Le merveilleux et la mort. Poétique de la nostalgie dans Die Tintenwelt-Trilogie de Cornelia Funke1
p. 205-216
Texte intégral
1En épigraphe à Tintentod (Mort d’encre), le dernier volet de Die Tintenwelt-Trilogie [la trilogie d’Encre], Cornelia Funke place un aphorisme en forme de questionnement : « VIelleicht ist alles nur durch die Sehnsucht verbunden », peut-être tout n’est-il lié que par la nostalgie. La formule vient attirer l’attention sur un sentiment qui, de fait, parcourt la saga depuis le début. Die Tintenwelt-Trilogie est une ample rêverie sur les pouvoirs de la littérature2. Cornelia Funke y organise un univers dans lequel l’art de certains lecteurs confine à la magie et leur permet d’assurer la circulation de leurs auditeurs entre le monde des livres et le monde réel. Dans les faits, l’action se déroule pour l’essentiel en un lieu indéterminé de celui-ci, qui fait penser à un décor méditerranéen, et dans le Tintenwelt, le Monde d’encre, dépeint par Fenoglio dans son roman Tintenherz (Cœur d’encre), qui donne son titre au premier volet de la saga. Entre les deux, la nostalgie, comme un lien, un vecteur. L’épigraphe de Tintentod, seule de toute la trilogie à n’être créditée à aucun auteur, sonne comme un commentaire de la somme romanesque que le volume vient clore. Elle fait entendre un bruit de clés que la romancière agite à l’oreille du lecteur attentif. Je me propose ici d’en interroger la portée critique en tâchant de cerner la place assignée à la nostalgie dans l’imaginaire créateur de Cornelia Funke et l’économie de son univers romanesque. On verra que la représentation de cette émotion est pour la romancière l’occasion de réfléchir sur le sens de l’aventure féerique et la fonction des mondes qu’elle propose aux lecteurs d’habiter pour un temps, à la faveur de l’immersion fictionnelle3 caractéristique des fictions de jeunesse. On verra qu’elle lui permet d’interroger la fascination qu’exerce sur leur public le merveilleux des univers de fantasy.
Nostalgie de fées
2D’inspiration médiévale, le Tintenwelt de Fenoglio est emblématique des univers de fantasy et se caractérise par la coexistence d’un personnel humain et d’un personnel féerique : il est plein de ménestrels et de tyrans, de manants, de fées bleues, de nixes, d’hommes de verre… Le dispositif de l’aventure qui nous y mène est évidemment favorable à la métafictionnalité et renvoie à la structure fondamentale des romans d’aventures féeriques qui, contrairement à la Faërie telle que la définit Tolkien, diégétisent le passage d’un monde à l’autre4. Il ne s’inscrit pas moins dans la logique tolkienienne de la sub-création puisqu’il l’illustre par la réalité qu’acquiert le Tintenwelt de Fenoglio pour ceux qui y vivent comme pour ceux qui en sortent ou qui y sont transportés. On voit d’ailleurs à maintes reprises cet univers de fiction et les personnages qui le peuplent échapper à leur créateur pour vivre de façon autonome. Die Tintenwelt-Trilogie prend en somme au pied de la lettre la sub-création, et postule à partir de là que la lecture à voix haute peut, sous certaines conditions, ouvrir une porte entre Monde Primaire et Monde Secondaire. L’image est d’ailleurs explicitée dans Tintenblut (Sang d’encre) où l’on parle de pousser « la porte entre les lettres »5. D’une certaine manière, la trilogie de Cornelia Funke est donc à la fois une œuvre de Faërie, pour tout ce qui se déroule dans le Tintenwelt, et un roman d’aventures féeriques, au regard de sa dimension métafictionnelle. Disons que c’est une œuvre qui utilise les ressources du roman d’aventures féeriques pour mettre en scène et interroger le pouvoir sub-créateur des auteurs de Faërie.
3La nostalgie, die Sehnsucht, s’y incarne d’abord à travers le personnage de Staubfinger (littéralement Doigt de Poussière), un cracheur de feu, véritable magicien de cet élément, qui se morfond dans notre monde de celui auquel il a été involontairement arraché par Mortimer Folchart, un relieur auquel son talent de lecteur vaut le surnom de Zauberzunge, Langue Magique. Au début de la trilogie, Mo, comme l’appelle sa fille Meggie, a renoncé à la lecture à voix haute après avoir, bien malgré lui, fait surgir de Tintenherz Staubfinger et une bande d’incendiaires dirigée par un certain Capricorn, tandis que Resa, sa femme, était précipitée dans le roman. La nostalgie de Staubfinger condense la valeur sémantique du terme, qui renvoie à un sentiment de manque à l’égard d’un élément du passé – une chose, une période, un état, etc. – et à l’aspiration à le retrouver6. Elle s’apparente par ailleurs à l’une des spécifications les plus courantes de la nostalgie : le mal du pays, das Heimweh. Le mot est plusieurs fois utilisé pour qualifier ses états d’âme. Sa nostalgie est bien ce qui le lie encore à son monde d’origine, c’est par elle qu’il y reste attaché sur le plan affectif, c’est pour y remédier qu’il poursuit Mortimer de sa vindicte, dans le but de l’obliger à le renvoyer d’où il vient. Capricorn, au contraire, qui trouve dans notre monde un terrain propice au crime, y est dépourvu de toute nostalgie et s’attache à détruire les exemplaires du livre de Fenoglio, afin de n’être pas réexpédié entre ses pages.
4La nostalgie apparaît comme le mobile psychologique de la circulation entre les deux mondes, comme la lecture en est l’agent dynamique. C’est ainsi qu’au début du tome II, elle alimente l’envie de Meggie de découvrir le fabuleux univers du romancier, malgré les dix années difficiles que sa mère y a passées. Les souvenirs de celle-ci, soigneusement collectés dans des carnets reliés, alimentent sa rêverie, malgré les invitations de son père à la prudence : « […] elle aussi voulait voir tout ça, tout ce que Staubfinger et sa mère lui avaient raconté, avec une voix attendrie par la nostalgie »7. L’expression de ce sentiment lui communique une « nostalgie de fées bleues »8 qui va l’entraîner à pousser la porte entre les lettres. Son aventure met en avant la dimension littéraire de la nostalgie. Comme émotion, elle est fondamentalement liée à un récit.
5La représentation que Farid, le petit ami de Meggie et l’apprenti passionné de Staubfinger, se fait de leurs maux permet d’en préciser la nosographie imaginaire : « Il ne l’avait encore jamais sentie, cette nostalgie d’un tout autre monde, pas plus que le mal du pays qui avait déchiré le cœur de Staubfinger »9. Pour porter son diagnostic, le jeune homme a l’avantage de l’objectivité que lui donne un regard extérieur. Pour la même destination, il opère un clivage intéressant entre nostalgie, résultant d’une rêverie de réceptrice, et mal du pays, résultant d’une expérience sensible. Dans l’idiolecte de Cornelia Funke, la nostalgie fait figure d’hyperonyme du mal du pays et suppose par rapport à celui-ci une plus-value onirique. Elle découle de son manque, médiatisé par le Verbe. L’allemand Sehnsucht renvoie au désir d’une chose inaccessible, qu’on l’ait connue ou non ; le mot a donc un sens plus large que le français nostalgie, qui suppose une perte effective. Mais en établissant un parallèle avec le mal du pays, la romancière réintroduit ce critère et restreint donc l’acception du mot pour mieux indiquer que la lecture produit une connaissance véritable des contrées qu’elle révèle.
La voix des Femmes Blanches
6Dans le cours de la fiction, la nostalgie est particulièrement illustrée par la représentation de ce qu’est la mort dans le Tintenwelt. Ce sont ici des Femmes Blanches, die Weißen Frauen, qui se chargent d’attirer les mourants dans l’au-delà ; et elles le font sur le modèle d’une contagion verbale par la nostalgie, qui rappelle précisément la manière dont les récits de Staubfinger et de sa mère attirent Meggie dans le roman. Mo, dans Tintentod, confie à sa fille que ces Femmes Blanches « ne sont faites de rien d’autre que de nostalgie […]. Elles t’en remplissent le cœur jusqu’à ras-bord, jusqu’à ce que tu ne souhaites plus que les suivre, là où toujours elles te conduisent »10, précise-t-il. Et quelques chapitres plus loin, lorsque l’heure semble venue pour lui de mourir, le récit explique de quelle manière elles procèdent pour ce faire :
Oui, elles lui souhaitaient la bienvenue de leurs voix douces, lourdes de nostalgie, qu’il avait si souvent entendues en rêve – comme s’il était un ami perdu depuis longtemps, qui était enfin revenu.11
7C’est donc par un système de vases communicants que ces Faucheuses d’un nouveau genre font leur sombre besogne, emplissant leurs hôtes de la nostalgie qui les compose. Les Femmes Blanches du Tintenwelt matérialisent le sentiment et le transmettent par la parole, à la faveur d’un véritable rituel de séduction mortifère. Elles arrachent leur auditeur à la vie en l’intégrant par leur discours à un mythe du retour attendu. À travers elles, l’émotion abstraite trouve une figuration concrète, substantielle : elles sont, en quelque sorte, la matière de la mort. Elles en font une sorte de fluide langagier fatal à celui qui adhère à l’histoire qu’elles lui racontent. L’image fait écho à l’un des clichés de cette french theory en vogue aux États-Unis, où la romancière allemande s’est installée en 2005, entre la parution des tomes I et II de sa trilogie. Démarquant Hegel, Maurice Blanchot, dans un article de 1948, répétait par cinq fois que la littérature est « cette vie qui porte la mort et se maintient en elle »12 ; les pâles déesses de Cornelia Funke renchérissent sur la proposition en faisant de la mort elle-même une littérature incarnée, qui absorbe son public dans un mouvement analogue à celui que sa fiction met en scène. Son imaginaire de la nostalgie instaure la lecture en épreuve de la mort.
8La romancière l’explicite à propos de la tante de Meggie, Elinor, une vieille fille qui a dévoué sa vie aux livres, qui les collectionne en bibliophile passionnée et les dévore en bibliophage insatiable :
Tous ces héros et ces héroïnes qui se fanaient et que la vie quittait soudain, juste pour un amour malheureux ou parce qu’ils avaient la nostalgie de quelque chose qu’ils avaient perdu ! Elinor avait toujours participé avec le plus grand plaisir à leurs souffrances – comme le fait n’importe quel lecteur. Car c’était exactement ce qu’on cherchait dans les livres : de grands sentiments jamais ressentis, de la douleur qu’on pouvait laisser derrière soi en refermant le livre quand il devenait trop pénible. La mort et la perte pouvaient être éprouvées avec une authenticité si délicieuse lorsque quelqu’un les évoquait par des mots justes ! et l’on pouvait les savourer autant que de besoin – et les laisser sans risque entre les pages.13
9Après le départ de Meggie et de Mo pour le Tintenwelt, quand justement elle ressent à son tour – pour de vrai, pourrait-on dire – les affres de la nostalgie, la douleur de leur manque, Elinor ne parvient plus à lire. Elle découvre alors que « la nostalgie des livres n’était rien à côté de la nostalgie »14. La fiction met ainsi en abyme ses limites pour mieux faire ressortir son ambition. On notera d’ailleurs que les morts et les pertes que raconte Die Tintenwelt-Trilogie sont pour la plupart du même ordre que celles qui peuvent affecter un lecteur. Les personnages séparés se retrouvent au gré de leur circulation entre réel et romanesque, et même si Fenoglio maintient qu’en bonne littérature « Les morts devraient rester morts »15, on ressuscite beaucoup dans le monde qu’il a inventé. Ni Mortimer, ni Farid, ni Staubfinger, qui tous font l’expérience des Femmes Blanches, n’en restent prisonniers. L’histoire se charge de refermer les épisodes trop douloureux, comme un lecteur refermerait son livre.
L’aventure de la lecture
10La nostalgie, telle que la conçoit Cornelia Funke, est la forme romanesque de la mort ou de la perte que procure la littérature. Dans le premier cas, elle permet au lecteur de vivre une aventure véritable. On sait en effet, comme l’établit Jean-Yves Tadié, que l’aventure est « l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu’au dénouement qui en triomphe »16. C’est exactement ce que fait le roman, dès lors que sa voix est assimilable à celle des Femmes Blanches. Dans le second cas, la perte se construit par fascination ; elle prend sa source dans l’émerveillement que procure l’univers féerique et qui se résout en manque, sitôt l’histoire terminée. C’est donc tout naturellement que les éditeurs de Cornelia Funke l’invoquent à propos de son public : « […] ses fans attendent toujours, nostalgiques, son prochain livre »17, lit-on dans sa présentation, à la fin de l’édition originale de Tintentod. L’aventure féerique ouvre une béance dans le quotidien. À propos de celle que ressent Meggie au début de Tintenblut, la romancière fait une remarque importante sur le plan de l’économie de la communication en matière de littérature : « Peut-être sa nostalgie n’aurait-elle pas été si grande si toutes les fées et les kobolds avaient encore été là, toutes les créatures étranges qu’ils avaient ramenées du village maudit de Capricorn »18. Ces personnages fabuleux engendrés par la voix de Mo renvoient à la dimension épiphanique de la lecture. La nostalgie est donc la mesure de celle-ci : elle évalue davantage une performance de lecture qu’une qualité d’écriture.
11Pour bien en comprendre les arcanes et la portée, il convient de méditer les pensées de Staubfinger à son retour d’entre les morts – à ces heures qui suivent la lecture d’un roman plein de nostalgie, mettons d’une trilogie où tout pourrait bien n’être lié que par la nostalgie :
Staubfinger regardait du haut des créneaux de la tour, en bas, le lac aux eaux noires comme la nuit, où le reflet du château nageait entre les étoiles. […] Staubfinger appréciait la vie comme s’il la goûtait pour la première fois. La nostalgie qu’elle lui donnait, et le plaisir. Tout ce qu’elle avait d’amer, tout ce qu’elle avait de doux, même si ce n’était que pour un temps, toujours juste pour un temps, gagné et perdu, perdu et retrouvé.
[…]
[…] Pourquoi la vie avait-elle un goût tellement plus doux par-delà la mort ? Pourquoi le cœur ne pouvait-il aimer que ce que s’il pouvait également perdre ? Pourquoi ? Pourquoi…19
12Ce tableau participe du paysage état d’âme ; la position en surplomb qu’il attribue au cracheur de feu n’est d’ailleurs pas sans évoquer les célèbres toiles de Caspar David Friedrich20. Comme cette référence picturale implicite, le lac aux eaux noires convoque la symbolique humorale de la mélancolie. Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins, ce n’est que pour mieux distinguer de la psychologie favorite des Romantiques ce qu’il faut entendre par nostalgie. D’un côté le noir, de l’autre la nuit piquetée d’étoiles, une obscurité dans laquelle on flotte entre les lueurs. L’ombre et la lumière, l’amertume et la douceur, le gain et la perte, la perte et les retrouvailles : l’âme nostalgique est fondamentalement dialectique, quand la mélancolie est unichrome, uniforme. La nostalgie est une dialectique de la vie et de la mort, une vie qui porte la mort et se maintient en elle.
13Autant la mélancolie est vague, autant la nostalgie est conscience aussi précise que douloureuse de l’objet du manque21. Elinor le souligne lorsque, pour soigner son mal, son bibliothécaire lui conseille de consulter un médecin :
Ah ! et qu’est-ce que tu veux que je lui raconte ? Voyez, docteur, c’est sûrement mon cœur. Il est plein de cette nostalgie idiote pour trois personnes qui se sont perdues dans un livre. Vous n’avez pas des pilules contre ce genre de choses ?22
14En ce sens, et d’un point de vue psycho-pathologique, il n’y a rien de dépressif dans la nostalgie23. Elle n’a qu’un seul remède : le recouvrement.
La mort du lecteur
15La nostalgie installe sur le devant de la scène romanesque ce besoin dont Tolkien, en 1939, faisait dans On Fairy-stories l’un des grands ressorts de l’écriture féerique. Par le terme de recovery, l’auteur de The Hobbit entendait une forme de ré-enchantement du monde, de retrouvailles avec une réalité devenue trop banale. La lecture des contes, avançait-il, permet de retrouver le point de vue de l’enfance, d’ouvrir des yeux neufs sur cette réalité trop banale : « C’était dans des contes de fées que j’ai pour la première fois deviné le pouvoir des mots et la merveille des choses, comme la pierre, et le bois, et le fer ; les arbres et l’herbe ; la maison et l’âtre ; le pain et le vin »24. Cornelia Funke n’a pas cet optimisme. Loin d’enchanter le Monde Primaire, le Tintenwelt de Fenoglio y fait se languir des merveilles qu’il rappelle, des fées qu’il sème pour un temps dans le jardin d’Elinor, et qui bientôt disparaissent, tombent en poussière, si bien que la nostalgie grandit dans le cœur de la lectrice.
16Il est significatif que le chapitre dans lequel Cornelia Funke expose la nostalgie littéraire qui étreint Meggie ait pour épigraphe une citation de The Subtle Knife (La Tour des anges, 1997) de Philip Pullman : « N’y avait-il finalement qu’un monde, qui rêvait d’autres mondes ? »25. Le titre allemand de l’œuvre, Das magische Messer, littéralement le couteau magique, accentue encore l’analogie du propos avec la magie dont rêve la fillette. La romancière fait ainsi de son héroïne l’homologue de tous les lecteurs de cette autre trilogie, His Dark Materials (À la croisée des mondes, 1995-2000), qui marqua la dernière décennie du xxe siècle ; elle l’élève, par-delà ce cas particulier, au rang de prototype des amateurs de romans d’aventures féeriques. La nostalgie de Meggie nous est donnée en exemple du sentiment que procure cette littérature de jeunesse. Le recouvrement, ce « moyen prophylactique contre la perte »26 comme le qualifiait Tolkien, y nourrit non pas un ré-enchantement de la réalité mais une rêverie d’ailleurs, de tout autres mondes. En mettant en avant une nostalgie que seule peut guérir une lecture épiphanique, Cornelia Funke souligne la déceptivité du Monde Primaire. La féerie romanesque, telle qu’elle la conçoit, ne fait qu’accuser la désespérante trivialité du quotidien. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer que Meggie, Mo, Resa, Elinor, en dépit des dangers qu’ils ont couru dans le Tintenwelt, se gardent bien d’en revenir au dénouement. On n’a pas la nostalgie du réel ; seul l’espace romanesque, l’espace d’encre et de mots, fait rêver de le rejoindre. L’exergue de Tintenblut, empruntée au poète irlandais Michael Longley, dit magistralement l’impulsion qui anime ce désir : « Si je savais d’où viennent les poèmes, j’irais là-bas »27.
17Si le récit fait entendre la voix des Femmes Blanches, c’est qu’à leur exemple, il est plein de nostalgie. Lire ou mourir, dans l’imaginaire de Cornelia Funke, c’est toujours s’abandonner au culte de la perte. Si l’on croit le témoignage de Staubfinger, l’état est apaisant :
C’était un mensonge de dire qu’on n’éprouvait rien au pays des morts. On éprouvait, on entendait, sentait, voyait, mais le cœur restait étrangement tranquille – comme s’il se reposait avant que la danse ne reprenne.28
18L’imaginaire de la métempsycose, discrètement convoqué dans ces lignes, s’accorde aussi bien avec le destin du saltimbanque qu’avec le sort de celui qui peut quitter les livres et y revenir. La dernière fois qu’il est question de nostalgie dans Tintentod, et donc dans toute la trilogie, c’est à propos des chansons de Roxane, la femme de Staubfinger. Toujours la voix, toujours la littérature. Avant de clore son œuvre, la romancière donne dans cette occasion la clé du plaisir paradoxal dont elle fait l’apanage des lecteurs et des défunts : « Cela console d’entendre parler de nostalgie, lorsqu’on en a le cœur rempli à ras-bord »29. On retrouve la mécanique des fluides par laquelle Mortimer expliquait la séduction des Femmes Blanches. La même formule, « bis an den Rand », y exprime le même trop-plein. On comprend mieux pourquoi l’affliction pouvait être séduisante : elle devient un soulagement quand elle est médiatisée. Comme le recouvrement, la consolation (consolation) est avec l’évasion (escape) et la fantaisie (fantasy) au nombre des vertus que Tolkien reconnaît aux contes de fées. La nostalgie les unit toutes, la nostalgie les relie toutes ; elle concentre, chez Cornelia Funke, l’esthétique de la féerie et fixe l’intentionnalité à l’œuvre dans sa poétique : inverser en séduction la perte qu’elle institue. Par la contagion de la nostalgie, la romancière fait partager au lecteur la mort de l’auteur30, l’associant ainsi étroitement au processus créatif. En mourant au Monde Primaire, il donne vie à celui de la fiction et peut pleinement jouir de sa consolation.
19Die Tintenwelt-Trilogie est entièrement consacrée à la fascination des autres mondes, des tout autres mondes, ces mondes que nous proposent les livres et sur lesquels les exergues, à chaque chapitre, ouvrent une fenêtre comme pour en laisser entendre l’écho dans le récit. Pullman, Rowling, Ende, Wilde, Carroll, Dahl, Lindgren, Sendak, Stevenson, Tolkien, Baum, Dickens, Kipling, White, Andersen, Pergaud, Chaucer, Grahame, tous sont au rendez-vous, jusqu’à Shakespeare, jusqu’à Rilke ou même Rimbaud. Les trois romans de Cornelia Funke tendent au lecteur un kaléidoscope de fictions par lesquelles prolonger sa troublante émotion. Tant de mondes à rêver, tant de mondes d’encre où échapper à la platitude du quotidien. Un dernier s’y ajoute pour finir, un dernier que raconte Elinor au fils que Mo et Resa ont conçu dans le Tintenwelt, « Un monde dans lequel il n’y a ni fées ni hommes de verre, mais des animaux qui portent leurs petits dans un sac sur leur ventre et des oiseaux dont les ailes battent l’air si vite qu’ils font le bruit d’un bourdon, des voitures qui avancent sans chevaux et des images qui bougent »31. Voilà que notre monde, enfin, se féerise pour charmer un enfant né parmi les fées. Et la trilogie de se refermer sur la nostalgie de kangourous, d’oiseaux-mouches, d’automobiles et de cinémas de cet enfant qui, seul, envisage de demander à Fenoglio de lui trouver les mots qui en ouvrent les portes, « Car il doit être excitant, l’autre monde, tellement plus excitant que le sien… »32 La phrase allemande établit un parallèle phonétique, soutenu par un balancement syntaxique, entre d’un côté le verbe être, sein, et de l’autre le pronom personnel, seine. Si proches, et si différents, l’être et le sien sont au fond irréconciliables, car le monde où l’on vit, le monde que l’on possède, paraît condamné à avoir bien peu d’existence à nos yeux sitôt que se révèle l’être fantastique d’un ailleurs fabuleux. L’être, au fond, l’être véritable, n’est que dans les romans, il est cœur d’encre, sang d’encre, mort d’encre, car l’encre dans l’imaginaire de Cornelia Funke est le fluide de la nostalgie, un noir piqueté d’étoiles, seul capable d’engendrer la vraie vie, celle qui nourrit le rêve – cette vie qui porte la mort et se maintient en elle : la littérature.
Bibliographie
Bibliographie
Corpus
Funke Cornelia, Tintenherz, Hamburg, Cecilie Dressler Verlag, 2003 ; Cœur d’encre, trad. Marie-Claude Auger, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 2009.
— , Tintenblut [2005], Hamburg, Oetinger Taschenburg, 2011 ; Sang d’encre, trad. Marie-Claude Auger, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 2009.
— , Tintentod [2007], Hamburg, Oetinger Taschenburg, 2012 ; Mort d’encre, trad. Marie-Claude Auger, Paris, Gallimard, « Folio Junior », 2010.
Pullman Philip, His Dark Materials [À la croisée des mondes], vol. 2, The Subtle Knife [1997], New York, Yearling, 2001 ; La Tour des Anges, trad. Jean Esch, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998.
Critique
Barthes Roland, « La Mort de l’Auteur » [1968], dans Le Bruissement de la langue – Essais critiques IV, Paris, Seuil, « Essais », 1984, p. 63-69.
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Chelebourg Christian et Marcoin Francis, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007.
Dufour-Kowalska Gabrielle, Caspar David Friedrich – Aux sources de l’imaginaire romantique, Lausanne, L’Âge d’homme, 1992.
Freud Sigmund, « Trauer und Melancholie », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, n° 4, juin 1917, p. 288-301 ; Deuil et mélancolie, trad. Laurie Laufer, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2011.
Le Scanff Yvon, Le Paysage romantique et l’expérience du sublime, Seyssel, Champ Vallon, « Pays, paysages », 2007.
Reibel Alice, « La Rédemption du méchant dans trois œuvres de fantasy : Peter Pan, Cœur d’encre et La Malédiction d’Old Haven », Myriam Tsimbidy et Aurélie Rezzouk (dir.), La Jeunesse au miroir – Les pouvoirs du personnage, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 39-50.
Schaeffer Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1999.
Tadié Jean-Yves, Le Roman d’aventures [1982], Paris, PUF, « Quadrige », 1996.
Tolkien John Ronald Reuel, On Fairy-Stories [1947], Verlyn Flieger & Douglas A. Anderson (éd.), Londres, Harper Collins, 2008 ; « Du conte de fées », trad. Francis Ledoux, Faërie et autres textes, Paris, Christian Bourgois, éd. révisée, 2003, « Pocket », 2009.
Notes de bas de page
1 Conventions : Les textes de Cornelia Funke sont cités dans une traduction littérale par l’auteur de l’article. Les versions originales sont systématiquement reproduites en notes, suivies du titre du roman, puis du numéro de page contenant l’extrait cité. Les références complètes se trouvent en bibliographie.
2 Alice Reibel retient, dans ce domaine, que « l’utilisation de mises en abyme de la figure de l’écrivain et du lecteur met en évidence la responsabilité de l’un et de l’autre » quant au destin du méchant (« La Rédemption du méchant dans trois œuvres de fantasy : Peter Pan, Cœur d’encre et La Malédiction d’Old Haven », in Myriam Tsimbidy et Aurélie Rezzouk (dir.), La Jeunesse au miroir. Les pouvoirs du personnage, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 40).
3 Sur cette notion, qui renvoie à une perte délibérée du contact avec la réalité, voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999, p. 179-198.
4 Je me permets sur ce point de renvoyer à Christian Chelebourg et Francis Marcoin, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007, p. 114-116.
5 « die Tür zwischen den Buchstaben » (Tintenblut, p. 12).
6 Rappelons que dans sa Wissenschaftslehre [Doctrine de la science], élaborée au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Johann Gottlieb Fichte présente la nostalgie comme le besoin de combler un vide.
7 « […] dass sie es auch sehen wollte, all das, wovon Staubfinger und ihre Mutter erzählt hatten, die Stimme weich vor Sehnsucht » (Tintenblut, p. 66).
8 « Sehnsucht nach blauen Feen » (Tintenblut, p. 60).
9 « Er hatte sie wohl noch nie gefühlt, die Sehnsucht nach einer ganz anderen Welt, ebenso wenig wie das Heimweh, das Staubfinger das Herz zerrissen hatte » (Tintenblut, p. 66).
10 « Sie sind aus nichts als Sehnsucht gemacht […]. Sie füllen dir das Herz bis an den Rand damit, bis du nur noch mit ihnen gehen willst, wo immer sie dich auch hinführen » (Tintentod, p. 171).
11 « Ja, sie hieβen ihn willkommen mit ihren leisen Stimmen, schwer von Sehnsucht, die er so oft in seinen Träumen hörte – als wäre er ein lang vermisster Freund, der endlich zurückgekehrt war. » (Tintentod, p. 256).
12 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », p. 293-331, in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949. L’article était paru dans Critique l’année précédente.
13 « All diese hinwelkenden Helden und Heldinnen, die plötzlich das Leben verließ, nur weil sie unglücklich liebten oder sich nach etwas sehnten, was sie verloren hatten ! Elinor hatte stets mit größtem Vergnügen an ihren Leiden teilgenommen – wie man das als Leser eben so tut. Schließlich war es ja genau das, was man in Büchern suchte : groβe, nie gefühlte Gefühle, Schmerz, den man hinter sich lassen konnte, indem man das Buch, wenn es allzu schlimm wurde, zuschlug. Tod und Verderben fühlten sich köstlich echt an, wenn jemand sie mit den richtigen Worten heraufbeschwor, und man konnte sie nach Bedarf kosten- und gefahrlos zwischen den Seiten zurücklassen » (Tintentod, p. 133).
14 « […] dass die Sehnsucht nach Büchern nichts war im Vergleich zu der Sehnsucht » (Tintentod, p. 135).
15 « Die Toten sollten tot bleiben » (Tintenblut, p. 275).
16 Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures [1982], Paris, PUF, « Quadrige », 1996, p. 5.
17 « […] ihre Fans warten stets sehnsüchtig auf das jeweils nächste Buch » (Tintentod, Hamburg, Dressler, 2007).
18 « VIelleicht wäre ihre Sehnsucht nicht ganz so groß gewesen, wären all die Feen und Kobolde noch da gewesen, all die fremdartigen Geschöpfe, die sie mitgebracht hatten aus Capricorns verfluchtem Dorf » (Tintenblut, p. 39).
19 « Staubfinger blickte von den Turmzinnen hinab auf den nachtschwarzen See, wo das Spiegelbild der Burg zwischen den Sternen schwamm. […] Staubfinger schmeckte das Leben, als kostete er es zum ersten Mal. Die Sehnsucht, die es brachte, und die Lust. All das Bittre, all das Süße, alles, auch wenn es nur auf Zeit war, immer nur auf Zeit, gewonnen und verloren, verloren und erneut gefunden.
[…]
[…] Warum schmeckte das Leben so viel süßer durch den Tod ? Warum konnte das Herz nur lieben, was es auch verlieren konnte ? Warum ? Warum… » (Tintentod, p. 556-557).
20 Voir Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich. Aux sources de l’imaginaire romantique, Lausanne, L’Âge d’homme, 1992, p. 92.
21 Pour reprendre l’opposition analysée par Sigmund Freud dans Trauer und Melancholie (1917 ; trad. Laurie Laufer, Deuil et mélancolie, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2011), la nostalgie entre dans le paradigme du deuil normal, puisqu’elle est provoquée par une perte réelle.
22 « Ach, und was soll ich dem erzählen ? Tja, Herr Doktor, es ist wohl mein Herz. Es verspürt diese idiotische Sehnsucht nach drei Menschen, die in einem Buch verloren gegangen sind. Haben Sie nicht irgendwelche Pillen gegen so etwas ? » (Tintentod, p. 136).
23 La mélancolie romantique est au contraire marquée au sceau de la dépression, au point qu’Yvon Le Scanff fait des deux mots de véritables synonymes (Le Paysage romantique et l’expérience du sublime, Seyssel, Champ Vallon, « Pays, paysages », 2007, p. 136).
24 « It was in fairy-stories that I first divined the potency of the words, and the wonder of the things, such as stone, and wood, and iron ; tree and grass ; house and fire ; bread and wine » (John Ronald Reuel Tolkien, On Fairy-Stories [Du Conte de fées], Verlyn Flieger et Douglas A. Anderson (éd.), Londres, Harper Collins, 2008, § 86, p. 69).
25 « Gab es doch nur eine Welt, die von anderen Welten träumte ? » (Tintenblut, chapitre 4, « Zauberzunges Tochter », p. 36). La citation originale est : « Was there only one world after all, which spent its time dreaming of others ? », Philip Pullman, His Dark Materials, 2, The Subtle Knife [1997], New York, Yearling, 2001, p. 76.
26 « prophylactic against loss », John Ronald Reuel Tolkien, On Fairy-Stories, op. cit., § 84, p. 68.
27 « Wüsste ich, / woher die Gedichte kommen, / ich würde dorthin gehen » (Tintenblut, p. 7).
28 « Es war eine Lüge, dass man nichts spürte im Land des Todes. Man spürte und hörte und roch und sah, doch das Herz blieb seltsam gelassen dabei – als ruhte es aus, bevor der Tanz erneut begann. » (Tintentod, p. 264).
29 « Es tröstet, von der Sehnsucht zu hören, wenn sie einem das Herz bis an den Rand füllt » (Tintentod, p. 666).
30 L’expression est bien sûr empruntée à Roland Barthes, qui écrivait en 1968 : « […] pour rendre le livre à son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur. », « La Mort de l’Auteur », p. 63-69, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, « Essais », 1984, p. 69.
31 « Eine Welt, in der es weder Feen noch Glasmänner gibt, aber Tiere, die ihre Jungen in einem Beutel vor dem Bauch tragen, und Vögel, deren Flügel so schnell schlagen, dass es klingt wie das Summen einer Hummel, Wagen, die ganz ohne Pferde fahren, und Bilder, die sich bewegen » (Tintentod, p. 737).
32 « Denn sie muss aufregend sein, die andere Welt, so viel aufregender als die seine… » (Tintentod, p. 739).
Auteur
Université de Nancy 2, E. A. 7305 Littératures, Imaginaire, Sociétés
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