Corps et voix du pantin dans The Under Room d’Edward Bond
p. 55-66
Texte intégral
1The Under Room (« Sous-chambre » dans la traduction de Jérôme Hankins) est une pièce d’Edward Bond destinée à un public d’adolescents jouée pour la première fois en 2005. Bond, auteur anglais né en 1934, est connu pour avoir écrit Saved (Sauvés, 1965), pièce interdite par la censure alors en vigueur du Lord Chamberlain. Dans ses œuvres, Bond analyse comment la violence est engendrée par une société corrompue et non par l’homme, qui est selon lui radicalement innocent. La violence dans ses pièces est dirigée le plus souvent vers les plus faibles, femmes ou enfants, et la thématique du Massacre des Innocents hante l’auteur, depuis la lapidation du bébé dans Saved jusqu’à l’infanticide insoutenable de la pièce Born (Naître, jouée en 2006).
2Cet intérêt constant pour représenter les effets de la violence sur les enfants en particulier a orienté le choix de Bond de travailler en collaboration avec la Big Brum Company dès 1995. Cette compagnie fait partie d’un projet de « Theatre in Education », le théâtre dans l’école, qui fait jouer des adolescents. C’est dans ces pièces écrites pour eux que Bond explore pour la première fois l’utilisation d’un mannequin de grande taille sur scène, d’abord dans The Children (Les Enfants, jouée pour la première fois en 2000), puis dans The Under Room. Afin de représenter physiquement la violence sur scène, en particulier l’infanticide, Bond avait déjà proposé des poupées pour incarner de façon plus ou moins réaliste des bébés : dans les Pièces de guerre, le bébé est en papier mâché ou alors fait de chiffons ; dans Naître, Bond porte son choix sur un poupon très réaliste, couleur chair.
3Dans la pièce qui nous intéresse, Sous-chambre, les acteurs sont des adultes, et la poupée utilisée n’est pas censée représenter un enfant mais un adulte qui est un immigré clandestin. Bond poursuit ici son analyse de la violence en se concentrant sur une forme et une structure minimalistes, dans une pièce qui requiert très peu de moyens : trois acteurs et une poupée dans un sous-sol. Il s’agit d’un huis clos concentré sur neuf tableaux.
4Dans cet article, nous analysons le rôle central du mannequin dans la pièce. L’utilisation d’un mannequin, dont la voix et les gestes sont pris en charge par un acteur, permet de renforcer la présence physique des acteurs et de démultiplier les effets de la violence sur le spectateur par le biais de ce que l’auteur nomme la cathexis.
Dispositif
5La trame de la pièce est simple. Située en 2077 dans un monde dystopique, Sous-chambre décrit un univers urbain où l’armée a pris le pouvoir et les citoyens vivent dans la peur des contrôles d’identité. Dans la première scène, Joan découvre dans sa maison un sans-papier, entré chez elle par effraction. Une fois passé le choc de la rencontre, Joan s’attache à Dummy et le cache dans sa cave, appelée « sous-chambre » par le clandestin. Elle veut l’aider à passer la frontière en obtenant des papiers par l’intermédiaire d’un passeur nommé Jack qui exige une grosse somme d’argent. Le clandestin possède une boite dans laquelle il a mis tout son argent, mais celui-ci se volatilise. Afin de payer, Dummy propose de travailler avec le passeur, ce que Joan se refuse à accepter. Elle tue alors le clandestin.
6Cette pièce est singulière à bien des égards dans l’œuvre de Bond : tout d’abord dans son utilisation d’un pantin pour figurer le clandestin, et surtout parce que la voix de ce pantin est jouée sur scène par un acteur, qui se situe sur la scène, mais en retrait. Cet acteur double la voix du clandestin.
7La pièce fonctionne avec un dispositif bien précis décrit dans son intégralité par l’auteur :
City suburb, 2077.
A bare cellar. A wooden chair with arms. On the floor a lidded tin box. It is some 18 inches by 14 inches and 16 inches High. To the (audience) right a flight of stairs. The treads are some four feet long and broad enough to be sat on. At the top of the stairs a door. The Dummy Actor speaks the Dummy’s words. Usually he stands upstage left. He wears blue jeans, Brown suede shoes and a Bright, deep-red shirt buttoned at collar and cuffs. The Dummy is a basic human effigy: trunk, arms, legs, head. It has no other features. It suggests stuffed white pillowslips or bolsters. It is about half the size of the Dummy Actor.1
Le mannequin est dédoublé en deux entités : d’un côté la figuration d’un corps inerte, sur la scène, représentant une effigie humaine grossière et de l’autre le corps d’un acteur présent, mais qui n’est pas sur la scène et qui joue sa voix. Cette technique de dédoublement dans la représentation rappelle le bunraku, et permet à l’origine de distinguer d’une part l’art de la voix du comédien qui chante les répliques des personnages, et d’autre part l’art des marionnettistes qui sont plusieurs à manipuler une même marionnette. La comparaison s’arrête là puisque dans la pièce, il n’y a pas de manipulation du mannequin et pas de chant.
8Cette séparation crée tout d’abord un effet d’étrangeté pour le spectateur qui voit sur scène une poupée inerte dont il comprend, progressivement, qu’elle a la voix d’un acteur qui ne fait pas partie de la représentation. Cette rupture des codes du théâtre occidental contribue aux processus de défamiliarisation et de distanciation mis en place par Bond pour favoriser l’analyse de la situation par le spectateur. Deux espaces sont créés : celui du lieu spatial du pantin et celui de l’origine de sa voix, hors-scène et excentrée.
9Afin que le public comprenne que la voix de l’acteur est celle du pantin, il est apporté sur scène par Joan, comme si elle le poussait : « Joan comes down the steps. She pushes the Dummy before her. She speaks to it and not to the Dummy Actor. Joan : Wait here. She puts the Dummy in the chair »2. La manipulation du mannequin et le jeu de l’actrice permettent de comprendre progressivement qui est censé incarner la source d’énonciation.
10Ce dispositif souligne un problème dans la traduction : le pantin se nomme « Dummy », ce qui en anglais véhicule une multitude de sens et de connotations qui peuvent être signifiantes dans le contexte de la pièce. À l’origine, un « Dummy » est quelqu’un qui ne peut pas parler, soit que la personne est muette soit qu’elle n’y arrive pas (le terme vient de « dumb »). Par extension, « dummy » en est venu à signifier un idiot, un imbécile. Plus tard, « dummy » est devenu synonyme de mannequin (pour les vêtements), mais aussi de poupée de ventriloque. « Dummy » veut aussi dire homme de main, homme de paille, ou encore un objet factice. L’adjectif « dummy » peut vouloir dire artificiel, fictif. Le terme pantin utilisé dans la traduction française réduit fortement cet étoilement du sens, avec lequel Bond ne cesse de jouer dans les répliques de la pièce.
11Autre problème de traduction, le « dummy actor » (acteur pantin) n’est pas ce que l’on appelle un « dummy actor » en théâtre ou au cinéma, c’est-à-dire quelqu’un qui ne fait que de la figuration. Son rôle est de porter la parole du pantin mais également de faire ses gestes : « The Dummy Actor takes out banknotes. He holds them in front of him. He does not try to give them to Joan. She looks at the Dummy, not the Dummy Actor »3, comme nous allons le voir dans notre point suivant.
La mise en place de la « cathexis »
12Ce dispositif crée un rapport particulier entre le spectateur et le pantin. Même si l’on sait que le mannequin ne bouge pas et ne parle pas, c’est pourtant lui que l’on regarde, puisque l’actrice s’adresse à lui, le touche, le regarde et ne regarde pas l’acteur-pantin. Le pantin est l’objet investi émotionnellement par le spectateur, grâce à un phénomène d’investissement et de charge affective, que Bond nomme « cathexis » en anglais et que des commentateurs ont tenté de définir ainsi :
Bond adapte la conception freudienne d’une certaine énergie psychique, de nature libidinale mais aussi affective, qui se concentre de façon excessive sur un être, une partie du corps, un objet voire une idée – dans lesquels elle est « investie », ou qui s’en trouvent « chargés » […] Loin d’être névrotique, l’« investissement » selon Bond a pour finalité éminemment positive d’être créateur d’utilité ou de sens.4
La « cathexis », qui est à l’origine un terme issu de la psychanalyse, est réutilisée par Bond pour indiquer comment l’énergie des acteurs peut être « investie » sur un objet, et comment cette énergie est également prise en charge par le spectateur qui prête au pantin ou à la poupée les mêmes qualités qu’aux autres acteurs.
13Une fois le dispositif intégré par le spectateur, Bond introduit une nouvelle rupture. L’acteur que l’on pensait hors-scène et réduit à la voix est acteur dans la pièce puisqu’il effectue tous les gestes : bien qu’il reste dans un espace excentré, derrière le pantin et Joan, son rôle devient plus complexe. Le phénomène de cathexis tend à confondre de plus en plus le pantin et l’acteur-pantin en une seule entité, afin de remettre en question les conditions de réception du spectateur et de souligner le pouvoir de l’imagination et du théâtre. C’est ce processus que nous analysons à présent.
14Au début de la pièce, le pantin confirme à Joan qu’il est bien un clandestin. Il parle anglais avec quelques fautes : « I climb through your window because soldiers came in street »5 et emploie des termes archaïques ou inventés – la « sous-chambre » du titre. Le pantin tente de rassurer Joan sur ses intentions pour qu’elle n’appelle pas les soldats. Il lui explique qu’il n’a pas de papiers et qu’il doit donc voler pour gagner de l’argent. Joan prend pitié de lui et de son histoire. Elle décide de l’accueillir en attendant que les soldats soient partis.
15À la scène deux, le pantin attend qu’un passeur lui apporte ses faux papiers pour pouvoir partir. Joan s’est visiblement attachée à lui – le spectateur également – et s’inquiète de son sort une fois parti. Le pantin se confie à elle et lui raconte sa vie passée : il a dû quitter son pays d’origine dans lequel la guerre civile faisait rage. Il a été forcé par les soldats de choisir entre tuer son père ou sa mère. Il a tué l’un de ses deux parents, mais il a oublié une partie de ce souvenir : « But there is something I do not remember. It is in my head but I do not remember it »6. Cette amnésie est l’une des nombreuses marques dans la pièce, avec les troubles de l’identité, d’un syndrome post-traumatique qui touche le pantin puis contamine Joan.
16L’homme qui doit faire les papiers du pantin arrive enfin : il se nomme Jack. Le nom de ce nouveau personnage, ainsi que ses propos, font penser à un être malfaisant avec lequel le pantin est en train de passer un pacte diabolique.
17À la scène trois, la boîte située sous la chaise du pantin est ouverte. Elle est vide, et contenait selon lui tout son argent. La possibilité d’obtenir les faux papiers est fortement compromise. Cette nouvelle péripétie plonge Joan dans un grand désarroi. Son univers a été chamboulé par l’arrivée du pantin : « I don’t understand the world. These things have been going on around me all these years and I didn’t see them. The streets aren’t real any more. I’m helpless. I feel like an immigrant »7. Contrairement à Joan qui est de plus en plus perdue, le pantin s’est adapté et tente de se débrouiller.
18Au fil des tableaux, le fait que Joan ne voit pas l’acteur-pantin transpose la pièce dans un espace métaphorique. La pièce se déroule dans une cave – « the under room » – et se présente sous la forme d’un huis clos, ce qui désigne métaphoriquement un espace mental, l’inconscient. Le pantin serait alors un objet de substitution, un objet transitionnel, que l’imagination investit. De plus, aucun des personnages n’est nommé dans la pièce : les noms n’apparaissent comme une forme d’indice que pour le lecteur afin de mieux reconstituer cette pièce « puzzle » ; les noms sont donc des symboles qu’il faut déchiffrer.
19Jack, le passeur, qui peut entrer et sortir comme il veut dans la pièce – malgré les précautions de Joan pour verrouiller les portes – est décrit comme un envoyé du mal : « You’re a monster from somewhere I don’t know »8 dit Joan à Jack ; « He is an evil man »9. Jack, en anglais, c’est aussi « everyman », Monsieur-tout-le-monde, et le nom que l’on donne à quelqu’un lorsque l’on ne connaît pas son prénom : il souligne l’anonymat même du personnage10. Il représente le monde extérieur, l’humanité toute entière, avec son fonctionnement corrompu, par opposition à la maison, le foyer, la cave, lieux où l’on protège et où l’on cache, incarnés par Joan.
20Alors que celle-ci part chercher de l’argent pour aider le pantin, l’acteur-pantin fait un geste étrange et perturbant, qui rompt à nouveau les codes qui s’étaient progressivement établis dans la pièce : « The Dummy Actor takes off his shirt. Under it he wears a plain white T-shirt. He puts the shirt on the dummy. He has no expression. He goes back to his place » (63)11. L’acteur-pantin va progressivement enlever tous ses vêtements pour habiller le pantin12 et pour ce faire, il entre donc dans l’espace jusque-là réservé aux « acteurs » de la pièce. De cette façon, l’acteur-pantin devient de plus en plus comme le pantin et le pantin devient de plus en plus humain, ou de plus en plus acteur : le transfert de vêtements augmente le phénomène de cathexis. La confusion commence à se créer entre l’acteur et le mannequin quand l’acteur-pantin donne le couteau au pantin : ce dernier possède alors tous les attributs de l’acteur et peut donc, symboliquement, agir. Il reprend possession d’une partie de son identité qui était portée par l’acteur avec ce couteau, puisqu’il affirmait « The knife is my papers »13.
21Une fois habillé et armé, le pantin s’endort et parle sa langue maternelle dans son sommeil – une langue inventée par Bond : « Mvacds brads navzcs resdfa »14. Le pantin apparaît comme un personnage schizophrène, perdu entre son passé et son présent, incapable de se composer un avenir tant qu’il n’arrivera pas à se souvenir de qui il est. Le couteau, symbole du meurtre des parents, lui permet de parler sa langue et de rêver de son origine. Pour le spectateur, il devient incompréhensible, et cette langue autre crée un désir de compréhension et d’élucidation du sens des mots qu’il prononce.
22Joan, qui a de plus en plus de difficultés avec Dummy, entre dans le sous-sol. Elle est traumatisée par la situation, comme si elle voyait le monde réel pour la première fois. « The things you told me haunt me. I cant get the pictures out of my head »15. Joan s’adresse au pantin mais celui-ci continue à dormir : elle se déchaîne alors sur lui, commence à le frapper, le met à terre en l’accusant de tous les maux, puis se calme et se reprend. Joan ne supporte plus la réalité que Dummy a introduite dans son monde, et refuse de le laisser s’isoler dans son sommeil. Ces violences, les premières dans la pièce, sont difficiles à supporter pour le spectateur.
23À la scène six, l’acteur-pantin s’assoit sur le siège du pantin, à côté du corps gisant de Dummy qui vient d’être violenté par Joan : « The Dummy Actor sleeps in the chair. The dummy lies where it was left on the floor by the chair »16. Joan s’adresse au pantin : le problème se pose, vu la proximité du pantin et de l’acteur-pantin, de savoir si elle voit enfin l’acteur-pantin. Mais elle continue à parler au pantin, sans voir l’acteur. Le pantin se réveille enfin et dit se souvenir à présent de son traumatisme, et de qui il a tué. Il a recollé les morceaux de son histoire et dit ne plus avoir besoin de son couteau : il ne se sent plus menacé, n’a plus besoin de se défendre ou de tuer. Joan s’empare du couteau au moment où Jack apparaît pour venir collecter son argent.
24Au moment où le pantin dit se souvenir, et affirme ne plus avoir besoin du couteau, Jack ne regarde pas le pantin mais l’acteur : « Jack stares at the Dummy actor. He raises an arm and then points at him. He is going to speak. Instead he goes up the stairs »17. Jack est le seul à voir l’acteur-pantin, comme s’il avait compris qui était vraiment celui qui pouvait parler. Il désigne ostensiblement l’acteur, dans un geste d’accusation que ne voit pas Joan, mais ne dit rien. Cette scène est le signe que Jack comprend qui est le pantin : il est potentiellement un être humain, et non un simple mannequin, un objet entre les mains de Jack et Joan. Jack entrevoit l’humanité du pantin à travers ce regard lancé à l’acteur-pantin.
25À la suite de cette scène, Joan entre à nouveau dans une crise de violence et de jalousie car le pantin a décidé de partir avec Jack pour continuer à voler et ainsi le rembourser en vue de l’obtention de son laissez-passer. Un dernier retournement s’opère alors dans la pièce : « The Dummy Actor strips the jeans and shirt from the dummy. He dresses himself in them. He goes back to his usual place »18. Cette nouvelle transformation semble indiquer que le pantin est retourné à son état premier, celui du début. Il ne peut plus agir et surtout, il semble mort : « The Dummy lies by the chair where it was left »19. Joan revient pour l’emmener, mais elle sombre dans la folie lorsqu’elle constate qu’il n’a pas mis les vêtements qu’elle lui avait apportés. Elle tient des propos xénophobes, un discours qui traduit sa phobie du monde extérieur. Elle n’arrive plus à compter, comme si sa raison l’avait désertée, alors qu’elle s’acharne à compter les marches de l’escalier qu’elle monte et qu’elle descend :
He’s a suicide bomber. I must escape from the house. I cant. His soldiers are on the street. They’re not soldiers. They’re terrorists. He’s keeping me hostage! Two. Three. Five. Three. Five. Where’s four? There’s a step missing! (Counts frantically in silence). He’s stolen a step! He cant! You were standing on them! They’re stealing my house bit by bit! They came to drive me out of my house! They’re driving me out of my mind !20
Sa folie et sa paranoïa atteignent un état critique : elle accuse le mannequin de tous les maux et déchaîne une violence insoupçonnée sur lui. Elle le dépèce avec le couteau : « She stabs the Dummy. Stamps on it. Rips. Slashes. Tears. […] The Dummy is destroyed. The stuffing explodes and spills out. Long strips of yellow plastic rubber squatter and litter the floor »21. À la fin, Joan tente de remettre les morceaux du pantin dans la boîte, mais n’y parvient pas, telle une enfant qui, après un jeu, n’arrive pas à remettre ses jouets en place.
26Les paroles de Jack dans la dernière scène nous donnent peut-être la clé pour comprendre la pièce. Il est revenu pour régler ses comptes, mais il voit que Joan est partie et que le pantin est mort : « Must yer die before you can enter the human race ? »22 dit-il. À la toute fin, l’acteur-pantin marche au milieu des débris du pantin en parlant sa langue étrangère.
Interprétations
27La pièce peut donner lieu à différentes interprétations. La première, celle qui nous paraît la plus évidente, serait une lecture d’un point de vue politique et social, qui fait du pantin la figure de l’émigré : le pantin n’a plus d’identité quand il arrive dans la maison de Joan. Le dédoublement entre son corps et sa voix montre qu’il n’est pas libre et qu’il n’est pas lui-même : divisé entre son passé et son présent, son pays d’origine et le pays de Joan, sa langue maternelle et la langue qu’il doit parler pour survivre. L’aide que Joan veut lui apporter – de l’argent et de l’affection – ne lui convient pas car elle serait une nouvelle forme d’aliénation et d’infantilisation. Il choisit donc une vie plus pragmatique, dans laquelle il pourra continuer à se débrouiller et à gagner sa vie avec Jack : c’est à partir du moment où il fait ce choix personnel qu’il se souvient des événements importants de sa vie passée et que l’acteur-pantin et le pantin sont presque confondus sur scène. Mais la folie de Joan le détruit. Cette crise montre le bien-fondé du choix du pantin – la jeune femme, émotionnellement instable, n’aurait certainement pas pu s’occuper de lui. La présence de l’acteur parlant la langue maternelle à la fin de la pièce signale un « retour à la case départ » pour celui qui a tenté sa chance ailleurs : le pantin, qui est la forme d’existence de l’émigré en dehors de son pays, a disparu. L’acteur-pantin est le potentiel humain du pantin, qui n’arrive pas à se réaliser dans la pièce.
28Sous-chambre peut également se lire à travers le prisme de la psychanalyse. Le pantin pourrait être la métaphore d’un enfant, qui tente de devenir un être humain. L’incomplétude du pantin est soulignée par le fait qu’il est un mannequin qui fait la moitié de la taille d’un adulte, mais aussi par le fait qu’il n’a pas de visage et qu’il ne peut pas parler correctement. Sa seule arme est son couteau, que l’on pourrait placer du côté de son identité sexuelle. Jack et Joan sont deux personnages qui représenteraient le père et la mère, et qui marchandent les modalités de l’identité du pantin. Joan n’accepte pas qu’il puisse partir et veut le protéger, l’habiller etc. Par conséquent, quand il décide de partir avec Jack, elle prend son couteau et le tue. Elle ne peut se résoudre à le laisser exister et trouver sa place dans le monde. À la fin, l’acteur erre dans les décombres, comme une âme à la recherche d’un autre corps dans lequel s’incarner. La langue parlée par l’acteur-pantin n’est pas une langue étrangère, mais plutôt celle de l’enfant qui n’a pas encore appris à parler, une forme de babil.
29De plus, Bond réinvestit le thème universel du théâtre de marionnettes anglais, le Punch and Judy – Joan est l’ancien nom de Judy – qui peut être analysé en termes de quête identitaire23. Bond reprendrait donc dans la pièce la structure interne et profonde de l’histoire de Punch and Judy, celle d’Everyman, mais en la prenant à rebours, dans la mesure où il écrit pour son temps, et non plus au Moyen Âge : il ne s’agit pas de montrer comment l’homme parvient à déjouer tous les obstacles dans la quête identitaire, mais plutôt comment l’homme est empêché de devenir humain par la société dans le monde d’aujourd’hui. Bond montre, dans un futur proche, ce qui se produit lorsque l’imagination ne peut plus créer l’humanité dans l’homme et permettre à l’être humain de se constituer.
30Enfin, le mannequin peut aussi être interprété comme une forme d’objet transitionnel dans un espace qui est également, métaphoriquement, transitionnel, « comme un nounours, […] objet métaphorique, symbolique de l’enfance qu’il faut tuer pour devenir un adulte », explique le metteur en scène Christian Benedetti24. En effet, selon les théories de Donald W. Winnicott25, l’enfant passe par différentes étapes afin de se construire en tant qu’individu, notamment celle de l’« aire transitionnelle », au cœur de laquelle l’enfant se constitue un « objet transitionnel » (chiffons, peluche etc.). Au cours de cette période, l’enfant fait l’expérience intermédiaire de la différence entre la « réalité du dedans » et la « réalité du dehors », qui se trouve prolongée, dans la suite de l’existence, par le jeu créatif et par la vie imaginaire. L’enfant commence alors à faire la différence entre le monde imaginaire et le monde réel. Les objets et les espaces transitionnels sont nécessaires à l’élaboration de la structuration de la personnalité, nécessaires à l’expérimentation de la vie. Les objets transitionnels représentent d’une certaine manière une scène de théâtre, où les émotions sont retravaillées et les sensations conceptualisées. Ils sont des objets intermédiaires entre soi et les autres, entre la pensée et l’action, entre la sensation et le sentiment. Le jeu avec l’objet, par le biais de l’imagination, est donc un processus essentiel de l’humanisation pour Winnicott. Il donne l’illusion à l’enfant d’être omnipotent car il peut décider de sa vie, de sa mort, et de ses sentiments26.
31Le fait que la pièce se déroule dans une cave – « the under room » – et qu’elle soit un huis clos pourrait métaphoriquement désigner l’espace de la pièce comme un espace mental, l’inconscient. Le mannequin serait en effet un « dummy », un objet de substitution, un objet transitionnel, que l’imagination investit. Il est donc l’incarnation du besoin fondamentalement humain de raconter des histoires, qui permettent, à travers l’objet transitionnel qu’est l’acteur (qui peut être réduit à sa plus simple expression par une poupée), de réinventer l’humanité.
32Pour le metteur en scène, le pantin est un moyen de représenter une violence décuplée sur scène, car l’acteur peut l’exercer réellement sur une poupée inerte. Loin de la diminuer, le fait que le corps humain ne soit pas le réceptacle de la violence mais plutôt son origine amplifie l’effet de choc. Le phénomène de cathexis est également démultiplié puisque le pantin est doté d’une voix, d’une histoire et qu’un acteur présent joue sa voix. Quand le pantin est détruit par Joan, il représente, à cause de l’investissement émotionnel du spectateur et du contact physique avec les autres acteurs, un être imaginaire que le spectateur a totalement investi à ce point de la pièce. Bond souligne deux effets concomitants de cette utilisation du mannequin par rapport à la représentation du corps sur scène : « My occasional use of dummy figures intensifies the bodies of the actors – who must handle the dummy – and this, given the situations I create, enhances the body-physicality of the dummy »27. En utilisant le mannequin, qui au départ spectralise le corps humain qu’il est censé représenter, Bond a trouvé le moyen d’amplifier la présence du corps sur scène, en magnifiant la physicalité des acteurs, mais aussi en injectant de la physicalité dans le mannequin, par la cathexis et par le rapport entre acteurs et mannequin.
33Dans Sous-chambre, Bond utilise un mannequin pour amplifier réciproquement la présence des acteurs et du pantin. Celui-ci n’a pas besoin d’avoir des caractéristiques anthropomorphiques marquées pour représenter l’être humain. Sa simple manipulation – très sommaire –, la création d’une voix, même dédoublée, et le regard du spectateur porté sur lui au cours de sa mise en mouvement lui permettent d’acquérir le statut d’un personnage de fiction théâtrale. Il représente un potentiel quasi illimité dans les modalités de la représentation de la violence sur scène. En tant qu’objet transitionnel, il est la métaphore du fonctionnement du théâtre pour Bond, qui permet de recréer l’humanité de l’homme tout en faisant appel à l’imagination.
Bibliographie
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Bibliographie
Bond, Edward, The Hidden Plot. Notes on Theatre and the State, London, Methuen, 2000.
— , La Trame cachée, Trad. Georges Bas, Jérôme Hankins, Séverine Magois, Paris, L’Arche, 2003.
10.2307/j.ctt13x084h :— , Plays Eight (Born, People, Chair, Existence, The Under Room), London, Methuen, 2006.
— , Une Fenêtre / Sous-chambre / La Flûte, Trad. J. Hankins, Paris, L’Arche, 2010.
Obis, Eléonore, Le corps en jeu dans le théâtre anglais contemporain (1983-2010) : Edward Bond, Howard Barker, Martin Crimp, Sarah Kane, Thèse de doctorat, Université Paris IV-Sorbonne, 2011.
Philpott, A.R., Dictionary of Puppetry, Boston, Plays inc., 1969.
10.4324/9780203441022 :Winnicott, D. W., Playing and Reality, London, Tavistock, 1971.
Notes de bas de page
1
The Under Room, 170 : « Banlieue urbaine, 2077.
Une cave nue. Un siège en bois muni d’accoudoirs. Sur le sol une boîte en métal avec un couvercle. Elle mesure environ 45cm de large sur 35 cm de long et 40 cm de hauteur. Côté cour, une volée de marches […] Au sommet des marches une porte. L’Acteur-Pantin énonce les paroles du Pantin. En général il se tient debout en fond de scène côté jardin. Il porte un jean, des chaussures en daim marron et une chemise d’un rouge vif et intense […] Le pantin est à l’image rudimentaire d’un être humain : tronc, bras, jambe, tête. Il n’a pas d’autres traits. Il évoque des taies d’oreiller rembourrées ou des polochons. Sa taille est à peu près de moitié celle de l’Acteur-Pantin » (Hankins, 43). Nous signalons le texte anglais par le titre, et la traduction française par le nom du traducteur, avec à chaque fois les références de page.
2 The Under Room, 171 : « Joan descend les marches. Elle pousse le pantin devant elle. C’est à lui qu’elle parle et non à l’acteur-pantin. Joan : Attends ici. Elle pose le pantin sur le siège » (Hankins, 45).
3 The Under Room, 171. « L’acteur pantin sort des billets de banque. Il les tend devant lui. Il n’essaie pas de les donner à Joan. Elle regarde le pantin, pas l’acteur-pantin » (Hankins, 45).
4 Glossaire de Georges Bas et Jérôme Hankins dans La Trame cachée, à l’article « Investir / Investissement et charge affective », 309-310.
5 The Under Room, 46 : « Je monte par votre fenêtre parce que soldats arrivaient dans rue » (Hankins, 172).
6 The Under Room, 53 : « il y a quelque chose que je ne me rappelle pas, c’est dans ma tête mais je ne me le rappelle pas » (Hankins, 178).
7 The Under Room, 57 : « Je ne comprends plus le monde. Ces choses se passaient autour de moi toutes ces années et je ne les voyais pas. Les rues n’ont plus de réalité. Je suis impuissante. Je me sens comme une immigrée » (Hankins, 181).
8 The Under Room, 61 : « Vous êtes un monstre d’un endroit que je ne connais pas » (Hankins, 185).
9 The Under Room, 64 : « C’est un homme malfaisant » (Hankins, 187).
10 Ce sens vient de l’expression tombée en désuétude « every man jack », qui a le sens de « Monsieur-tout-le-monde ».
11 The Under Room, 63 : « L’acteur pantin enlève sa chemise. Dessous, il porte un simple T-shirt blanc. Il enfile la chemise sur le pantin. Le visage est sans expression. Il retourne à sa place » (Hankins, 186).
12 L’importance de l’échange de vêtements dans la transformation et l’évolution du personnage remonte à The Pope’s Wedding dans laquelle Scopey, le jeune homme, prend la place du vieil ermite Alen en endossant son manteau dans la scène finale.
13 The Under Room, 47 : « le couteau, c’est mes papiers » (Hankins, 173).
14 Hankins, 191.
15 The Under Room, 69 : « Les choses que tu m’as dites me hantent. Je ne peux pas me sortir les images de la tête » (Hankins, 191).
16 The Under Room, 72 : « L’acteur-pantin dort sur le siège. Le pantin gît là où il a été laissé près du siège » (Hankins, 193).
17 The Under Room, 77 : « Jack scrute l’acteur pantin. Il lève le bras puis le désigne du doigt. Il s’apprête à parler mais décide de sortir par les escaliers » (Hankins, 198).
18 The Under Room, 78 : « L’acteur pantin dépouille le pantin du jean et de la chemise. Il les enfile puis rejoint sa place habituelle » (Hankins, 200).
19 The Under Room, 79 : « Le pantin gît à côté du siège où il a été laissé » (Hankins, 200).
20 The Under Room, 79-80 : « C’est une bombe humaine. Je dois fuir cette maison. Je peux pas. Ses soldats patrouillent les rues. Ce ne sont pas des soldats. Ce sont des terroristes. Il m’a prise en otage ! Deux. Trois. Cinq. Trois. Cinq. Où est quatre ? Il manque une marche. Il a volé une marche ! […] Ils me volent ma maison par petits bouts ! ils sont venus me faire déménager de ma maison ! » (Hankins, 201).
21 The Under Room, 80 : « Elle poignarde le pantin. L’écrase sous son pied. Troue, taillade. Déchire. […] Le pantin est détruit. Le rembourrage éclate et se répand. De longs segments jaunes en plastique caoutchouteux, larges de cinq à six centimètres, s’éparpillent et jonchent le sol » (Hankins, 201).
22 The Under Room, 82 : « Faut vraiment que tu meures avant de pouvoir intégrer la race humaine ? » (Hankins, 202).
23 Voir notamment le commentaire suivant sur l’origine de Punch and Judy : « The theory put forward by J.R. Cleland is that the play’s origins can be found in the teachings of the Ancient Mystery Schools and as a survival of a Morality ; he parallels the characters neatly with a scheme of existence which involves Man with a physical body and an etheric body, with Punch as a spiritual “aspirant” […], with the main action that of Punch overcoming various tests, and finally overcoming even Death and the Devil. The various killings are seen to be symbolic of the elimination of undesirable human traits in Punch the Aspirant ». Philpott, A.R., Dictionary of Puppetry, 206.
24 « Entretien avec Christian Benedetti », 10 mars 2011. Voir Obis, Eléonore, ibid, p. 912.
25 Voir en particulier l’ouvrage D. W. Winnicott, Playing and Reality, London, Tavistock, 1971. Les divers écrits de Bond sur l’enfant et l’imagination ne laissent aucun doute sur l’influence des théories du pédiatre sur le dramaturge.
26 Voir l’article D.W.Winnicott dans l’Encyclopedia Universalis.
27 « Mon utilisation occasionnelle de mannequins rend plus intense la présence des corps des acteurs – qui doivent manipuler le mannequin – ce qui, compte tenu des situations que je crée, renforce la physicalité du corps du mannequin » ; Lettre à Eléonore Obis, 18 novembre 2010, Voir Eléonore Obis, Le corps en jeu dans le théâtre anglais contemporain, p. 900 (ma traduction).
Auteur
PRES Sorbonne Paris-Cité, Université Paris 4 EA 4084, VALE
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