Écritures espagnoles, écritures sur mesure : Angélica Liddell et María Folguera
p. 265-274
Texte intégral
La marionnette est une parole qui agit.
Paul Claudel
1Si la marionnette est une parole qui agit, la parole peut dans certains cas se mouvoir dans un corps marionnettique meurtri. En effet, les voix qui jaillissent des corps des auteures et comédiennes madrilènes María Folguera et Angélica Liddell donnent à voir un paysage esthétique extrême et souffrant, où corps et voix s’entremêlent jusqu’à ce que le corps crie et la parole gesticule. Nous nous intéresserons à deux auteures, deux pièces et enfin à deux scènes dévastées par une plainte qui dépasse tout langage et qui s’installe dans un corps comme seule issue théâtrale de création possible. Cette étude propose une approche du théâtre d’Angélica Liddell à travers sa pièce Perro Muerto en Tintorería : Los Fuertes (2007) et de celui de María Folguera dans Hilo debajo del Agua (2009). Nous tenterons de schématiser un procédé créatif basé sur la jonction scénique de différents genres et matériaux, d’établir des connexions dans leur approche scénique, et d’évaluer le résultat de ce que nous pourrions nommer un cross over kaléidoscopique. Pour cela, après avoir présenté rapidement leur parcours, nous analyserons d’un point de vue détaillé puis plus général, les représentations au cœur de la jonction voire de la juxtaposition des genres utilisés afin d’y cerner une recherche théâtrale ou une « performance ritualisante et sacrificielle à la recherche d’une vérité ».
Des trajectoires en résonances…
2Présenter ces deux femmes en parallèle m’intéresse tout d’abord par les liens que tissent symboliquement leur mécanisme créatif. Il a été dit d’Angelica Liddell, par elle-même et par la critique, que sa démarche était souvent empirique, unique car elle partait de faits autobiographiques. Elle a affirmé dans un entretien en Avignon en juillet 2011 que de la rupture amoureuse était née la Casa de la fuerza et qu’en conséquence, de cette souffrance avait jailli la méfiance présente dans sa dernière pièce Maldito sea el hombre que confía en el hombre : un projet d’alphabétisation ; l’une étant la conséquence directe de l’autre. De là lui vint l’idée et le besoin de créer son propre alphabet afin de renommer un monde qui la dégoûte1. Seulement, en découvrant le travail de la jeune María Folguera, il est intéressant d’apprécier un écho frappant avec celui de Liddell : dans son travail d’écriture d’abord, et dans son traitement de la matière scénique ensuite, bien que sa trajectoire ne présente encore ni la maturité, ni le vécu de son aînée. Ces similitudes proviennent-elle du choix des matériaux thématiques choisis, du rapport à l’écriture ou de leur théâtre comme objet de monstration du monstrueux ?
3Nous constaterons tout d’abord une approche similaire de la scène. Il s’agit dans la plupart des cas d’une expérience sacrificielle, enveloppée d’une esthétique baroque, passionnelle, voire érotique. Ces « chorégraphies » ou ces « tableaux » – car il y a dans les deux cas une vraie recherche d’harmonie picturale et musicale – montrent la violence, l’expression de la monstruosité humaine et le sexe comme autant d’outils indispensables à la compréhension du chaos extérieur, transcendés par un rituel sacrificiel et sublimés par la douleur. Et de cette photographie de la douleur, le spectateur est appelé à reconnaitre chez ces deux femmes une volonté de faire de lui une espèce de voyeur par le fait même de sa présence, et par le regard « monstrueux », complice de l’horreur. De la combinaison des images fortes, de l’excès, et de l’implication du spectateur, naît une force libératrice, une potentialité de transgresser la monstruosité et de défier les règles étouffantes de la bienséance. On peut y voir tantôt un don de soi extrême de l’artiste capable d’ébranler les tabous enfouis dans chacun des regardants, tantôt un électrochoc performatif ne renvoyant qu’à son univers parfois hermétique.
4Commençons donc par l’aînée, baptisée l’enfant terrible de la scène espagnole : Angélica González, plus connue d’abord sous le nom de Liddell Z00 en référence au film de Peter Greenaway Z00 réalisé en 1986 puis sous le pseudonyme d’Angélica Liddell, patronyme emprunté à Alice Liddell, muse de Lewis Carroll. Angelica suit des études de psychologie et d’interprétation à la RESAD (Real Escuela Superior de Arte Dramático, Madrid). Le choix du nom de sa compagnie, fondée en 1993, est révélateur d’un état d’esprit et d’un positionnement face à ses futures créations et à l’art dramatique en général. En effet, elle appelle sa Compagnie Atra Bilis, l’altrabile ou bile noire, connue comme la « quatrième humeur » selon la théorie des humeurs d’Hippocrate, c’est à dire celle qui, provenant de la rate, provoque l’état de mélancolie. Si la mélancolie dans le sens antique permet de vivre le deuil, de se dépasser ou encore de trouver un sens à la vie, on constate que dans l’œuvre d’Angélica Liddell, la mélancolie devient la ligne motrice de son travail, et le moyen de porter un regard extrêmement amer sur le monde.
5A. Liddell se déclare « sociopathe sous contrôle » et considère la tradition théâtrale autant que l’avant-garde comme des carcans institutionnels dangereux et hostiles à la création. Ses pièces s’articulent autour d’une tension entre des pôles diamétralement opposés, offrant une dialectique insoluble entre le corps et l’esprit, la beauté et la douleur, l’innocence et la culpabilité, la pureté et la scatologie, un ensemble de forces paradoxales qui montre l’aberration, la monstruosité, l’inhumanité, qui ne sont autres que les obsessions du monde liddellien. Ces obsessions remplacent l’amour, la vie et la procréation par la haine, la mort et la stérilité. Qu’elle s’en prenne donc à la famille comme système pervers (El Tríptico de la afflicción [2001-2003]) où elle montre en trois volets une fresque de relations familiales sadiques, cruelles et meurtrières ; ou à l’État (Perro Muerto en Tintorería : los fuertes), qu’elle décrit comme un système qui au nom de la sécurité extrême, deviendrait un état castrateur et dictatorial menant à la répression morale des sentiments et des émotions, au détriment de la Liberté ; quels que soient donc les objets de ses spectacles, Liddell construit un théâtre apocalyptique et politique. Son leitmotiv semble celui de réveiller les consciences et le regard critique sur le monde en se plaçant du côté des marginaux, des exclus et des fous. Ce réveil des consciences se matérialise sur scène par un choix de matières et de genres rappelant un état des choses en souffrance, amputé de liberté. On trouve chez Liddell des corps et des objets mutilés, sacrifiés, montrant l’atrocité du monde et les rapports conflictuels des hommes entre eux, ou avec les institutions. Par ailleurs A. Liddell voit dans la fonction de l’acteur un bouffon, sa mission est d’être celui qui enlève le masque de l’hypocrisie intellectuelle et bourgeoise, devenant délibérément le bouc émissaire et le porte-parole des exclus, des êtres fragiles. Elle en arrive à des choix personnels drastiques, comme le refus catégorique d’enfanter. Elle l’annonce ouvertement dans son poème Lésions incompatibles avec la vie (2008) qu’elle dédicace aux enfants qu’elle n’aura jamais :
A los hijos que no voy a tener / No quiero tener hijos / No quiero ir más lejos […] / Mi cuerpo renuncia a la fertilidad / Mi cuerpo es mi protesta contra la sociedad, contra la injusticia, contra el linchamiento, / Contra la guerra. […] / Mi cuerpo es mi protesta: Mi cuerpo es mi pesimismo. / Gracias al pesimismo, puedo hacerme preguntas / Alguien debe quedar en medio de los hombres haciéndose preguntas […] / Alguien debe quedar como un idiota. / Alguien debe quedar el excremento. / Alguien debe fracasar definitivamente.: La ausencia de hijos me ayuda a ser excremento y a fracasar. [… ]2
Elle assume pleinement son rôle d’incomprise et sacrifiée, puisqu’elle pense y être destinée depuis sa plus tendre enfance. Elle déclarera à propos d’une photo d’elle à six ans qui illustre la publication du poème évoqué plus haut :
Quand je la [la photo] regarde, quand j’observe mon regard, je ressens une infinie tristesse, une immense déchirure. Presque quarante années sont passées depuis qu’elle a été prise et, entre la génétique et les sales coups de la vie, tout m’a conduite à l’isolement, à la solitude. […] J’ai une lésion incompatible avec la vie ; la vie et moi, nous sommes incompatibles. J’ai comme un excès de sentiments qui ne cadrent pas avec l’ordre émotionnel, ils me tiendront toujours en dehors de cet ordre.3
Angélica Liddell voit dans le théâtre une issue à l’insoutenable et aux injustices, et une légitimation de la difformité, la dystrophie, la tare, la cicatrice et la bouture. Et lorsqu’on l’accusera de faire du théâtre de provocation, elle répondra que la véritable provocation se trouve hors scène, dans la vie.
6María Folguera, qui n’a que 28 ans en 2011, possède aussi un double cursus : elle a fait des études de Théorie de la littérature à l’Université Complutense de Madrid et des études de mise en scène à la RESAD également. Sa trajectoire compte quatre pièces, quatre nouvelles et deux performances. Elle a elle aussi créé une compagnie en 2008, Ana Pasadena, nom qui fait référence à deux performers : Hannah Wilke, newyorkaise et féministe engagée, et Ana Mendieta, artiste cubaine qui s’intéresse particulièrement à la violence infligée au corps féminin. Elle a volontairement mis en avant des aspects choquants de la représentation des abus sexuels, et beaucoup de ses œuvres font usage de quantités de sang animal. Sa troisième source d’inspiration est une photo intitulée Pasadena 1963 où des femmes attendent que l’on vienne les chercher au milieu de nulle part. « Cette photo me renvoie à LA métaphore de l’espace scénique », dit Folguera, « c’est un lieu d’où l’on regarde et où l’on est regardé, un espace neutre qui permet de trouver un chemin lorsqu’on est désorienté ». Elle envisage sa compagnie comme un groupe de recherche théâtrale, axé sur le corps, le sexe et le conflit. Ses deux dernières pièces Hilo debajo del agua4 (File sous l’eau) (2008) et El Amor y el trabajo (L’amour et le travail) (2011), sont construites et écrites pour et à partir du corps. Sa ligne de recherche vise la limite, la frontière, l’exploration sensorielle et sensuelle. Le liquide et la viscosité qu’elle définit comme l’essence du corps humain, de la vie et de l’identité, devient le médiateur symbolique d’une écriture au service de l’exploration et de l’éternelle mutation. Mais celle-ci prendra moins l’allure d’un voyage initiatique que d’une autopsie sinistre, découvrant toute la pourriture et la cruauté de l’homme. Les frontières que M. Folguera frôle avec curiosité sont celles du mal, du sadisme et de la violence, sans jamais cependant tomber dans le pathétisme d’A. Liddell. Elle explore la limite sensuelle et sensorielle de l’homme qui vacille dans des états hybrides perturbants, à cheval entre la cruauté et le plaisir, la douleur et la sensualité. Ses mises en scène jouent avec cette ambiguïté qui lie l’innocence de la quête et la souillure de la « trouvaille ». On assiste à une sorte d’« auto-expérimentation » et à un spectacle marqué par une « dimension cérémonielle », pour reprendre les termes de Christophe Bident dans son article sur et contre le théâtre postdramatique d’Hans-Thies Lehman (Bident, p. 76-82).
Des matériaux scéniques pour une (re)-présentation érotico-esthétique de la douleur dans Perro muerto en tintorería : Los fuertes et Hilo debajo del agua
A. Une juxtaposition improbable et baroque…
7Le plus frappant dans les deux mises en scène choisies est d’un côté la juxtaposition de genres et de matières et de l’autre, l’emploi qu’il est fait de celles-ci. Sur un même espace scénique, A. Liddell fait interagir peintures (souvent baroques), sculptures (les marionnettes d’Enrique Marty, fidèle collaborateur et ami d’A. Liddell) et M. Folguera projette des vidéos pornographiques filmées en temps réel par des internautes (son installation So help us Hannah) où le corps est objectisé, vidéos qu’elle oppose à la sensualité de l’œuvre d’Hannah Wilke. La musique et la présence de matières organiques et périssables ont une réelle fonction actantielle (lianes, terre, lait, laine, métonymie de la féminité, de l’animalité, de la finitude) et font de l’espace des microcosmes, de pures présentations revendiquant leur propre réalité. On assiste à une véritable performativité de l’acte théâtral : des actions délibérément longues se juxtaposent à d’autres beaucoup plus courtes, déjouant ainsi la chronologie dramatique et faisant du temps dramaturgique l’unique référent valable. Angélica Liddell se plâtre les pieds, s’automutile avec soin comme un rituel consciencieux puis détruit une chaise à coup de hache pendant cinq minutes tandis que María Folguera construit avec précaution une toile d’araignée géante avec un chewing-gum de plus de cinq mètres qu’elle mâche soigneusement par petits bouts tel, selon elle, « un clitoris géant » qu’elle collera sur la projection murale précédemment citée. Nous avons donc, d’une part, des actes performatifs qui participent à la construction d’un imaginaire souffrant tout à fait personnel, presque intime, puisé dans une esthétique néobaroque, associés d’autre part à une dilatation du temps qui souligne l’importance de l’effort physique et l’importance de l’exécution du geste plus que le geste lui-même. Le public accompagne ces actes ritualisés par leur lenteur, et est le témoin d’un spectacle construisant une esthétique du désespoir, douloureusement beau.
8Revenons à la scénographie de Perro muerto de Liddell donc : côté jardin, une reproduction de La balançoire de Fragonard grandeur nature. Face à elle une vraie balançoire, sorte de reflet grotesque dudit tableau, où une jeune fille musulmane et voilée se balance. Le balancement s’intensifie à mesure que le texte est vociféré par A. Liddell : elle offre une réflexion sur l’aliénation de l’homme en société, victime de l’État depuis le Contrat social de Rousseau. Ce balancement métaphorise le tiraillement de l’homme en société, poussé d’un côté par ses instincts sexuels et frustré de l’autre par un État ultra protecteur niant la vraie nature de l’homme. Cette nature instinctive et animale, A. Liddell l’a faite remonter aux origines de la création, plaçant au centre de la scène un jardin d’Eden décadent aux couleurs criardes au milieu duquel règne un canapé amoncelant les corps exténués des acteurs, mélangés à des marionnettes molles qui ne sont autres que leur alter ego nus et blessés. Nous regardons d’un côté le corps de l’acteur luttant pour la liberté, et de l’autre, la marionnette création faite de toute la souffrance et de la culpabilité causées par la société. À mesure que la pièce avance, les marionnettes seront déposées par les acteurs au pied du tableau, telles des offrandes que la courtisane de Fragonard, symbole de la bourgeoisie aisée, regardera avec frivolité. La musique choisie sera entre autre, celle de Kurt Cobain. Il en résulte un ensemble désespérément beau, douloureux… et presque érotique.
B. … Mais nécessaire à la construction d’une beauté douloureuse, sacrificielle et érotique.
9La douleur est également source d’inspiration pour María Folguera, qui me déclarait, lors d’un entretien concernant ses deux dernières pièces, qu’elle avait compris grâce à la peinture de Caravage, que la beauté et la douleur étaient intimement liées.
Entendí que existía una relación íntima entre la belleza y el dolor, el erotismo y la figura de mártir, al observar la Crucifixión de San Pedro de Caravaggio. Me di cuenta de que ese hombre, crucificado en la cruz no sufría, sino que, por la postura de sus brazos entregados y su mirada plácida, parecía cooperar en el acto. Sí, San Pedro es cooperante de su sacrificio corporal, un cooperante de y en la violencia, al igual que mis tres mujeres en Hilo debajo del agua.5
Les personnages exclusivement féminins de Folguera sont des être-là, prisonniers dans des corps souffrant, mutilés. En effet, basée sur un fait divers, la pièce traite d’une lésion qui touche exclusivement les femmes, fréquente en Afrique : la fistule obstétrique, lésion due à une négligence médicale ou à un manque de moyen lors des accouchements. Cette lésion est irrémédiable et provoque physiquement une incontinence urinaire et fécale accompagnée d’atroces douleurs, et socialement, un rejet et une exclusion immédiate. Ces femmes sont éloignées et isolées géographiquement dans des hôpitaux spécialisés (Desta Mender, à douze kilomètres d’Addis Abeba) et considérées comme des monstres.
10Paradoxalement, cette pièce élève ces figures mutilées en figures sacrées, des figures martyres adoptant un positionnement social et politique militant. Fermement engagées, ces intouchables revendiqueront leur monstruosité et deviendront violemment et existentiellement érotiques par défaut. Les trois dramatis personae « L’incurable, celle qui court, et La femme-médecin », vivent dans un espace simple et scéniquement efficace : « un hôpital avec une cour et un arbre, au milieu d’une forêt ». Cette didascalie spatiale révèle la complexité de leur statut : ces femmes existent dans et par la souffrance. Elles sont à la fois en danger et protégées par leur blessure. En effet on peut voir dans cet espace fermé, l’hôpital, l’enveloppe charnelle d’un corps malade au milieu d’un espace ouvert, la forêt, représentant les autres. Cette dernière, à en croire la tradition théâtrale, est tantôt symbole de protection, tantôt source de danger. Par exemple, nous pouvons nous référer aux mystères médiévaux, représentés en plein air. Dans les mystères le paradis est situé à droite du point de vue du spectateur, car cet emplacement correspondait au lever du soleil – avec l’arbre de vie comme élément naturel – tandis que l’enfer est situé à gauche – c’est-à-dire du côté du coucher du soleil, et près de la montagne d’où surgissaient les démons. Cette disposition fait référence également à celle du drame satirique grec. La progression dramatique avait lieu au cœur des éléments naturels tels la montagne, le bois ou les rochers, symboles du mal, du danger, du monde des ténèbres, refuges de bandits et de hors-la-loi, en un mot, l’espace du monde sauvage. De même, dans le spectacle qui nous occupe, et malgré une disposition scénique quelque peu différente, on devine tout de même une mise en abyme de la fable : une sorte de paradis, l’hôpital, placé au milieu de l’enfer : la forêt. Toute la problématique est posée d’emblée : le corps est vu simultanément comme une enveloppe nécessaire et souffrante. Autrement dit, c’est par la souffrance et la mutilation que la douleur existe, et l’existence de la douleur serait la voie qui mènerait à l’honnêteté esthétique et intellectuelle. L’honnêteté esthétique et intellectuelle serait, par sa validité et sa vérité, belle. En conclusion, selon ces deux artistes, on peut comprendre que par la vérité de la douleur, en tant que seule sensation vérifiable car authentique, l’artiste touche la beauté et, par extension, l’Art.
À la recherche d’une vérité perdue
11Nous avons donc des spectacles douloureux et beaux, où le corps est plus que jamais sollicité comme instrument témoin d’une cruauté humaine, et volontairement offert afin de réveiller la conscience du spectateur. Par ailleurs il est vrai que les actes « monstrueux » ont souvent suscité l’indignation et la compassion, et provoqué, comme l’affirme Susan Sontag « une attirance similaire pour les images de corps en souffrance qui est presque aussi vive que le désir que l’image de corps nus provoque » (Sontag, p. 52). De cette attirance ambigüe donc résulte un érotisme qui pourrait être tiré du concept philosophique de l’acte théâtral comme langage agonistique au sens lyotardien : « Parler est combattre au sens de jouer et l’acte de langage relève d’une agonistique générale ». En effet, il y a dans ces spectacles hybrides une volonté belliqueuse de rapport social où entre en jeu paradoxalement la séduction de l’acteur comme instrument dominateur et de sa soumission dans la monstration d’un corps fragile et sacrifié. Ce langage, ce rapport au corps, est une sorte d’agencement délibératif qui pose moins une réponse esthétique qu’il n’ouvre sur une série de questions réveillant la dette, le doute et le malaise. Et c’est dans cette prise de conscience, qui passe par le corps, que l’érotisme se montre. Ce désir d’exploration naît du choix de l’hybridation et d’un cross over des matières. Le spectateur reçoit un surplus d’information visuelle qui convoque tous ses sens sans que le cognitif puisse intervenir. Les créations favorisent donc la vue et l’ouïe au détriment de l’approche intellectuelle, créant un impact immédiat sur le système nerveux, impact dû à l’usage énigmatique et contrapunctique des associations présentées : des matières répugnantes et attirantes, des musiques apaisantes et stridentes, des cris et des caresses : autant d’actions contradictoires qui provoquent une tension que la raison ne peut calmer ou rassurer. Il s’agirait, comme l’affirme Susanne Hartwig (Hartwig et Pörtl, p. 61-71), d’une superposition schizophrénique de connotations opposées et mutuellement exclusives. A. Liddell dira d’ailleurs à ce propos :
Lo que yo busco son oposiciones. Quiero que las cosas tengan potencia porque contrastan con otras que no tienen nada que ver con eso. Tengo un concepto acerca de la tensión: las tensiones escénicas las encuentras en los contrarios. Me refiero a una imagen absolutamente… lírica con una frase absolutamente cruel.6
Le monde scénique d’Angélica Liddell, fait d’éléments contradictoires, offre une vision apocalyptique et orgiaque, primitive, animale et fera de ce théâtre une sorte de messe noire où l’horreur mêlée à la beauté, qui réveillera les sens. Oscar Cornago, spécialiste d’Angélica Liddell dira à propos de ses créations :
Evoca la redención a través del autosacrificio, el dolor, la perversión de las relaciones eróticas, […]. Se refiere a la importancia de la comunicación emocional por medio de los sentidos, lo que explica la función esencial de la plástica y la música en sus creaciones, y la búsqueda de la belleza a través del dolor.7
« La recherche de la beauté par la douleur » : il y a dans cette affirmation un raisonnement sous-jacent tout à fait intéressant. María Folguera ou Angélica Liddell abordent presque systématiquement la beauté par la douleur, en d’autres termes, en sacralisant la douleur, elle deviendrait beauté. Il y a chez l’une comme l’autre une fascination presque photographique du corps et du corps féminin mutilé, déformé, fatigué. Cette conception scénique de la présence du corps comme matière manipulable, sacrifiable, périssable fusionné aux arts plastiques, donne lieu à une esthétique visuelle qui transforme la notion temporelle en spatiale pour toucher la sensorialité suggestive et faire de la scène l’expression maximale de la douleur comme acte de résistance à la mort et devenir ainsi, un théâtre ouvertement nécessaire et politique.
12En guise de conclusion, ces créations suscitent quelques réflexions sur la théâtralité dans les œuvres d’A. Liddell et M. Folguera. Premièrement, l’espace scénique se fait espace éphémère voire, par extension, espace de la mort, où les créations viennent « mourir » délibérément. On peut évoquer ici les propos de Yannick Butel dans son livre Regard critique (Butel, p. 49), lorsqu’il voit dans le théâtre un jeu spectral. Les mots, selon Liddell, viendraient agoniser puis mourir dans le corps de l’acteur dès lors qu’il a été pensé et écrit au préalable. Comme l’écrit Émile Cioran : « le mot prévu est un mot défunt (Cioran, p. 131)8 ». Cette posture remet en cause le principe de dramatisation propre à « l’axe-theatron ». Cette mort scénique, en effet, implique-t-elle le spectateur ou au contraire l’éloigne-t-elle de la scène ? Et deuxièmement, des créations où le corps et la matière sont envisagés comme les seuls moyens d’accéder à la douleur et par là à LA vérité, et de révéler la Beauté artistique sont-elles accessibles à tous ? Cette approche redéfinirait de façon plus générale les rapports existant entre les concepts de beauté, de vérité et de douleur. Enfin, dans quelle mesure la scène est-elle sacrificielle ? Assistons-nous vraiment à une expérience mystique, comme le souhaitait Antonin Artaud, ou est-ce plutôt une expérience d’autoexpérimentation créant sans cesse l’événement à la recherche d’une nouvelle esthétique ?
Bibliographie
Bibliographie
Bident, Christophe, « Et le théâtre devint postdramatique : histoire d’une illusion », Théâtre/Public n° 194, p. 76-82.
Butel, Yannick, Regard Critique, Chapitre III : « Le jeu social, le théâtral et le spectral », Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.
Cioran, Émile, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1949.
Cornago, Oscar, Atra Bilis o el rito de la perversión, Artea, 2005.
Folguera, María, Hilo debajo del agua, publiée aux Éditions Complutense après avoir obtenu le Prix théâtral Valle-Inclán, 2009.
Hartwig, Susanne et Pörtl Klaus, « ¿Alteridad monstruosa ? La estética de Angélica Liddell, En Identidad en el teatro español e hispanoamericano contemporáneo », Frankfurt am M., Valentia, 2004.
Liddell, Angélica, Lesiones incompatibles con la vida, 2003.
Sontag, Susan, Ante el dolor de los demás, Madrid, Santillana, 2003.
Notes de bas de page
1 http://www.theatre-video.net/video/Angelica-Liddell-pour-Maldito-sea-el-hombre- que-confia-en-el-hombre
2
Angélica Liddell, Lesiones incompatibles con la vida, 2003.
« Aux enfants que je n’aurai pas,
Je ne veux pas avoir d’enfants
Je ne veux pas aller plus loin […]
Mon corps renonce à la fertilité
Mon corps est ma protestation contre la société, l’injustice, contre le lynchage,
Contre la guerre. […]
Mon corps est ma protestation
Mon corps est mon pessimisme
Grâce au pessimisme, je peux me poser des questions.
Quelqu’un doit bien rester au milieu des hommes à se poser des questions.
[…]
Quelqu’un doit rester comme un idiot,
Quelqu’un doit devenir l’excrément,
Quelqu’un doit échouer définitivement.
L’absence d’enfants m’aide à être l’excrément et à échouer »
3 Entretien avec Vincent Macaigne pour « Le bruit du off », propos recueillis par Christilla Vasserot, http://lebruitduoff.com/2011/06/14/avignon-2011-entretien-avec-angelica-liddell/, Avignon, 2011.
4 Publiée aux Éditions Complutense après avoir obtenu le Prix théâtral Valle-Inclán, traduite de l’espagnol par Cristina Vinuesa.
5 Propos recueillis par Cristina Vinuesa, le 10 Mars 2011, à la Cafétéria du Théâtre Price de Madrid. « J’ai compris qu’il existait une relation intime entre la beauté et la douleur, l’érotisme et la figure du martyr en observant la Crucifixion de Saint Pierre de Caravage. J’ai constaté que cet homme crucifié sur la croix ne souffrait pas, qu’il possédait, par la posture des bras généreusement ouverts et son regard serein, une attitude coopérant dans cet acte. Oui, Saint-Pierre coopère à son sacrifice corporel, est un coopérant de et dans la violence, comme mes trois personnages de File sous l’eau ».
6 Entretien avec A. Liddell réalisé par Susanne Hartwig. le 29-05-2001. « Ce que je recherche, ce sont les oppositions. Je veux que les choses acquièrent leur puissance parce qu’elles se heurtent à d’autres qui n’ont rien à voir avec elles. J’ai une idée à propos de la tension : les tensions scéniques se trouvent dans les contraires. Comme une image absolument… lyrique associée à une phrase absolument cruelle. »
7 Oscar Cornago, Atra Bilis o el rito de la perversión, Artea, 2005. « Elle évoque la rédemption à travers l’autosacrifice, la douleur, la perversion des relations érotiques […], en réfléchissant à l’importance de la communication à travers les sens, ce qui explique la fonction essentielle de la plastique et de la musique, la recherche de la beauté par la douleur ».
8 Liddell était d’ailleurs une grande lectrice et admiratrice d’É. Cioran.
Auteur
Universidad Complutense de Madrid
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