Corps absents, voix entêtantes : Percolateur Blues et La Semeuse de Fabrice Melquiot
p. 129-138
Texte intégral
1Outre quelques recueils de poèmes, l’œuvre de Fabrice Melquiot compte plus d’une cinquantaine de pièces, publiées pour l’essentiel aux éditions de l’Arche et destinées tantôt au jeune public, tantôt aux adultes. À l’idée de destination, l’auteur préfère pourtant celle de provenance lorsqu’il évoque ses textes. Ceux-ci ne seraient pas écrits pour un âge en particulier mais « depuis » celui-ci, comme il aime à le dire1. Loin d’être anodin, ce déplacement traduit une posture artistique, un mode d’écriture révélant que l’auteur se met à la disposition et comme à l’écoute d’un espace intérieur : « J’écris », dit-il ailleurs, « depuis un territoire intime où je convoque des voix »2.
2S’il donne lieu à une écriture profuse et variée, le « territoire intime » de Melquiot est traversé par des thèmes dominants, qui expliquent sans doute le succès de l’auteur auprès des adolescents et des jeunes adultes. On pourrait dire que nombre de ses pièces sont écrites « depuis l’adolescence » tant il y est question de la mort de l’enfant en soi, de la découverte du désir, des rencontres et des ruptures amoureuses. Dans sa postface à Modane, trilogie publiée en 2010, l’auteur dramatique et essayiste Frédéric Vossier qualifie Melquiot de « dramaturge […] de la genèse du sentiment amoureux »3. Il y dépeint son écriture tout à la fois sensuelle, comique et mélancolique qui traduit l’euphorie du désir et l’épreuve physique du manque de l’autre. Il voit dans la dernière scène de Tarzan Boy, rencontre manquée entre deux adolescents, les motifs qui font la force de la dramaturgie melquiotienne : « la puissance du désir sexuel, le rêve de l’accord parfait, le désaccord au moment du passage à l’acte, la peur de l’autre, l’incompréhension, la démystification du miracle amoureux »4. « Toutes les histoires sont des histoires d’amour, on ne va pas tortiller »5, écrit encore Melquiot, livrant une clef de son théâtre sentimental, marqué aussi bien par une écriture des corps en fusion que de la séparation.
3Publiées dans un même recueil en 20016, Percolateur Blues et La Semeuse forment un diptyque ou, plus exactement, les deux mouvements d’une composition liés par un thème commun : l’absence de l’être aimé. Cette suite dramaturgique se caractérise par une structure en chiasme : dans la première pièce, un personnage masculin évoque le souvenir d’une femme aimée qu’il va tenter de retrouver ; dans la seconde, une figure féminine cherche à oublier l’homme qui vient de la quitter. Le traitement des voix permet à l’auteur de mettre en scène des subjectivités travaillées par le désir ou par le manque du corps de l’autre.
« Voix du dedans », vies intérieures
4Dans Percolateur Blues et dans La Semeuse, la figure masculine, d’une part, et la figure féminine, d’autre part, prennent en charge la totalité d’un récit. En ce sens, elles constituent des instances discursives qui débordent la notion de personnage dans sa stricte acception et elles s’apparentent à des narrateurs. Ce statut double, de personnage et de narrateur, se donne à lire dans leur désignation : le pronom Elle dans La Semeuse, le prénom Cyr-il, dans Percolateur Blues (où l’on entend aussi le pronom masculin « il »). Leurs répliques forment une narration à la première personne, un monologue intérieur qui assume plusieurs fonctions : délivrer des informations quant au temps et à l’espace, construire le déroulement de la fable, faire exister d’autres figures, rendre compte, enfin, des mouvements d’une conscience.
5Car l’intérêt du mode narratif ici, c’est de permettre l’accès à un point de vue interne, de donner à entendre une voix intime, introspective, de montrer « l’investigation en profondeur » d’une subjectivité, pour reprendre les termes de Jean-Pierre Sarrazac7. Dans les deux histoires, la rencontre avec l’autre et la disparition de celui-ci ont déjà eu lieu quand les pièces commencent. Il ne s’agit donc pas, pour Melquiot, de mettre en scène une relation amoureuse – un « conflit intersubjectif » selon la formule de Szondi – mais de traduire le retentissement d’une histoire passée sur un sujet. Non pas de montrer l’événement mais une subjectivité aux prises avec les rêves, les fantasmes et les souvenirs que font naître en lui l’absence de l’être aimé. Dans ce recueil, dominé par la question de l’amour et celle du désir, la voix narrative relate une expérience intime qui relève de « l’érotisme » au sens où l’entend Georges Bataille, soit « un des aspects de la vie intérieure de l’homme »8.
6Le mouvement introspectif, qui doit permettre à Cyril de ressusciter une histoire passée et à Elle de l’effacer de sa mémoire, se double d’un déplacement des corps dans l’espace. Le voyage en Europe entrepris par les deux personnages apparaît comme une métaphore de leur cheminement intérieur : il s’agit, pour Cyril, de réduire la distance qui le sépare de l’objet de son désir (de « v[enir] à [elle] »9) ; pour Elle, de l’accroître, afin de s’approprier la rupture, de « prend[re] la route vers [le] quitter, puisqu[’il] par[t] »10. Si leurs tentatives échouent, comme nous le verrons, elles donnent lieu à des transformations intérieures qui procèdent par étapes, lesquelles confèrent leurs titres aux séquences qui structurent les pièces.
7Dans Percolateur Blues, les trois étapes du voyage (Paris, Venise, Falerne) prennent le nom des femmes rencontrées en chemin par Cyril : Donna Reed, Elena Grandi et Sofia Amoroso. Ces figures féminines, plus ou moins fantasmatiques, se présentent comme les avatars du désir même du personnage masculin, désir qu’il questionne et qu’il tente de cerner à travers elles. Dans La Semeuse, les titres des quatre parties assimilent le texte à une sorte de journal intime ou de ce qui serait le journal de bord d’un impossible deuil. À chaque fois, la mention d’une date et d’un lieu : Modane, Café des Sports, 13 décembre ; Turin, Buffet de la Gare Porta Nova, 15 décembre ; Almuñecar, Bar Le Soledad, 16 décembre ; et finalement Lisbonne, A Ginjinha, 23 décembre. Si, à première vue, ces titres semblent provenir d’une instance discursive distincte de celle des personnages principaux, une instance qui s’apparenterait à la voix d’un auteur, en réalité, il n’en est rien. Ils sont taillés de la même étoffe que la voix qui domine les deux pièces et renvoient à l’expérience intérieure contée par des personnages devenus narrateurs d’eux-mêmes.
« S’aimer à la voix » ou l’érotisation de la parole
8Bien qu’elles soient intérieures, bien qu’il s’agisse de « voix du dedans » pour reprendre une expression de Melquiot dans sa pièce Le Gardeur de silences11, les voix de Cyril et de Elle sont adressées aux figures absentes. L’adresse transforme l’ensemble du récit intérieur en un appel – assumé par Cyril, dénié par Elle – et elle constitue le premier mode d’apparition de l’autre dans le discours. Apparition immédiate dans La Semeuse, qui contredit l’éloignement physique de Elle et révèle son lien indissoluble à l’homme ; apparition retardée dans Percolateur Blues, à la suite d’un rêve érotique qui ravive le souvenir de la femme aimée : « Réveillé, ma première pensée va à la fille du gardien de phare qui en rêve est très bien foutue. La seconde est pour Toi, même si je bave encore un peu. Même si ça fait un bail »12. Dans un cas, la mémoire est douloureuse, associée à la description d’un corps dévasté par l’absence : « Je ne suis plus une femme. Un fusil mal réglé. Je louche et je bégaie. À cause de toi »13. Dans l’autre, le souvenir fait renaître des sensations, exhumant chez le personnage masculin un désir qu’il croyait disparu.
9Manque et désir conduisent en outre les personnages narrateurs à faire entendre les voix de ceux qui les hantent. Ces derniers prennent ainsi la parole à défaut de prendre corps. Leurs voix sont enchâssées dans la voix narrative intérieure et elles sont introduites par des pronoms personnels : « Toi » dans Percolateur Blues ; « Lui » dans La Semeuse. La figure de l’autre n’emprunte pas ici la forme d’un personnage – d’une illusion de personne – mais elle s’assimile à une instance énonciative intériorisée par le sujet : Toi et Lui sont des voix dans la tête. « Je te parle depuis ma tête comme si ça datait d’hier notre amour »14, confie Cyril à Toi. « J’entends ta voix dans ma tête et lui réponds comme si tu étais là […] »15, dit Elle à Lui.
10Pour Elle, il s’agit de relire les poèmes de l’homme qui l’a quittée, avant de s’en « séparer »16 en « les semant aux quatre coins de l’Europe »17. Les mots de Lui se présentent comme une métaphore de son corps : en les donnant à lire à d’autres lecteurs, la Semeuse « partage [s]a carcasse avec n’importe qui »18 et se félicite de le voir « éparpillé, becqueté par les rats, les rapaces entre Malaga et Lisbonne »19. La lecture des poèmes fait ressurgir la voix de Lui – une voix lyrique, présentée en italique – que la Semeuse tente d’abord de saper en l’interrompant par des commentaires ironiques.
Lui. « Prélude à la lune un œil ouvert »
[…]
Elle. « Prélude à la lune un œil ouvert »
Ton œil, si je le chope, je le poche.20
Mais sa tentative de destruction échoue. Bien qu’elle résiste – « Je n’entends pas ta voix. Ne veux pas l’entendre »21 ou « Tais-toi, s’il te plaît, tais-toi »22 –, elle s’abandonne au plaisir de réentendre la voix de l’homme qu’elle aime et à celui de réciter ses poèmes avec lui. Comme prise au piège de la relecture, sa voix finit par se confondre avec celle qu’elle voulait faire taire en elle.
11Dans Percolateur Blues, Cyril ressuscite d’abord la voix de la femme désirée, en évoquant le souvenir de leur rencontre :
Et ce matin, tu nages intacte dans un bras de mémoire, telle que je me souviens de Toi.
Toi, dans le vestibule de la pension, la première fois.
Trois ans déjà.
Toi. Une chambre pour une semaine, vous avez ?23
Par la suite, les répliques de Toi font irruption dans la tête du personnage masculin non plus en tant que paroles du passé mais comme une voix qui serait fantasmée. Qu’elle tente, telle Eurydice, de le dissuader de la retrouver (« Cyril […] ne te retourne pas. Je suis loin »24, « Laisse-moi tranquille, notre amour […] est comme la vague enterrée sous la vague »25) ou qu’elle dessine, à travers ses récits, la figure d’une femme évanescente et inaccessible, cette voix se présente comme une extension du désir de Cyril. Toi est tout à la fois sa moitié idéale – la « fameuse moitié [à laquelle on] voudrai[t] dire : c’est Toi »26 – et son double au féminin : même errance érotique, mêmes questionnements, mêmes phrases ressassées dont on pourrait donner de multiples exemples, parmi lesquels « l’amour, qu’est-ce que c’est l’amour ? »27. Telle le principal attribut de Toi, le Nagra sur lequel elle enregistre les sons de la vie, la voix féminine n’est que l’écho des obsessions de Cyril.
12Que la voix intérieure soit contaminée par celle qu’elle fait surgir (La Semeuse) ou qu’elle lui dicte sa cadence (Percolateur Blues), il résulte de leur entrelacement une érotisation de la parole. Faute d’étreinte corporelle, « on s’aime à la voix », comme le dit Saéna, la petite fille aveugle dans Le Gardeur de silences28.
Les voix et les corps des personnages rencontrés en chemin
13Au cours de leurs pérégrinations européennes, Cyril et la Semeuse font des rencontres ou, plus exactement, ils croisent des personnages avec lesquels la rencontre ne se fait pas, tant ils sont l’un et l’autre absorbés par leurs voix intérieures. Le traitement de ces échanges révèle à chaque fois l’isolement du sujet et son impossible inscription dans une relation réelle, malgré sa proximité physique avec d’autres corps.
14Les dialogues entre Elle et les hommes qui la désirent se fondent dans sa voix intérieure. Ils traduisent une incompréhension réciproque – comme le quiproquo dans l’échange avec le skieur de Modane :
On parle d’écologie, on parle lavande, il en connaît de bonnes sur le ski, un fin technicien, et de courbes en plantés de bâton, au bout d’un quart d’heure il veut coucher.
Non, je ne couche pas. Je sème. Il comprend je t’aime, prend ma main comme un bûcheron sa hache, me regarde du genre ma cocotte je vais te plumer, euh ah ben ouais moi aussi je t’aime pas mal du tout alors on y va ?
Non, je disais je sème, je sème des mots, des poèmes, à-tout-va.29
En Andalousie, le rendez-vous avec son prétendant Pablo traduit l’incapacité de la Semeuse à se donner à un autre que Lui. Poursuivant son monologue intérieur tandis que Pablo l’embrasse puis lui parle, Elle continue de penser à l’homme qu’elle aime. Comme ses paroles progressivement gagnées par la poésie de son bien-aimé, son corps reste marqué par le souvenir de Lui : « le goût du café dans la bouche de Pablo [lui] rappelle le goût du thé dans la [s]ienne »30, confie-t-elle à regret, avant de se dérober aux mains de Pablo.
15À la mort du désir en Elle, à son abstinence, s’oppose la volupté de Cyril dans Percolateur Blues. Ses étreintes avec les femmes croisées au cours du voyage ne donnent pas davantage lieu à des rencontres. Bien que les voix féminines s’inscrivent dans le texte comme de véritables répliques, elles ne parviennent pas à interrompre la rêverie du personnage masculin : qu’il ne leur réponde pas, qu’il se scinde entre une voix dramatique convenue et un commentaire intérieur ou qu’il poursuive, malgré leur présence, son dialogue avec Toi – ce qui peut là aussi donner lieu à des quiproquos.
16Ainsi avec Emily, aimée dans le train de nuit à destination de Venise :
Cyril. J’empoigne ce corps nouveau […] j’ai beau murmurer Donna, Emily, Matilda, glissant dans le parfum de la fille, m’y enfonçant soudain je me brise le cou et c’est Toi que je prends sur la banquette du train, le branle-bas des corps m’emporte vers Toi, c’est pour te voir que je ferme les yeux […].
Emily. Regarde-moi, Cyril.
Cyril. Tais-toi, je ne peux pas.
Emily. Serre-moi, j’ai froid, tellement froid.
Cyril. Je veux veiller sur Toi. Je ne veux plus être celui que je suis. Je t’aime je t’aime.
Emily. Moi aussi je t’aime […].31
La distance avec Elena, la vieille gardienne de l’opéra de Venise, est encore plus nette. Le personnage féminin étant lui-même hanté par ses fantômes intérieurs, il tend à Cyril le miroir peu flatteur d’un être tout à fait coupé de la réalité. L’esprit d’Elena s’est fixé sur l’année 1951, date de son installation et de la création de The Rake’s progress (La Carrière d’un libertin) de Stravinsky à la Fenice de Venise. Elle s’obstine à voir en Cyril un avatar de Nick Shadow, Méphisto londonien qui cause la perte de Tom Rakewell, héros de l’opéra de Stravinsky. Quant à Cyril – que le lecteur assimilerait plutôt à Tom Rakewell lui-même –, indéfectiblement lié à Toi, il s’étonne de la scission qui s’opère entre son corps et ses pensées :
Elena. Tu aimes le corps d’Elena, Nick ? […]
Cyril. Cyril, je m’appelle Cyril.
Elena. J’ai de beaux restes, hein ?
Cyril. Des restes, le corps d’Elena. Des restes de seins, des restes de ventre, des restes de cul. […] Pourquoi mes mains la cherchent dans ses recoins moites comme dans une brocante, je t’aime Toi, je me donne à une folle, je me donne à une fripe, d’où vient cette brute excitation ?32
La mort d’Elena durant l’étreinte, la fuite de Cyril, transforment l’escale vénitienne en une descente aux enfers, dont le personnage masculin réchappe – esquivant du même coup, semble-t-il, la fin tragique de Tom Rakewell.
Dénouements
17Au terme de leur voyage, Cyril et Elle n’atteignent pas les objectifs qu’ils s’étaient fixés, mais un changement se fait, qui permet à chacun de résoudre la crise provoquée par l’absence. Il se traduit dans la transformation de la voix de l’autre en eux.
18À Lisbonne, la voix de Lui perd pour la première fois sa tonalité lyrique (ainsi que ses caractères italiques) et adresse à la Semeuse des commentaires ironiques alors même que celle-ci dit s’être « habitu[ée] à l’idée [de la séparation] » :
Lui. Déjà ? Je ne t’ai pourtant pas laissé le temps de te retourner, je suis parti du jour au lendemain. Sur un coup de tête, on peut dire. Tout allait bien, on devait déménager le mois prochain dans le Sud, j’aimais que tu me regardes écrire, tout allait bien et hop je disparais. Et hop à peine une semaine plus tard tu t’es faite à l’idée. Chapeau !33
Cette rupture de ton révèle ou provoque chez Elle un changement d’attitude. Quittant sa posture de femme abandonnée, endeuillée, elle annonce son retour à Paris et affirme la volonté de reconquérir son bien-aimé.
19À Falerne, Cyril comprend que Toi n’a jamais existé que dans son imagination. Le mythe de « l’altera ego » – pour reprendre le titre d’un poème de Joë Bousquet dans La Connaissance du soir34, recueil cité par trois fois dans la pièce – s’effondre. La quête de la femme idéale, cette « femme si belle »35 qu’elle panserait toutes les plaies, se heurte à la réalité. Dès lors, la voix de Toi s’amenuise (« Mon petit chou te casse pas la gueule maintenant. […] / Mon petit chou je suis là. […] / Mon petit chou »36) avant de disparaître tout à fait. Le vide ressenti alors, la mélancolie s’expriment dans le percolateur blues qui donne son titre à la pièce et qui n’est autre qu’une orchestration des bruits du café où se trouve Cyril :
Comme un orchestre sans chef, résonnent autour de toi les instruments du vide.
Le ronflement des néons barrant le crépi du plafond.
Le tambour régulier de la machine à glaçons.
Le souffle éthéré du percolateur sur l’express qui se prépare.
Ton cœur bat, instrument du vide, en l’orchestre de tes organes dont tu cherches à revoir le mode d’emploi.37
20Finalement, au « Toi » avec une majuscule se substitue un toi minuscule, celui que Cyril adresse au dernier personnage féminin, rencontré dans le café. Sofia Amoroso se distingue par son prosaïsme, sa loquacité et sa laideur, mais elle a le mérite d’être bien réelle et d’aimer Cyril. Son parfum « entêtant »38 (verbe répété à trois reprises) et ses paroles nerveuses (amplement retranscrites dans le texte) viennent combler le vide causé par la disparition de la femme fantasmée. Ses baisers délicats touchent Cyril au point qu’il finit par se résigner : « c’est immense ce que je ressens déjà malgré que t’es pas comme j’aurais voulu que soit mon amoureuse », lui confie-t-il, ou encore in petto : « Je m’habituerai à ne pas te trouver jolie et à vouloir t’aimer quand même, puisque j’ai ton intuition nichée en moi, l’intuition que c’est toi, le bout de mon voyage »39.
21Percolateur Blues et La Semeuse nous racontent in fine des histoires semblables. Il s’agit à chaque fois de démanteler le mythe de l’amour absolu, que celui-ci soit perçu comme heureux (promesse de plénitude) ou malheureux (source d’éternelles souffrances). Dans cette perspective, aux points communs déjà évoqués, il faudrait ajouter les similitudes entre les personnages masculins, Cyril et Lui, tous deux auteurs, et les figures féminines, Toi et la Semeuse, proies de latin lovers impénitents, voyageuses et espiègles. Les tonalités différent cependant et elles s’inversent au fil des pièces : alors que la douleur de la Semeuse se mue en espoir de reconquête, la fougue de Cyril se dissout tandis qu’il cède au charme rassurant de Sofia Amoroso – un renoncement à l’amour idéal qu’il assimile à une « petite capitulation »40.
22Le grand amour, sa quête, sa confrontation avec la réalité, le désenchantement amoureux, la stupeur et la souffrance qu’il engendre, l’inépuisable aptitude à idéaliser l’être aimé malgré les désillusions… autant de motifs que Fabrice Melquiot ne finit pas d’explorer, à tous les âges de la vie. Pour preuve, l’une de ses dernières pièces, Quand j’étais Charles41, où l’auteur questionne cette fois ce qu’il nomme « l’obstination amoureuse » – en référence aux analyses d’Alain Badiou dans son ouvrage Éloge de l’amour42. Charles, que Maryse vient de quitter après vingt de mariage, ne veut pas renoncer à l’amour qu’il porte à sa femme. Les chansons d’Aznavour, son idole, expriment à merveille sa foi en l’amour éternel. La chanson, autre mode de mise en voix et de mise en corps des sentiments, des pensées et des fantasmes, est d’ailleurs au cœur de l’œuvre de Melquiot. Elle mériterait par conséquent une étude à part entière.
Bibliographie
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Bibliographie
Badiou, Alain, et Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009.
Bataille, Georges, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 2011.
Bousquet, Joë, La Connaissance du soir, Paris, Gallimard, 1981.
10.4000/books.pur.15721 :Le Pors, Sandrine, Le théâtre des voix, Rennes, PUR, 2011.
Melquiot, Fabrice, Le Gardeur de silences, Paris, L’Arche, 2003.
— , Autour de ma pierre il ne fera pas nuit ; La Dernière balade de Lucy Jordan, Paris, l’Arche, 2003.
— , Modane, Paris, l’Arche, 2010.
— , Percolateur Blues ; La Semeuse, Paris, l’Arche, 2011.
— , Youri, Quand j’étais Charles, Paris, L’Arche, 2011.
Vossier, Frédéric, « Tarzan Boy et le Mal du pays », postface à Modane de Fabrice Melquiot, Paris, l’Arche, 2010.
Notes de bas de page
1 Fabrice Melquiot, entretien accordé à Stéphanie Fromentin et Marie-Amélie Robilliard, 11e Rencontres Littéraires de la Fondation FACIM, 18 juin 2011, Modane.
2 Fabrice Melquiot, entretien accordé à Samuel Vigier le 29 septembre 2007, Paris, mis en ligne sur <www.lelitteraire.com/article3075.html>, cité par Sandrine Le Pors, Le théâtre des voix, Rennes, PUR, 2011, p. 84.
3 Frédéric Vossier, « Tarzan Boy et le Mal du pays », postface à Modane de Fabrice Melquiot, Paris, l’Arche, 2010, p. 132.
4 Ibid., p. 133.
5 Fabrice Melquiot, Autour de ma pierre il ne fera pas nuit ; La Dernière balade de Lucy Jordan, Paris, l’Arche, 2003, p. 3.
6 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues ; La Semeuse, Paris, l’Arche, 2011.
7 Jean-Pierre Sarrazac, « Préface », dans Sandrine Le Pors, Le théâtre des voix, op. cit., p. 11.
8 Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 2011.
9 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 21.
10 Fabrice Melquiot, La Semeuse, op. cit., p. 71.
11 Fabrice Melquiot, Le Gardeur de silences, Paris, L’Arche, 2003, p. 9.
12 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 16.
13 Fabrice Melquiot, La Semeuse, op. cit., p. 71.
14 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 18.
15 Fabrice Melquiot, La Semeuse, op. cit., p. 88.
16 Ibid., p. 80.
17 Ibid., p. 88.
18 Ibid., p. 82.
19 Ibid., p. 87.
20 Ibid., p. 72.
21 Ibid., p. 74.
22 Ibid., p. 75.
23 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 19.
24 Ibid., p. 22.
25 Ibid., p. 23.
26 Ibid., p. 34.
27 Ibid., p. 44.
28 Fabrice Melquiot, Le Gardeur de silences, op. cit., p. 15.
29 Fabrice Melquiot, La Semeuse, op. cit., p. 76.
30 Ibid., p. 83.
31 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 28-29.
32 Ibid., p. 41-42.
33 Fabrice Melquiot, La Semeuse, op. cit., p. 87-88.
34 Joë Bousquet, La Connaissance du soir, Paris, Gallimard, 1981.
35 Joë Bousquet cité dans Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 11.
36 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 52.
37 Ibid., p. 50.
38 Ibid., p. 54.
39 Ibid., p. 63-64. Nous soulignons.
40 Fabrice Melquiot, Percolateur Blues, op. cit., p. 65.
41 Fabrice Melquiot, Youri, Quand j’étais Charles, Paris, L’Arche, 2011.
42 Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009.
Auteur
PRES Sorbonne Paris-Cité, Université Paris 3/ Université d’Évora (Portugal) EA 3959 (IRET) – CHAIA (Évora)
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