Voix sans corps et corps sans voix dans les œuvres lyriques de Benjamin Britten
p. 241-251
Texte intégral
1L’opéra a souvent été considéré comme l’art de la voix : tout un pan de la tradition opératique s’intéressait avant tout aux qualités vocales des chanteurs. Peu importait au fond si Madame Butterfly, jeune fille de quatorze ans, était incarnée par une diva qui semblait trois fois son âge. Peu importait, au juste, les éternels accessoires et costumes, la gestuelle stéréotypée. Le public ne venait pas pour cela. Il voulait entendre une voix. Pourtant, au milieu du XXe siècle, certains metteurs en scène issus du monde du théâtre décidèrent de dépoussiérer l’opéra. Cela se traduisit non seulement par une remise en cause d’un certain nombre de codes opératiques mais aussi par un changement radical dans la proportion qu’entretiennent la voix et le corps à l’opéra. L’intérêt pour la mise en scène a fait émerger de nouvelles problématiques : le corps du chanteur n’est plus une donnée annexe mais un élément avec lequel il faut compter ; la voix devient un matériau sonore au service d’une dramaturgie scénique.
2La carrière de Benjamin Britten se situe à une époque charnière, au moment où l’opéra cesse d’être envisagé comme un art purement vocal pour devenir l’art scénique qu’il est aujourd’hui. Britten participa à cette évolution, en réfléchissant notamment à l’interaction possible entre le corps et la voix à l’opéra. S’inspirant de son expérience dans les milieux du théâtre des années 1930, de sa participation également au drame radiophonique ou encore au cinéma, il travailla les extrêmes, évitant ainsi deux écueils de l’opéra de l’époque : le vedettariat et la suprématie de la voix. En effet, la voix est utilisée comme simple matériau pour un effet dramaturgique précis et est alors privée du corps du chanteur vedette ; ou au contraire le corps est sur scène sans chanter, conférant au personnage opératique un nouveau statut. L’analyse de ces extrêmes va nous permettre non seulement de dessiner un des aspects de la dramaturgie du compositeur mais aussi de comprendre tout un pan de la modernité opératique. Revenons donc aux débuts de la carrière du compositeur, moment où ce dernier fit ses armes dans le monde dramatique pour préparer l’évolution qu’il souhaitait tant dans le domaine lyrique.
Les voix sans corps
3Britten fit ses premières armes en tant que compositeur au théâtre, en écrivant dans les années trente des musiques de scène pour le Group Theatre. Par son travail avec l’avant-garde théâtrale, il sut se nourrir des innovations marquantes du début du siècle, se révélant alors un formidable passeur des théories et esthétiques dramatiques de cette période. Ses opéras reprendront un certain nombre de celles-ci sur la scène opératique. Britten réalisa par exemple tout un travail pour une nouvelle forme dramatique expérimentale : le théâtre radiodiffusé, à une époque où l’Angleterre était pionnière dans ce genre d’entreprise. Il composa en effet la musique de plusieurs « dramatiques »1, dont la pièce d’Edward Sackville-West, The Rescue : AMelodrama for Broadcasting based on Homer’s Odyssey. Dans ces pièces radiophoniques, la voix devenait le centre de l’attention, les corps se déréalisant (même si au début les acteurs jouaient en costumes derrière les micros2…). Dans les premières années, la musique était présente en ouverture et en entracte, et avait peu de rôle dramatique. Mais avec le temps, sa place fut de plus en plus prépondérante. L’association voix parlée / musique créait le drame dans toute sa dimension. Ce genre expérimental délégua alors à la musique une part de plus en plus grande des effets, perdus par l’absence de scène, comme l’explique Pierre Schaeffer :
Depuis que la radio a cessé de se contenter des mixages approximatifs où n’importe quelle musique suffisait aux besoins du « fond sonore », elle fait de plus en plus appel aux compositeurs pour suggérer toutes les images qu’elle est impuissante à lui donner directement, mais qui surgissent, plus efficaces peut-être et plus poétiques, des seules impressions auditives. La musique spécialement écrite pour la radio, mise en ondes et enregistrée de façon à accompagner au mieux le texte, à l’annoncer ou s’effacer devant lui, l’amplifier ou le commenter, […] plante, à elle seule, un décor. (Schaeffer, p. 53)
Est dévolu notamment à la musique le rôle des changements temporels ou du déplacement des corps dans l’espace. Dans The Rescue par exemple, la musique nous dit les évolutions corporelles. Ainsi, la métamorphose du corps est illustrée par la métamorphose du propre thème d’Ulysse : le thème descendant est énoncé d’abord à l’alto solo, puis au violoncelle, puis à la contrebasse illustrant ainsi le vieillissement d’Ulysse : un corps qui se courbe lentement. Quand Télémaque reconnaît son père, le processus est repris à l’envers. C’est donc la voix, conjuguée à la musique, qui crée à la fois le personnage, l’acteur, le temps et l’espace.
4Britten se servit par la suite de ces procédés à l’opéra, conscient que la présence du corps sur scène n’était pas une donnée obligatoire. Son utilisation particulière du hors-scène permet de jouer sur la tension présence-absence des corps et de conférer aux voix sans corps un rôle moteur dans sa dramaturgie. Dès sa première œuvre scénique, l’opérette Paul Bunyan, le rôle du géant éponyme est confié à une voix parlée, hors scène, pour des raisons techniques évidentes (le librettiste Auden nous rappelle avec humour que la mise en scène des exploits de Bunyan aurait nécessité les ressources de Bayreuth3) mais aussi pour des raisons esthétiques. Paul Bunyan est celui qui a une vision globale des événements, capable de se projeter dans l’avenir, et qui oriente la réflexion des spectateurs sur le sens idéologique et politique donné à l’œuvre. Cette voix sans corps plane au dessus du drame et permet à Auden et Britten d’expérimenter un style didactique proche du drame épique qu’ils avaient conjointement découvert au sein du Group Theater.
5Le drame radiophonique laissa aussi des traces dans l’interaction de la scène et du hors-scène : la subtilité du passage de l’un à l’autre dans l’écoute du spectateur tient beaucoup aux techniques du mixage radiophonique. Dans ce même opéra, un duo d’amour se déploie sur scène entre les personnages de Tiny et de Slim, au moment exact où le personnage d’Helson sort de scène pour combattre Paul Bunyan dans les coulisses. Un contrepoint s’installe dans lequel l’agitation des voix du hors-scène contraste avec la langueur des corps sur les planches. Le spectateur est alors pris entre deux intrigues par cette superposition de deux péripéties importantes. C’est en effet la première fois que Slim et Tiny parlent de leur amour et le combat de Helson contre le géant va permettre un renversement de situation et une réconciliation finale. Les deux espaces vocaux mis en place ne sont pas imperméables l’un à l’autre : « SLIM : Did you hear a funny noise ? / TINY : I did, but I don’t care »4. Mais le spectateur, lui, ne se moque pas du dénouement du combat hors-scène, capital pour la suite de l’intrigue. Il y a donc un effet de distorsion chez ce dernier, pris entre le plaisir de se laisser bercer par le duo d’amour des deux corps enlacés et la curiosité de savoir ce qui se passe en coulisses. C’est toute la logique du duo d’amour traditionnel qui se trouve ainsi déconstruite. Le spectateur n’est plus en position passive mais doit sans cesse jongler entre deux intrigues, entre deux voix. De plus, la double thématique corporelle (corps en amour, corps en combat) vient troubler l’équilibre factice du couple : derrière chaque duo d’amour se cache peut-être aussi un combat, et le spectateur apprend ainsi à lire derrière les apparences de légèreté que comporte toujours la comédie.
6Les voix sans corps qui nous parviennent des coulisses permettent à Britten de créer toute une dramaturgie fondée sur le « décentrement » : les scènes essentielles émotionnellement se déroulent souvent en coulisses, par pudeur mais aussi pour un renforcement dramatique. Prenons par exemple le principe de la dramaturgie de la « chambre d’écho »5, pour reprendre une expression de Georges Zaragoza. On observe dans cette configuration une mise en parallèle entre l’espace scénique et l’espace hors-scène qui agit comme une amplification d’une situation conflictuelle. Dans l’opéra Owen Wingrave, ce genre de procédé est mis en place à la scène 2 de l’acte I, au moment où Owen, jeune homme pacifiste et antimilitariste issu d’une famille de militaire, est enfermé avec Sir Philip, le patriarche, dans une chambre contiguë à l’espace scénique, alors que sur scène sont présents Mr Coyle, ami de la famille, et Miss Wingrave, tante d’Owen. Cette séquence est alors le lieu d’un double affrontement. Les propos de Sir Philip sont audibles par bribes et entrent en résonance avec les propos tenus sur scène : « SIR PHILIP (out of sight) : You must obey – What is there left to be said ? – / MISS WINGRAVE : There will be no fighting, Mr Coyle, there will be orders, and obedience »6. Cette perméabilité des voix permet un jeu en contrepoint, clarifié musicalement par une orchestration très précise qui permet de caractériser chaque voix et évite ainsi la confusion et la cacophonie. Ainsi le cor souligne les propos de Sir Philip tandis que les cordes soutiennent harmoniquement les répliques de Coyle. Ce double affrontement, mis en valeur musicalement, fait de l’espace scénique une chambre d’écho de l’espace invisible et démultiplie la relation conflictuelle qui se joue à ce moment-là. Le corps d’Owen apparaît comme l’objet en transition entre ces deux espaces et la violence de son expulsion est d’autant plus sensible par l’intermédiaire de cette dramaturgie de la chambre d’écho : « (Sir Philip’s door opens and Owen reappears) SIR PHILIP : Begone ! »7. Les deux voix, sur scène et en coulisse, ont alors pris en étau le corps de celui-là même qui refusait la violence.
Les corps sans voix
7Ce genre de personnage meurtri par la violence d’autrui parcourt l’œuvre de Britten : les enfants, les êtres fragiles, les personnages de l’ombre qui crient leur souffrance par leur silence. Ce sont les corps sans voix des opéras. Les thématiques corporelles sont au centre de la dramaturgie de Britten et notamment les corps maltraités. Ces personnages ont alors la voix qui déraille, se brise ou fait silence, comme si les souffrances du corps ne parvenaient à se libérer, à s’extérioriser. Prenons quelques exemples significatifs. Dans Peter Grimes, l’apprenti du héros éponyme, qui sera tué dans des circonstances troubles, n’a pas droit à la parole. Son corps est maltraité physiquement et vocalement par Grimes. Dans Owen Wingrave, lors de la scène où les fantômes apparaissent à Owen, ceux-ci entraînent une altération de la voix du personnage d’Owen. Le chanteur passe du chant à la voix parlée, brisant ainsi la fluidité mélodique, prémonition de sa prochaine mort. Le corps en émoi se traduit par une brisure, une fracture, un abîme. De même dans The Turn of the Screw, la voix de Miles, le jeune garçon, se brise lors de la dernière scène, sous l’effet de l’apparition du fantôme, mais pour des raisons dramaturgiques autres, comme nous l’explique le compositeur :
Je crois que je voulais probablement quelque chose que la voix frêle d’un enfant chantant normalement ne pouvait rendre, et alors le cri spontané, bien qu’il perde la valeur d’une note contrôlée, rendait l’idée d’une totale délivrance – ce qui était très important dramatiquement. (Britten, 1966)
Billy Budd quant à lui doit affronter sur le navire le corps de Claggart, protégé par des étoffes en cuir et le fer de sa lame. Billy lui, n’a que les trous de son hamac pour défendre son corps, puisque Claggart a bien pris soin de lui faire enlever son foulard, une fois à bord du navire, dans un geste violent et symbolique à l’opéra. On touche à la gorge, à l’organe vital du chanteur, qui incarne un personnage se qualifiant lui-même de « roi des oiseaux ». Sur le navire où les corps se cherchent et se détruisent, le rossignol y laissera plus que quelques plumes. Tous ces personnages meurent sur scène, comme si la perte de voix d’un personnage opératique était l’annonce de sa proche disparition. Des corps sans voix aux corps sans vie, il n’y a qu’un pas.
8Le rôle de Billy Budd est emblématique d’une nouvelle ère qui s’ouvre avec Britten sur l’importance du corps à l’opéra. Britten commença de manière précoce à réfléchir sur la manière de moderniser l’opéra sur scène, d’éviter le ridicule dans lequel cet art s’était enfermé et de le sauver de ces travers. Dans ses auditions, il ne recherchait pas des voix mais des acteurs, avant tout (Britten, 1960). Sa connaissance et sa pratique du cinéma (il a en effet composé à ses débuts de nombreuses musiques pour des films documentaires) lui permirent d’avoir un regard plus lucide sur la scène, de rechercher des solutions et des nouveaux moyens que le septième art avait déjà explorés, de s’en inspirer et d’en tirer profit. Son souci de trouver des chanteurs au physique adapté au rôle tient sans doute de son ouverture au monde du cinéma. Pour son opéra Billy Budd par exemple, il était pour lui impensable que le jeune et beau marin qui sème le trouble sur le navire par sa beauté soit incarné par un baryton au physique risible dans cette situation. Theodor Uppman fut choisi, pour sa voix mais surtout pour son physique, au sujet duquel le critère photogénique et cinématographique semble indéniable, relevé par tous les critiques8. Uppman avait le physique des stars de cinéma que l’on pouvait voir à l’écran. Une nouvelle génération de chanteurs au physique plaisant et aux qualités corporelles et théâtrales se met en place dans ces années-là. Britten participait à ce projet.
9Britten poussa la logique des corps sans voix jusqu’au bout. Le compositeur tenta l’expérience de la danse dans son dernier opéra Death in Venice. Tadzio et sa mère sont des danseurs, personnages muets dont le corps est le seul moyen d’expression. Ils rencontrent Aschenbach l’écrivain, qui n’est que voix puisqu’il pose la question du vieillissement de son corps comme un obstacle à toute rencontre entre son moi et autrui. De là naît sur scène un combat, intériorisé dans la voix d’Aschenbach quittant tout lyrisme et épanchement vocal, pour se rapprocher des effets de voix parlée. Cette technique vocale particulière devient l’emblème du nœud dramatique de l’œuvre : tout se noue jusque dans la gorge, la voix et le corps ne savent plus quelle place tenir à l’opéra.
10Le musicologue Donald Mitchell note la nouveauté de l’entreprise : « C’est ainsi, qu’à la fin de sa vie, Britten dote le concept de danse d’une fonction et d’un statut absolument nouveaux dans le monde du théâtre musical »9. Pour Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, l’émancipation de l’écriture théâtrale a eu pour conséquence la généralisation du statut de personnage10 : dans notre cas, des êtres qui ne chantent ni ne parlent sont alors inclus dans la liste des personnages opératiques de premier plan. Cette intrusion de la danse défait l’illusion réaliste et empêche le processus d’identification. Elle demande un autre engagement de la part du spectateur, plus physique. Bien sûr, l’idée d’introduire de la danse à l’opéra n’est pas nouvelle, les deux arts étaient même liés à l’origine. Mais la tendance générale à la spécificité des techniques a fait passer la danse à l’opéra comme art subalterne, « meublant » certains passages appelés alors divertissements. Dans l’opéra de Britten, la danse fait partie intégrante du projet initial et participe au drame tout autant que le chant.
11Un autre type de personnage brittenien pose la question de son mode de présence sur scène. Il s’agit des fantômes qui nous permettrons dans un dernier temps de comprendre la finesse de jeu du compositeur dans la relation corps et voix à l’opéra.
Les fantômes britteniens : tension du corps et de la voix
12Parmi les personnages clés des opéras de Britten se trouvent les fantômes. Ce type de personnage appartient à toute une tradition théâtrale, tant au niveau dramatique qu’au niveau technique : la question de savoir comment le représenter sur scène traversa les siècles.
13Le spectre joue avec les marges de l’imagination et de l’émotion des spectateurs : entre le possible et l’incroyable, le visible et l’insoutenable. Présent dans de nombreux opéras de Britten, il semble participer à l’exploration des limites de la théâtralité et nous dire quelque chose de la modernité lyrique. Les fantômes posent en effet la question d’une tension entre visible / invisible, matériel / immatériel, corps / voix, qui n’est pas sans lien avec la musique. Dans l’opéra The Turn of the Screw, cette tension se cristallise autour du personnage de Quint. Rien dans le corps de ce dernier ne nous dit sa nature fantomatique. Lors de la création de l’opéra à Venise en 1954, Peter Pears, qui incarnait Quint, ne se distinguait pas des personnages « normaux », tous en costumes de l’époque victorienne. Qu’en est-il, alors, de la voix ?
14La voix à l’opéra appelle pour ainsi dire le fantôme : « La voix qu’on ne voit pas dessine un visage. Puissance hallucinogène proprement vocale, en vertu de quoi chanter aussi bien signifie avoir un fantôme au bout de la langue »11. Jean-François Boukobza remarque à juste titre la surprise créée par l’utilisation d’un timbre de ténor associé à des instruments connotés plutôt positivement pour figurer le fantôme de Quint : timbres clairs, aériens de la harpe, du célesta et du glockenspiel12. Ses figures mélismatiques, ainsi que son air à 3/8 au rythme serré « On the paths, in the woods… », en font un personnage loquace, dont le discours se propage à un débit inhabituel. Fait étrange pour un fantôme dont la caractéristique au théâtre est plutôt l’économie de parole. La librettiste Myfanwy Piper s’est expliquée sur cette profusion de mots accordés aux fantômes : « Les gens m’ont souvent fait remarquer combien il était ridicule d’avoir donné à Quint un langage extrêmement non maléfique. Ce n’est pas la question. La question est comment il maintient son attraction »13. Il existe chez les fantômes de Britten une force attractive et poétique, qui s’exprime tout autant par leur forte présence physique que par la qualité de leur voix : des incarnations de chair et de souffle.
15Le mode d’expression du personnage fantomatique de Miss Jessel est quant à lui plus traditionnel, si l’on suit Jean Starobinski et son idée de plainte comme mode d’expression privilégié des enchanteresses14. Dans la scène 3 de l’acte II, ses « Alas, alas ! », sur deux notes au demi-ton, ont une puissance émotive digne des plus grandes enchanteresses de l’opéra, Alcina notamment. Dans ce passage, la vision du spectateur alterne sans cesse entre deux points de vue : celui du fantôme et celui de la Gouvernante. Chaque discours étant très caractérisé (mélodique pour Miss Jessel, avec arpèges aux cordes et utilisation de la harpe / de l’ordre du récitatif pour le Gouvernante, avec accompagnement au basson), on assiste ici à une technique de collage de plus en plus serré entre deux séquences de nature musicale différente. Ceci permet de faire varier les points de vue avec une grande vivacité, si bien que les deux personnages acquièrent une égalité de présence et d’incarnation. La scène joue d’ailleurs sur les effets de concurrence entre les deux personnages. Aussi visibles et présents l’un que l’autre, les personnages ne se distinguent que par leur régime de parole. Gary Tomlinson remarque que les personnages de fantômes comme Dutchman de Wagner ou Bertram dans Robert le diable chantent comme les autres et le spectateur ne comprend leur nature fantastique que par leurs actions dans l’intrigue15. Au contraire, chez Britten, la voix prend en charge l’aspect immatériel de leur nature.
16En effet, le corps et la voix doivent se conjuguer, et Britten sera conforté dans cette opinion quelques années plus tard lorsqu’il s’intéressera au Nô. Selon Zeami, l’interprétation parfaite du Nô doit mettre en place une anticipation de l’auditif sur le visuel : « D’abord faites entendre, faites voir ensuite »16. C’est ce qu’a respecté Britten dans Curlew River où l’on commence par entendre la voix de l’enfant avant de voir le corps du fantôme sur scène. Ainsi, quand les fantômes s’expriment dans les opéras de Britten, c’est toujours dans un souci d’équilibre et de relais entre leur voix et leur corps. Les deux dimensions doivent être présentes pour créer des personnages à la nature tout à fait originale : ni des êtres sans chair entourés de fumigènes, ni des voix sans couleur fondues parmi les autres chanteurs.
17Par conséquent, la différenciation opérée avec les autres personnages est souvent subtile, ce qui permet un jeu sur les doubles très fécond d’un point de vue dramaturgique. Par le travail sur les voix, les opéras présentent une homogénéité de timbres qui facilite les effets de dédoublement et de métamorphose. Les personnages sont presque vocalement interchangeables. En effet, la prédominance de voix aiguës dans The Turn of the Screw – sopranos, ténor et voix d’enfant – crée un univers sonore où tout finit par se mêler, ce qui participe bien sûr à la tension dramatique. Le jeu sur le double permet également d’enrichir la dimension visuelle des fantômes. Les personnages de Quint et de la Gouvernante peuvent être perçus comme doubles, dans leur action mais aussi dans leur caractérisation musicale. Leurs interventions sont souvent très proches musicalement, avec tout ce que la musique permet d’effets de miroir et de renversements. Dans la scène finale de l’opéra, les deux personnages chantent de façon très proche, jusqu’à être à l’unisson. La Gouvernante et Quint forment alors un monstre à deux têtes terrifiant pour le petit Miles et suffisamment puissant pour causer sa perte. C’est bien cette nouvelle figure qui est à l’origine de la mort de l’enfant, à savoir l’association du corps et de la voix du personnage du fantôme et de celui de la Gouvernante.
18Le metteur en scène Michaël Hampe insiste sur le rôle fondamental de la musique dans The Turn of the Screw, pour recréer l’ambiguïté de la nouvelle de James :
Le théâtre ne permet qu’à peine cette ambiguïté tant par sa matérialité que par son rapport concret aux situations. […] C’est là que la musique, protéiforme par essence, peut venir en aide au théâtre. Elle peut faire ce qui est impossible au corps, c’est-à-dire exprimer simultanément une chose et son contraire, et les combiner.17
A contrario, l’ambiguïté, l’hésitation sur la nature des personnages, hésitation propre au fantastique selon Todorov, ouvre un espace chez le spectateur pour la réception de la musique. En effet, cette tension entre visible et invisible, naturel et surnaturel, matériel et immatériel, corps et voix, n’est pas sans rapport avec l’intrusion de la dimension musicale sur scène. Le travail de musique de chambre demandé pour réaliser The Turn of the Screw nécessite une fusion intense entre les chanteurs et les instrumentistes, qui se réalise souvent sans l’intervention du chef et ne se gère qu’à l’écoute. Cette importance accordée à l’écoute est ressentie par le spectateur, qui perçoit les infimes variations de timbre, d’intensité, de couleurs. Une esthétique de la métamorphose musicale, qui pousse l’auditeur à être en éveil et à s’ouvrir à la part d’invisible que lui propose l’intrigue. La musique facilite cette oscillation entre visible et invisible, présence et absence. Or le personnage du fantôme permet de décrire et d’évoquer cet univers qui n’a de réalité qu’en dehors du langage ; il met en question la limite entre le spirituel et le matériel, le corporel et le purement sonore que constitue la musique. On comprend donc pourquoi le personnage du fantôme, véritable point d’articulation entre la musique et la scène, touche, de par sa nature à la fois corporelle et vocale, à tout ce qui fait l’essence même de la scène lyrique.
19Pour conclure, nous dirons que Britten tenta d’échapper aux vieux codes opératiques qui reliaient depuis longtemps le corps et la voix à l’opéra. Il utilisa volontiers de nouveaux types de voix, notamment celles des enfants et celle du contre-ténor, voix qui lui permirent de détourner la connotation sexuelle attachée à chaque tessiture (ténor pour le jeune premier, baryton pour le vieillard, soprano pour l’héroïne etc.) Britten est le premier au XXe siècle à réintroduire la voix de contre-ténor dans l’opéra contemporain, dès 1960 et son opéra A Midsummer night dream. Relevons dans cet opéra le rôle important donné aux voix d’enfants qui incarnent les personnages des fées et le personnage de Puck. Ce dernier doit aussi être un acrobate : un être fait d’énergie corporelle, qui parle sans chanter sur le rythme de la trompette et de la percussion. La voix de contre-ténor, quant à elle, introduit un hiatus entre le corps et la voix, comme l’analyse Antoine Vitez :
La beauté de l’opéra, c’est le sexe des chanteurs. Le sexe, c’est-à-dire la voix. Cela s’impose comme une évidence qu’on n’oserait pas avouer : la voix est la démonstration matérielle et impalpable (comme le vent, comme le temps) de l’être, immédiatement reconnaissable à son sexe, ou troublant la reconnaissance comme fait la voix de haute-contre.18
Celle-ci met l’accent sur la dimension étrangement sexuelle du personnage, dans un opéra ô combien lié à cette thématique. Les voix sans corps et corps sans voix des opéras de Britten ne dessinent donc pas la dramaturgie d’un monde éthéré mais bien un continuum dramatique pour rendre sur la scène lyrique une vision de l’humanité qui n’oublie pas les marges. Certaines thématiques inédites à l’opéra s’invitèrent avec Britten sur la scène lyrique : l’homosexualité entre autre. Sa réflexion sur la déconstruction du rapport corps / voix à l’opéra y est certainement pour quelque chose.
Bibliographie
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Bibliographie
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Mitchell, Donald, « La longue danse de Britten vers l’Orient, 1941-1973 », programme de The Prince of the Pagodas, musique de Britten, chorégraphie de Bertrand d’At, Ballet de l’Opéra National du Rhin, saison 2001-2002, traduction d’Odile Demange.
Ryngaert, Jean-Pierre et Julie Sermon, Le Personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Paris, Éditions Théâtrales, 2006.
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Starobinski, Jean, Les Enchanteresses, Paris, Seuil, coll. Librairie du XXIe siècle, 2005.
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Zeami, La Tradition secrète du Nô, tr. et introduction René Sieffert, Paris, Gallimard/
Unesco, 1960.
Notes de bas de page
1 « Dramatiques » ou « dramatiques radiophoniques » sont les termes usités en français, équivalents de radiodrama en anglais.
2 John Drakakis, « Introduction », British Radio Drama, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 4.
3 W.H. Auden, « Opera on an American legend. Problem of putting the story of Paul Bunyan on the stage ». New York Times, 4 May 1941, p. 7.
4 « SLIM : As-tu entendu un bruit bizarre ? / TINY : Oui, mais je m’en moque » (Nous traduisons. Nous préciserons le nom du traducteur s’il ne s’agit pas d’une traduction personnelle. Par ailleurs, à cause de leur nombre élevé, nous signalons les références aux textes de Britten dans le corps du texte. On se réfèrera pour plus de détail à la bibliographie en fin d’article).
5 Expression empruntée à Georges Zaragoza, Faire jouer l’espace dans le théâtre romantique européen, Essai de dramaturgie comparée, Bibliothèque de Littérature Générale et Comparée dirigée par Jean Bessière, Paris, Édition Honoré Champion, 1999.
6 « SIR PHILIP (invisible) : Vous devez obéir… Que reste-t-il à dire ?.../ Melle WINGRAVE : Nous n’aurons pas de combat, cher monsieur, nous aurons des ordres, et de l’obéissance ».
7 « (La porte de la chambre de Sir Philip s’ouvre et Owen reparaît.) SIR PHILIP : Disparaissez ! ».
8 Humphrey Carpenter le décrit comme un « baryton californien avec une allure de star de cinéma », Benjamin Britten : A Biography, London, Faber & Faber, 1992, p. 299.
9 Donald Mitchell, « La longue danse de Britten vers l’Orient, 1941-1973 », programme de The Prince of the Pagodas, musique de Britten, chorégraphie de Bertrand d’At, Ballet de l’Opéra National du Rhin, saison 2001-2002, traduction d’Odile Demange, p. 41.
10 Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le Personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Paris, Éditions Théâtrales, 2006, p. 47.
11 Jean-Louis Cornille, « Medusina : La voix, l’opéra », dans Raphaël Celis (ed.), Littérature et musique, Bruxelles, publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1982, p. 179.
12 Jean-François Boukobza, « Le Tour d’écrou de Britten ou la virtuosité du détournement », The Turn of the Screw, programme de l’Opéra-Comique, février 1996, p. 35.
13 Cité par Humphrey Carpenter, Benjamin Britten : A Biography, op. cit., p. 354.
14 (Starobinski, p. 50).
15 (Tomlinson, p. 155).
16 (Zeami, p. 116).
17 Michaël Hampe, « Ambivalence », The Turn of the Screw, programme de l’Opéra Berlioz de Montpellier, février 1991 (traduction D. M.), p. 6-7.
18 (Vitez, p. 152).
Auteur
PRES Val de Loire Université Université François Rabelais de Tours EA 6297 - ICD (Interactions Culturelles et Discursives)
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