Lorsque le fantastique et la fantasy se rencontrent : deux exemples (Harry Potter et Le Livre des choses perdues)
p. 233-244
Texte intégral
1La présente contribution a pour point de départ une expérience de lecture, que nous avons tenté de formaliser, en cherchant modestement à nous inscrire dans la perspective de mise au point et de mise à jour de cet ouvrage concernant les poétiques du merveilleux et les frontières entre les différents genres de l’imaginaire. D’une part, la définition todorovienne du fantastique, qui a marqué un tournant dans l’appréhension du genre, si elle reste féconde et opératoire pour un certain nombre de récits, ne parvient cependant pas à rendre compte d’autres œuvres pourtant ressenties ou désignées comme fantastiques, dans la diachronie comme dans la synchronie. D’autre part, « les approches nouvelles ont privilégié la recherche des effets relevant du fantastique comme “sentiment”»1, ce dernier décrivant et rendant sensible « un type particulier de rapport au monde sur le mode de l’angoisse ou de la peur »2. Or contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces effets de fantastique peuvent se rencontrer au sein de la fantasy, alors que l’on pourrait a priori les juger antinomiques de l’émerveillement qu’elle promet. C’est la raison pour laquelle notre analyse portera principalement sur deux récits anglais3 récents de fantasy qui nous semblent témoigner de certains phénomènes de porosité entre fantastique et fantasy : il s’agit du cycle désormais célèbre de Joanne K. Rowling, Harry Potter, et du Livre des choses perdues de l’irlandais John Connolly, qui illustrent par ailleurs l’érosion des frontières générationnelles4 au sein du genre.
2Dans un premier temps, en repartant des analyses de Todorov, nous nous demanderons en quoi la fantasy peut apparaître comme un nouvel avatar du merveilleux, par opposition au fantastique, tout en montrant de quelle manière nos deux récits questionnent cette distribution. Nous essaierons alors dans un deuxième temps de mettre en évidence la manifestation au sein des deux œuvres de « l’impossible et pourtant là » ou encore « l’impensable »5 attribués au fantastique. Nous terminerons notre réflexion en nous demandant ce qu’amène la thématique du double, traditionnellement constitutive du genre fantastique, dans l’économie des deux récits, cette dernière se révélant centrale en particulier dans Harry Potter.
De la fantasy comme avatar du merveilleux aujourd’hui
3Récusant les critères thématiques ou psychologisants, Todorov place le fantastique dans l’hésitation du lecteur entre le caractère illusoire ou réel des phénomènes survenant dans le récit ; cette définition a selon lui l’avantage de mettre l’accent sur le « caractère différentiel »6 du fantastique, par opposition à l’étrange ou au merveilleux. Cela suppose également l’ancrage réaliste du récit fantastique.
4De ce point de vue, la fantasy semble bien se superposer au domaine du merveilleux : elle apparaît en effet, comme l’écrit si justement Anne Besson, « en majorité comme le domaine d’un surnaturel naturalisé »7 ; ne s’y manifestent a priori nul étonnement, nulle remise en question ou interrogation de la part du lecteur quant à « l’existence ou l’apparition de créatures ou d’événements inconnus de notre cadre cognitif »8. Au contraire les « autres mondes » de la fantasy, avec leur géographie imaginaire9 et leur caractéristiques propres, constituent le cadre d’une quête pleine de péripéties, d’où la proximité du genre avec le roman d’aventures10. D’ailleurs, dans le cas des récits de fantasy où coexistent plusieurs mondes fictionnels, le passage d’un monde à l’autre est en quelque sorte ritualisé11 et constitue une topique, que l’on pourrait précisément opposer à celle du surgissement d’événements inquiétants dans l’univers du héros de récit fantastique, comme dans un effet de symétrie inversée.
5Enfin, l’aventure inscrite au cœur de la fantasy a pour corollaires la quête et l’initiation : même si le genre est plus tourné vers l’action que le sentiment, le héros d’un récit de fantasy est un héros qui évolue et qui mûrit. Cela se vérifie dans les deux récits sur lesquels nous centrons notre analyse et ce d’autant plus qu’ils sont destinés à la jeunesse, bien que cela n’en constitue pas, selon nous, la principale raison. En effet, après les épreuves traversées et la résolution de conflits intérieurs, Harry comme David sont des jeunes gens apaisés, assumant pleinement la vie qui est la leur.
6À ces observations, on peut opposer le régime du texte fantastique, caractérisant tout particulièrement le fantastique de l’ambiguïté ou de l’indétermination, théorisé à l’origine par Todorov : ce dernier exclut nécessairement toute initiation en confrontant le héros à des forces surnaturelles et malveillantes qui le dépassent, d’où une certaine homologie de structure entre « Tragique » et « Fantastique », comme le souligne Jean Fabre12.
7La distinction entre fantastique, caractérisé par « une structure d’hésitation »13, et fantasy comme nouvel avatar du merveilleux semble donc fonctionner à première vue. Pour autant, elle semble déjà moins tranchée si l’on adopte une conception plus intégrative du fantastique – ne se réduisant d’ailleurs pas uniquement à la littérature – incluant d’autres modèles, notamment celui du fantastique de la présence (ou de la monstration) étudié par Denis Mellier14. De plus, au-delà d’une approche strictement générique, le fantastique peut être envisagé comme un rapport au monde. En tout état de cause, l’élasticité du terme de fantastique est une donnée qui s’impose : ainsi, la notion recouvre des réalités littéraires très différentes selon les aires culturelles, qui se chevauchent sans jamais se superposer15. À ce propos, on peut rappeler avec Anne Besson que l’« adjectif anglais correspondant au substantif fantasy n’est autre que “fantastic” »16. Il est donc évident que tout cela ne peut que troubler l’appréhension de la fantasy, dans le sens étroit qu’elle a acquis, par la tradition critique française, particulièrement riche et féconde en études sur un « fantastique » qui précisément ne correspond pas à la compréhension anglophone de ce même terme17.
8À l’aune de ces nouveaux critères, il semble que le positionnement générique du Livre des choses perdues, de même que le cycle d’Harry Potter, puisse faire l’objet d’un examen différent. À première vue, le cycle d’Harry Potter utilise le fantastique au second degré : on y observe en effet la transposition souriante de nombreux motifs fantastiques tels que les fantômes décapités qui hantent les couloirs de Poudlard ou le portrait qui s’anime, occupé en l’occurrence par une dame bien en chair faisant office de portière, celui du lieu effacé pour n’en citer que quelques-uns. Le monde de Poudlard, caractérisé par la présence d’un château près d’une grande forêt et d’un lac, se prête bien à l’utilisation de ces motifs dans une perspective parodique plus ou moins avouée. Mais par ailleurs, l’assombrissement progressif du cycle, l’omniprésence de la mort18 et surtout l’effacement de plus en plus radical de tous les repères que possédait le héros dans les derniers tomes écartent le cycle du modèle qu’il semblait se donner à première vue, celui du roman d’aventures, pour se rapprocher de l’inquiétante étrangeté qui caractérise le texte fantastique19.
9Le Livre des choses perdues se place quant à lui d’emblée sous le signe de l’ambiguïté ou de l’hybridité générique, comme le montre bien l’expression « conte fantastique » qualifiant le récit sur la quatrième de couverture de l’édition française. David, jeune garçon se sentant abandonné par son père remarié à la mort de sa mère, jaloux de son demi-frère Georgie, sur fond de deuxième guerre mondiale à Londres, pénètre une nuit dans un monde où tout fait référence à l’univers des contes, mais sur un mode parfois parodique, horrifique le plus souvent. S’il n’y a pas surgissement d’un surnaturel inquiétant dans le monde de David comme c’est le cas dans les récits proprement horrifiques – quoique la traversée a été précédée de quelques signes troublants20, l’immersion du jeune garçon dans ce monde cauchemardesque paraît plus proche du schéma des récits précédemment évoqués que de ce que l’on attendrait en fantasy. À ce propos, le qualificatif de « cauchemardesque » est peut-être à prendre au pied de la lettre. En effet, lorsque David parvient à regagner son monde, il se trouve visiblement dans une chambre d’hôpital en présence de Rose, sa belle-mère, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve21…
Les effets de fantastique en fantasy
10Les péripéties vécues par David dans le Livre des choses perdues pourraient donc fort bien constituer un voyage dans les enfers de sa propre psyché, une métaphore de son attitude solipsiste22. Le monde dans lequel il s’est rendu, peuplé de monstres dans tous les sens du terme, de créatures hybrides et malfaisantes, dominées par la figure de l’Homme Biscornu, répugnant dans son apparence, d’une cruauté et d’une malignité sans limites, pourrait fort bien refléter les zones les plus sombres de son inconscient, le « ça » en termes freudiens. Ceci est confirmé par l’omniprésence du thème de l’animalité ou plutôt de l’animalisation, dont les exemples les plus significatifs seraient ces êtres hybrides, au corps d’enfant et à la tête d’animal, fabriqués par une chasseresse orgueilleuse afin de lui servir de gibier23, ou ces Sires-Loups qui ne sont ni hommes ni loups et tentent désespérément de singer l’humain24. D’ailleurs, l’immense chenille velue que doit affronter David est explicitement présentée comme l’incarnation de ses angoisses25. Dans cette optique, l’Homme Biscornu qui vole les sœurs ou les frères des enfants jaloux et leur arrache le cœur se présente comme le double inversé de David, incarnant ses instincts cachés et ses pulsions les plus basses, dont précisément il parvient à se libérer au terme de ses épreuves. Il s’agit donc véritablement d’un voyage au cœur du refoulé ; pour s’en libérer, il a justement fallu accepter « ce retour du refoulé », d’où son immersion dans cet autre monde sordide.
11Tout en se présentant structurellement comme un récit de fantasy, Le Livre des choses perdues fonctionne à de nombreux égards comme un roman fantastique horrifique, genre que la sociologue Fabienne Soldini analyse dans un article précisément intitulé « Le fantastique ou la connaissance du mal »26. On y retrouve en effet, de manière assez affirmée, deux des trois thèmes forts caractéristiques de cette littérature selon l’auteur, « expressions littéraires des peurs contemporaines »27, à savoir la peur de l’autre sexe (qui tend vers une peur de l’autre en général) et le diable. Ainsi l’Homme Biscornu apparaît aussi comme l’incarnation du diable, surtout si l’on se réfère à l’étymologie de ce dernier terme : celui qui divise. La peur de l’autre sexe y figure également en bonne place : les représentantes du deuxième sexe, à part la mère de David, figure adorée, puis celle de sa fiancée à la toute fin du récit, sont, c’est le moins que l’on puisse dire, peu avenantes28. Mais tandis que le fantastique horrifique se définit « comme une littérature de la peur qui présente l’irruption d’une menace surnaturelle (démon, vampire…) dans un univers ordinaire, quotidien et familier »29, Le Livre des choses perdues se présente comme le récit du départ d’un monde familier pour une immersion à son corps défendant dans un univers surnaturel et menaçant. Tout l’enjeu de cette inversion nous paraît résider dans la possibilité d’une lecture symbolique de ce voyage jusqu’au bout de soi.
12Intéressons-nous à présent à Harry Potter. Le surnaturel dans le château de Poudlard prend les allures du moins au début du cycle d’une féérie baroque30, source de joie et de plaisir la plupart du temps, même si la magie est par ailleurs une discipline sérieuse et présentée comme scientifique, qui fait l’objet d’un apprentissage. Mais l’œuvre accueille aussi un surnaturel plus angoissant et de plus en plus envahissant au fur et à mesure que se développe le cycle, qui se cristallise dans la figure de Voldemort, nouvel avatar du diable et de ses apparitions. On peut notamment penser à la confrontation de Harry avec Voldemort au cours du tome 4. Harry, qui disputait aux côtés de Cédric Diggory les épreuves de la coupe de feu, se trouve projeté dans un cimetière31. Cédric est presque immédiatement tué, Harry neutralisé. Il est alors horrifié par le spectacle auquel il assiste. En effet, Queudver porte dans ses bras une sorte de robe de sorcier roulée en boule qui s’agite et de laquelle sort une voix glaciale. Queudver doit renverser la chose contenue par l’étoffe dans un chaudron bouillonnant :
C’était comme si Queudver avait renversé une pierre sous laquelle se cachait une chose répugnante, visqueuse, aveugle – mais ce que Harry avait sous les yeux était pire encore, cent fois pire. La chose avait la forme d’un enfant accroupi et pourtant, rien n’aurait pu paraître plus éloigné d’un enfant. C’était un être entièrement chauve, recouvert d’écailles grossières, d’un noir rougeâtre. Il avait des bras et des jambes frêles, graciles, et un visage plat, semblable à une tête de serpent, avec des yeux rouges et flamboyants – jamais un enfant n’aurait pu avoir un tel visage.32
13Dans le même temps que la description tente d’être précise par le biais de la comparaison, elle avoue son impossibilité à dire l’informe, la monstruosité. On retrouve la topique du cimetière et de la magie noire propres aux récits de vampires et de mort-vivants, Voldemort incarnant les deux tout à la fois, par le besoin qu’il a du sang d’un autre et ce rite macabre de « résurrection » pour cette chose plus morte que vive qu’il est devenu. Cependant si Voldemort incarne à ce moment précis « l’impossible mais pourtant là », son histoire se reconstitue au fil du cycle et lui donne une épaisseur psychologique. On voit ainsi comment le personnage, par un appétit démesuré de puissance, renonce à sa part d’humanité qu’il paie par sa défiguration : le mal apparaît comme le produit d’une décision (lié donc au libre arbitre), et non plus comme une terrifiante et inexplicable fatalité ainsi que cela pourrait se produire dans un récit fantastique.
14Nous voudrions également mentionner un autre phénomène : celui de la porosité des mondes « parallèles » dans les deux œuvres, à l’origine d’un certain nombre d’effets de fantastique mais aussi de leur mise en abîme. Par exemple, l’Homme Biscornu dans Le Livre des choses perdues possède le pouvoir de passer d’un monde à l’autre et de sévir dans le monde de David, voire d’y enlever des hommes, des femmes ou des enfants, et de les ramener dans le monde dont il est visiblement une émanation pour les y faire souffrir. Parallèlement, les Détraqueurs viennent menacer Harry et Dudley alors qu’il séjourne chez les Dursley, et plus généralement, le monde des Moldus se trouve en proie à des événements troublants, voire traumatisants, qui correspondent en réalité aux répercussions du conflit entre les troupes de Voldemort et celles de Harry. Les populations moldues et leurs dirigeants sont totalement désemparés et ne s’expliquent pas la cause de ces phénomènes. Pour le lecteur se conjuguent alors effroi partagé avec les personnages, et en même temps jouissance de connaître la cause du mal, et de pouvoir l’interpréter : en effet, l’Homme Biscornu comme Voldemort peuvent faire l’objet d’une lecture symbolique et se lire comme l’incarnation de la prise de pouvoir absolue du « ça », l’homme devenant alors un loup pour l’homme. Cette fonction d’avertissement permet de ne garder de l’effroi que sa part désirable.
Entre fantasy escapiste et fantastique désenchanté ?
15On peut se demander dès lors en quoi la présence d’une écriture fantastique au sein de ces récits redéfinit leurs enjeux.
16Il nous semble que la présence centrale du thème du double dans les deux récits constitue un pivot générique, permettant d’un côté de traiter des questions de la perte d’identité et du narcissisme du sujet comme le fait la littérature fantastique et de l’autre de représenter la quête de cette identité et la résolution d’un conflit intérieur, comme c’est le cas dans les romans d’initiation. Dans un chapitre intitulé « Le double ou le fantastique ? », Denis Mellier, dans la rubrique « Mise à mort ou libération », explique :
La copie cherche à expulser l’original qui ne peut se libérer qu’en cherchant à exterminer le double. Les récits de double s’achèvent souvent sur le même paradoxe : tuer son double, c’est se tuer soi-même. L’expérience du dédoublement débouche sur une réidentification à soi-même qui vaut comme ultime libération des pièges narcissiques.33
17Toutefois le critique conclut que cette dernière « conduit le plus souvent à la mort de l’original »34… Ce n’est précisément pas le cas dans Le Livre des choses perdues ni dans Harry Potter, dans la mesure où les récits illustrent de quelle manière grandir, c’est mourir à soi-même ou une partie de soi, mais dans quelle mesure cela est positif et nécessaire. En effet, libéré des pièges narcissiques, chacun des héros retourne apaisé et mûri dans son monde d’origine.
18Nous avons vu que le double fantasmatique dans Le Livre des choses perdues correspondait visiblement à la « bête » en lui que David doit vaincre pour accepter sa réalité telle qu’elle est et trouver son épanouissement. Voyons de quelle manière J. K. Rowling utilise et développe au fil du cycle la thématique du double. Voldemort se révèle à plusieurs égards comme le double inversé de Harry, sa « face cachée » : de nombreux points communs les rapprochent et apparaissent de plus en plus nettement tout au long du récit, notamment du tome 1 au tome 535. La cicatrice du héros devient une sorte de canal par lequel Harry ressent de manière de plus en plus aigüe les états d’âme de Voldemort jusqu’à avoir l’impression que ce dernier pénètre dans ses pensées. Dans des cauchemars hallucinatoires36, il devient Voldemort37, ce qui lui fait d’ailleurs perdre pied par rapport à la réalité. On retrouve de manière saisissante une autre topique du récit fantastique qui est l’effacement des frontières entre rêve et réalité, comme on l’a vu concernant Le Livre des choses perdues. Pour en revenir aux analyses de Denis Mellier sur le double fantastique, on retrouve au sein de l’œuvre la même problématique du conflit entre l’original et la copie puisque l’un devra éliminer l’autre comme le dévoile une prophétie38.
19Mais quel est donc cet autre que Harry doit éliminer ? Il est clair que d’un point de vue psychanalytique, Voldemort incarne les pulsions infantiles39 non régulées par le surmoi ou l’adulte40. Il réifie les autres et ne s’en sert que comme un instrument dans sa quête de pouvoir. Mais ce qui est intéressant est le fait que ce personnage de Voldemort peut aussi recevoir une lecture plus sociologique et idéologique. Par sa haine des Sang-Mêlés ou Sang de Bourbe, son mépris des Moldus, Voldemort peut être rapproché d’Hitler41 dont il constituerait un double fictionnel : le fourvoiement du personnage reproduit ceux du personnage historique et constitue un appel à tirer les leçons de l’histoire et à une mise en garde contre tout communautarisme et fanatisme. Mais Voldemort ne représente-t-il pas aussi et surtout une société de consommation42 dont la recherche de satisfaction immédiate, effrénée, conduit à l’insatisfaction permanente et surtout, à un égocentrisme dangereux pour soi, mais aussi pour les autres et pour le reste du monde ? Dans ce cas, le double de Voldemort chez les Moldus, certes, infiniment moins intelligent, mais moins pervers aussi, pourrait bien être Dudley… Ainsi par le biais de Voldemort, Joanne K. Rowling donnerait-elle tout à la fois une leçon d’anti-infantilisme, d’anti-consumérisme, et d’anti-nazisme…
20L’initiation reste donc le schème structurant de ces deux récits, confirmant leur appartenance générique à la fantasy, ce qui est renforcé par le fait qu’une grande part des destinataires supposés est constituée de jeunes lecteurs. Mais si l’initiation semble a priori exclue d’un modèle de fantastique qui est celui de l’indétermination et qui correspondrait au fantastique todorovien, il convient de remarquer qu’elle fait partie intégrante, et ce à plusieurs niveaux, d’un autre modèle déjà évoqué, le fantastique de la présence, beaucoup lu par les adolescents et les jeunes adultes. C’est la raison pour laquelle nous nous référons encore une fois aux analyses de Fabienne Soldini, qui montre comment par le jeu de l’identification, le récit de la confrontation d’un personnage banal avec l’horreur ordinaire mais aussi l’horreur surnaturelle peut constituer une initiation symbolique43. En effet, ce personnage démuni trouve en soi ses propres armes et affronte des forces malignes dont il triomphe, même si cette victoire peut être bien amère et se fait souvent au prix d’un sacrifice.
21On peut alors avancer l’hypothèse que la fantasy, ou du moins une certaine fantasy, en faisant siens des ressorts narratifs initialement considérés comme spécifiques de la littérature fantastique, chercherait à se soustraire à la tentation (ou l’accusation ?) d’escapisme dont elle a souvent fait l’objet, et à se constituer en outil de compréhension du monde et de soi.
22À l’aune des critères todoroviens, la fantasy constitue bien le domaine privilégié du merveilleux aujourd’hui, car ses lecteurs en attendent les délices d’une immersion inconditionnelle dans un autre monde fictionnel, difficilement compatible avec l’indécision fantastique. Mais pour autant, cela ne l’empêche pas d’accueillir en son sein l’expression d’une inquiétante étrangeté ; nous avons pu voir de quelle manière la présence du double et l’importance du rêve (ou du cauchemar) permettait d’introduire des thématiques propres au fantastique : la mise en crise de l’unité du sujet et de ses représentations. Ainsi se conjuguent dans les deux récits aventure romanesque et aventure intérieure. Le fait qu’il s’agisse de deux récits dont le héros est un enfant nous paraît révélateur : l’héroïsme se définit dès lors moins par des pouvoirs hors du commun que par la capacité à renoncer à la toute-puissance du désir et parallèlement, par l’acceptation de la perte de l’innocence.
Bibliographie
Bibliographie
Corpus
Connolly John, The Book of Lost Things, Londres, Hodder and Stoughton, 2006 ; Le Livre des choses perdues, trad. Pierre Brévignon, Paris, L’Archipel, 2009.
Rowling Joanne K., « Harry Potter », 7 tomes, 1997-2007 (1998-2007 pour la traduction française) :
Harry Potter and the Philosopher’s Stone, Londres, Bloomsbury Children’s Books, 1997 ; Harry Potter à l’école des sorciers, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1998.
Harry Potter and the Chamber of Secrets, Londres, Bloomsbury Children’s Books, 1998 ; Harry Potter et la chambre des secrets, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1998.
Harry Potter and the Prisoner of Askaban, Londres, Bloomsbury Children’s Books, 1999 ; Harry Potter et le prisonnier d’Askaban, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 1999.
Harry Potter and the Goblet of Fire, Londres, Bloomsbury Children’s Books, 2000 ; Harry Potter et la coupe de feu, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2000.
Harry Potter and the Order of the Phoenix, Londres, Bloomsbury Children’s Books, 2003 ; Harry Potter et l’Ordre du Phénix, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2003.
Harry Potter and the Half Blood Prince, Londres, Bloomsbury Children’s Books, 2005 ; Harry Potter et le Prince de sang mêlé, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2005.
Harry Potter and the Deathly Hallows, Londres, Bloomsbury Children Books, 2007 ; Harry Potter et les Reliques de la mort, trad. Jean-François Ménard, Paris, Gallimard, 2007.
Critique
Auriacombe Éric, Harry Potter, l’enfant-héros, Paris, PUF, 2005.
Besson Anne, La Fantasy, Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2007.
— , « Forever young ? La mortalité comme issue heureuse dans la fantasy contemporaine pour la jeunesse », Écritures jeunesse n° 2, Quand la mort n’est pas une fin, Christian Chelebourg et Isabelle Casta dir., Université de Nancy, à paraître.
Beckett Sandra, Crossover fiction. Global and historical perspectives [La fiction passerelle. Perspectives globale et historique, 2008], New York et Londres, Routledge, 2010.
Bozzetto Roger, Territoires des fantastiques. Des romans gothiques aux récits d’horreur modernes, Publications de l’Université de Provence, « Regards sur le fantastique », 1998.
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Bozzetto Roger, Huftier Arnaud, Les Frontières du fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004.
Cani Isabelle, Harry Potter ou l’anti-Peter Pan, Paris, Fayard, 2007.
Fabre Jean, Le Miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique, Paris, José Corti, 1992.
Mellier Denis, La Littérature fantastique, Paris, Seuil, « Mémo », 2000.
— , L’Écriture de l’excès : poétique de la terreur et fiction fantastique, Paris, Champion, 1999.
Soldini Fabienne, « Le fantastique ou la connaissance du mal », Lecture Jeune n° 95, Adolescents, violence et création, novembre 2000, p. 31-43.
Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, « Poétique », 1970.
Notes de bas de page
1 Roger Bozzetto, Le Fantastique dans tous ses états, Publications de l’Université de Provence, « Regards sur le fantastique », 2001, p. 7.
2 Roger Bozzetto, Territoires des fantastiques. Des romans gothiques aux récits d’horreur modernes, Publications de l’Université de Provence, « Regards sur le fantastique », 1998, p. 210.
3 Nous nous référerons aux traductions françaises pour les passages évoqués (Gallimard pour Harry Potter et L’Archipel pour Le Livre des choses perdues, voir la bibliographie).
4 Les deux œuvres témoignent du phénomène de cross over décrit par Sandra Beckett (Crossover fiction. Global and historical perspectives [La fiction passerelle. Perspectives globale et historique, 2008], New York et Londres, Routledge, 2010). Le Livre des choses perdues est paru avec deux couvertures différentes selon les exemplaires, l’une pour enfants et l’autre pour adultes.
5 Nous reprenons deux expressions souvent utilisées par R. Bozzetto afin d’évoquer le surgissement fantastique.
6 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, « Poétique », 1970, p. 31.
7 Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck, « 50 questions » 2007, « Fantastique ou merveilleux ? », p. 17.
8 Ibid.
9 En cela l’œuvre de Tolkien reste sans doute paradigmatique dans cette aspiration à l’évocation la plus exhaustive possible d’un univers, reproduisant le geste démiurgique de la création.
10 Anne Besson, op. cit., « Un roman de fantasy est-il un roman d’aventures ? », p. 32- 35. On peut de ce point de vue opposer la concentration et le dépouillement du récit fantastique, du moins celui relevant du modèle de l’indétermination, et la tendance de plus en plus affirmée à la prolixité et au foisonnement des récits de fantasy. De ce point de vue, J. K. Rowling a su fort bien jouer des avantages conjugués du cycle et de la série : voir Isabelle Cani, Harry Potter ou l’anti-Peter Pan, Paris, Fayard, 2007, p. 56-65.
11 Cela est particulièrement bien illustré par la célèbre voie 9 ¾ de Harry Potter ; dans Le Livre des choses perdues, le héros pénètre dans un monde parallèle par une brèche de mur au fond d’un jardin creux (p. 75-76).
12 Jean Fabre, Le Miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique, Paris, José Corti, 1992, chapitre « La tragification », B-I-c, « Homologies de structure », p. 446- 453. Voir en particulier p. 449 : le héros tragique comme le héros fantastique constatent leur impuissance devant un pouvoir obscur.
13 Selon l’expression de Denis Mellier, in La Littérature fantastique, Paris, Seuil, « Mémo », 2000, p. 12-14.
14 Voir Denis Mellier, L’Écriture de l’excès : poétique de la terreur et fiction fantastique, Paris, Champion, 1999.
15 On pourra se reporter au prologue très éclairant de l’ouvrage de Roger Bozzetto et d’Arnaud Huftier, Les Frontières du fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004.
16 Anne Besson, op. cit., p. 16. L’auteur précise plus loin que « la tradition anglophone connaît ses propres corpus d’œuvres jouant sur le surnaturel, et s’efforce d’en rendre compte en forgeant ses propres concepts, son propre lexique, malaisément transposables », p. 18. D’ailleurs, un « sous-genre » tel que la dark fantasy constitue en réalité une création éditoriale : ibid., p. 30.
17 Ibid., p. 16.
18 Même la mort du héros a été envisagée par les lecteurs avant la parution du tome sept ; finalement, cette dernière constitue l’ultime épreuve initiatique du héros, et institue plutôt un commencement : voir Anne Besson, « Forever young ? La mortalité comme issue heureuse dans la fantasy contemporaine pour la jeunesse », in Écritures jeunesse n° 2, Quand la mort n’est pas une fin, Christian Chelebourg et Isabelle Casta dir., Université de Nancy, à paraître.
19 On peut d’ailleurs noter la présence du loup-garou, caractéristique de la dark fantasy ; le professeur Lupin victime de la morsure de Fenrir Greyback vit la tragique expérience des métamorphoses subies à son corps défendant, qui l’aliènent et en font un être sanguinaire et dangereux pour autrui, réactivant la problématique du double telle qu’elle est posée dans le récit fantastique.
20 Comme l’Homme Biscornu que David est persuadé d’avoir aperçu dans sa chambre : p. 63-64.
21 P. 337-339. Tout laisse à penser que le jeune David était tombé dans le coma, car la nuit où il a pénétré dans l’autre monde, un avion en feu piquait vers le jardin…
22 Passé dans cet autre monde, David se demande s’il est bien vivant et s’interroge sur ce monde où se mélangent l’inconnu et le familier, p. 217-218.
23 Voir les chapitres XV, XVI et XVII.
24 Chapitres VIII et IX.
25 P. 221 : David a l’impression qu’un fragment de ses cauchemars s’est mis à vivre. D’ailleurs cette chenille monstrueuse est appelée de manière significative « La Bête ».
26 Fabienne Soldini, « Le fantastique ou la connaissance du mal », Lecture Jeune n° 95, Adolescents, violence et création, novembre 2000, p. 31-43.
27 Ibid., p. 32.
28 Citons Blanche Neige au chapitre XIV (Titre : « Où il est question de Blanche Neige, qui est effectivement insupportable »), la chasseresse orgueilleuse déjà évoquée, une sorte de Belle au Bois dormant devenue vampire (p. 260-265), parmi les exemples les plus mémorables.
29 Fabienne Soldini, art. cit., p. 32.
30 Isabelle Cani, op. cit., p. 40-41.
31 Chapitre 32 : « Les os, la chair, le sang ».
32 P. 571.
33 Denis Mellier, La Littérature fantastique, op. cit., p. 95. C’est l’auteur qui souligne.
34 Ibid., p. 95
35 Entre autres, les deux personnages comprennent tous deux le langage des serpents, ils ont chacun un parent moldu et l’autre sorcier, tous disparus. Voir Éric Auriacombe, Harry Potter, l’enfant-héros, PUF, 2005, chap. 2, « Harry et Voldemort », en particulier p. 73-79.
36 Voir Éric Auriacombe, op. cit., chap. 4 : « Les rêves de Harry. Le cauchemar ou la fonction du rêve », p. 95 : « Ils dévoilent ce qui se passe sur l’“autre scène”, celle où se joue, latent, caché, l’autre aspect du visage de Harry, dans son aspect masqué, démoniaque, qui exprime la haine dont il est porteur ». Il est intéressant de faire le parallèle avec la rubrique C, « L’autre scène fantastique » du chapitre 8 de l’ouvrage de Denis Mellier, op. cit., notamment C.b : « Transgression des normes » (op. cit., p. 50). La notion d’« autre-scène » fait référence aux analyses du psychanalyste O. Mannoni.
37 Au tome 5 par exemple, Harry dans un cauchemar se retrouve dans la peau de Nagini, serpent qui est comme le prolongement de son ennemi (le nourrissant, il occupe une fonction maternelle et l’on se souvient qu’il constitue également l’un des horcruxes de ce dernier). Il se voit mordre Arthur Weasley, mais est persuadé à son réveil que l’événement a bien eu lieu, ce qui se confirme (p. 520 et suivantes). Au tome 7, il est / voit Voldemort tuant une famille moldue par dépit de n’avoir pas trouvé l’homme qu’il cherchait, Gregorovitch : p. 251-252.
38 Voir le tome 5, p. 944-948.
39 Voir « Voldemort l’infantile » et « Magie et régression », au chapitre 7 (intitulé de manière significative : « Le combat contre le double ou le prix à payer pour grandir ») de l’ouvrage d’Isabelle Cani, op. cit., 2007, p. 243-265.
40 Éric Auriacombe, op. cit., p. 74, 78. On se souvient d’ailleurs qu’il a été réduit à l’apparence d’un nourrisson lorsqu’il a été frappé par son propre sortilège en tentant de tuer Harry et qu’il n’a pas d’autonomie par lui-même ; c’est à nouveau sous cette apparence que Harry le revoit à la toute fin du récit lorsque son ennemi vient de le frapper d’un sortilège de mort et qu’il se retrouve symboliquement dans des sortes de limbes.
41 Isabelle Cani, « L’explication par le nazisme », op. cit., p. 234-239.
42 Ibid., p. 253 ; voir aussi la note 30 de la page 264, p. 315 : « Le monde des sorciers au temps de Voldemort représente une sorte de capitalisme sauvage, sans contrepouvoir… ».
43 « Par la mise en situation des lecteurs par identification ou projection, mise en déséquilibre avec propositions et solutions, ces récits initiatiques les aident à maîtriser leurs peurs rationnelles ou symboliques » : art. cit., p. 95.
Auteur
Université d’Artois, E. A. 4028 « Textes et Cultures »
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