Le fantastique à la conquête de la science-fiction dans la série télévisée Doctor Who (2005)
p. 121-131
Texte intégral
1La classification communément utilisée par les programmeurs et la presse pour décrire le genre des séries télévisées paraît distinguer sans trop de difficulté les œuvres qui appartiennent au domaine de la science-fiction et celles qui appartiennent au domaine du fantastique. Les séries de la franchise Stargate (Stargate SG11, Stargate Atlantis2, Stargate Universe3) relèvent manifestement de la science-fiction, celles de la franchise Buffy (Buffy the Vampire Slayer4 et Angel5) du fantastique. Le téléspectateur qui aurait une préférence pour tel ou tel domaine ne court guère le risque de se tromper dans le choix d’un programme inconnu et il paraît même que ces catégories de fantastique et de science-fiction soient plus rigides, plus clairement définitoires ou, tout du moins, plus opératoires, que d’autres entrées plus vagues du même système, qui sous l’étiquette « drame », par exemple, réunissent des œuvres thématiquement et formellement aussi différentes que Grey’s Anatomy6 et Desperate Housewives7.
2La situation est en réalité plus complexe que ne le suggèrent d’abord ces termes génériques. En admettant, ce qui est déjà problématique, que la science-fiction et le fantastique puissent être définis par des entrées thématiques, par exemple que les robots, les scientifiques fous et les vaisseaux spatiaux renvoient à la science-fiction et que les fantômes, les sorcières et les vampires soient des signes du fantastique, on aura bien du mal à décider dans quelle catégorie ranger The X-Files8 ou bien les épisodes relatifs aux Sorcières de Dathomir dans Clone Wars9. Sans doute peut-on s’en tirer en décrétant qu’il y a, dans de semblables séries, des épisodes qui sont du fantastique, d’autres qui sont de la science-fiction et d’autres encore qui ne sont peut-être ni l’un, ni l’autre. Mais c’est alors faire bon marché de la nécessaire cohérence sans laquelle un programme, qu’il soit médiocre ou de qualité, ne saurait constituer une série, c’est-à-dire demeurer au fil de ses itérations en quelque manière la même chose, la même histoire, pour le cas des séries qui reposent sur le principe du feuilleton, ou le même univers, pour celles qui prennent la forme d’anthologies10. C’est pourtant cette cohérence qui assure la lisibilité du programme et sa capacité à fidéliser un public, susceptible de le reconnaître d’épisode en épisode chaque semaine et de saison en saison chaque année.
3À cette première difficulté s’ajoute la suivante : les termes « science-fiction »11 et « fantastique » sont loin de recouvrir, dans les séries télévisées, les phénomènes qu’ils servent à désigner en littérature12. La grande majorité des œuvres que la tradition télévisuelle qualifie de fantastiques relèvent du merveilleux. Il n’y a jamais de doute sur le caractère surnaturel des événements qui se déroulent dans Charmed13 et l’on ne s’interroge guère sur la nature magique de la plupart des adversaires de la Tueuse dans Buffy. Non seulement toutes les situations connaissent une résolution surnaturelle (fantastique merveilleux), mais l’univers de la série est toujours déjà surnaturel : il faut donc que le téléspectateur admette la surnature en même temps qu’il adhère aux principes du monde fictif dans lequel l’histoire va se dérouler. Bien sûr, certaines séries font exception, en maintenant le doute ou en ne le résolvant que tardivement, telles The X-Files ou Au-delà du réel14, mais cette hésitation fondamentale n’embrasse pas l’ensemble de la narration, soit parce qu’elle ne concerne qu’un nombre limité d’épisodes ou parce qu’elle ne se développe que rétrospectivement, quand un épisode vient modifier les conditions de réception de l’ensemble d’une œuvre qui, jusqu’à sa diffusion, avait fonctionné dans le registre du merveilleux. Ces exceptions ne sont donc pas décisives et il demeure que le fantastique télévisuel est le plus souvent une forme de merveilleux.
4Ces difficultés constatées, deux attitudes sont possibles. Soit l’on tente d’employer les catégories produites grâce à la théorie littéraire et l’on se livre à une ambitieuse entreprise de reclassement des séries télévisées, en ouvrant notamment le grand chantier du merveilleux et en opérant, au sein de la science-fiction, de nouvelles distinctions plus fines, au risque de rencontrer les mêmes apories que celles avec lesquelles se débat la théorie littéraire elle-même, soit l’on tente de comprendre la cohérence de la classification couramment adoptée, quitte à admettre que « fantastique » et « science-fiction » soient deux termes qui, dans le paysage télévisuel, possèdent une acception légèrement différente de celle qui aurait cours ailleurs, par exemple en littérature.
5La voie moyenne consiste bien entendu à faire un peu des deux, c’est-à-dire à pousser la classification existante jusqu’à sa limite et à tenter de résoudre les problèmes rencontrés à cette limite par les enseignements de la théorie littéraire ou tout du moins de l’ambition théoricienne. C’est cette voie que je vais essayer d’emprunter ici, en me concentrant sur une série télévisée britannique, Doctor Who, et singulièrement sur sa version moderne. Après une brève description de l’objet, j’examinerai la manière dont la science-fiction paraît d’abord s’emparer de thèmes fantastiques avant de suggérer que cette réappropriation thématique du fantastique par la science-fiction s’accompagne stylistiquement d’un mouvement inverse, le remaniement de la science-fiction par le fantastique.
Présentation de la série télévisée Doctor Who
6Doctor Who est un programme télévisé britannique de la BBC, créée en 1963 sous la direction de Verity Lambert. Celle-ci avait travaillé d’abord dans le cadre du Armchair Theatre15, qui proposait des captations de pièces du répertoire patrimonial ; elle participera plus tard à la production de la célèbre série de science-fiction Quatermass16. La tâche originelle de V. Lambert est de concevoir, tout en travaillant dans un département consacré à la télévision pour adultes, une série pour enfants qui ait une dimension pédagogique, dans la logique de l’investissement massif du gouvernement britannique dans la télévision publique au sortir de la guerre. Ainsi Doctor Who se présente-t-il d’abord comme un programme didactique17.
7On y suit les aventures du Docteur, mystérieux extraterrestre qui, accompagné de sa petite fille Susan, adolescente prodige, et de deux professeurs de cette dernière, Ian et Barbara, voyage à travers le temps et l’espace. Les deux types de voyage sont d’abord nettement séparés : dans les épisodes historiques, les enfants rencontrent les grands personnages (Marco Polo18 par exemple) ou observent les grands événements (la création du feu19) de l’Histoire, dans les épisodes spatiaux, qui sont futuristes, ils apprennent les développements possibles des technologies existantes. Cette dichotomie, cependant, ne perdure guère. C’est que le programme rencontre un succès imprévu, auprès de toutes les tranches d’âge et de toutes les catégories sociales. Très vite, Doctor Who devient un élément central de la culture britannique et le format général de la série est repensé. Avec ses grandeurs et ses misères, la série originelle est devenue, quand elle s’achève en 1989, un monument incontournable de la culture populaire britannique20.
8Ce sont ces bases qui servent à Russell T. Davies, créateur auparavant, entre autres, de Queer As Folk21, pour reconstruire la série en 2005. Il s’agit à la fois de prendre un nouveau départ, en permettant à tous les nouveaux téléspectateurs de suivre l’intrigue même sans connaissance préalable de l’univers de la série, et d’assurer une continuité, en prenant narrativement la suite de l’histoire, après une ellipse. Avec un format de quarante minutes, la série retrouve rapidement son statut : ses audiences oscillent entre six et dix millions de téléspectateurs et ses appréciations qualitatives de la part des groupes-tests figurent parmi les plus hautes des programmes de la BBC. La nouvelle série a débuté, à la rentrée 2012, sa septième saison, qui s’achèvera au cours de l’année 2013.
9On retrouve dans cette nouvelle série le Docteur, Seigneur du Temps de plusieurs centaines d’années, qui voyage toujours à travers le temps et l’espace dans son TARDIS, étrange vaisseau ressemblant de l’extérieur à une cabine téléphonique et contenant, à l’intérieur, une dimension parallèle entière22. Il est accompagné de jeunes femmes, généralement des classes populaires de la Londres contemporaine. Dépourvu d’armes, il utilise la ruse et la parole pour se défaire de ses adversaires et développe, au fil des saisons, un discours relativement classique que l’on peut qualifier d’humanisme libéral.
10La série appartient assez clairement au domaine de la science-fiction. Non seulement elle présente le personnel habituel du genre à la télévision (robots, vaisseaux spatiaux, intelligence artificielle, mutants génétiques, etc.), mais elle thématise aussi des réflexions sur la science, notamment sur l’opportunité de tel ou tel de ses développements, sur l’hybris scientifique et sur les limites d’une approche entièrement rationnelle du monde. Outre des références à sa propre mythologie, c’est-à-dire aux différents éléments qui ont constitué, au fil du temps, son univers fictionnel propre, la série contient encore des rappels, plus ou moins parodiques, à d’autres œuvres de la science-fiction populaire, par exemple à Stargate SG-1 ou aux séries de films Terminator et Star Wars.
La rationalisation du fantastique23
11À côté de ces thèmes et de ces acteurs habituels des univers de la science-fiction, on trouve encore dans Doctor Who des figures qui appartiennent, d’ordinaire, aux mondes fantastiques. Dans « The Girl in the Fireplace » (saison 2, épisode 4, 2006, « La Cheminée du Temps »), le Docteur est confronté à des morts qui sortent de leur cercueil ainsi qu’à des fantômes. Dans « Tooth and Claw » (2.2, 2006, « Un Loup-garrou royal »), la reine Victoria est poursuivie par un loup-garou. Dans « The Shakespeare Code » (3.2, 2007, « Peines d’amour gagnées »), le grand écrivain est en proie aux maléfices d’un trio de sorcières. Dans « The Unicorn and The Wasp » (4.7, 2008, « Agatha Christie mène l’enquête »), un mystérieux meurtrier possède un joyau magique. C’est une sirène qui malmène un groupe de pirates dans « The Curse of the Black Spot » (6.2, 2011, « La Marque Noire ») et le titre de l’épisode « Vampires of Venice » (5.6, 2010, « Les Vampires de Venise ») parle de lui-même.
12Aucun de ces épisodes ne propose une variation sur le thème. À l’inverse de séries fantastiques contemporaines qui, comme Being Human24, se proposent d’explorer les possibilités de figures traditionnelles telles que le lycanthrope, le revenant et le suceur de sang, Doctor Who offre systématiquement une image d’Épinal. Les sorcières de « The Shakespeare Code » sont faites pour inspirer au dramaturge le trio de Macbeth : elles sont vieilles, laides, volent sur des balais, confectionnent des potions délétères dans des chaudrons magiques en pleine ébullition. De la même façon, les vampires sont de mystérieux personnages aristocratiques qui se drapent dans leur cape avant de disparaître. Dans le cas de ces derniers comme du joyau magique, la reprise peut même forcer le trait pour produire un effet comique.
13En fait, en raison de leur caractère extrêmement typique, ces figures sont marquées par leur origine fictionnelle. De façon symptomatique, trois d’entre elles apparaissent dans des épisodes dont l’un des personnages principaux est un grand écrivain : Charles Dickens et les fantômes de « The Girl in the Fireplace », William Shakespeare et ses sorcières, Agatha Christie et le joyau magique de « The Unicorn and the Wasp ». Ces épisodes s’attachent non seulement à mimer le fantastique, mais encore à mimer les œuvres de l’écrivain en question ; « The Shakespeare Code » est cousu de citations de l’auteur (ainsi que d’une citation de J. K. Rowling) et « The Unicorn and the Wasp » est une enquête à huis-clos digne de Miss Marple ou d’Hercule Poirot. Ces objets et ces créatures sont ainsi, thématiquement et stylistiquement, traités comme des entités issues d’un imaginaire folklorique partagé.
14La rationalisation est alors toute prête, le discours, récurrent dans ce type de contexte, celui de la démystification grâce à la science-fiction, qui incarne la voix de la raison : certes, ces personnages ressemblent à des êtres magiques, mais ils sont en réalité des extraterrestres, dont les particularités s’expliquent par des différences de physiologie. Le style du discours merveilleux change. Les vampires de Venise sont en somme de gros poissons venus d’une planète entièrement aqueuse ; le loup-garou provient de la contamination d’un être humain d’abord tout à fait normal par un virus lupin, apporté sur Terre par une comète. C’est l’ignorance par les humains de l’existence d’un univers vaste et populeux qui provoque le développement des mythes et légendes. Par un retournement permis par le voyage temporel25, les créatures sont identifiées à partir de la légende dont elles sont en réalité l’origine. Cette identification par le Docteur de l’espèce à laquelle les individus isolés sur Terre appartiennent permet de faire fonctionner les modèles de rationalité établis par l’ensemble de la série télévisée. Si ces épisodes ne constituent pas une rupture générique dans le cours normal du programme, c’est qu’in fine, il s’agit encore de la même chose : d’une lutte contre les extraterrestres. La rationalisation n’est pas à proprement parler scientifique ; elle relève d’une étiologie mythographique qui met en évidence le caractère fictionnel des figures fantastiques et en explique l’origine.
15En fait, on le voit bien, le processus est assez fragile : jusqu’au moment où le Docteur parvient à cette identification qui lui offre la clef de la victoire, l’essentiel de l’épisode reçoit un traitement fantastique. C’est encore une histoire de fantômes, de vampires ou de loup-garou, qui peut être ou non un pastiche du genre. L’inclusion finale des créatures dans la mythologie d’ensemble du programme ne change pas grand-chose à cet état de fait, dans la mesure où le Docteur ne cesse de répéter que l’univers est vaste et qu’il est fort possible que certaines de ses parties échappent à sa compréhension. Les figures évoquées conservent leur étrangeté après avoir rejoint la catégorie, à peine plus rationnelle, d’espèce extraterrestre.
L’étrangeté du réel
16Plus généralement, l’univers dans lequel évoluent les personnages de Doctor Who est marqué par l’étrangeté du merveilleux. Sa principale caractéristique est la variété ; à de nombreuses reprises, le Docteur justifie son voyage sans fin par le désir de voir toute la diversité d’un univers où rien n’est impossible, où tout est perpétuellement en changement. Cette profusion empêche l’élaboration d’un discours unificateur et de principes rationnels susceptibles, a priori, de rendre compte du réel. Dans un épisode caractéristique intitulé « Amy’s Choice » (5.7, 2010, « Le Seigneur des Rêves »), les héros se réveillent alternativement dans deux mondes différents ; une entité malveillante leur affirme que l’un est un rêve et l’autre le réel. Il s’agit de choisir. Dans l’un, toutes les personnes âgées d’un paisible village écossais sont parasitées par des aliens ; dans l’autre, le TARDIS se précipite vers une étoile qui, au lieu de produire de la chaleur, génère du froid. Aucun de ces deux mondes ne semble réel et aucun non plus ne paraît illusoire : même si une étoile glacée tient de l’oxymore, le Docteur en affirme la possibilité dans un univers infini. Or, le Docteur ne fait aucun effort pour offrir une vision cohérente et humainement compréhensible de l’univers. Ses explications scientifiques sur les phénomènes observés sont au mieux évasives, au pire tout à fait fantaisistes. Pour expliquer les maléfices des sorcières qui tyrannisent Shakespeare, il se contente d’affirmer que la magie est « une autre forme de science » ; pour décrire le principe du voyage temporel, dans « Blink » (3.10, 2007, « Les anges pleureurs »), il affirme que le temps est une « wibbly-wobbly timey-wimey… stuff »26. Lorsqu’en de rares occasions il présente un discours scientifique contemporain, par exemple la théorie des sous-univers dans « The Doctor’s Wife » (6.3, 2011, « L’Âme du TARDIS »), il s’empresse de préciser qu’il ne s’agit que d’une image et que la réalité n’a absolument aucun rapport avec ces conceptions simplistes.
17En d’autres termes, quand les figures fantastiques sont intégrées à l’univers général de la série, elles se trouvent dans un contexte plus étrange encore que ne l’était leur contexte originel. En effet, le domaine fantastique a sa propre cohérence ; en mimant les codes des histoires de vampires ou de fantômes, en suggérant qu’elles permettent de rendre compte spontanément du phénomène effectivement observé, la série en souligne l’efficacité interne : ce n’est pas un discours qui dit le vrai, mais c’est un discours transmissible et compréhensible, qui aide l’action. Le discours techno-scientifique est lui dans une situation exactement inverse : il dit le vrai, mais il est parfaitement incompréhensible et potentiellement ineffectif.
18Le renversement est poussé un peu plus loin encore quand les ressources traditionnelles de la science-fiction produisent une figure qui ne serait pas déplacée dans un bestiaire fantastique, c’est-à-dire quand un épisode essentiellement dominé par un traitement science-fictif reçoit une résolution merveilleuse. Dans l’épisode « The Lazarus Experiment » (3.6, 2007, « L’Expérience Lazarus »), un professeur en génie génétique utilise une machine de son invention pour rajeunir. Mais le processus a des effets secondaires et, bientôt, le professeur se transforme en monstre arachnéen. L’origine de la métamorphose, liée à une science prospective, est entièrement perdue de vue par le téléspectateur quand l’épisode se transforme en une chasse au monstre (ou par le monstre), qui ne connaîtrait pas un traitement différent dans la série emblématique du genre, Supernatural27. Une histoire très semblable se développe encore dans le double épisode « The Rebel Flesh / The Almost People » (6.5-6, 2011, « La Chair vivante, première partie / deuxième partie), où l’ingénierie biologique produit un autre monstre horrible. Un mouvement similaire s’opère chez des figures incarnant la rationalité. Le vaisseau du Docteur, qui paraît de prime abord être un chef d’œuvre de technologie avancée, est très rapidement traité comme une entité mystique, décrite avec un vocabulaire religieux. Le Docteur lui-même, originellement présenté comme un parfait scientifique, s’identifie progressivement à des figures mythologiques, dieu, gobelin, mage ou Trickster28, et la série multiplie les personnages pour qui le Docteur est une créature légendaire, relevant d’un folklore merveilleux, plutôt qu’un grand scientifique.
19Il ne reste donc plus grand-chose de scientifique dans cette série de science-fiction, quand les créatures fantastiques rationalisées rejoignent un bestiaire merveilleux qui évolue dans un monde incompréhensible où la raison est diluée dans des discours farfelus et où la science produit des monstres et des héros de mythologie.
Remarques finales : la science qui résiste
20Et pourtant, la série propose deux figures qui relèvent très clairement de la science-fiction et qui ne reçoivent jamais, en raison de leur nature intrinsèquement robotique, un traitement fantastique : les Daleks et les Cybermen29. Pour simplifier, ces deux espèces, qui possèdent leurs particularités propres, sont des cyborgs, des êtres à la fois mécaniques et biologiques, qui se caractérisent par une appréhension exclusivement rationnelle du monde. Leur discours est universaliste et tend à une uniformisation générale, soit qu’ils commettent un génocide systématique pour rester la seule espèce de la galaxie, comme les Daleks, soit qu’ils transforment les autres espèces à leur image, comme les Cybermen.
21L’étrangeté du réel que je viens de décrire, produite par une multitude de stratégies thématiques et stylistiques, sert ici à dénoncer les Daleks et les Cybermen. Puisque ces deux espèces ne peuvent appréhender le monde que par la raison, elles sont condamnées de toute éternité à se tromper face à un univers qui précisément est tout sauf universel, un univers où les lois de la physique changent dans le temps et l’espace et où la nouveauté ne cesse d’émerger. Le tableau enthousiaste que le Docteur fait à de nombreuses reprises de la diversité du monde s’oppose à la rationalisation uniformisatrice des Daleks et des Cybermen.
22Le caractère fantastique de la série télévisée de science-fiction relève donc d’une stratégie complexe. Il ne conduit pas à évacuer tous les thèmes traditionnels de la science-fiction et à empêcher la réflexion morale sur la place de la science dans la société ; bien au contraire, il conduit à isoler ces questions et à les poser avec une plus grande acuité. Inversement, la résistance de noyaux thématiques et stylistiques fortement marqués par la tradition de la science-fiction conditionne l’interprétation d’éléments qui paraissaient dériver vers le merveilleux et les réorganise en un réseau cohérent, lisible indépendamment du domaine fantastique.
23Doit-on alors parler de concurrence, d’évolution parallèle ou de complémentarité entre les deux grands domaines ? Il me semble que, dans Doctor Who du moins, la convergence entre fantastique et science-fiction est permise par une préoccupation commune, qui est celle du rapport entre la raison et la morale. La raison n’est pas uniquement comprise comme la rationalité techno-scientifique, mais peut relever, par exemple, de la fiction romanesque des grands écrivains. La question est d’élire la meilleure manière de rendre compte du réel. La solution proposée par la série est généralement assez classique : il s’agit de lier l’imagination (qui s’enthousiasme pour la diversité de l’univers) et la raison (qui permet d’agir et de profiter de cette diversité). Si les Daleks et les Cybermen sont condamnés, ce n’est pas parce qu’ils sont rationnels, c’est parce qu’ils sont purement rationnels et donc dépourvus d’imagination.
24Qu’en est-il alors de notre problème originel de classification ? Je crois qu’il est possible de tirer de la classification traditionnelle une classification nouvelle. Il y aurait d’un côté le merveilleux et de l’autre le fantastique. Le merveilleux se caractérise par une profusion d’éléments non-réalistes, qui constituent l’univers commun des personnages de la fiction. Le fantastique se caractérise par une présence ponctuelle de ces éléments dans un univers réaliste. Chacune de ces deux grandes catégories se diviserait entre ésotérisme et techno-science. Fringe30 relèverait du merveilleux techno-scientifique, comme Doctor Who ; Buffy du merveilleux ésotérique, comme Charmed. Au-delà du réel appartiendrait au domaine du fantastique techno-scientifique. Resterait une case vide, celle du fantastique ésotérique. Cette vacuité est peut-être un effet de la forme sérielle. La sérialité étend perpétuellement un univers auquel elle doit imposer une cohérence minimale ; à moins d’adopter résolument un format anthologique, comme Au-delà du réel, ou à s’éteindre dans la brièveté, comme Twin Peaks, elle est vouée à rendre explicites ses principes fondateurs31. Il n’y aurait alors, à la télévision tout du moins, de fantastique que de la brièveté.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Stargate SG-1 (Brad Wright et Jonathan Glassner, 1997-2007). Les informations sur les séries citées sont données suivant le format : Titre original / Titre français si différent de l’original (Créateurs et/ou directeurs artistiques, dates de diffusion originale).
2 Stargate Atlantis (Brad Wright et Robert C. Cooper, 2004-2009).
3 Stargate Universe (Brad Wright et Robert C. Cooper, 2009-2011).
4 Buffy the Vampire Slayer / Buffy contre les Vampires (Joss Whedon, 1997-2003).
5 Angel (Joss Whedon et David Greenwalt, 1999-2004).
6 Grey’s Anatomy (Shonda Rimes, 2005- en cours).
7 Desperate Housewives (Marc Cherry, 2004-2012).
8 The X-Files / Aux frontières du réel (Chris Carter, 1993-2002).
9 Star Wars : Clone Wars (Genndy Tartakovsky et Henry Gilroy, 2003-2005).
10 Sur ces questions de formes sérielles, voir en guise d’introduction : Francis Demers, « Téléroman, télésérie, feuilleton : retour sur une source de confusion sémantique », Communication, vol. 25, n° 1, 2006, disponible en ligne sur : <http://communication.revues.org/index1480.html>, consulté le 9 février 2013.
11 Sur le genre science-fictif à la télévision, voir J. P. Telotte, « The Trajectory of Science Fiction Television » [La trajectoire de la science-fiction télévisuelle], The Essential Science Fiction Television Reader [Introduction à la science-fiction télévisuelle], Lexington, University Press of Kentucky, 2008, p. 1-34. Sur la division fantastique/science-fiction à la télévision, voir la thèse : Catherine Johnson, « Histories of telefantasy : the representation of the fantastic and the aesthetics of television » [Histoires de téléfantaisie : la représentation du fantastique et l’esthétique de la télévision], Thèse de doctorat, Université de Warwick, 2002.
12 Les autres contributions de ce volume qui s’attachent à des œuvres littéraires montrent du reste que dans ce domaine comme dans celui de la télévision, les catégories sont très loin d’être promises à une grande stabilité.
13 Charmed (Constance M. Burge, 1998-2006).
14 The Outer Limits / Au-delà du réel (Leslie Stevens, 1963-1965).
15 Diffusé de 1956 à 1974.
16 The Quatermass Conclusion (Nigel Kneale, 1979).
17 Pour une introduction complète à la série originelle, voir l’ouvrage fondateur de John Tulloch et Manuel Alvarado, Doctor Who : The Unfolding Text [Doctor Who : le texte en construction], Londres, Macmillan Publishers, 1983.
18 « Marco Polo, A Journey To Cathay », saison 1, épisode 4, 1964.
19 « An Unearthly Child », saison 1, épisode 1, 1963.
20 Pour une interprétation de ce succès populaire, voir : Peter B. Gregg, « England Looks to the Future : The Cultural Forum Model and Doctor Who » [L’Angleterre regarde vers le futur : le modèle du forum culturel et Doctor Who], The Journal of Popular Culture, vol. 37, n° 4, 2004, p. 648-661.
21 Queer as Folk (Russell T. Davies, 1999-2000).
22 Le nom TARDIS est de fait un acronyme pour : Time And Relative Dimension In Space (Dimension et Temps Relatifs dans l’Espace).
23 Sur la science en général dans le programme de sa première diffusion aux années 2000, voir : Lindy A. Orthia, « Enlightenment was the choice : Doctor Who and the Democratisation of Science » [Le choix des Lumières : Doctor Who et la démocratisation de la science], Thèse de doctorat, Australian National University, 2010.
24 Being Human (Toby Whithouse, 2008- en cours).
25 Pour une analyse des phénomènes narratifs permis par le voyage temporel, voir : François-Ronan Dubois, « La configuration du temps dans la série télévisée : l’exemple des nouveaux Doctor Who », Lignes de Fuite, Hors série n° 3, 2012, disponible en ligne sur : <http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=182>, consulté le 9 février 2013.
26 Il s’agit essentiellement d’onomatopées : « un truc temporalo-tourneboulé ».
27 Supernatural (Eric Kripke, 2005- en production).
28 Sur cette présentation du Docteur en être magique, voir : Michael et Margaret Rustin, « The Regeneration of Doctor Who » [La régénération de Doctor Who], Children’s Literature Annual n° 2. The Story and the Self : Some Psychoanalytic Perspectives [La littérature pour enfants, annales 2. L’histoire et le soi : quelques perspectives psychanalytiques], University of Herdsfordshire Press, 2008, p. 142-159.
29 Pour une introduction à la figure des Cybermen, voir Lincoln Geraghty, « From Balaclavas to Jumpsuits : The Multiple Histories and Identities of Doctor Who’s Cybermen » [De la cagoule au jogging : les histoires et identités multiples des Cybermen dans Doctor Who], Atlantis, vol. 30, n° 1, 2008, p. 85-100.
30 Fringe / Fringe (J. J. Abrams, Alex Kurtzman et Roberto Orci, 2008-2013).
31 François-Ronan Dubois, « Organisation proleptique et clôture narrative dans les séries télévisées », Écrans, n° 1, 2014, à paraître.
Auteur
Université Stendhal Grenoble 3, E. A. 3017 RARE
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