Mutisme et mutations du corps dans Venus de Suzan-Lori Parks
p. 161-170
Texte intégral
1A qui appartient la voix de Vénus ? On pourrait voir en cette question l’enjeu dramatique plus profond de la pièce éponyme, derrière les luttes pour la possession physique de la jeune femme. Suzan-Lori Parks (1963), dramaturge afro-américaine, prend pour sujet la Vénus Hottentote, personnage historique exhibé comme phénomène de foire à Londres puis à Paris au début du XIXe siècle en raison de son physique atypique par rapport aux canons européens : outre sa couleur de peau, associée à la sensualité, son postérieur proéminent et ses lèvres protubérantes (celles de sa bouche comme de son sexe – homophonie qui établit le lien entre voix et sexualité, la seconde étouffant la première) fascinent et repoussent tout à la fois – « horror and fascination » (160)1. Présentée comme le dernier maillon de la chaîne des êtres, le lien entre l’humain et l’animal, elle est un oxymore vivant, ce que reflète en premier lieu le nom de scène qu’on lui a imposé. Avec la déesse homonyme, elle a de commun le pouvoir érotique, celui d’entraîner une pulsion irrésistible chez les spectateurs masculins, qui ne peuvent se retenir de la palper : « A CHORUS MEMBER : if I’m really quick I’ll stick/my hand inside her/cage and have a feel/if no one’s looking » (15)2. En revanche, puisqu’elle est perçue comme le contraire des idéaux de beauté européens, son attraction n’est pas d’ordre esthétique : le regard sur Vénus est purement transitif, la perception visuelle du corps étant instrumentalisée au service d’une consommation immédiate passant par le toucher.
2Parks crée les conditions du mutisme de son héroïne en proposant un personnage qui fait spectacle à lui tout seul par sa décontextualisation et son exotisme relatif. Vénus a bien des particularités physiques plus marquées que la moyenne, mais elles ne sont pas exceptionnelles non plus chez les femmes Bochimans et Hottentotes3, si ce n’est qu’elle a la mauvaise fortune de travailler comme domestique dans une famille de colons qui sait détecter son potentiel de freak et l’envoyer à l’étranger pour l’exploiter. Il est évident tout au long de la pièce que Vénus est douée de parole, et même qu’elle manie celle-ci avec intelligibilité et intelligence, puisqu’elle parvient à devenir multilingue. Mais la monstruosité prêtée à son corps par les spectateurs entraîne l’éventualité d’un blocage vocal – comme si le trop-plein visuel de ce corps hors-normes empêchait l’émission de la voix, ou rendait la possibilité de celle-ci insupportable pour ses contemporains. On peut envisager ici au moins deux tentatives d’explication : d’abord, si l’on suppose que la parole entretient un rapport mimétique et métonymique avec le corps qui l’émet, entendre Vénus s’exprimer serait non seulement redondant mais difficilement tolérable. La voix imaginée de Vénus – et qui ne lui est jamais prêtée directement dans la pièce –, c’est celle de la langue des Hottentots, langue fantasmée car inconnue ou hermétique, faite de la répétition de clics énervants et monotones plus proches de cris d’animaux que d’une langue articulée. Les montreurs de Vénus n’essaient même pas de lui faire parler en scène un patois hottentot pour confirmer, par ajout de couleur locale, son statut d’hybride humain-animal – comme si le dégoût auditif dépassait en intensité l’horreur visuelle. Deuxième tentative d’explication, si au contraire voix et corps entraient dans une relation de disjonction, c’est-à-dire si Vénus se mettait à parler normalement, à rebours des attentes de ses spectateurs, les certitudes raciales et racistes de ceux-ci s’effondreraient – et par là aussi, l’exhibition, qui joue sur la liminalité entre bête et homme, perdrait de son intérêt, puisque Vénus apparaîtrait résolument du côté de l’humain. Le personnage propose d’ailleurs à sa montreuse de réciter de la poésie pour redonner de l’attractivité à un spectacle trop fade (60), mais la commerçante comprend que tout l’intérêt de l’exhibition réside justement dans le mutisme de la créature.
3La Vénus est donc présentée comme un personnage à la voix empêchée, qui lutte pour avoir droit à la parole, aussi bien littéralement (sur scène) que métaphoriquement (hors-scène). Lorsque Vénus est privée de voix, il n’y a pas pour autant absence de parole, mais plutôt déplacement, réinterprétation et prise en charge par d’autres des mots de celle que l’on fait taire. Ce sont les procédés de ce rapport de substitution, de métaphorisation de la voix qui vont faire l’objet de cette étude. Il s’agira de tourner autour de la Vénus, comme les spectateurs autour de sa cage, c’est-à-dire de proposer une tentative de circonscrire la voix du personnage à l’image du traitement que lui fait subir Parks : fragmentaire, plurielle, mobile.
Mises à distance : oxymorts
4Parks choisit de présenter la vie de Vénus dans son contexte historique. Son œuvre est traversée par la question de l’écriture de l’Histoire, elle-même proposant une réécriture performative et correctrice sous forme de « dé-remembrement » (dis-re-memberment ; si le dismemberment existe avec la même portée sémantique que son équivalent français, le rememberment est un néologisme, sans doute choisi parce qu’il fait écho à la fois à la version française du terme, et à l’anglais remember, signifiant se remémorer). Cette construction oxymorique et polysémique annonce et concentre les difficultés logiques et épistémiques posées par l’exercice ; Venus étant la seule pièce de la dramaturge à ce jour à aborder un sujet non américain, bien que son système dramaturgique et linguistique idiosyncratique y soit reconnaissable. Il s’agit d’un théâtre qui fait exister le monde par une parole mythique plutôt que dans un souci de vraisemblance réaliste, mais la recréation dramatique d’événements réels reste un procédé atypique dans l’œuvre de Parks, qui aborde généralement un passé spectral à partir d’un ancrage dans le présent – ce qui ne veut pas dire que le mode de présentation ne soit pas problématisé dans ce cas. D’abord, la dimension dramatique de plongée dans l’Histoire est constamment mise à distance par la présence épique d’un personnage, le Nègre Résurrecteur (Negro Resurrectionist), ancien déterreur de cadavres reconverti en gardien de prison, et dont les professions successives illustrent et littéralisent le rapport de Parks à l’Histoire. Ce Nègre Résurrecteur annonce le titre des scènes à venir, créant une forme d’équivalent vocal des pancartes brechtiennes ; en plus d’être le guide du déroulement de la fable, il signale l’intégration au texte dramatique de documents historiques sous forme de notes en bas de pages (footnotes – littéralement, notes de pied, autre manière de renvoyer à l’isotopie du dépeçage), qu’il lit après avoir renseigné leur nature. Enfin, il est doué d’un statut hybride, puisqu’il intervient aussi dans la pièce et s’adresse à Vénus.
5Cette bâtardise ontologique de passeur entre la vie et la mort, le passé et le présent, l’épique et le dramatique qui caractérise le Nègre Résurrecteur est aussi par moments étendue à Vénus elle-même. Par exemple, dans la scène d’ouverture, l’annonce de la mort de Vénus et de l’impossibilité du spectacle est faite sur le ton d’une réclame d’avant-spectacle et au son des roulements de tambour. Les voix des personnages circulent, se reprennent et se répètent – jusqu’à ce que Vénus elle-même, qui ne devrait logiquement pas intervenir, ou n’être présente que comme cadavre, ne reprenne l’annonce sans en changer un mot, mais avec un effet évidemment tout autre (11 et 13) – exemple de répétition, de circulation vocale à l’identique qu’une recontextualisation resémantise radicalement. Vénus apparaît aussi plus tard au moment où un médecin lit le rapport de la dissection de son corps (scène 6). Ce qui revient finalement à insister sur le statut spectral du personnage, et plus largement de toute recréation historique, voire de toute prise en charge scénique du texte écrit.
Évidement et recouvrement : la mise en absence du personnage
6Autre forme de mise à distance, la présence de fragments d’une parodie de pièce d’époque sur le phénomène de la Vénus hottentote, Pour l’amour de la Vénus. Les bribes disséminées tout au long de la pièce qui les encadre permettent de retracer une fable élémentaire : celle d’un jeune fiancé, qui perd la tête et s’éprend de la Vénus au point de délaisser sa future épouse. Celle-ci, à l’aide de sa belle-mère, met en place un stratagème : au lieu de lutter par la raison contre l’irrésistible pouvoir d’attraction de la Vénus, la jeune femme se déguisera en Hottentote pour reconquérir son fiancé, avant de retirer sa seconde peau et de laisser apparaître son être véritable. La pièce dans la pièce est d’abord un commentaire ironique sur l’écriture théâtrale et le geste de mettre en scène l’Histoire qu’effectue Parks elle-même, avec toutes les déformations plus ou moins assumées que la démarche implique. C’est aussi une manière, à travers une exposition grotesque de la mentalité des contemporains, de présenter une Vénus absente, de mettre en scène les discours dont elle fait l’objet sans jamais qu’elle n’apparaisse comme personnage sur le plateau dans la mise en abyme. Et pourtant, elle est omniprésente en tant que sujet obsessionnel et moteur dramatique. En somme, elle reste périphérique, pur objet de discours, et pourtant centrale sans jamais pouvoir être saisie : comme les spectateurs attroupés autour de sa cage, on reste à proximité du phénomène mais sans pouvoir s’en emparer. Cette pièce interne permet aussi de mettre au jour les discours sur la Vénus non plus d’un point de vue (pseudo) scientifique et racial, mais fantasmés à travers une prise en charge fictionnelle. La Vénus réelle (ou du moins sa représentation) est la grande absente de ces extraits, mais sa voix présumée n’en est pas moins reconstruite par les personnages, en particulier lors de l’épisode final (scènes 8 et 4) du déguisement, qui exige une explication de la part de la fiancée, qui doit s’assurer que la perte de son costume d’Hottentote n’affectera pas les sentiments de son bien-aimé. La fausse Vénus s’explique alors à l’aide des clics attendus : « They click and cluck at each other » (135)4, et un prétendu interprète au fait de la ruse assure une traduction allant dans le sens requis. La jeune femme finit par se débarrasser de sa peau noire et retrouve alors la parole immédiatement à l’issue de la métamorphose : « She removes her disguise. / THE BRIDE-TO-BE : Dearheart : your true love stands before you » (156)5, ce qui est une manière de rejouer l’origine du terme hottentot : onomatopée reposant sur l’impression de bégaiement laissée par une voix incompréhensible, et dont tous les phonèmes paraissent semblables, le mot tend un miroir à celui qui l’emploie plus qu’il ne renseigne sur son référent.
7On a là affaire à une technique poétique que Parks dit emprunter au jazz, le rep & rev (abréviation de repetition and revision – répétition et reprise), et qui caractérise l’ensemble de son œuvre théâtral. Ce rep & rev est souvent envisagé dans ses implications rythmiques et sonores, auxquelles il faut adjoindre les jeux de langage et mises en rapport sémantiques que la musique seule ne permettrait pas.
Déplacements : répétition et variation
8Enfin, la mise à distance de la voix de Vénus est assurée par la déformation de sa langue d’expression supposée. La montreuse de Vénus, qui lui parle tout à fait normalement hors-scène et discute même avec elle de ses conditions de travail et du contenu du spectacle, décide pour attiser l’intérêt du public de faire parler le monstre. Mais il n’est pas question d’entrer réellement en dialogue dans un anglais articulé avec le dernier maillon de la chaîne des êtres, ce qui contredirait le propos de l’exposition. L’échange mis en place substitue à la langue parlée le langage du corps. Comme une bête de cirque, Vénus est sommée de répondre à l’aide de coups de pied aux sollicitations de la montreuse, qui annonce que « Thuh kick is native for them Hottentots. […] They do one kick for our “move uhbout” / 2 kicks means uh well “pass thuh meat” / They mix it with thuh toes n heel : uh whole language of / kicks / very sophisticated / for them of course » (55)6. Parks non seulement donne à voir une scène comique, dont elle précise dans une didascalie qu’elle ressemble à du catch (55), mais plus profondément – ce qui est difficile à rendre en traduction –, elle effectue des déplacements linguistiques qui reflètent et redoublent la mise à distance de Vénus. Le coup de pied (kick) entretient un rapport au clic (click) hottentot de l’ordre de la paronomase ; en opérant une légère modification du signifiant, Parks renvoie ironiquement à un signifié qui en définitive est celui qu’anticipent les spectateurs de la jeune femme : puisque le langage des clics hottentots est assimilés à des cris d’animaux, changer de medium, passer de la voix au langage du corps et aux coups de pied, ne modifie en rien le regard du voyeur et ses attentes. Le fait que la paronomase n’entraîne pas ici d’écart sémantique des signifiés est un commentaire malicieux sur les spectateurs de Vénus. Les définitions prêtées au nombre de coups de pied ne sont pas innocentes non plus : bouger, c’est ce qui est constamment ordonné à Vénus, qui doit se mettre à danser sur commande, tout en restant enfermée ; et « passe la viande » renvoie au corps même de Vénus, à son destin de chair à anatomiste, et ce pourrait être l’exclamation du spectateur à son entrée dans la salle. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres d’exploitation d’une figure de rhétorique dont Parks fait un usage régulier. Le spectacle est débâcle – spectacle/debacle (17) –, le nègre est déterreur de cadavres (nigger/digger, jeu de mot récurrent), et la proximité sonore des signifiants envahit les signifiés, qui, dans le contexte de la pièce, finissent par devenir, sinon synonymes, du moins sémantiquement proches, ce qui renverse leur emploi conventionnel7.
9Le jeu se prolonge à l’aide d’une série d’antanaclases, qui fonctionnent sur le même principe, avec pour différence l’absence de modification du signifiant, générant un trouble plus profond que l’écart paronomastique repérable. Parks crée des relations logiques qui unissent les signifiés, ce qui met en valeur l’absurdité de certains raisonnements : si Vénus a un derrière proéminent, un lien de cause à effet sonore veut qu’elle soit derrière les autres, en bas de l’échelle des êtres : « She bottoms out at the bottom of the ladder » (45)8. Si Vénus est maintenue prisonnière par la force, c’est parce que c’est la condition pour qu’elle soit donnée en spectacle et applaudie (autre sens de clap que la situation invite à restituer même s’il n’est pas activé ici), et elle finit par mourir d’une maladie vénérienne, ironie tragique voulue par son destin onomastique (146)9. Ailleurs, sa mort est interprétée comme le résultat de son « exposition » (exposure), qui désigne à la fois, d’un point de vue médical, l’exposition au froid (elle est après tout forcée de rester nue dans un climat peu propice au dénudement) et l’exposition aux yeux des autres. Le regard des spectateurs est par ce rapprochement désigné comme mortifère et la curiosité comme l’inoculatrice du mal.
Normalité du monstrueux, monstruosité du normal
10En concurrence avec ces procédés de mise à distance, la véritable voix de Vénus est aussi donnée à entendre, dans les moments où la protagoniste n’est pas donnée en spectacle contre son gré. Parler de véritable voix est d’ailleurs problématique, puisque la Vénus hottentote historique n’a laissé aucune trace vocale ou écrite. Tout discours sur la Vénus est donc rapporté. Lorsque Parks donne la parole à son héroïne, ce n’est donc pas contre les autres sources, c’est dans un rapport de tension et de complémentarité qu’elle se place, en réinventant une partie manquante de l’histoire, dans un rapport d’incarnation métonymique avec le corps de la Hottentote : « Yes, the play itself is that : it’s what didn’t get used up or chopped up. It bears her name, now it is her body, her resurrection »10 (Parks, citée par Geis 92). Ce qui n’a pas été épuisé ou haché menu, c’est tout sauf le cadavre disséqué et conservé dans la saumure à l’issue d’une autopsie dans un autre type de théâtre, et dont les conclusions n’ont pas été à la hauteur de l’originalité supposée de la Vénus. Cette résurrection n’est pas sans ironie, puisqu’elle est le résultat d’un déterrement des os enfouis, et qu’il faut, d’après la démarche, de l’auteur « hear the bones sing »11 (Parks 1995, 4) après un long silence. Le processus d’« incorporation du passé » (incorporation of the past) fonctionne à double sens : il est question à la fois d’incarner (et de faire de ces voix recréées les supports d’une prise en charge physique12), et d’imprimer à la dramaturgie les marques de la fabrication de l’Histoire, c’est-à-dire de montrer l’artifice qui sous-tend cette mise en voix. C’est donc un corps rapiécé, aux coutures visibles (rhapsodique, pour reprendre la terminologie de Jean-Pierre Sarrazac), qui est montré. Ce qui a des implications dramaturgiques en miroir : les prises de parole de Vénus, qui sont encadrées, interrompues constamment par les notes en bas de pages, la pièce mise en abyme, les commentaires de plusieurs groupes de personnages qui se rassemblent périodiquement pour former un chœur… La fable retraçant le parcours de Vénus, de ses origines comme domestique en Afrique dans une ferme de colons à sa mort et à sa dissection, progresse de manière linéaire et chronologique – mais l’avancée est constamment perturbée par l’intervention d’éléments étrangers, qui à la fois interrompent, nourrissent et mettent en perspective le récit. De même, la pièce mise en abyme est linéaire, mais seules quelques scènes sont données à voir, ce qui illustre formellement le discours sur le dépeçage ; et la progression des scènes se fait sous la forme d’un décompte (après l’ouverture, on commence à la scène 31 pour finir à la scène 1), manière de signifier une avancée sans avenir, ou plus théâtralement, l’épuisement progressif de la représentation, et l’échec de la saisie de Vénus ; et dans tous les cas, le retournement, c’est-à-dire la mise à distance, du mode dramaturgique attendu, fondé sur une progression accumulative à visée épistémique.
11Finalement, la voix de Vénus est d’une grande banalité : d’abord, d’un point de vue syntaxique, grammatical et même sonore, elle n’est pas distinguée des autres voix, alors même que Parks utilise un système de notation phonétique qui permet de rendre compte de la prononciation de certains mots en fonction du locuteur et du contexte – et rendrait donc possible la prise en compte de ce genre d’écarts. Ensuite, d’un point de vue sémantique, le discours de Vénus ne fait qu’épouser la mentalité de ses contemporains et n’a donc rien de celui d’un « bon sauvage ». Comme le rappellent les quelques scènes d’un procès devant une cour londonienne pour « exposition indécente » insérées dans la pièce, l’attitude de Vénus, le contrôle qu’elle souhaite exercer sur son corps reprennent les principes de l’Habeas Corpus (74). Elle va même jusqu’à s’approprier le propos raciste dont elle est victime, certes dans le cadre d’une stratégie de défense : menacée de rapatriement et accusée de « noircir l’honneur » de son « beau pays » d’accueil, elle plaide pour qu’on lui laisse la possibilité de « laver sa marque noire » (82)13. Son ambition personnelle est d’amasser une fortune et d’obtenir son indépendance, dans le but final de renverser les rôles, de se retrouver en position de pouvoir et d’être servie à son tour (137-138) par une jeune domestique.
12Mais l’évidence est niée par les médecins qui l’examinent, et lorsque les capacités intellectuelles parfaitement normales de Vénus deviennent trop évidentes, ils s’empressent d’en faire un génie, un hapax. Pour que leur théorie garde tout son sens, il faut que les horizons d’attente soient respectés, que les Hottentots parlent mal, et que tout écart avec les préjugés fasse figure d’exception. « Yr a linguistic genius ! / Everybody agrees »14, confie le Baron Docteur à Vénus (139). Parce que sa voix est normale, Vénus n’en devient que plus monstrueuse, à cause du phénomène envisagé en introduction, l’insupportable disjonction entre corps étrange (r) et voix familière.
13« The Britsll eat it up » (23)15, annonce le premier « agent » de Vénus, sans se douter de la réversibilité de son affirmation. Car la crédulité des spectateurs anglais – puis français – est doublée d’une insatiable curiosité qui finit par dévorer sa proie. Dans cette performance de la monstration, où donner à voir suffit à faire théâtre, dans une réduction a minima de la définition du medium, l’hypertrophie visuelle risque à tout instant de bâillonner les tentatives de mise en voix. Pour que Vénus ne soit pas non plus atteinte du mutisme métaphorique que représenterait une illustration vocale de sa monstruosité corporelle, Parks contourne le didactisme pour inscrire dans la chair de la langue l’absence d’écart linguistique du personnage. Reprenant le système de notation développé dans l’ensemble de son œuvre16, la dramaturge impose une oralité contrainte aux futures mises en scène, en donnant des indications de prononciation. En empêchant les tentations de différentiation vocale, elle signifie l’assimilation de l’étrangère, son ingestion à la fois de et dans la langue de l’autre, dans une autre métaphore de dévoration réversible. Alors que le réalisme exigerait qu’elle parle un anglais accentué, déformé par ses habitudes de locutrice hottentote et néerlandophone, les marques de son apprentissage sont passées sous silence. Le conformisme de la voix de Vénus la fait se fondre et se perdre dans celle des autres, ce qui contribue à mettre en doute son statut ontologique : s’agit-il de « résorber les contours du personnage individué pour lui préférer un partage de voix incluant des identités indécises ou […] [de] faire disparaître le personnage dans un paysage sonore absorbant bruits et rumeurs environnants »17 ? L’effet d’indétermination laissé par la voix de Vénus est-il dû à la prise en charge collective de celle-ci, ou à son absorption trop parfaite du discours de l’autre ? Il semble que les deux axes se croisent, et qu’il y a à la fois évidement et (dif) fusion du personnage. En creusant pour retrouver l’individu, on ne trouve que des voix autres que la sienne, des sources secondaires, des filtres, qui marquent l’éloignement avec leur objet alors que celui-ci reste central. Cet artifice linguistique rejoint finalement l’exigence posée par la représentation du corps de Vénus. Si le personnage est le plus souvent joué par une actrice noire voluptueuse, aucune n’a jusqu’ici possédé des caractéristiques physiques approchant celles de la Vénus historique ; quelle que soit la solution de mise en scène retenue (postérieur postiche pour accentuer l’exceptionnalité mais révélant l’artifice ; nudité pour insister sur l’avilissement subi mais transférant sur la seule couleur de peau la marque du monstrueux), le corps peut difficilement être restitué dans son intégrité. En proposant un mimétisme visuel impossible, Parks place tout compte fait corps et voix sur le même plan, celui de l’éloignement référentiel. La mise en présence la plus élémentaire devient donc le paravent d’une absence obligée.
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Bibliographie
Badou, Gérard, L’Enigme de la Vénus Hottentote, Paris, Payot, [2000] 2002.
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London, Todd, « Epic-Cure : History That Heals », American Theatre 11, n° 6 (1994), p. 43-45.
Parks, Suzan-Lori, The America Play and Other Works, New York, Theatre Communications Group, 1995.
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Sarrazac, Jean-Pierre, L’Avenir du drame, Belfort, Circé, 1999.
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Notes de bas de page
1 « Horreur et fascination » [ma traduction, ici comme dans le reste de l’article]. La pagination fait référence à l’édition de la pièce publiée par Dramatists Play Service (New York, 1995-1998). L’oeuvre a été traduite en français par Jean-Pierre Richard, et jouée (mise en scène, Cristèle Alves Meira, création à l’Athénée le 11 mars 2010) ; mais la traduction reste à ce jour inédite. Nous signalerons dans la suite de cet article les références à la pièce par les mêmes mentions de page, sans redonner le titre de l’œuvre.
2 « MEMBRE DU CHŒUR : si je suis vif je passerai/la main dans sa/cage et je tâterai/ si personne ne regarde ».
3 Gérard Badou, L’Enigme de la Vénus Hottentote, Paris, Payot, [2000] 2002, p. 46.
4 « Ils se parlent en cliquant et caquetant ».
5 « Elle enlève son déguisement. / LA FUTURE FIANCÉE : Mon cœur : tu as devant les yeux ton véritable amour ».
6 « Le coup de pied est naturel chez les Hottentots. […] Ils donnent un coup de pied pour dire “bouger” / 2 coups de pied veut dire euh eh bien “passe la viande” / Ils ajoutent à ça les doigts de pied et le talon : tout un langage de coups de pied très sophistiqué / pour eux bien sûr ».
7 « Parks se lance dans un nouveau récit national à l’aide de calembours, tous auto-contradictoires » (London 44). Parmi les exemples donnés, on trouve hole (trou)/whole (tout) ; forefather (ancêtre)/faux-father (faux-père), avec un jeu de mots redoublé sur foe (ennemi) ; founding father (père fondateur)/foundling father (père orphelin) (« Parks broaches a new national narrative by means of puns, all self-contradictory »)
8 « Elle s’enfonce au fond de l’échelle » – le polyptote entrant dans un jeu d’écho avec un autre « bottom » omniprésent, soit le « postérieur » distinctif de Vénus.
9 « We’ll clap her into jail. / And if her clap runs its course, well / Thats fate » [On la jettera en prison / Et si sa chaude-pisse suit son cours, eh bien / C’est le destin »).
10 « Voilà ce qu’est la pièce : c’est ce qui n’a pas été épuisé ou haché menu. Elle porte son nom, c’est maintenant son corps, sa résurrection ».
11 Il faut faire chanter les os.
12 « Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les mots, c’est de voir comment ils influencent les acteurs et les metteurs en scène, et comment ces gens-là transcrivent physiquement ces aberrations verbales ». (« I am most interested in words and how they impact on actors and directors and how those folks physicalize those verbal aberrations ») (Parks 1995, 10)
13 En anglais : « blacken-up the honor of our fair country […] I could wash off my dark mark ». Parks rappelle ici le symbolisme moral des couleurs (le « beau pays » signifiant aussi le « pâle pays », « noircir » renvoyant à la culpabilité, etc.). La dramaturge active ces lieux communs culturels au moment même où Vénus est sommée de se défendre d’un crime qu’elle n’a pas commis, et dont les coupables sont blancs – ce qui a pour effet de « blanchir » ironiquement la nouvelle Lilith, dans un jeu de chiasme.
14 « Tu es un génie des langues ! / Tout le monde s’en accorde ».
15 « Les Angliches goberont ça ».
16 Voir en particulier l’essai « Elements of style », Parks 1995, 17-18. On a pu comparer le mode d’écriture de Parks à celui d’une partition musicale – ce qu’elle ne renie pas, puisqu’elle recourt fréquemment à des métaphores liées au jazz. Shawn-Marie Garrett relève que Parks « a l’air de transcrire un spectacle » (« she would appear to be transcribing performance ») (Whetmore et Smith-Howard 15), ses nuances orthographiques privilégiant d’ailleurs le lecteur par rapport au spectateur, et irritant à ses débuts plus d’un metteur en scène, qui n’en comprenaient pas l’intérêt.
17 Sandrine Le Pors, Le Théâtre des voix : à l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, op. cit., p. 41.
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« Où est ce corps que j’entends ? »
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