l’exaspération développée par l’actrice. Le vers claudélien la pousse au bout de sa voix, de son souffle, de ce timbre si unique. De même le corps répond à cette exaspération par la manière dont Jany Gastaldi va au bout de chaque geste. Chaque mouvement est assumé dans son entièreté : pas de demi-mesure, pas de geste furtif, tout est développé à l’extrême. Cette exaspération est du moins liée au cri. Doña Musique crie et Jany Gastaldi ne crie pas. Le déploiement, la projection de la voix dans le vers claudélien signifie le cri, le représente, à la manière de certaines phrases ou notes qui figurent le cri à l’opéra. À aucun moment elle ne crie concrètement et pourtant sa façon de dire le texte, dans son lien avec le corps, signifie le cri qui porte également la double connotation : cri premier de l’enfant qui naît et dernier râle avant la mort et le silence définitif.
9Tandis que le corps de Doña Musique / Jany Gastaldi prend en charge la folie et les soubresauts de ce monde agité et en mutation du XVIe siècle, celui de Doña Sept-Épées / Valérie Dréville dit sa force de vie et son élan vers l’avenir. Doña Sept-Épées est la fille que Prouhèze a confiée à Rodrigue, ultime lien entre les deux amants. Mais si le corps de Doña Musique ondule et ploie comme un roseau, Doña Sept-Épées campe une verticalité rigoureuse – droite, comme la lame de la rapière. De même la voix de Doña Musique paraît parfois errer au dessus de ce corps épuisé de vie et de mort, alors que la voix de Doña Sept-Épées semble prendre racine dans les appuis même d’un corps qui n’est qu’élan vital, projection, avenir.
10Valérie Dréville assumait l’année précédente, en 1986, le crime de Clytemnestre et toute la tragédie d’Électre de Sophocle dans la mise d’Antoine Vitez. Je pense particulièrement à cette scène où Clytemnestre vient faire des reproches à Électre sur son attitude et justifier son crime. À la fin, au moment où elle confie les offrandes au dieu, le corps se casse littéralement en deux sous le poids du crime. Danse macabre du corps adultère et vengeur, qui devra payer pour avoir voulu elle-même se faire justice en commettant un régicide. Elle se redresse soudain et regarde de toute part, comme désaxée, hors de sa place, hors de ses gonds. Le corps est soudain traversé par le crime, par ce qu’il représente comme effraction suprême à l’ordre des choses. C’est le corps qui dit le crime : à ce moment-là il semble que les mots et la voix ne puissent dire cet indicible, et que le corps doive prendre le relais.
Elle est là, posée. Pleine de son corps. Impérialement concentrée ? Les mots jaillissent de ses lèvres. Claquent. Elle n’adresse rien, n’a pas d’adresse. […] Elle est sans âge. Nue, fardée. Assise sur une chaise, droite comme un trône. Souple, tendue : un arc. […] Elle est Médée. Celle de Heiner Müller, une femme traversée.5
Créé en 2002 pendant le Festival d’Avignon à la Chapelle des Pénitents blancs, Médée-Matériau constitue une sorte de point d’orgue dans la collaboration artistique entre Anatoli Vassiliev et Valérie Dréville6. Considérant chaque représentation comme une expérience, un processus en marche, Valérie Dréville fait de son corps posé frontalement devant nous le support d’une langue reconstruite par Anatoli Vassiliev qui a imposé chaque inflexion et chaque accent à la comédienne. Loin de toute velléité mimétique, une voix venue d’ailleurs traverse le corps de Médée. La parole semble venir de plus loin, la traverser, être recrachée par une Médée qui, le temps de cette pénétration de son corps par la parole, s’est approprié cette parole et se reconstruit à partir d’elle. L’actrice confie : « La parole est acte comme dans un rituel magique. Elle est incantatoire et s’inscrit dans le réel. La parole est la grande force de Médée, elle lui permet de devenir elle-même [… ]7 ». Médée est une parole projetée, mais avant d’être lancée8, elle est mastiquée par ce corps qui l’absorbe et la recrache violemment. Ce n’est pas sans rappeler la manducation de la parole étudiée par Marcel Jousse. Médée apprend qui elle est par cette parole incorporée. Le verbe que Médée imprime en sa chair lui confère la connaissance de soi-même. Véritable « geste oral », selon l’expression de Jousse, la parole traverse ce corps dont les soubresauts accusent la violence (le bras, la main sont parfois comme emportés par le claquement d’une consonne) mais aussi le rythme interne qui s’imprime. « Le rythme est nécessaire, il est extrêmement lié au contenu. C’est comme un rythme cardiaque, il faut faire vivre un corps. C’est lié à son propre corps et au corps du texte9 », précise Valérie Dréville. La langue se trouble et le corps ne double pas le langage.
Le réflexe du théâtre actuel devant un texte est de l’interpréter. On y repère grosso modo une succession de sens, on y associe des émotions et l’on en déduit un jeu d’acteur. Reste donc au spectateur de s’y retrouver (ou pas), et d’y évaluer la faculté du comédien à bien « faire » la tristesse, la colère et autres affects identifiés. Dans cette perspective, le texte sert de marchepied vers le jeu, qui devient l’endroit de retrouvailles confortables avec ce que nous nous autorisons de nous-mêmes. À l’opposé de cette démarche tautologique et réductrice (le jeu = le texte = ce que l’on fait de lui), Valérie Dréville, avec Régy et Vassiliev, ouvre des champs de possibles sans leur assigner de valeur. Dans ces deux spectacles10, ou devrait-on dire « travaux », la comédienne ne cherche pas à produire quelque chose sur nous, elle cherche quelque chose, et cela fait toute une différence.11
Le verbe est au cœur de ces deux expériences théâtrales. Rituel dans l’une, poétique dans l’autre. Sa matière est travaillée par le corps12 qu’il traverse. L’articulation déplace le sens et confère au mot sa force rituelle ou poétique ainsi renouvelée, du moins affleurant à nouveau sous le sens, dégagée du sens.
11Pour la traduction des psaumes qui composent Comme un chant de David, spectacle mis en scène par Claude Régy13, Henri Meschonnic a déclaré suivre au plus près les rythmes et sonorités de la langue originale. « Ici, ce qui domine, c’est le rythme comme organisation du mouvement dans la parole. […] Comme si le rythme de la Bible entrait enfin dans notre culture14 ». Claude Régy, en faisant travailler à Valérie Dréville la matière poétique15 de ces psaumes, tend vers une physicalité rythmique et sonore de la langue qui ne cherche pas à mettre en valeur le sens initial (la langue échappe au logos) mais à ouvrir un espace physique et sonore autre de la langue et c’est cet espace extraquotidien qui s’offre à nous, devant nous, en nous, même, dans l’effacement, le retrait de l’actrice – au sens où elle ne tente pas « d’exprimer » ou de « faire passer » quoi que ce soit16.
Ma rencontre avec Meschonnic a été déterminante. Il parle de cette théâtralité inhérente au langage. S’il y a une théâtralité à l’intérieur du langage il faut que les gens puissent la percevoir. Il faut donc diminuer le potentiomètre des autres théâtralités, sinon, elles font du bruit et de l’agitation et elles étouffent toute chance de percevoir cette chose invisible et inaudible.17
La voix et le corps de l’actrice se font le medium le plus simple possible de la langue. Ils sont véritablement traversés par la langue poétique, physique, des psaumes de David : la langue semble préexister à cette voix, à ce corps, les investir et leur donner forme devant le public. La respiration de la langue imprime son rythme à ces mediums mouvants, protéiformes.
12Corps effleurés, corps traversés, voix habitées, langue toujours recommencée… Chez Gastaldi, c’est l’éclatement, chez Dréville c’est le centre incandescent. Peut-être… Le texte, sur la scène des XXe et XXIe siècles, renouvelle les possibles actoriaux, revisitant sans cesse l’équation corps / voix dans un rapport à la langue inlassablement questionné, réinventé. Au cœur de ces expériences, le rythme semble émerger comme une donnée fondamentale. Manducation ou mastication de la langue ? Même si la voix peut être perçue comme un ailleurs, un au-delà, il y a toujours une langue, ici, qui traverse un corps.
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Bibliographie
Dupont, Florence, Les Monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995.
Freud, Sigmund, « L’Inquiétante étrangeté », dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, traduit de l’Allemand par Bertrand Féron, Paris, Éditions Gallimard, coll. Folio Essais n° 93, 1991.
10.3917/talla.jerph.2017.01 :Jerphagnon, Lucien, Histoire de la Rome antique : les armes et les mots, Paris, Tallandier éditions, 2002, (coll. Hachette Littératures-Pluriel, fondée par Georges Liebert et dirigée par Joël Roman).
Jousse, Marcel, La Manducation de la parole, L’Anthropologie du Geste tome II, Paris, Gallimard, collection Voies Ouvertes 2, 1975.
Müller, Stéphane et Lang, Patrick (textes réunis par), Rencontres avec un homme extraordinaire, Elibidache, textes réunis par Stéphane Müller et Patrick Lang, Paris, K Films Éditions, novembre 1997.
Notes de bas de page
1 Jany Gastaldi a joué dans quinze spectacles mis en scène par Antoine Vitez, entre 1971 et 1987. Sous sa direction, outre Claudel, elle joue Racine, Sophocle, Brecht, Molière, Goethe, Guyotat, Marivaux et Hugo.
2 En gras et soulignés, alors que des accents secondaires, bien présent dans la diction de Jany Gastaldi mais un peu moins marqués, sont en gras et non soulignés.
3 Ces segments rythmiques identiques sont mis ici en valeur par l’italique.
4 Je fais référence ici à une phrase de la dernière réplique d’Hamlet dans la scène 5 de l’acte I, après la révélation du crime de l’oncle par le fantôme du père : « The time is out of joint : O cursed spite, / That ever I was born to set it right ! » (« Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit, qui veut que je sois né pour le rejointer ! », traduction de Yves Bonnefoy).
5 Jean-Pierre Thibaudat, « Dréville révélée à Médée », dans Libération, http://www.liberation.fr/culture/0101418886-dreville-revelee-a-medee
6 Depuis leur rencontre à la Comédie-Française lors de la mise en scène du Bal masqué de Lermontov en 1992, ils se sont retrouvés sur plusieurs productions en France : Amphitryon de Molière en 1997 et Médée-Matériau d’Heiner Müller en 2002, tous deux au festival d’Avignon, Thérèse philosophe d’après Jean-Baptiste de Boyer, Marquis d’Argens à l’Odéon (Ateliers Berthier). La comédienne fréquente régulièrement l’école du directeur d’acteur russe.
7 « Entretien avec Valérie Dréville », propos recueillis par Joëlle Gayot, février-mars 2002, http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Medee-Materiau-1108/ensavoirplus/idcontent/9399
8 « L’actrice lance ces mots : des pierres. À la fin, les spectateurs sortent, solitaires, ensanglantés ». Jean-Pierre Thibaudat, « Dréville révélée à Médée », dans Libération, http://www.liberation.fr/culture/0101418886-dreville-revelee-a-medee
9 Valérie Dréville dans Jean-Pierre Thibaudat, « Dréville révélée à Médée », dans Libération, http://www.liberation.fr/culture/0101418886-dreville-revelee-a-medee
10 Diane Scott évoque ici Médée-Matériau de Müller mis en scène par Anatoli Vassiliev et Comme un chant de David, spectacle mis en scène par Claude Régy sur de quatorze psaumes de David traduits par Henri Meschonnic. Valérie Dréville, seule en scène, dans un carré de lumière, dit les quatorze psaumes. Ce dernier travail a été créé au Théâtre National de Bretagne, à Rennes, en janvier 2005.
11 Diane Scott, « Valérie Dréville : l’invention de la parole », dans Les Corps secrets, http://www.lescorpssecrets.fr/cahier-critique/valerie-dreville-les-lettres-francaises-2005/
12 L’appareil phonatoire est corps, et le corps tout entier participe à l’émission du son, de la parole. Le mot dit est chair.
13 Valérie Dréville rencontre très tôt Claude Régy, dès son apprentissage au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. De nombreuses collaborations vont suivre dès 1988 avec Le Criminel de Leslie Kaplan. Rappelons seulement La Mort de Tintagiles de Maurice Maeterlinck en 1997 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Dans un décor épuré de Daniel Jeanneteau se dessinaient et se mouvaient des corps/ ombres avec une infinie lenteur. Les voix, tout aussi spectrales, lentes, dégagées de tout psychologisme, articulaient le texte de Maeterlinck comme une matière poétique et sonore renouvelée.
14 Henri Meschonnic, texte de présentation dans le programme du spectacle.
15 Il y a de ce fait quelque chose d’incantatoire dans cette façon de dire le texte, le chant de la langue révélant un sens autre que celui des mots. Le son, au-delà du sens, qui résonne dans la chair et dans l’espace théâtral lui-même réorganisé puisque quadrifrontal, la comédienne évoluant dans un espace carré entouré de gradins. L’éclairage en douche de l’espace de jeu déforme les traits mouvant du visage de Valérie Dréville et redessine les lignes de son corps.
16 Comme un chant de David apparaît aujourd’hui comme un aboutissement (provisoire) de l’épure du jeu, du rapport corps/voix chez l’acteur, entrepris avec le travail réalisé dans La Mort de Tintagiles.
17 Propos de Claude Régy cités dans « Entretien avec Claude Régy par Vincent Brayer et Claire Deutsch (Strasbourg, le 24 janvier 2010) » dans Vincent Brayer, Voyage dans les esthétiques de Claude Régy et Stanislas Nordey, mémoire de Bachelor, la Manufacture (HETSR), Lausanne, mai 2010, p. 86.
Auteur
Pres Sorbonne Paris-Cité, Université Paris 3 EA 3959 (IRET)
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