Du silence à la logorrhée, dramaturgie de la parole chez Martine Wijckaert1
p. 185-191
Texte intégral
1De formation théâtrale plutôt classique, Martine Wijckaert (née en 1952) présente un parcours singulier dans son rapport à la scène, à ses images, aux mots et au texte. Metteure en scène de répertoire et auteure de ses propres spectacles et performances, elle passe des années 90 aux années 2000 de quelques spectacles écrits de sa main et pour le plateau, quasi sans paroles, à une trilogie logorrhéique et explosive, où les mots occupent la représentation en problématisant l’espace, la lumière et le jeu à travers une relation assumée entre auteur et narrateur incarné par sa comédienne.
2Wijckaert s’est confrontée très jeune au répertoire, dans la foulée immédiate de ses études de mise en scène (5 projets de 1974 à 1980, à travers Ghelderode, Witkiewicz et Hugo Claus). Sa première expérience de l’écriture d’un spectacle plus personnel date de 1981, et résulte en quelque sorte d’un accident (un remaniement drastique du projet qu’elle préparait à partir de Grâces et Épouvantails de Witkiewicz, ses subventions lui ayant été refusées). La Pilule verte, dont le succès fut retentissant, est le spectacle de l’histoire d’un spectacle qui ne peut avoir lieu, et dans lequel les silences et les lieux sont aussi signifiants que les paroles. Wijckaert se dégage alors rapidement du media textuel stricto sensu pour évoluer dans une première période vers une écriture scénique très personnelle, dans des spectacles de plus en plus silencieux, dont la langue disparaît peu à peu. L’écriture scénique plurimodale est prédominante. Elle n’est en aucun cas illustrative d’un texte dramatique écrit au préalable, ni dirigée par lui, et elle se relie, ou plutôt est sous-tendue, par des paradigmes différents dans l’évolution d’un spectacle à l’autre, dont aucun n’est jamais directement lié aux mots. Le poids et la matérialisation scénique des mots aujourd’hui employés par Wijckaert dans les textes de ces derniers projets en date sont d’autant plus significatifs qu’ils sont rapportés à cette absence première. Trois exemples marquants permettent de caractériser cette première période. C’est La Théorie du mouchoir en 1987, Les Chutes du Niagara en 1991, et en point d’orgue Nature Morte en 1995, dans lequel plus aucun mot n’est prononcé.
3Moyennant une première tentation et une première tentative avec La Guenon captive en 1993, le retour au texte sur scène va s’opérer de manière décisive et fulgurante avec Ce qui est en train de se dire en 2002, dont le titre à lui seul dénote le renversement. « Tout à coup, par hasard, a surgi la parole »2, nous dit Wijckaert.
Q/ La parole est ré-intervenue comme un objet plastique, très matériel, dans vos dernières créations.
R/ Oui, comme un élément que j’accueillais très favorablement, avec beaucoup de sympathie et d’amitié ; mais comme étant une couleur supplémentaire sur ma palette. N’ayant moi-même jamais écrit au sens propre du terme des continuités dialoguées ou des structures théâtrales de construction plus classique, cet élément-là, matériel, concret, est pour moi un espèce de mouvement qui se met en marche.3
Ce qui est en train de se dire (2002) est le premier opus de ce qui se présentera ensuite (avec Table des matières et Le Territoire) comme la trilogie intitulée « Table des matières »4 (un autre référentiel textuel s’il en est), où le retour à l’usage des mots va se manifester dans l’évacuation sans retenue d’un écosystème personnel, à travers une logorrhée permanente et quasi messianique. Il s’agit de traverser ou plutôt de transmettre (le mot est cher à Wijckaert) le paysage et l’histoire de la construction d’un esprit confronté à ses traces familiales, et à la non reproduction de celles-ci. La musicalité de l’écriture et l’oralité ou l’oralisation de la pensée en flot continu organisent l’espace scénique dans des textes de composition autobiographique, où le « dire » est irrémédiablement compris et engagé dans « l’écrire ».
Un jour j’avais un stylo en main. Et de façon inconsciente, j’ai écrit les premiers mots : « je suis la petite ». Ceci sans savoir où j’allais. Puis, j’ai ajouté : « je suis la seconde ». C’était parti. Mais finalement, c’est le fait d’avoir écrit « je suis » qui a été primordial. Ensuite, j’ai pris une farde pour y glisser les feuillets, les titrant : « Ce qui est en train de s’écrire ». Comme il devenait impérieux d’énoncer ces phrases à voix haute, il a fallu passer le cap et intituler le manuscrit « Ce qui est en train de se dire ».5
Cette écriture véhémente et apparemment im-médiate suit le vecteur essentiel d’une posture d’énonciation scénique qui revêt ou se soumet à quatre caractéristiques : a) la thématisation autobiographique, b) une structure dialogique et polyphonique, c) la rudesse de la logorrhée, d) des éléments syntaxiques et lexicaux qui forgent une idiosyncrasie linguistique. Posture d’énonciation qui est à la fois celle de Martine Wijckaert elle-même (au cœur du thème de son écriture), et celle de sa ou ses narratrices et co-énonciatrices incarnées. Dans son rapport à l’oralité et à la matérialité de son énonciation, l’écriture de Wijckaert illustre de nombreuses caractéristiques détectées par Sandrine Le Pors6 au sujet des voix théâtrales contemporaines : dialogisme de pièces monologuées, expérience logorrhéique et prophétique, ou encore primauté de l’énonciation (« la voix précède le texte »). Une écriture proprement rhapsodique au sens de Jean-Pierre Sarrazac, qui dit le moi et le joue, s’en joue vigoureusement. Profération du je et du jeu.
4a) Cette écriture « énoncée » est d’abord, d’un point de vue auctorial, la nécessité paradoxale de transmettre un thème biographique omniprésent : le refus de la transmission. La posture d’énonciation choisie, essentiellement monologuée, est le moyen d’expression d’une colère qui sous-tend cette exacerbation de la parole mise en scène.
Rentrer dans le mécanisme de la transmission générationnelle est de l’ordre de la transmission d’une escroquerie. Il est important qu’à certains moment certaines personnes opposent à cela des fractures extrêmement nettes et violentes en tranchant ce fil […]. Rompre avec le désir de perpétuer quelque chose qui soit l’expression tangible d’une matérialité par un signe quelconque : une maison, un terrain, un jardin, un patrimoine. Toutes formes brutales de la transmission, mais qui en sont les plus minables. Là où l’organisation de la vie dans une forêt par exemple est beaucoup plus métaphysique. Elle ne laisse pas un patrimoine tangible, elle laisse la transition d’un mouvement perpétuel. C’est ce mouvement perpétuel qui m’intéresse.7
Wijckaert offre une langue dont les composantes matérialisées et oralisées traduisent les préoccupations d’un auteur advenu à la scène dans l’écriture de son quasi testament social, à savoir le refus de se voir imposer le schéma de la reproduction biologique et familiale, terrestre en somme.
5Cette volonté d’énoncer la colère et le refus provoque énonciation et profération du moi. Ce moi mi-biographique mi-incantatoire ou fictionnel s’incarne dans une narratrice scénique revendiquée par l’auteur comme son véritable porte-parole (au sens le plus littéral). L’espace mental de Wijckaert se donne à livre ouvert comme l’expression d’une nécessité. À travers la mise en œuvre de cette narratrice omniprésente et omnipotente, on distingue la mise en œuvre d’une auto-énonciation de l’auteure (sa propre « table des matières »), cependant toujours barrée de nombreux marqueurs fictionnels qui empêchent d’y voir une pure autobiographie.
6b) Deuxième caractéristique, ce choix d’une posture auto-énonciatrice s’accompagne naturellement de textes qui ne sont pas dialogués mais faits d’une succession de monologues, des flux de pensée à émettre, à transmettre. Pour autant, la voix qui les porte n’est pas unique, et ces monologues sont traversés de diverses formes de dialogisme largement étudiées au travers des phénomènes de voix plurielles qui traversent le théâtre contemporain.
7Ce dialogisme est d’abord le rapport entre un « je » narrateur et le « tu » de l’autre soi. « Tu » qu’on aurait tort ici de réduire à l’auteure historique malgré les remarques ci-dessus, car il y a dans cette adresse contenue dans la parole un alter ego presque universel qui est tant le faire-valoir que l’inspirateur des réflexions conditionnées par l’existence de la narratrice. Ce « tu » est classiquement celui d’une écriture littéraire en miroir, traversée par la spéculation rhétorique de l’analyse et de l’introspection amère. La construction dialogique est toutefois rendue plus complexe qu’un simple rapport du « je » à « tu », car la narratrice se fait plus souvent l’écho d’une parole qu’elle rapporte à la troisième personne tout en se l’appropriant.
8Dans d’autres cas, la construction dialogique devient polyphonique et permet le relais entre plusieurs entités du même, qui s’incarnent à travers des « personnages » différents qui se répondent cette fois à l’intérieur de l’univers textuel mis en jeu sur la scène. Si c’est le cas dans Le Territoire (qui comprend des morceaux de rares mais réels dialogues entre les deux figures), c’est surtout dans Trilogie de l’Enfer (dernier texte en date)8 qu’on découvre à travers trois tableaux et trois « personnages » soliloques l’incarnation d’une seule conscience dans trois états d’âge successifs, mais inversés dans leur présentation.
9Dialogisme (d’un « je » à un « tu » ou une « elle » extérieurs au texte proprement dit), polyphonie (prise en charge narratoriale et textuelle de voix et de consciences diverses et ontologiquement distinctes), hétéroglossie même car les paroles reproduisent les contextes de leur appartenance… Les concepts bakhtiniens servent ici largement, et ils illustrent, voire incarnent le projet même de l’écriture de Wijckaert à sa source : celui de brouiller les pistes de l’énonciation, de démultiplier les vecteurs littéraires d’une auto-énonciation. Ils permettent aussi de qualifier l’évolution de cette écriture à mesure que la plume de Wijckaert se détache progressivement d’une incarnation très biographique et personnelle, qu’elle se détache de son propre auteur. Alors qu’un véritable dialogisme biographique animait en effet Table des Matières où l’auteur homogénéise en fait la surface du langage des différentes incarnations d’elle-même convoquée jusque là pour la réduire à une seule, Trilogie de l’Enfer montre une certaine évolution du processus. Wijckaert s’éloigne d’elle-même pour parvenir dans ce dernier opus en date à un jeu polyphonique qui thématise certes toujours la langue et les ressorts personnels qu’on lui connaît, mais avec un peu plus de distance, prenant un peu plus de hauteur « polyphonique » dans la manière avec laquelle sa plume la dirige vers ses personnages.
10c) Troisième caractéristique, celle de l’oralité. La posture énonciative développée par les textes de Wijckaert est particulièrement physique, car elle est logorrhéique. La « corp-oralité » prend ici tout son sens en tant qu’expression résolument corporelle d’une écriture qui ne peut se révéler que dans la voix qui l’a fait naître. Les textes de Wijckaert sont des flux, des souffles entiers ; il s’agit d’une écriture en continu qui reproduit la juxtaposition des idées qui s’enchaînent, se fait le miroir d’une voix intérieure. « Il s’agit de penser la voix comme ce qui ancre le discours dans une corporéité du texte », dit Sandrine Le Pors9. Langue en éructation, langue en prolongement direct de la pensée, ces longs solos dont les paroles occupent l’ensemble de l’espace scénique ne se font pas nécessairement le vecteur d’un sens donné. On est proche parfois d’une forme d’écriture automatique qui se serait fixée et matérialisée tant le souffle et le rythme du texte sont denses et tendus.
11d) Enfin, si cette langue élaborée ne doit rien à la spontanéité de l’oralité, mais au contraire en reproduit une forme idéalisée sous la plume de l’auteure, elle le fait au travers d’un style syntaxique et lexical d’une personnalité propre. Au titre de la syntaxe, cela se produit grâce à des procédés somme toute classiques10 :
- construction d’un pseudo discours rapporté à la troisième personne : « dit-elle », « dit-il »
- discours indirect libre
- adresses en dehors : « quant à toi », « et vous donc », « mesdames et messieurs », « j’attends », …
- incises en dedans, et marques de digression : « et donc », « bref », « que sais-je encore », …
- rythme de répétitions saccadées, ou enchaînements rapides
- mise en relief et fréquente inversion « non naturelle » des adjectifs ou des possessifs : « rancunière ardeur », « humaine oreille », « terrestre consistance », « insatiable danserie », « l’existentielle reddition », « la mienne existence », « la vôtre compassion », … et mille autres exemples possibles encore.
Au titre du lexique, l’évacuation de la parole sous la plume de Wijckaert embrasse une langue soignée et un brin caricaturale et archaïsante, dont la pléthore lexicale et adverbiale n’est qu’un nouveau reflet du thème de la colère et du refus sur lequel est bâtie la posture littéraire déjà décrite. Juxtaposant des mots tour à tour rares ou vulgaires, Wijckaert délivre d’abord une langue d’une organicité quasi rabelaisienne, colorée de noirceur et d’amertume dans l’évocation de la mort, d’un biologisme cru, ou porteuse du motif incessant de la transmission filiale et familiale.
12À travers cette truculence, cette langue explore la matérialité de ses composantes, multipliant le recours à des sonorités et des détours qu’en effet la parole dite viendra le mieux illustrer :
- adverbes emphatiques : nonobstant, subséquemment, …
- mots rares et choisis dans leur valeur quasi plastique, mis en relief avec une dimension archaïsante mais surtout jubilatoire : « cacochyme (cacochyme : vieux et faible, débilisant ; usage « vieux ou plaisanterie » nous dit le Robert) ; « empyrée » (antiq. : la plus haute des quatre sphères célestes, séjour des dieux) ; « nullipare » (se dit d’une femme qui n’a jamais accouché) ;…
- richesse ironique des associations de mots : « incontinente béatitude potentielle » ; « séminale débauche pléthorique » ;…
La première caractéristique de l’écriture de Wijckaert est au final son épaisseur, que le lecteur étreint véritablement. Si « le dire » est d’emblée contenu dans « l’écrire », si l’oralité déclenche l’écriture, l’écrire implique à son tour nécessairement le dire, presque par nécessité. Phénomène connu, la présentation typographique s’en fait l’écho de telle sorte que le lecteur du texte est presque naturellement invité à dire tout haut, pour lui-même, le texte qu’il découvre et qui l’absorbe, face auquel il doit lui-même reprendre son souffle. La lecture purement mentale est impossible tant la configuration matérielle de cette parole s’invite naturellement dans l’écho qui est produit par les pages. Et quand elle est dite sur scène, la langue de Wijckaert demande une respiration, de véritables temps morts pour l’oreille, des périodes d’assimilation pour l’acteur et l’auditeur.
13Que ce soit dans l’extrême absence ou dans l’extrême présence, la parole s’est pliée tel un instrument à l’évolution du projet dramaturgique de Martine Wijckaert. Dans l’acquisition de son langage scénique et dramatique personnel, Wijckaert a d’abord su dompter dans des scripts restés privés les mots de ses intentions artistiques pour donner progressivement corps à une écriture de plateau dans laquelle elle a pu réaliser petit à petit sa conception théâtrale essentiellement scénographique et plastique, et grâce à des comédiens desquels elle commença surtout par apprivoiser les corps et les mouvements. Ceci jusqu’à l’assèchement complet de la parole sur scène. Une fois maîtrisées les différentes composantes de la scène, Wijckaert s’est autorisée à y lâcher sa plume et à inonder de son Verbe une scène qui devait parler pour qu’elle soit capable de s’y livrer elle-même. Même si la thématisation biographique a toujours traversé les projets scéniques personnels de Martine Wijckaert (l’amour, le couple, la solitude, …), la priorité dramatique qu’elle donne désormais aux convictions sociales et sociologiques tirées de sa propre expérience devait pouvoir emprunter le torrent de ses propres mots.
Bibliographie
Bibliographie
Chenetier, Marion, L’oralité dans le théâtre contemporain, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010.
Kalisz, Richard, « Martine Wijckaert, une conscience aiguë de la mort qui fait vivre à en crever », entretien avec Wijckaert, Martine, in Répertoires – SACD, n° 33, 2002, p. 6-8.
— , Table des Matières. Récit, Paris, Éditions L’une et l’autre, 2008 (contient Ce qui est en train de se dire ; Table des Matières ; Le Territoire).
— , Trilogie de l’Enfer, Paris, Éditions L’une et l’autre, 2011.
Notes de bas de page
1 Les éléments discutés ci-dessous ont fait l’objet d’une publication plus nourrie et exemplifiée dans le n° 115 de la revue Alternatives Théâtrales.
2 Entretien avec l’auteur, le 8/10/10.
3 Idem.
4 Martine Wijckaert, Table des Matières. Récit, Paris, Éditions l’une et l’autre, 2008 (contient Ce qui est en train de se dire ; Table des Matières ; Le Territoire).
5 « Martine Wijckaert, une conscience aiguë de la mort qui fait vivre à en crever », propos recueillis par Richard Kalisz, dans : Répertoires – SACD, n° 33, 2002, p. 6-8.
6 Sandrine Le Pors, Le théâtre des voix, à l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, op. cit.
7 Entretien avec l’auteur, le 8/10/10.
8 Martine Wijckaert, Trilogie de l’Enfer, Paris, Éditions L’une et l’autre, 2011.
9 Op. cit., p. 33.
10 Marion Chenetier, L’oralité dans le théâtre contemporain, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010. Cité in Sandrine Le Pors, op. cit., p. 34.
Auteur
Université Libre de Bruxelles / Dépt. Langues et Lettres Centre de Recherche sur les Arts et le Langage, EHESS
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