Jusqu’au bout d’une « machine de violence » : théâtre de la bouche, tentation de l’invisible chez Sarah Kane
p. 67-77
Texte intégral
1Approcher le théâtre de Sarah Kane revient, on le sait, à affronter, ce que l’écriture affronte elle-même et exhibe, des paroles et des actes violents, une violence incontournable si nos yeux, nos sens, restent ouverts. Violence partout jusqu’à l’indigestion, son impossible digestion même, cette violence est difficile, voir impossible à résoudre intellectuellement, émotionnellement, en scène et en nous-mêmes. Mais au-delà de son impossible résolution, cette violence nous parle, nous vise, nous touche, nous affecte. Son théâtre dure, comme choc encore, il continue à se faire « voyant » et bruyant, d’aller là, sur scène, où peut-être un désir de révolte cherche son expression, et à s’inscrire comme interrogation continuée dans le champ de l’écriture critique ouvert par le théâtre. Sans doute est-ce parce que dès son commencement, avec Anéantis, ce théâtre, ce fantasme de présentation auquel nous sommes exposés en retour, a fait bouger, violement on le sait, la ligne du « vivant », celui du monde et celui du spectacle (le même « vivant », le théâtre étant une excroissance du corps du monde). La violence de ce geste théâtral (la violence de ce qu’il montre et dit, autant que sa puissance invisible), de ce passage en force issu du théâtre qui cherche à atteindre notre pensée, exige beaucoup de notre regard, nous demandant parfois de regarder la mort en face, et au-delà ; quelqu’un nous dit dans 4.48 Psychose : « Il y a longtemps que je suis morte »1. L’art, et c’est là sa force, ne nous laisse pas le choix : la violence de l’art chez Kane « pénètre » celle de l’être, et inversement, jusqu’au bout de son écriture, jusqu’à sa dernière voix, 4.48 Psychose, dernier fantasme où « l’expérience de l’art » et « l’expérience de l’être » ne représente plus qu’une seule et même expérience, une seule violence donc.
2« Est en tous cas objet d’art ce que la conscience ne supporte plus […] l’insupportabilité de l’être »2. Tout le théâtre de Sarah Kane semble aviver cette pensée d’Heiner Müller. Son écriture en supporte le poids en inventant sa langue, s’en charge mais indissociablement s’en décharge puisqu’elle détruit les barrières de sa répression. Témoins de ce théâtre, face ou engagés en lui, que notre expérience soit incarnée ou spectatrice, nous voilà intranquilles, en danger. L’enfer ainsi lâché dans et par notre imagination peut-il repousser l’enfer hors de notre « réalité » ? Question infernale, idée d’une croyance invérifiable (celle de Kane, celle d’Artaud avant elle3), mais la force interrogative de cette idée attaque déjà notre monde en place. Sarah Kane par son écriture descend en enfer la première, nous éclairant cet être inhumain, la part incontrôlable, insupportable de l’être : l’être malade d’être, espérant guérir, décidé à mourir, que « je » suis moi-même ou que l’autre est « soi-même ». Au cœur de chacune de des fictions de son théâtre, nous assistons à la mise en scène de cet être humain/inhumain, toute son écriture chercher à le « montrer », en lui inventant un langage, à produire sa visibilité, son audibilité, en lui entant des corps et des voix, pour être au plus près de sa vérité (son fond, son désastre, son destin). Son écriture par un désir acharné, veut le dévoiler, croit en son spectacle, et nous presse d’en faire l’expérience à notre tour, nous presse à l’éprouver. Le théâtre pense, il est une zone d’activité, au même titre que la peinture qui selon Gilles Deleuze « produit de la “philosophie” du dehors »4. Le dehors, c’est ici la scène, comme lieu d’activité vivante, comme lieu où se présente une « autre réalité ». Comme il faut faire de la pensée une « machine de guerre » pour Deleuze et Guattari, Sarah Kane a fait du théâtre une « machine de violence » et a produit sa portée à partir de lui. Son théâtre cherche à produire une force opérante et pénétrante, cherche à atteindre la même prise et s’active à détruire « toute possibilité de subordonner à la pensée le modèle du Vrai »5, par là nous éloigne d’un monde qui rassure, l’écriture en assurant elle-même la destruction. Cette « machine de violence », son mouvement a bien attaqué l’être du dedans et du dehors.
3Dans ce théâtre, rien ne tient ensemble, corps ou mur, rien ne reste debout et entier, tout se dénature, tout décompense : crise incontrôlable, crise permanente jusqu’à la fin. Toutes nos structures politiques ou intimes sont pourries du dedans. Inspirée par l’horreur absolue, l’extermination des juifs, des homosexuels, des tziganes par l’Allemagne nazie, la pièce Purifiés va « au-delà » de l’événement en montrant l’enfer entre les murs du Savoir, l’université, là où l’expérimental recherche certitudes et vérités. L’enfer, nous dit Kane, c’est peut-être aussi la connaissance qui n’empêche pas l’enfer de se produire, le Savoir ne change pas la réalité. Où allons-nous après avoir regarder cet enfer en face ? Que faisons-nous de ce savoir-là ? Les images visuelles qui marquent les trois premières pièces (Anéantis, L’Amour de Phèdre, Purifiés) qui surgissent et envahissent le champ didascalique (là où cela agit) poussent le corps à bout jusqu’à son dernier souffle d’existence, privé de ses sens, mortifié par la douleur, et en montrent la destruction « facile » et donc effroyable. Le corps (l’être) violente, le corps est violenté. Le corps se fait « passeur » de violence (donnée ou reçue), que ce corps agisse violement ou qu’il en porte les marques de cette violence (par ces marques, il l’a rend visible dans le champ de la représentation). Cette « machine de violence », cette substance corrosive qui nait du théâtre, nait donc du corps : le corps étant la réalité du théâtre, pour le dire avec Heiner Müller, le théâtre est « dialogue entre les corps et non entre les têtes »6. Que ce corps soit présent réellement sur scène ou absent - il est encore présent comme présence invisible à travers sa voix – cette « machine de violence » ne cesse d’harceler le corps lui-même : celui qui nous fait « être-sujet », mais aussi ce corps garant de la réalité du théâtre. Chez Kane le « corps » est « machine de violence » dans cette scène imaginaire qu’est le théâtre, le corps que « je suis » et le corps qui représente. « Le sujet est un corps »7 écrit Jean-Luc Nancy. Corps réel ou corps imaginaire, cette « machine de violence » veut atteindre la vérité du sujet.
4Si la modernité de la violence, écrit Jean-Luc Nancy dans son chapitre « Image et violence », se définit « par un débordement des frontières. Au cœur de ce débordement, il y aurait en particulier ceci : une pénétration de la violence dans l’être même quelque son nom : sujet, histoire, force… )8 ». La violence chez Sarah Kane pénètre au-dedans et du dedans l’être-sujet et l’être-théâtre. Cette « machine » attaque le corps, notre corps qui contient le sang qui nous fait vivre et la réalité du théâtre elle-même, elle l’active et lui envoie des sensations, elle provoque son changement d’état affectif et représentatif, jusqu’à son engouffrement. Dans 4.48 Psychose, cette « réalité » d’être, ce sujet-corps s’engouffre dans l’incertitude, dans les méandres de ce postulat durassien, hors raison, « rien n’est vrai dans le réel, rien »9, jusqu’à un immense rien, une place vide, que la voix laisse entre nos mains à la fin « s’il vous plait levez le rideau ». Violence encore, inscrite par cette ouverture au vide, son angoisse et son espoir, mais quelle violence que ce corps effacé de la scène, que cette place vide ou faite au vide ? Je tenterai plus loin d’y répondre avec d’autres.
5Les images de torture, montrées dans le champ didascalique des premières pièces, traduisent-elles la même violence que ces mots de 4.48 Psychose qui nous interpellent « Coupez-moi la langue / arrachez-moi les cheveux / extirpez-moi les reins mais laissez-moi mon amour / je préfèrerais avoir perdu mes jambes /… / m’être fait gicler les yeux »10 ? Il est saisissant d’entendre ce retour de la violence à soi, et troublant d’y reconnaitre presque geste pour geste la violence visible des autres pièces, comme si l’on nous nous rappelait à la mémoire de ces images-là pour affirmer une violence plus grande, celle de la vérité de cet amour, sa perte qui serait insupportable. J’évoquerai rapidement trop rapidement ici La Souveraineté de Bataille : à travers ces vers de 4.48, peut-être devons-nous voir l’angoisse du sujet de vivre rejeté, par delà l’amour, par là condamné à « l’expression désespérante de sa subjectivité »11, la voix semble lutter contre cette vision de soi désespérante, à résister à la violence de la vérité de cette image de soi. Il faut peut-être donner une autre valeur à la violence des images visuelles des premières pièces, métaphorique et libératoire comme Sarah Kane l’a sous-entendue elle-même. Ces images visuelles représente peut-être le prolongement « théâtral » de la violence contenue dans la vie psychique d’un seul sujet, rendant visible et publique ainsi la vérité de ce carnage intime, pénétrant ainsi l’invisible en le transformant en visible. Sorte d’écriture parallèle aux dialogues, l’écriture didascalique cherche à montrer la vérité de cette violence-là par un « dialogue entre les corps ». Elle incorpore au champ de la représentation cet autre dialogue de corps sans parole, qui mis au même niveau (la mise page des pièces originales le montre) que le dialogue de corps parlants, nous demande de voir « en corps et en face » de nous-mêmes le théâtre de la vérité de la violence de ce carnage intérieur, celui que ma tête enferme, l’inconscient que Je renferme. Il faut dire encore que dans ces images scéniques, les corps se touchent, se violentent, se désirent, s’aiment. Mais ce langage du corps qui sort de ces vers de 4.48 Psychose, qui disent aussi la violence du désir et du manque, restent attachés à la parole seule qui libère une violence qui ne vise que « soi-même », son propre corps. « Parler, c’est essentiellement transformer le visible en invisible, c’est entrer dans un espace qui n’est pas divisible, dans une intimité qui existe pourtant hors de soi »12 écrit Maurice Blanchot.
6À l’opposé des images visuelles, le fonctionnement de la parole produirait la transformation inverse (non plus de cet invisible en visible, mais du visible en invisible) et n’ouvrirait qu’un seul espace (non divisible). Enfermé dans la parole d’un seul sujet, dans cette intimité qui existe pourtant « hors de soi », ce langage du corps, reste dans un seul espace, celui du non-voir, celui d’une scène invisible. La violence, ici toujours destructrice et pénétrante, n’atteint pas plus le corps comme « réalité » ; elle reste dans le seul espace qu’est la pensée, elle sort de la bouche seule. Elle ne s’extériorise pas, elle s’intériorise. L’« inconscient comprimé », libéré par le surgissement d’un « jet sanglant d’images »13, partage le même espace que « moi » ; ici, la violence n’est plus projetée en images hors de moi. L’inconscient n’est plus « théâtralisé » dans un espace « autre », bien que « hors de moi », comme si « l’inconscient parlait en direct ». Cet effet, c’est celui de la voix inhumaine pour Jean-François Lyotard, cette « autre voix » que j’écoute « comme écoute hallucinatoire de l’inaudible ». « La conscience ou le moi qui ordinairement entend et parle ne sait pas ce qui ma voix inhumaine »14. Nous assistons là à une sorte de théâtralisation de ma voix inhumaine. Par ce théâtre, le sujet parlant l’entend. Le sujet parlant l’écoute autant que nous, spectateurs-auditeurs, nous l’entendons.
7Si la violence des images visuelles des premières pièces s’active à rendre visible la vérité de violence de l’être, et donc entre les êtres (celle du monde), le théâtre de Sarah Kane à partir de Manque tend à dire, et à dire seulement, la violence « d’être » au monde et dont l’extrême affirmation serait « je ne sais pas qui je suis », l’extrême interrogation « Qui est moi, ici et maintenant » et l’extrême folie, « Je ne veux pas mourir / Je ne veux pas vivre ». Il y a, comme l’écrit Nancy, une double allure de la violence : « La violence a sa vérité, comme la vérité a sa violence ». Les deux violentent un ordre établi, et sont régies par le même « principe de l’intraitable », c’est-à-dire « d’une impossibilité de négocier »15, l’intraitable étant « la marque de la vérité ». Si la violence dans l’œuvre entière de Kane est permanente, ne laissant jamais le corps et l’esprit tranquilles, l’on observe néanmoins cette double allure, c’est même peut-être clairement que l’on passe de l’une à l’autre, de la vérité de la violence à la violence de la vérité, de Purifiés à Manque. Ce passage (d’une violence à l’autre) marque l’œuvre au moment où elle tend vers l’abstraction de la « scène » et la poétisation de l’expérience théâtrale. À l’intérieur de Purifiés nous retrouvons l’annonce de ce passage. Quand dans la pièce des voix frappent Grâce et que l’on nous donne à voir dans le champ didascalique son corps réagir réellement, douloureusement à la violence des coups, l’on peut dire que l’écriture prend la liberté de « montrer » de l’abstrait agissant sur le concret (le corps réellement là, vivant sur scène). Le corps de Grace se fait « passeur » d’une violence invisible. La voix seule atteint et attente au corps de l’autre, libère une violence invisible mais active. La voix (les voix) n’est plus personne, n’est plus une individualité de chair au visage singulier. Elle produit une violence venue d’ailleurs. Quelle est cette bouche mutique, silencieuse, qui ne parle pas, ou parle une autre langue, Quelle est cette « voix venue d’ailleurs », détachée de l’espace concret de la scène, qui harcèle et torture mon corps ? Quelle est cette voix qui blesse ? Quel est ce corps blessé par une violence qui ne sort que de la bouche ? Le théâtre ici n’est plus un dialogue de « corps parlants », ni de corps muets, il est un dialogue de « voix agissantes » et de « corps parlants ». C’est déjà la « voix inhumaine » que l’on entend ici, elle y fait irruption. Cette « pensée folle » que Kane met en scène dans Purifiés, amorce le virage de son Œuvre, sa rupture interne : l’effondrement du visible et l’espoir d’une vérité venue d’un théâtre de la bouche, du théâtre de la voix inhumaine : la vérité violente d’une blessure, la vérité du Manque d’un vide en moi, celle inscrite dans 4.48 Psychose : « je peux remplir ma place / remplir mon temps / Mais rien ne peut remplir ce vide-là dans mon cœur / Ce besoin vitale pour lequel je mourrais / Dépression »16. « La signature du poème, comme de tout texte, c’est une blessure. Ce qui ouvre, ce qui ne se cicatrise pas, le hiatus, c’est bien la bouche qui parle là où c’est blessé »17 écrit Jacques Derrida dans La vérité blessante.
8Cette rupture d’avec le visible que l’on observe à partir de Manque, ne veut pas dire que le visuel disparait, la langue seule, mais agissante, reste obsédée par lui. À la fin de 4.48 la voix est même obsédée et hantée par le regard de l’autre : « Regardez-moi, regardez-moi disparaitre, regardez ». Cet effondrement du visible semble désirer remettre en jeu la subjectivité même, à travers ce non-voir, cet espace « illimité » ouvert par la parole seule. Ce théâtre initié par l’expérience poétique et théâtrale de Manque, n’appelle plus de scène comme espace concret de réalisation, il est cet « autre espace », cet espace seul, où la poésie se déploie. Pour seuls personnages dans Manque : des lettres, A, B, C, M. (ABC, connaissance rudimentaire du langage ? Par là commence l’apprentissage de langue, par là se forment des mots pour communiquer à l’autre, avec l’autre). Pour Sarah Kane ces lettres sont rattachées à des figures sexuées et âgées18, mais dans l’espace imaginaire que représente la pièce, ces « êtres » identifiés n’apparaissent pas ; elle a délibérément effacé de l’écriture les noms propres, et ce corps de l’autre dont on reconnait aussitôt le sexe et l’âge. Elle a laissé le champ libre à des voix non-identifiées, que l’on ne peut « identifier », au fur en mesure de la pièce, qu’en écoutant le théâtre de leurs voix. Ces voix / lettres profèrent une parole non signée, et nous renvoie violemment à cette énigme ontologique du « qui je suis ? » alors que je ne me sens pas être « une personne ». Elles nous renvoient encore ceci : mon « être-rôle » est celui de ma parole. À partir de Manque, et nous retrouvons là la pensée de Deleuze, l’écriture de Kane semble « rager » contre la pensée « du possessif et du personnel »19. Dans 4.48 Psychose, nous le voyons la subjectivité n’est pas figée, le sujet (son rôle, son existence) n’est pas figé. Chaque fragment dit que « J’ai » une « individualité d’événements »20. Reconnaissance difficile que celle de « soi », et « c’est bien parce qu’une reconnaissance ne suffit pas qu’elle appelle à un mouvement inconditionnel et sans fin »21. À travers Deleuze et Blanchot, cette pensée de la reconnaissance de Christophe Bident, nous rapproche de la fin de 4.48 Psychose, de cette fin qui commence par Manque et donc la dé-personnalisation du sujet, où l’identité du sujet n’est plus un point fixe, où mon corps-sujet devient une présence invisible (ma voix) sur la scène du langage, jusqu’au sujet impersonnel (impersonnalisée, impersonnalisable) que 4.48 met en scène à travers ces événements-fragments. Si dans Manque les sujets sont encore retenus à des signes visuels, des lettres, dans 4.48 le sujet est dans le vide, de soi, de sa pensée.
9Manque donne à penser l’idée d’un « théâtre de voix », mais peut-être serait-il plus juste encore de parler d’un « théâtre de la bouche », un théâtre qui redonne à la voix son corps auquel elle appartient, la bouche étant ce lieu ouvert de mon corps où passe la pensée. La bouche comme « cavité, béance, gouffre, abîme, ouverture », écrit Jacques Derrida dans son étude de Corpus de Nancy, est ce « lieu unique », le lieu commun des incommensurables [l’étendue du corps et l’étendue de la Psyché] en question : le corps et l’âme – l’esprit ou la pensée etc. « “L’étendue incommensurable de la pensée, c’est l’ouverture de la bouche.” »22. Sans la bouche nous ne pourrions « penser l’union de l’âme et du corps », le comme « comme un seul tout », écrit encore Derrida (commentant toujours Nancy). Le théâtre de Kane se resserre sur la voix, et donc sur le corps-bouche. Si son théâtre se vide d’images scéniques (mettant en jeu et montrant le corps « entier »), à partir de Manque, ce théâtre de la bouche, ce « paysage » illimité de la pensée (du langage), s’étend : par et à travers lui, je peux peut-être m’atteindre. À travers ce lieu, ma bouche, cette « étendue incommensurable de la pensée », je peux peut-être me voir « entier ». Mais cette pensée peut-être infernale, la pensée de soi peut-être une guerre que l’on ne peut arrêter et que l’on voudrait arrêter parce que je devient fou.
10Pensée folle hors de la séparation entre conscience et inconscience : « J’ai gazé les juifs, j’ai tué les Kurdes, j’ai bombardé les Arabes, j’ai baisé les petits enfants qui demandaient grâce, les champs qui tuent sont à moi… » : « Je » ici rivalise avec le monde. Mais ce « je » qui sort du réel se fait peut-être voyant (au sens rimbaldien) en devenant devant nous « le grand malade, le grand maudit ». Si Rimbaud et son « je suis un autre » jouit de la liberté et de la puissance de l’indétermination, « je » nous apparait dans le dernier texte de Kane comme un « lieu déchiré », désaccordé, plus nervalien en ce sens : « je suis l’autre », l’autre cet inconnu, l’autre face que je ne voit pas et qui le torture. Toute l’expérience que représente 4.48 Psychose, tout le langage s’engage, comme dans Ostinato, à « faire obstacle à la déchirure de l’être, mais lié au malheur qu’il désigne, il est aussi cet être déchiré »23. Dans 4.48, la déchirure de l’être contamine, s’incorpore au langage (la pensée), jusqu’à ce qu’il devienne lui aussi cet être déchiré. L’être et le langage devenant le lieu commun de la déchirure, 4.48 Psychose est bien ce « théâtre de la bouche » qui est aussi celui de ma voix inhumaine, de ma mort et de ma fin. Il est aussi ce théâtre qui s’écrit « à partir de la fin ». Maurice Blanchot écrit au sujet du texte de Louis René des Forêts, Ostinato : « C’est peut-être qu’il se rendit compte que, pour ne plus écrire, il faudrait écrire encore, écrire sans fin jusqu’à la fin ou à partir de la fin »24. L’on reconnait ici le sujet impersonnel qui se met en scène dans l’écriture, dans ce théâtre de la bouche qu’est 4.48 Psychose, autant que l’on perçoit le « mouvement sans fin » décrit par Christophe Bident qu’appelle la reconnaissance. Ce théâtre où je souffre et où je veux crier ma souffrance, ma violence de me sentir vivre dans un mauvais corps, une carcasse étrangère, où la douleur du corps est ma souffrance d’être. La douleur, écrit Joël Birman, « se borne au gémissement, à l’interlocution avec l’autre avortée, dans la souffrance l’espace se fend, la temporalité a le mouvement de son abîme, lançant le sujet vers son dedans et vers son dehors. Le sujet s’intériorise […] il rompt avec la carcasse spatialisée […] et se fait alors corps désirant en se lançant “hors de lui-même” et se dirige vers l’autre par son appel »25. L’autre ? L’autre-témoin, l’autre spectateur, l’autre spectateur de lui-même ?
11Jusqu’au bout de cette « machine de violence », dont le désir violent est au fond une « machine de reconnaissance », tout nous sautera aux yeux, nous apparaitra « hors de ses gonds », jusqu’à l’impensable et l’inimaginable, jusqu’au spectacle, produit par la voix, de ce « débordement de frontières » 26:
La voix que nous entendons là nous dit « je » suis dans le noir (peut-être « la nuit du non-savoir » de L’Expérience intérieure de Bataille), sans miroir, et pourtant « je » regarde mon corps extrait du lieu où « j’existe » et « je » me trouve. Comédie ou tragédie que cette extase du corps ? Cette tentative, où « je » devient le spectateur de son propre corps, va plus loin d’un point ontologique qu’une simple dissociation corps / esprit : ce décor-limite permet d’atteindre un point d’observation où « le corps se met devant soi », une représentation de l’impossible. L’exposition de cette tentative renvoie davantage à la création d’un décor-limite, d’un théâtre de l’ombre, où « je » entre en scène, où « je » se présente totalement, sortant du « fond obscur du théâtre », selon l’expression de Jean-Luc Nancy, qu’à l’apparition d’une image de soi diffractée par un miroir. Ce décor-limite imposant et exposant un « détachement d’un dedans », comme le présente Jean-Luc Nancy : « Devant l’abri intime qui bascule en quelque sorte hors de l’espace, dans une tache aveugle, s’ouvre l’espace où il s’agit de sortir, où le corps se met devant soi – car toute présence est là, dans ce dehors de soi qui ne se détache pas d’un “dedans” mais qui l’évoque seulement comme l’impossible, le vide hors du lieu, du temps et du sens »27. Mais cette vision, apparition, aussi tragique que comique, aussi masochiste ou sadique soit-elle, reste encore à ce moment-là au théâtre de mon « moi » dans ma pensée, elle n’inscrit pas la preuve et la vérité de ma présence. Mon « moi » remplit encore le décor, la scène, mais c’est encore une représentation de mon « moi » et du vide entre mon corps et moi. C’est encore une tragédie « limitée » par un décor-limite, par un face à face, par le non-voir. Cette vérité bien qu’elle soit un espoir de révélation, n’atteint pas le dehors (pas de fenêtre), n’atteint pas la vérité de ma présence véritable, elle n’est qu’une vérité visible. « La “présence” à soi, de soi comme sujet, implique à la fois le corps et le théâtre » écrit encore Jean-Luc Nancy ; Le mouvement d’un corps (qui s’approche sur la scène), vers le moment de son apparition ; engage nécessairement un théâtre (la nécessité d’un dispositif théâtral) pour que cette approche ait lieu, c’est-à-dire un espace, une scène, un décor »28.
12La folie, la dépression, le suicide, la mort, la destruction, l’amour de l’autre, tous ces états et ces désirs, toutes ces visions internes que le texte 4.48 Psychose présente et représente, ne sont peut-être que des « puissances d’interrogation », des forces pulsionnelles et affectives en mouvement, dont l’expression et la libération par ce « théâtre de la bouche », de la voix inhumaine, sont à la fois nécessaires, mais aussi secondaires, elles ne sont là que pour tenter d’atteindre cet inconnu, « soi » : sa vérité, sa présence, sa reconnaissance. L’écriture fragmentaire qu’expose l’œuvre, où se dissout le poétique dans le théâtral, ou bien l’inverse, ces fragments séparés par des lignes percées cherche à travers cet ensemble poreux mais aussi total qu’ils forment, à atteindre l’expression de mon ‘moi’ véritable. À la fin de 4.48 Psychose, nous entendons ce « théâtre de ma fin », de ma disparition, qui est aussi l’espoir du « théâtre de mon apparition » 29:
Théâtre de soi, théâtre de l’invisible ? La voix cherche à fixer notre regard, elle dit le désir de voir son corps s’incarner sous nos yeux. Elle a besoin de notre regard pour que ce théâtre de ma « présence » est lieu. Puis arrive la violence de la vérité, celle d’une impossible rencontre avec « soi-même », et celle du vide. Le rideau se lève sur le vide. « L’espace vide de l’infini /sans dessus/ni dessous/ est un crime. /Car il y a mon corps / à quoi tout s’accroche/et doit commencer. / Faire le vide / c’est le nier /quand il a toujours été là »30 écrit Artaud dans ses derniers écrits. Mon corps-sujet s’accroche par sa voix au vide, à ce vide « en soi », pour dire avec Artaud, impossible à nier ? Violence de la vérité de ce vide ? Ce vide est aussi la tragédie « illimitée » de l’invisible, de la pensée de « soi » : le silence du « théâtre de ma bouche ». « Qui est tenté par le suicide est tenté par l’invisible, secret sans visage »31 dit Blanchot dans L’Écriture du désastre. La fin de l’œuvre de Kane fait vue sur ce « secret sans visage » en nous abandonnant la charge de cet « espace vide » que le théâtre doit remplir.
13Qui est moi ici et maintenant ? Il est troublant d’entendre l’écho de ce « théâtre de ma fin » dans les derniers mots publiés, les derniers mots visibles (publiquement), de Duras, inscrits au bout de son œuvre aussi, dans C’est tout, mots adressés à l’être aimé au bord de la mort : « Je ne tiens plus ensemble. Viens vite. Je n’ai plus de bouche, plus de visage »32. Plus de bouche pour parler, plus de visage pour se reconnaitre. Nous revoilà balancés au bord de la mort, de la disparition, la solitude absolue, par ce « mouvement inconditionnel et sans fin » qu’est la reconnaissance du sujet. Nous voilà saisis et bouleversés dans notre solitude, par l’idée de notre mort, celle de tous, par ce langage qui lui résiste, celui de Kane, celui de Duras, celui de la littérature, qui s’essaye à « laisser une empreinte plus permanente que moi »33.
Bibliographie
Bibliographie
Kane, Sarah, Complete Plays, Methuen Drama, coll. Contemporary dramatists, Londres, 2001.
— , Anéantis (Blasted), traduit de l’anglais par Lucien Marchal, Paris, L’Arche, 1998.
— , Purifiés (Cleansed), traduit de l’anglais par Evelyne Pieiller, Paris, L’Arche, 1999.
— , L’amour de Phèdre (Phaedra’s love) Manque (Crave), traduit de l’anglais par Sévérine Magois et Evelyne Pieiller, Paris, L’Arche, 1999.
— , 4.48 Psychose (4.48 Psychosis), traduit de l’anglais par Evelyne Pieiller, Paris, L’Arche, 2001. Saunders, Graham, Love me or kill me Sarah Kane et le théâtre, traduit de l’anglais par Georges Bas, Paris, L’Arche, 2004. Revue Outrescène n° 1, « Sarah Kane », revue du Théâtre National de Strasbourg, février 2003.
Notes de bas de page
1 Sarah Kane, 4.48 Psychose, Traduction Evelyne Pieiller, L’Arche, 2000 Sarah Kane, 4.48 Psychose, traduction Evelyne Pieiller, L’Arche, 2000, p. 19.
2 Heiner Müller, Guerre sans bataille, VIe sous deux dictatures, traduction Michel Deutsch et Laure Bernardi, L’Arche, 1996, p. 268.
3 Voir les extraits d’entretiens de Sarah Kane dans l’ouvrage de Graham Saunders Love me or kill me Sarah Kane et le théâtre traduit par Georges Bas, L’Arche, 2004. Voir pour Artaud un passage de Pour en finir avec les chefs-d’œuvre dans Le théâtre et son Double, Folio Gallimard, 1964, p. 127.
4 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Champs Flammarion, 1996, p. 88.
5 Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille plateaux, tome 2, Paris, Minuit, 1980,
p. 445-446.
6 Heiner Müller, Fautes d’impression, L’Arche, 1991, p. 122.
7 Jean-Luc Nancy, « Corps-théâtre », dans l’ouvrage collectif Passions du corps dans les dramaturgies contemporaines, Alexandra Poulain dir., Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2011, p. 212.
8 Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 40.
9 Marguerite Duras citée par Susan D. Cohen, « La présence du rien », in Les cahiers Renaud Barrault, n° 106, Paris, Gallimard, 1983, p. 17.
10 4.48 Psychose, op. cit., p. 39.
11 Georges Bataille, La Souveraineté, Œuvres Complètes t. VIII, Paris, Nrf Gallimard, 1976, p. 447.
12 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard/Folio essais, 1988, p. 183.
13 Antonin Artaud, dans Pour en finir avec les chefs-d’œuvre, op. cit.
14 Jean-François Lyotard, « Le demos et l’inhumain », dans la revue Chimères n° 24, « Délire Demos Destins », 1995, p. 148.
15 Au fond des images, op. cit., p. 41.
16 4.48 Psychose, p. 26.
17 Jacques Derrida, « La vérité blessante », Europe, mai 2004, p. 25.
18 Sarah Kane citée par Graham Saunders, op. cit., p. 167. Le sens de ces lettres pourrait être A pour Auteur, (« être Auteur et Abuser des autres », M pour Mère / femme d’âge mur, B pour garçon (Boy), C pour jeune femme.
19 Gilles Deleuze, cité par Christophe Bident in Reconnaissances, Antelme, Blanchot, Deleuze, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 118.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 37.
23 Louis-René des Forêts, Ostinato, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1997, p. 157.
24 Maurice Blanchot, Une voix venue d’ailleurs, Gallimard/Folio, 2002, p. 24.
25 Joël Birman, Cartographie du contemporain, Espace, douleur et détresse dans l’actualité, Parangon/Vs, 2009, p. 123. Je souligne.
26 4.48 Psychose, p. 38-39.
27 Jean-Luc Nancy, Corps-théâtre, op. cit., p. 217.
28 Ibid.
29 4.48 Psychose, p. 56.
30 Antonin Artaud, « Derniers écrits d’Ivry », Le Magazine Littéraire, n° 434, Artaud l’insurgé, 2004.
31 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 56.
32 Marguerite Duras, C’est tout, P.O.L, 1999, p. 54.
33 4.48 Psychose, p. 51.
Auteur
PRES Champagne Ardennes Picardie – UPJV – F-80000, Amiens EA 4291 - Centre de recherches en arts et en esthétique
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017