La voix nomade dans le théâtre anglais contemporain
p. 149-160
Texte intégral
1A l’instar de Beckett, l’œuvre de Kane suit une évolution qui la fait passer du mode spectaculaire et frontal du InYerFace, avec des pièces « scandaleuses » comme Anéantis ou Purifiés, au mode vocal pour ne pas dire « tonal »1 : Kane en Per-se-phone. Si, comme En attendant Godot et Fin de partie, Anéantis et L’Amour de Phèdre retiennent l’idée de structure, de personnages, de dialogues et n’invalident le principe dramatique traditionnel que de l’intérieur – sur le mode de l’implosion somme toute –, Purifiés puis, plus radicalement, Manque et 4 : 48 Psychose, comme Pas moi ou Berceuse et ultimement Souffle de Beckett par exemple, en finissent une fois pour toute avec le théâtre traditionnel et définissent les modalités d’un nouveau théâtre fait autant pour l’oreille que pour l’œil. De même que l’œuvre de Beckett se lit comme une œuvre de l’épuisement dirigée toute entière vers le moins ou vers le moindre, l’œuvre de Kane répond à un véritable processus d’épuration (au sens de recherche de la pureté) : au fil de l’œuvre, on voit se mettre en place une lente agonie du genre théâtral qui inscrit la spectralisation du corps et avec lui, de la pièce traditionnelle : alors que les personnages d’Anéantis sont nommés (Ian, Cate) et évoluent dans un décors qui, avant qu’il soit bombardé, correspond peu ou prou à celui de la comédie de mœurs, ce sont des lettres qui remplacent les personnages dans Manque (ABCM), comme dans un souvenir beckettien (voir Berceuse, par exemple, ou Film), où évoluent des personnages qui ne sont désignés que par l’initiale du nom, toujours in absentia, qu’ils portent. Enfin, dans la dernière pièce de Kane, la lettre est remplacée par l’anonymat des tirets : ce sont donc des voix dont on ne saurait dire ni le sexe ni l’âge qui sont données à entendre, des voix audibles, souvent, mais intérieures aussi : des voix dans le silence et dont le bruissement est signalé par un simple tiret, puis par une absence de tiret. On n’a plus même la certitude que la parole est prise : « Just a word on the page and here is the drama », écrit Kane dans 4 : 48 Psychosis.
2C’est donc un théâtre de la voix qui se fait jour sous la plume inspirée de Kane : la voix, chorique, parle la mémoire ou l’expérience collective. Elle dit l’intime et le politique à la fois. Elle livre la blessure intérieure pour mieux évoquer le traumatisme d’une société voire d’une humanité entière. Mais le paradoxe est tout entier là : plus le corps s’absente, plus il est envahissant : Amédée, ou comment s’en débarrasser. Ce théâtre de la voix s’impose, qui simultanément éradique et parle le corps meurtri. La blessure ampute, déforme, défigure et finit par effacer le corps. La voix, seul témoin du corps martyr (on se souvient que par étymologie, le martyr est le témoin), s’élève sur la scène contemporaine, comme une sorte de « métacorps »2 qui parle un corps qu’elle spectralise à la fois. On envisagera comment la scène contemporaine anglaise donne à entendre des voix « déprises », qui à l’heure de la globalisation, fusionnent les identités, et comment seules ces voix « dégagées » du prisme identitaire permettent, paradoxalement, de dire l’intime3. Cette analyse nous mènera de Crimp à l’une des dramaturges les plus novatrices du théâtre anglais contemporain, debbie tucker green [sic].
3La spectralisation du corps n’est nulle part plus patente que dans le théâtre de Martin Crimp. Crimp confie qu’il écrit deux sortes de théâtres :
J’ai délibérément développé deux méthodes d’écriture pour le théâtre : la première consiste à construire des scènes dans lesquelles les personnages jouent une histoire de manière conventionnelle, comme par exemple dans La Campagne, l’autre consiste en une forme de théâtre narrativisé dans lequel l’acte de raconter l’histoire est lui-même théâtralisé, comme dans Atteintes à sa vie, ou Cas d’urgence plus rares (Tout va mieux)… Dans la deuxième manière, l’espace dramatique est un espace mental, pas un espace physique.4
Ce théâtre de l’espace mental, « narrativisé », comme le qualifie Crimp, fait la part belle à la voix. Le personnage n’y existe que comme narrateur ou comme sujet de la diégèse : le récit de l’événement se fait événement du récit. C’est ainsi que les voix qui s’entremêlent dans Attempts on Her Life tentent de « remembrer » le personnage absent – Anne « l’absente de tout bouquet » – au sens où elles en reconstruisent le souvenir et où elles en convoquent le spectre. Anne est ainsi le personnage principal de la pièce, celle dont on parle, celle qui est parlée, mais dont la voix propre reste à jamais muette. Tout se passe comme si le moi intime d’Anne ne pouvait se révéler que dans la parole de l’autre. Ce phénomène, qui radicalise une pratique déjà utilisée par Crimp dans The Treatment5 et permet de penser les deux œuvres comme un diptyque articulé autour de l’épicisation du drame et de la dramatisation du processus de narration. L’épisation du drame et la dramatisation du processus de narration sont précisément les deux composantes essentielles de la trilogie de courtes pièces que Crimp propose sous le titre de Face au mur et qui regroupe, Face au mur, Bleu ciel bleu et Tout va mieux, et dont voici l’incipit :
1 Oui ? dit la réceptionniste, Que puis-je faire pour vous ? Comment puis-je vous aider ? Qui désiriez-vous voir ? Avez-vous rendez-vous ?
2 Il lui tire une balle dans la bouche.
1 Il lui tire une balle dans la bouche et s’engage dans le couloir.
3 D’un pas assez rapide
1 Il s’engage – bien – oui – d’un pas assez rapide dans le couloir – ouvre la première porte qu’il voit.
3 Entre directement.
1 Entre directement.
2 Oui ? dit le maître d’école, comment puis-je vous aider ?
1 Lui tire une balle dans le cœur.
3 Tire une balle droit dans le coeur du maître d’école.
1 Les enfants ne comprennent pas – ils ne saisissent pas immédiatement ce qui se passe – qu’est-il arrivé à leur maître ? – ils ne comprennent pas – rien de semblable n’est jamais / arrivé avant.
3 Rien de semblable n’est jamais arrivé avant – mais ils comprennent – bien sûr qu’ils comprennent – ils ont vu ça à la télé – ils ont eu la permission spéciale de rester un peu plus tard et ils ont vu ça à la télé – ils savent exactement ce qui se passe et c’est pour cette raison qu’ils reculent – instinctivement ils reculent.
1 OK – donc ils reculent – la pire chose qu’ils pouvaient faire – reculer – mais ils reculent – ils reculent droit dans le mur.6
L’action diégétique avec le suspense que déclenche la brutalité de l’histoire se double d’un suspense de type métalinguistique : l’histoire parviendra-t-elle à se construire et donc les personnages adviendront-ils ? Dans les dramaticules de Crimp, le personnage, pour exister, dépend de la faculté qu’il a d’être raconté, remembré. Ainsi, comme séparée d’un corps dont le genre, l’âge, ou la plastique sont indifférents, la voix est seule en scène pour dire un moi qui ne s’approche qu’à mesure que son « porteur » disparaît. L’affect (et parfois le pathos) est autant celui du conteur ou narrateur que celui du personnage narré. C’est donc bien la voix qui, là encore comme un métacorps, donne à entendre explicitement la double énonciation propre au théâtre. Le moi du sujet agissant – le héros ou protagoniste de l’histoire – est donc simultanément relayé et remplacé par celui du narrateur. Ce phénomène s’exacerbe dans Into the Little Hill, l’opéra de George Benjamin dont Crimp écrit le livret. Dans cette réécriture du Petit joueur de flûte d’Hamelin, la figure centrale est le Premier Ministre. C’est lui qui, pour se faire réélire, embauche le Musicien qui pourra débarrasser la ville de ses rats et c’est lui qui, parce qu’il ne tient pas ses promesses, cause la ruine de la Cité et la mort des enfants. Nombre de scènes se passent dans la tête du Premier Ministre. Pour autant, George Benjamin opte pour un opéra de chambre pour ensemble musical et deux voix féminines : contralto et soprano. Il incombe à ces deux voix de chanter tous les rôles tour à tour, c’est-à-dire essentiellement ceux, réduits, de la Mère, du Musicien, de la Foule, mais bien sûr aussi celui du Ministre. Le Ministre ne se trouve donc jamais chanté par une voix qui lui corresponde biologiquement : une voix masculine, autrement dit. Ce sont les voix de femmes, excentrées donc, qui donnent à entendre ses mots. Dès le début de l’œuvre, on entend penser le Ministre (« and thinks », p. 8) avant de se trouver aux prises avec le drame intérieur qui le secoue : la deuxième partie se déroule en effet sur le mode de la tempête sous un crâne, à l’intérieur de la tête du Ministre (« Inside the Minister’s head », part II p. 28) et une une aria chantée conjointement par deux voix de femmes donne à entendre la lutte et le remords (1 there is no other sound / 2 there is another sound, p. 28) qui secouent le Ministre sur le mode du discours indirect libre.
VI Inside the Minister’s head (1)
2 Under a clear sky
the Minister steps from the limousine
– re-elected–
reaches over the metal fence
to shake hands with the crowd.
What’s that sound? The grateful shriek of the people.
And that?
Pause.
1 There is no other sound.
2 There is another sound.
1 There is no other sound.
2 There is another sound: the sound of his heart. The sound of the Minister’s heart humming in the Minister’s head under the clear May sky. Listen.
Inside the Minister’s head (2)
1 + 2 Kill them they bite
kill them they steal
kill them they take bread take rice
take–bite–steal–foul and infect–
damage our property
burrow under our property
rattle and rattle the black sacks.
Kill and you have our vote.7
Les affres de la conscience du Ministre (élu, voix du peuple si on peut dire !) sont donc pris en charge par des voix féminines qui à la fois révèlent et oblitèrent un moi qui ne peut se dire autrement. L’hypotypose, conjuguée au style indirect libre permettent de récupérer le pathos exilé par la narration.
4Dans cet opéra comme dans les pièces expérimentales précédentes, le protagoniste n’existe que par la voix de l’autre : privé de corps, il est privé de la voix à laquelle on s’attendrait pour gagner une voix intérieure, au plus proche de ce que l’on peut être du monologue intérieur au théâtre, dans un mouvement qui confirme l’exil du sujet sur la scène post-beckettienne (Not I). « Depuis les années 1950 », écrit Jean-Pierre Sarrazac, « le théâtre s’arroge donc enfin un pouvoir dont on pouvait croire qu’il resterait, sous les espèces du “monologue intérieur”, le privilège du roman : extérioriser le débit mental des personnages, extravertir le soliloque » ; et plus loin « … le personnage monologuant qui s’impose aujourd’hui sur nos scènes possède cette particularité qu’il parle en se taisant »8. Comme ressuscité, « Le soliloque des nouvelles dramaturgies », ajoute J.-P. Sarrazac, « monte d’un corps muet. Il est, littéralement, transcrit du silence » (Ibid.) : de même que Bob Wilson compose sur un mode quasi opératique Le Regard du sourd (1970), avec Crimp, c’est plutôt l’opéra du muet.
5C’est donc un théâtre privé de corps mais pas de corporéité, un théâtre qui ne donne « à voir » que des voix qui se met en place sur une partie de la scène anglaise contemporaine, apportant ainsi en partie un contrepoint salutaire à ce que Hans Thies Lehmann a appelé le postdramatique. Le corps n’est finalement jamais plus présent que lorsqu’il est absenté par la voix : comme pour le spectre dont on connaît la fortune sur la scène, c’est bien son absence qui est rendue présente.
6Une telle pratique qui consiste donc à effacer les corps pour les faire prendre en charge par les voix a une éthique : la voix, souvent excentrée, favorise l’éclosion d’un sujet nomade, d’un sujet qui peut échapper à tout déterminisme de genre, de classe sociale, d’âge… bref à tout le déterminisme que pose un corps sur scène. La voix, c’est le corps, mais peut-être le corps d’un autre.
7Si Kane et Crimp floutent les frontières sociales et sexuelles et défont l’essentialisme de la voix en assignant à des voix improbables la mission de vocaliser un moi étranger, mettant ainsi en évidence la circulation du moi, récemment, ce sont des enjeux plus frontalement politiques qui animent le théâtre de la Britannique d’origine jamaïcaine debbie tucker green, dont le nom qu’elle orthographie sans majuscules dit déjà son refus de prendre place dans la hiérarchie du monde. Les pièces convoquent non seulement des sujets en crise mais des sociétés en crise : Stoning Mary entrecroise trois histoires – la lapidation des femmes, l’enfant soldat et le sida –, tandis que Random (2008) pathétise la signification historique et intime d’une bavure policière qui coûte la vie à une adolescent en Angleterre. Dans une cas comme dans l’autre le traitement de la voix est à la fois novateur et particulièrement porteur : Random tisse les voix de la sœur, de l’adolescent et de sa mère à l’intérieur d’un long monologue pris en charge par « une seule actrice, noire » : « one black actress plays all the characters ». Le régime textuel est donc toujours celui du discours indirect libre ici homogénéisé par la puissance énonciatrice à la manière du « stream of consciousness » spécifique à Virginia Woolf. Dans Stoning Mary, Tucker Green a recours à deux autres voix : la voix silencieuse sous la forme de « silences actifs » (supplément de sens, loquacité redoublée) et les « egos » des personnages qui donnent à entendre le monologue intérieur d’une pensée à contre-courant de ce qui est énoncé par le personnage. Ainsi chaque personnage est incarné par deux acteurs. Les egos des personnages qui scellent le divorce entre le lieu où ça parle et le lieu où ça pense : « la parole dans le drame moderne », écrit Jean-Pierre Sarrazac, « est un signe fracturé : le personnage parle, mais la pensée gît ailleurs, ajournée dans l’espace du langage »9. C’est peut être dans la voix que gît la pensée. Tucker green donne à entendre des sortes de noèmes pour la scène10 :
WIFE “What if I want to look after you”
HUSBAND “What if I wanna live looking after you? (I’d) look after you and love it”
WIFE EGO Liar
HUSBAND EGO Liar
Somethin down there?
Somethin down there to help her with her sulk?
Helping her with her shameless?
HUSBAND runs his fingers through his hair.
WWIFE watches him.
WIFE EGO Used to be my job. Usually my job, loved me doin it –
WIFE “Love doin it”
HUSBAND “What?”
WIFE EGO Fingers thru his follicles… lovely.11
Cependant, à l’intérieur de cette voix qui les tisse toutes sur le mode de la remembrance peut-être (Random) ou de ces voix excentrées – pratiques qui rappellent Crimp ou bien avant lui les explorations scéniques d’Eugene O’Neill dans Strange interlude –, s’ajoute un deuxième nomadisme de la voix : des micro altérations ethniques brouillent l’origine et construisent non pas un sujet immigré au Royaume uni mais bien un sujet postnational. On est au-delà de la distanciation historique ou géographique brechtienne dont green pourrait se servir pour nous révéler une situation proche de nous en la mettant à distance. La langue, hybride, méandre entre les tournures propres à l’anglais de Grande Bretagne, l’afro-américain ou l’anglais de la Caraïbe et fait advenir un sujet globalisé, le riche et le pauvre, le nord et le sud :
… And the su’un in the air –
in the room –
in the day –
like the
shadow of a shadow feelin…
off-key – I…
look the clock. Eyeball it.
It looks me back.
Stare the shit down –
It stares me right back.
(Beat)
… Till it blinded first – loser.
Then changes its time… 7.37. a.m.
So I –
Give it my back –
Roll on my front –
Flex under the duvet –
An lie there on the reluctant to get up –
A rubbish night’s sleep
A restless night’s sleep
For no reason at all.
Birds bitchin their birdsong outside.
People already on road.
Dogs in their yards barkin the shit outta
The neighbourhood.
This ent a morning to be peaceful
And the somethin in the air –
In the room –
In this day –
Mekin mi shiver –
Even tho my single duvet
Is holdin onto me like my man –
Who still don’t phone –
Should be.12
Random, à l’image de son incipit cité ici, semble rédigée dans un anglais clairement jamaïcain mais qui oscille ou plutôt rassemble les britannicismes et les américanismes. Des mots comme « duvet » or « rubbish » (on dirait « quilt » et « trash » en Afro-Americain ou dans la Caraibe américaine) ancrent le texte dans un contexte britannique de même qu’une orthographe telle que « ent » (« aint » serait plus probable en Afro-Americain). Des expressions comme « mekin me shiver » rendent bien compte de l’effacement des diphtongues propre à la prononciation Caribéenne, et jamaïcaine en particulier, mais ni le doublement de voyelles (comme dans « su’un ») ni les constructions transitives de verbes en principe intransitifs (« look the clock ») ne semblent fréquentes ni même présentes dans l’anglais afro-américain. De la même manière, l’élision du « g » comme dans « feelin » est plus fréquent en anglais anglo-caribéen qu’en afro-américain où l’apostrophe est de règle, sauf dans les textes écrits par des femmes : les femmes en effet évitent d’utiliser des apostrophes de manière à ce que le mot soit entier et non pas tronqué. En revanche, les quatre vers suivants « A restless night’s sleep/For no reason at all. / Birds bitchin their birdsong outside. / People already on road. / Dogs in their yards barkin the shit outta / The neighbourhood » pourraient parfaitement avoir été écrits par un poète afro-américain13. C’est donc bien un sujet globalisé et nomade, un sujet qui n’insiste pas sur le droit à la différence mais sur le droit d’appartenir à différentes identités à la fois, que construit tucker green à partir de voix qui impliquent le spectateur dans une éthique de la responsabilité14. La distanciation géographique à la mode brechtienne revêt alors un sens nouveau : le spectateur est engagé dans sa responsabilité non seulement quant à ce qui se passe devant sa porte ou à ses frontières mais dans le monde entier.
8De la même manière dans Stoning Mary, alors que la problématique ancre clairement la pièce dans une république islamiste ou dans une dictature africaine et que la langue qui s’y entend est résolument une langue ethniquement modifiée, les personnages et locuteurs sont tous blancs, comme l’indiquent les didascalies liminales : « All characters are white » (2). La pièce entrecroise en effet trois histoires qui renvoient au vécu de populations non européennes essentiellement : une seule ordonnance pour un couple de sidaïques, la lapidation d’une jeune fille, l’enfant soldat. Cependant, alors que les bribes de récit recomposent le puzzle dans une langue ethniquement marquée parfois proche du rap et du slam, ce sont des Anglais blancs qui prennent le texte à bras le corps et lui donnent sa matérialité corporelle : on citera ce morceau de bravoure tirée de l’histoire qui donne son nom à la pièce – « Stoning Mary » :
OLDER SISTER you spectin some stay of exe-somethin ?
YOUNGER SISTER Got no stay of exe-fuckin-nuthin have I.
… Not even the women. Not even the women
OLDER SISTER… No.
YOUNGER SISTER So what happened to the womanist bitches … the feminist bitches ?
… The professional bitches.
What happened to them ?
What about the burn their bra bitches ?
The black bitches
The rootsical bitches
The white the brown bitches
The right-on bitches
What about them ?
What happened to the mainstream bitches
The rebel bitches
The underground bitches
What about – how bout –
The bitches that support other bitches ?
Bitches that aint but got nuthin better to do
Bitches that gotta conscience
Underclass bitches
Overclass bitches
Political bitches – what about – how bout –
What happened to them ?
The bitches that love to march ?
The bitches that love to study
the music lovin bitches
the shebeen queen bitches
the bitches that love to fight
the bitches that love a debate
the bitches that love to curse ?
The lyrical bitches
the educated bitches
the full-uppa-attitude bitches
the high-upsed rich list lady bitch –
bitches
whadafuckabout them ?
The bitches that love their men
the bitches that love orher bitches men
the bitches that juss love bitches –
what about alla them then ?
… Not one a them would march for me ?
OLDER SISTER
YOUNGER SISTER No a one a them would sign for me ?
OLDER SISTER… Well… 12 did.15(61-63)
Anarchie grammaticale, lexique portant la trace de son oralité, rythme incantatoire : tucker green crée une langue dans la langue qui convoque un corps autre. Les voix de tucker green font entendre des sujets postnationaux, des sujets qui dépassent les problématiques nationales pour construire une identité « globalisée » somme toute.
9Le nouveau théâtre politique qui se met en place sur la scène anglaise contemporaine fait la part belle non plus à la violence frontale mais à la voix. Le corps, essentialisé dans la voix, trouve une nouvelle façon de dire son martyr et paradoxalement, le corps spectralisé déclenche un investissement empathique parfois plus fort que la violence frontale. Le corps souffrant se donne à entendre dans la voix et dans la chair même du texte. Présent et absenté à la fois, le corps meurtri, heurté, violenté se raconte, se rejoue vocalement, s’incarne dans les coups de glotte et autre condensés de corporéité de la voix. Sous la plume de grands tragiques comme Bond, Kane ou Crimp, et pour le dire avec Barthes « le Logos prend les fonctions de la Praxis et se substitue à elle [...] le faire se vide, le langage se remplit »16 : la blessure se met en mot, en rythme, en poème. Mais à ce glissement vers un théâtre vocal, s’ajoute un glissement dans le concept même de voix. Avec le théâtre de Crimp et plus radicalement encore de Tucker Green, c’est peut-être l’essentialisme de la voix qui est contesté et la voix prophétique (au sens premier de porter la parole) fait advenir le sujet nomade, pluri ethnique, globalisé. Peut-être une des utopies politiques les plus passionnantes de ces dernières années.
Bibliographie
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Bibliographie
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Cohen-Levinas, Danielle, La Voix au-delà du chant - Une fenêtre aux ombres, Paris, Vrin, 2006.
10.5040/9781784604349.00000004 :Crimp, Martin, The Treatment, London, Faber, 1993.
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– , Face to the Wall and Fewer Emergencies, London, Faber, 2002.
– , Into the Little Hill (A text for music), Paris, L’Arche, 2006.
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10.4000/books.pur.81075 :Hopes, Jeffrey et Hélène Lecossois, Théâtre et Nation, Rennes, PUR, 2011.
Christine Savinel, « “D’une voix dégagée…” : Les paradoxes du lyrisme chez Emily Dickinson, Jorie Graham, Michael Palmer », Poétiques de la Voix, dir. E. Angel-Perez et P. Iselin, Paris, PUPS, 2005.
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tucker green, debbie, Stoning Mary, London, Nick Hern, 2005.
– , Random, London, Nick Hern, 2008.
Notes de bas de page
1 George Steiner parle de ces œuvres poétiques qui ne prennent toute leur signification que lorsqu’elles sont mises en musique, et ce parce que les « valeurs musicales et leurs aboutissants sont déjà explicites dans le langage ». Langage et silence, Trad. Lucienne Lotringer, Guy Durand, Lise et Denis Roche, Jean-Pierre Faye, Jean Fanchette, Paris, 10/18, 1969, p. 54.
2 J’emprunte ce concept, en le dévoyant quelque peu, à Danielle Cohen-Levinas, La Voix au-delà du chant, Paris, Vrin, 2006, p. 41.
3 J’emprunte ces termes à Christine Savinel, « “D’une voix dégagée…” », Sillages critiques [En ligne], 7 | 2005, document 10, mis en ligne le 15 janvier 2009, consulté le 21 novembre 2012. URL : http://sillagescritiques.revues.org/1138
4 Martin Crimp. Interview menée par Ensemble Modern, « Into the Little Hill. A work for stage by George Benjamin and Martin Crimp », Ensemble Modern Newsletter n° 23 (October 2006), ma traduction.
5 Un personnage également nommé Anne confiait son histoire à des producteurs de cinéma et ne parvient à exister que lorsque son histoire est revocalisée par les producteurs de cinéma à qui elle la confie. Voir Elisabeth Angel-Perez, « The Treatment (1993) et Attempts on her life (1997) : tricotage du texte et auto-engendrement », in Nouvelles dramaturgies britanniques, dir. Jean-Marc Lantéri, Écritures Contemporaines n° 5 / La revue des lettres modernes, Paris, Minard, 2003.
6 Face to the Wall and Fewer Emergencies, London, Faber, 2002. / Face au mur et Tout va mieux. Trad. É. Angel-Perez, Paris, L’Arche, 2002. La troisième pièce, Whole Blue sky / Bleu ciel bleu, commandée à l’auteur par le metteur en scène Hubert Colas, a fait l’objet d’une publication plus tardive dans LEXI / textes 12, Paris, Théâtre National de la Colline et l’Arche éditeur, 2008.
7 Martin Crimp, Into the Little Hill (A text for music), Paris, L’Arche, 2006, p. 28-30.
8 Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du Drame, Champ-Vallon, Circé, 1999, p. 130.
9 Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, Lausanne, L’Aire, 1981, p. 119 (ré-ed. Champ-Vallon/Circé, 1999).
10 Un noême dont l’étymologie renvoie au concept de pensée (noêma) est un « objet intentionnel de la pensée, pour la phénoménologie » (Larousse). Le noème peut se comprendre comme une composante idéelle du vécu et c’est dans le noème que se trouverait « le sens ».
11 Debbie tucker green, Stoning Mary, London, Nick Hern, 2005, p. 16.
12 Debbie tucker green, Random, London, Nick Hern, 2008, p. 3-4.
13 Pour toutes cette analyse, je remercie vivement Monica Michlin et Kerry-Jane Wallart de l’Université de Paris-Sorbonne, pour leur aide indispensable.
14 Voir Jeffrey Hopes et Hélène Lecossois, Théâtre et Nation, Rennes, PUR, 2011.
15 Debbie tucker green, Stoning Mary, op. cit., p. 61-63.
16 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963.
Auteur
Pres Sorbonne Paris-Cité, Université Paris 4, EA 4085
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