La provocation expérimentale et son intérêt dans l’art
p. 173-183
Texte intégral
1La notion de provocation expérimentale, traduction française de l’anglais breaching, renvoie à une méthode d’investigation sociale mise au point par le sociologue américain Harold Garfinkel dans les années 1950. Littéralement, breaching signifie « ouvrir une brèche », interrompre le cours normal des choses pour les faire bouger, pour y entrevoir des possibilités, pour gagner du terrain. Il s’agit d’adapter son attitude au regard de la situation étudiée en opérant dessus. Pour cela, l’observateur tente de perturber les routines individuelles, routines à travers lesquelles s’accomplit le déroulement ordinaire du quotidien. Il trouble la familiarité du sens commun à dessein de révéler les structures, les fondements moraux, les convenances et les représentations sociales des activités collectives habituelles.
2La provocation expérimentale est spécifique à l’ethnométhodologie. L’usage qui peut en être fait dans les arts plastiques nous oblige à prendre connaissance des idées théoriques qui s’y rattachent, malgré un champ d’application très différent. Le sens de la provocation expérimentale s’appuie sur une conception de la réalité sociale qu’il convient de préciser. Pour une pratique artistique tournée vers ce type d’attitude perturbatrice1, la réalité sociale et son actualisation permanente demeurent le matériau principal, à savoir les routines, les comportements pratiques, les rumeurs et la manière dont les individus définissent le sens du monde qui les entoure. Par conséquent, pour comprendre le sens de la provocation expérimentale, il faut connaître les principes qui régissent son terrain d’action. Nous verrons ensuite l’intérêt de se saisir de ce concept pour l’appliquer à des exemples de travaux d’artistes. Plus précisément, nous soulignerons une conception de l’art qui participe à la construction de l’espace social.
La structure de la réalité sociale
3L’ethnométhodologie est une discipline de la sociologie qui consiste à étudier les procédures immanentes dans des activités quotidiennes pour interpréter la réalité sociale et pour rendre ces activités « visiblementrationnelles-et-rapportables-à-toutes-fins-pratiques, c’est-à-dire descriptibles comme activité ordinaire de tous les jours »2. Cette approche microsociologique s’inspire de la phénoménologie d’Edmund Husserl. Le principe est de percevoir la société comme le produit de l’activité humaine, où sont étudiés les savoirs pratiques des gens et leurs stratégies individuelles. La société est abordée du point de vue de l’individu, au milieu de ses alter ego, par opposition à la macrosociologie qui observe la société de l’extérieur pour en déceler la matrice. Les mécanismes entraînés par la provocation expérimentale concernent les savoirs et stratégies qui aident à traduire collectivement le monde de façon familière pour produire du sens commun. Il existe de nombreuses terminologies pour les désigner. Nous en signalerons deux : les « allants de soi » et les « processus interprétatifs ».
4L’une des principales sources d’inspiration de l’ethnométhodologie s’appuie sur le travail en sociologie phénoménologique d’Alfred Schütz qui, par le terme des « allants de soi », définit les éléments de connaissance non questionnés, acquis et partagés, qui accompagnent nos actions quotidiennes : communiquer, se déplacer, travailler, etc. Déterminés, validés et testés au sein des groupes d’individus, là où se construit et se transmet la majorité de la connaissance individuelle, les « allants de soi » ont une fonction de standardisation pratique de la vie quotidienne. Ils structurent les interactions, les routines et les habitudes selon des principes de pertinences qui permettent à l’individu de faire face au quotidien et aux événements qui surviennent. Le savoir collectif qui découle des « allants de soi » forme un « schéma d’interprétation du monde commun et un moyen d’accord et de compréhension mutuelle »3. Les « allants de soi » sont donc considérés de façon silencieuse, comme autant d’attentes réciproques situées à l’arrière-plan des situations familières.
5Aaron Cicourel, connu pour ses travaux en sociologie cognitive et ancien élève de Schütz et de Garfinkel, par le terme de « processus interprétatifs » désigne les opérations cognitives individuelles qui offrent au monde un sens communément partagé. Les phénomènes sociaux ne sont donc pas seulement déterminés par une reproduction sociale inconsciente et empreinte de la culture ou de la norme sociale, mais ils sont aussi le résultat d’une objectivation partagée du monde, issue des procédés d’interprétations subjectives. Cicourel :
A priori, la perception de l’acteur et son interprétation des objets qui l’entourent sont établies, et perpétuellement rétablies, et ceci de façon plus ou moins spécifique ou plus ou moins vague, mais selon un certain ensemble standard, de règles, de normes. […] Il en résulte qu’apprendre à utiliser des règles générales ou normes exige toujours l’intervention de procédés interprétatifs qui identifient la signification des scènes vécues et qui orientent ainsi l’acteur vers une possibilité d’action, puis vers l’organisation de son comportement et son évaluation rétrospective.4
En vertu de ces conceptions, l’ethnométhodologie considère alors la réalité sociale comme un flux vécu qui se réactualise en permanence au gré de l’usage silencieux des « allants de soi » et de l’application des « procédures interprétatives ». La réalité sociale ne préexiste pas aux individus qui la vivent, car ce sont eux qui la construisent à travers les « accomplissements pratiques » qui produisent et maintiennent l’ordre social.
6Dans ce cadre de réalité sociale, l’expression subjective des individus, quand elle se dirige vers les autres, vise une impression de conformité pratique pour permettre la communication et l’action. Pour en rendre compte scientifiquement, Garfinkel identifie certains phénomènes du langage et des interactions qui lui servent d’indicateur et, dans d’autres cas, d’objet d’expérience utile à la provocation expérimentale. En premier lieu, le phénomène de la réflexivité consiste, mutuellement, à accepter comme un allant de soi les circonstances pratiques d’une décision, d’une action ou d’une routine, sans qu’elles soient explicitement mentionnées. Il n’est pas fait de référence à l’arrière-plan sur lequel se projette la réalité sociale dans un continuel va-et-vient silencieux. Chacun connaît cette réflexivité et en fait usage, en supposant que l’autre fait la même chose. Pour cela, il existe de nombreuses expressions du langage – ou des routines fortement référencées à une situation, à un groupe d’individus ou à une action – dont le sens est totalement dépendant de son contexte et ne peut être deviné par un observateur extérieur. Ce sont les « expressions indexicales »5 qui font ce lien tacite avec l’arrière-plan de la compréhension commune.
7La mise en œuvre de toutes ces conventions implicites est le signe, pour Garfinkel, de la nécessité d’une réalité sociale construite de repères pour permettre l’intelligibilité, la description, l’analyse, et son observation. C’est ce qui est au fondement de l’équilibre de l’ordre social, de ses représentations et de nos actions individuelles, sans que cela implique un déterminisme immuable, dans la mesure où ces éléments sont constamment manipulés. Ils évoluent au profit de la façon dont chacun de nous organise son monde, comme le dit Schütz, son « cosmos »6.
Introduire de l’étrangeté dans une situation familière
8La question qui se pose désormais à Garfinkel est de rendre compréhensible le sens d’une activité sociale ordinaire en repérant les procédés et les attentes par lesquels cette activité s’accomplit, et qui lui confèrent son caractère banal et routinier. Il s’interroge alors sur les moyens de troubler cette familiarité à partir de l’observation selon laquelle
plus quelqu’un s’attache à Ce Que Chacun De Nous Sait Nécessairement, plus sévère devrait être son trouble lorsque « les faits naturels de la vie » sont mis en cause comme description de ses circonstances réelles.7
Ainsi, « produire et maintenir la perplexité, la consternation et la confusion », jouer sur les affects sociaux, tels que la honte, le doute, la méfiance, la culpabilité, désorganiser l’interaction, modifier la structure objective de l’environnement familier sont autant de moyens dégagés pour la technique de la provocation expérimentale afin de déstabiliser les routines qui cimentent la structure sociale.
9Par exemple, certaines expériences sur le registre de la confiance ont été réalisées par des étudiants dans leur milieu familial. La consigne était de se comporter dans leur domicile comme des étrangers. Les observations ont révélé les difficultés de l’expérimentateur à maintenir sa posture, une prise de conscience gênée de certaines habitudes, un manque de neutralité et une capacité à anticiper les faits. Lorsque les étudiants agissaient chez eux comme des inconnus, les réactions furent vives. Dans la majorité des cas, les familles étaient abasourdies, hébétées, stupéfaites, exprimant de l’anxiété, de la confusion, de l’embarras, de l’agressivité et de la colère : « Ils [les membres de la famille] s’employèrent obstinément à rendre intelligibles ces actions étranges, et à restituer à la situation ses apparences normales »8. « Dans la majorité des familles, cela n’amusa personne »9.
10Par conséquent, les ruptures engendrées par ces situations de provocation expérimentale présentent, pour le sociologue, au moins deux avantages. D’une part, elles sont le moyen de vérifier les allants de soi implicites et l’existence d’un arrière-plan moralement défendu, d’autre part, elles entraînent les mécanismes de réajustement pour le maintien de l’équilibre de la structure sociale, ce que Peter Berger et Thomas Luckman nomment « les procédures de maintenance de l’univers » rappelant que « toute réalité sociale est précaire. Toutes les sociétés sont des constructions en face du chaos »10.
11Par contre, il est en effet des inconvénients qui nuisent à la fiabilité de l’expérience de la provocation expérimentale et à sa durée. D’une part, il est difficile et contradictoire d’intégrer un groupe tout en le perturbant, et d’autre part, le registre choisi en accord avec le milieu étudié (il s’agissait dans l’exemple du registre de la confiance dans la famille) provient d’une hypothèse préalable. Il se peut donc que les ruptures engendrées sur le sens commun soient le fait d’une anticipation autoréalisée par l’expérimentateur. Par conséquent, la provocation expérimentale, si elle est employée systématiquement par le sociologue, présente le risque majeur de ruiner l’espace social étudié, et de rendre illisible et caduque l’expérience. La provocation expérimentale est autant une épreuve pour le sujet « victime » de l’expérience que pour le chercheur immergé dans la situation. L’un et l’autre sont parfois dans l’incapacité de restituer leur vécu avec justesse du fait des conséquences de la perturbation.
12Si les effets sont effectivement beaucoup plus radicaux, les risques qui les accompagnent sont moins dangereux pour la pratique artistique que pour celle de la sociologie (et sa rigueur méthodologique). L’art est une discipline qui offre de nombreuses possibilités, repoussant toujours ses propres limites, reconfigurant sans cesse son rapport au réel. L’art échappe, par exemple, à la nécessité de produire le compte rendu objectif du résultat de son expérience. En revanche, par son interventionnisme, l’art entend bien laisser quelques traces. Garfinkel constate et présuppose parfois des symptômes caractéristiques au bouleversement individuel qui s’avèrent être intéressants pour une pratique de la provocation dans l’art, à des fins de révéler l’arrière-plan moral et institutionnel qui régit la société : suspension du caractère normal de la perception, absence de reconnaissance typique, incapacité de reproduction, obscurcissement de l’environnement familier, perte du sens commun, désorientation mentale, incertitudes, isolement psychosocial, conflit intérieur, anxiété aiguë et sans nom, crise aiguë de dépersonnalisation. En résumé, « l’environnement que cette personne perçoit comme réel, perdant son arrière-plan connu-en-commun, deviendrait spécifiquement dénué de sens »11. Nous dirons que la désorientation subjective et la perturbation de la perception créent un œil neuf, mais d’abord un œil seul.
Les mécanismes de la provocation expérimentale appliqués à l’art
13Ainsi voit-on l’intérêt de la provocation expérimentale lorsque les structures sociales du sens commun sont bouleversées. D’après les expériences de Garfinkel, la provocation expérimentale induit des effets observables dans l’espace des relations sociales. Généralement, la subjectivité est directement atteinte. L’individu doit faire face à un traumatisme. Les études de phénoménologie sociale précédemment citées montrent qu’une des premières décisions que prend l’individu dans ce cas consiste à convoquer les principes collectifs de maintien de la réalité, ainsi que les principes de résilience communautaire. Il doit ensuite faire appel à ses propres références et ses compétences pour enfin envisager une transformation de ses conditions d’existence.
14Les désavantages de la provocation expérimentale pour la sociologie produisent les avantages de la pratique de l’art dans l’espace social, en ce sens qu’une telle démarche perturbe la compréhension de la réalité commune et altère la limpidité de ses routines. Par cette pratique, j’entends une intervention émancipatrice et inaugurale dans l’espace intersubjectif des interactions sociales et des interprétations collectives qui édifient la société et son ordre. Cette rencontre stimule l’instigation et l’exploration du monde social. Elle stimule également les procédures d’interprétations et le renouvellement des structures d’arrière-plan. L’idée de la provocation expérimentale semble donc doublement intéressante : premièrement, c’est un cadre d’expérimentation pratique de l’art12 pour une recherche appliquée empirique, deuxièmement, c’est un point de vue pour observer les artistes en acte et analyser l’impact de leur travail dans les mécanismes de la construction sociale. C’est ce deuxième aspect de la question qui nous préoccupera pour le restant de cet article.
15Le projet « ECOBOX » réalisé par l’Atelier d’Architecture Autogérée13 servira de premier exemple pour montrer les dynamiques qui jouent dans le cas où l’artiste engage une action dans l’espace social, action qui fait événement pour le groupe d’individu qui habite cet espace. En plein cœur de Paris, dans une zone plus ou moins désaffectée du quartier de La Chapelle, enclavée entre voies ferrées et grands axes routiers, le collectif d’artistes met en œuvres des éléments architecturaux et urbains comme une invitation à occuper l’endroit et à l’élever dans l’usage qu’en font les individus habitant cet environnement social. Cela donne lieu à des marchés, des ateliers de cuisines, des réunions, des expositions, etc. En contrepoint et simultanément, cette action découvre un espace social déjà colonisé dans un tiraillement entre pouvoir public et appropriation individuelle privée. Elle génère des polémiques et révèle certains conflits jusque-là silencieux. Alors, des questions surgissent : s’agit-il d’une œuvre d’art, d’une manifestation politique, d’une fête, d’un moment exceptionnel ? Sur quelle légitimité se fonde cette intervention ? Les habitants ont-ils le droit de faire cela ? Qui sont ces individus ? Habitent-ils ici ? Etc. Des questions qui révèlent ce que l’on voit et ce que l’on vit tous les jours, sans y prêter attention. Des questions qui réinterrogent nos présupposés. Par exemple, les notions d’œuvre d’art, d’architecture ou d’espace public doivent être interprétées autrement pour prétendre de nouveau à une représentation collective et partagée. La rencontre de l’art avec le social implique dans ce cas l’antagonisme des subjectivités pour la formulation de nouvelles définitions de l’espace transformé par ce projet. Les interprétations de tous sont nécessaires pour l’identification unanime du phénomène qui se produit lorsque quelque chose surgit et altère le quotidien. Les débats et les discussions qui surgissent révèlent cet état de fait. Le rapport à la provocation expérimentale théorisée par Garfinkel réside dans ceci qu’une telle action artistiquement orientée dans un processus et une forme esthétique convoque indubitablement les ressources de l’ordre social et déstabilise les fondations du sens commun. À la différence ici qu’il n’est plus question d’étudier l’espace social, mais d’y produire un changement.
16Les effets induits par les signes de la provocation expérimentale dévoilent un certain nombre de mécanismes et de réactions que nous pouvons attribuer à l’efficience possible de l’art dans l’espace social, sans que les œuvres s’inscrivent explicitement dans cet espace. Nous pouvons témoigner concrètement de la manière dont l’art interviendrait alors dans la construction sociale, en attirant d’emblée l’attention sur trois caractéristiques qui sont propres à l’art et à sa pratique : l’accident, la réflexivité et le bouleversement. Les exemples choisis concernent des artistes dont on peut dire qu’ils n’ont pas connaissance de la provocation expérimentale en tant que concept ou de méthodologie : il s’agit plutôt d’un dispositif inhérent à l’œuvre, et c’est un principe récurent dans l’art, qui s’est manifesté avant que la sociologie ne le découvre dans les années 1950.
17Un des premiers aspects essentiels de l’œuvre d’art est d’apparaître contre toute attente et de surprendre accidentellement le sens commun. De fait, cette apparition permet à l’individu à contester et à influencer le consensus de la réalité sociale, du fait même de l’émergence d’un nouvel objet a priori inutile, parfois dépourvu de tout caractère séduisant, fort encombrant ou bruyant, voire totalement inhabituel. On l’a vu dans les démarches esthétiques volontairement provocatrices vis-à-vis des conventions sociales, comme chez Philippe Marinetti qui refusait l’adhésion du public et tentait, par les moyens du scandale, d’intervenir au sein des rouages fondamentaux de la société, tels que la presse, les salons et les réunions publiques, pour mieux les pervertir ou les transformer. Cet exemple apparemment évident montre que le scandale dans l’art est plus souvent interprété sous l’angle historique et politique qu’en tant que mécanisme intrinsèque au geste artistique, typique pour le début du XXe siècle. Ces œuvres s’affranchissent de leur contexte traditionnel et incitent à recréer un lien réflexif avec l’arrière-plan des valeurs morales et culturelles de la société. C’est là un des principes essentiels de la provocation expérimentale chez Harold Garfinkel, qui consiste à saper le déroulement habituel et familier de la situation.
18Si rompre les routines sociales de la vie quotidienne favorise des rencontres étrangères au sens commun, cette rupture nous éclaire aussi sur la manière dont nous construisons chaque jour ce sens commun au travers nos actes et nos interprétations. La rupture des routines révèle les espaces vides qui entourent notre réalité sociale. Pensons aux artistes qui entraînent les individus dans des situations inhabituelles d’exploration d’un espace familier. Le groupe Stalker, par exemple, organise des marches dont l’intention est de parcourir ce que l’on pourrait appeler l’inconnu de la ville. Basé à Rome, Stalker organise dans la première décennie du XXIe siècle des dérives urbaines vers des terrains vagues, des zones d’entre-deux non affectées, engendrées par le développement urbain des métropoles. La marche est considérée comme une performance collective ouverte à de nouvelles interprétations possibles de la ville, un moment de méditation à l’épreuve des no man’s lands traversés. Cette proposition permet également de penser que les déplacements quotidiens que nous effectuons définissent le territoire, en même temps qu’ils résultent d’une déprogrammation constante du paysage urbain. Dans ce sens, le déplacement obéit à un comportement pratique confronté à l’expérience du réel, qui, pour se manifester, pose un acte sur l’environnement. Le marcheur apprend à faire avec l’existant dont il perçoit des obstacles et qu’il contourne à sa manière. S’offre à lui une infinité de solutions. L’expérience de Stalker contribue à une relecture des territoires au travers des intérêts pratiques qui s’y déploient, une perspective que l’on retrouve dans les expériences de Harold Garfinkel lorsqu’il modifie un ingrédient d’une action routinière. Le groupe Stalker fabrique la spatialité du lieu, y compris en créant ses zones interdites, ses endroits dissimulés, ses oublis. Chaque parcours ainsi prélevé réitère les points de vue d’un espace familier et plonge le marcheur-expérimentateur dans une forme « d’amnésie urbaine »14.
19Le travail de Claudio Zulian se construit, lui aussi, dans l’espace social, en brisant les routines, celles qui consistent à renouveler les représentations symboliques d’un lieu par ses habitants mêmes. L’artiste est intervenu dans le quartier populaire de Carmel, à Barcelone, avec la participation des groupes de voisins. C’est une association du quartier qui a fait appel à lui afin de collaborer à un projet plus vaste de revalorisation historique. L’artiste s’est approprié le projet en élaborant une stratégie d’enquête et de rencontre des personnes pour découvrir les ressources vivantes du quartier et éclairer le rôle des individus dont l’identité est plus forte que l’image dans laquelle ces personnes peuvent parfois se sentir piégées. Pour contrebalancer la réalité qui se produit dans les routines de la vie quotidienne, l’artiste fait jouer à la fois les luttes que certaines personnes du quartier ont engagées par le passé et autour desquelles les groupes de voisins se sont constitués, tout en photographiant ces personnes dans des attitudes ordinaires, des situations narratives mises en scène à l’extérieur, dans les rues et les recoins du quartier. Neuf photographies sont reproduites sur grand format et affichées dans des lieux stratégiques du quartier15. À partir du point de vue nouveau que l’artiste propose, les routines exercées par le biais de l’activité ordinaire des acteurs du quartier de Carmel, fréquemment stigmatisé, génèrent une autre représentation symbolique de la réalité telle qu’elle est vécue. Les images ainsi créées rendent compte des faits qui ont construit l’histoire du quartier et ses revendications ; elles s’opposent donc à la vision misérabiliste, ainsi que l’explique l’artiste :
Le caractère artistique de Visions del Carmel permet de rehausser les traits affectifs et symboliques propres à la complexité de l’expérience quotidienne commune. Ces traits possèdent une dimension politique et sociale fondamentale – ils sont autant d’aspects de la libre expression de groupes et des personnes ; pourtant ils sont très souvent ignorés ou instrumentalisés par les experts, les gestionnaires et les communicants.16
Claudio Zulian fait rejouer dans ses actions les mécanismes de la provocation expérimentale. Il y a là un effet de contradiction, car en mettant en scène les acteurs qui ont fait l’histoire du quartier de Carmel, l’artiste s’oppose aux préjugés qui font l’image du quartier tout en révélant les attitudes historiques à partir desquels les préjugés ce sont construits. L’idée même de quartier populaire s’articule autour d’une croyance qui s’autoactualise chaque jour dans un dialogue entre le discours extérieur véhiculé par les médias et l’investissement des habitants, des artistes et des travailleurs sociaux dans ces quartiers. Malheureusement nous ne savons pas quelles réactions le travail de Claudio Zulian a pu provoquer, mais un tel dispositif consiste à introduire un grain de sable dans les rouages d’une mécanique équilibrée en mode d’auto-alimentation permanente.
20À une moindre échelle, les œuvres qui mettent en scène une rupture du déroulement ordinaire des choses placent le spectateur dans une situation empathique. Rien n’indique que ces mises en scène bouleversent effectivement les routines du spectateur, mais elles véhiculent une dramatisation de l’existence quotidienne qui ne tient pas à grand chose. Le nombre impressionnant de travaux d’artistes qui triturent leurs propres gestes routiniers et leurs limites demeure une illustration saisissante de la fonction de repères que nos routines exercent sur notre perception de la réalité et les conséquences de leur déplacement. L’artiste Renaud Auguste-Dormeuil, par exemple, dans Cinq minutes pour rassembler l’essentiel17, filme, caméra au poing, une préparation hâtive à l’exode, laquelle surviendrait du jour au lendemain. Il contracte son existence matérielle devant la nécessité de survivre face à un événement impromptu. Derrière le vécu de ce moment transposé dans un contexte de vie auquel le spectateur est amené à s’identifier, il rend tristement compte d’une expérience parfois familière dans certaines régions du monde. Dans cet exemple, l’artiste met en scène ses propres routines perturbées, ce que l’on pourrait rapprocher du cinéma burlesque. Mais la narration que l’artiste construit comporte une certaine dose de réalisme angoissant qui renvoie à la réalité oppressante de la guerre du point de vue des civils. Même si l’on sache que cette scène fut jouée, le burlesque prend des allures de drame. L’œuvre de l’artiste exhibe un modèle de perturbation inopinée de l’existence. Le geste représente crument la nature préoccupante de l’expérience de la provocation expérimentale, notamment lorsque l’urgence d’une situation perturbée nous oblige à rediriger nos intérêts pratiques vers des comportements nouveaux afin de reconquérir un environnement familier. Avec sa vidéo, l’artiste propose une illustration concrète du mouvement de panique extrême que les événements amènent parfois à entreprendre. La provocation expérimentale réactive ici des compétences qui sont de l’ordre de la survie.
21La caractéristique du bouleversement se rencontre dans l’art lorsque le dispositif de l’œuvre rejoue les éléments « déterminants » de la structure sociale et de l’histoire collective. L’intervention artistique introduit alors des fragments de sens commun sous la forme d’un problème à résoudre. L’action renvoie alors au premier plan les incohérences et les conflits auxquels les individus sont confrontés, mais dont l’ardeur des combats est atténuée par les routines du quotidien. La provocation replace donc l’individu dans sa condition de membre actif dans la société en l’obligeant à prendre position. Pour ne prendre qu’un exemple, voilà comment le collectif québécois ATSA18 en formule les intentions : créer des interventions artistiques qui happent le passant dans son univers quotidien, vers une fiction qui ressemble si étrangement à la réalité qu’elle provoque « une compréhension émotive » de la problématique investie pour générer une action citoyenne positive. Au-delà de l’éloquence de l’art sociologique qui révèle, au terme d’enquêtes et d’interventions dans l’espace social ou médiatique, les mécanismes de dominations idéologiques et politiques19, au-delà de la proposition de Hans Haacke qui cartographie la situation socio-économique du visiteur de la galerie d’art20, le collectif ATSA, avec des actions comme Mur du feu ou état d’urgence, s’infiltre activement dans l’espace social et ses institutions pour prendre le risque de jouer le rôle du mauvais clown, celui qui ni ne divertis, ni ne flatte. Les artistes initient simplement l’ensemble des acteurs sociaux aux conséquences que produisent les situations sociales intolérables en les intégrant dans leur projet. En maintenant une pression constante auprès des autorités et des institutions (armée, municipalité, ministère), leur « terrorisme » trouble la quiétude du consensus social, car, disent-ils, « ne sommes-nous pas tous des petits terroristes quand on endosse l’inacceptable ? »21.
22La provocation expérimentale dans l’histoire de l’art n’est pas toujours visible en tant que telle, d’abord parce qu’elle s’exerce à l’insu des artistes et, parfois, en dehors de toute provocation volontaire. À ce titre, la provocation expérimentale n’est pas une idéologie ni même une « technique » référencée par les artistes. Elle est, dans un certain sens, ontologiquement liée à la pratique de l’art, dans la démarche ou dans l’effet, sans y être forcément revendiquée. C’est pourquoi, au paradoxe de la pratique de la provocation dans l’art, entre scandales publicitaires et révélations sociales, s’ajoute le paradoxe de l’expérience d’une provocation délibérée et involontaire à la fois. C’est ce double paradoxe qui témoigne de l’existence transversale (et silencieuse) du phénomène de la provocation expérimentale dans l’histoire de l’art, avant sa mise au point technique par les sociologues, et pour sa réalisation lors d’une présence interventionniste et militante de l’art dans l’espace social.
Notes de bas de page
1 Nous songeons à des pratiques, on le verra, qu’il faut distinguer des pratiques de la provocation ostentatoires, à la mode dans le monde de l’art contemporain.
2 Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, trad. M. Barthélémy et L. Quéré, Paris, PUF, 2007, p. 45.
3 Alfred Schütz, Éléments de sociologie phénoménologique, trad. T. Blin, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 108.
4 Aaron Cicourel, La Sociologie cognitive, Paris, PUF, 1979, p. 36-41.
5 Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, op. cit., p. 55-59.
6 Schütz, Éléments de sociologie, op. cit., p. 30.
7 Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, op. cit., p. 120.
8 Ibid., p. 112.
9 Ibid., p. 114.
10 Peter Berger, Thomas Luckman, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1996, p. 142.
11 Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, op. cit., p. 121.
12 Je renvoie au compte rendu de mes expériences artistiques dans ma thèse intitulée La Provocation expérimentale. Étude consacrée à la provocation expérimentale dans l’art et à son usage dans une pratique artistique, thèse de doctorat en arts plastiques, sous la direction de Leszek Brogowski, Rennes, Université Rennes 2 Haute Bretagne, 2010, 261 p.
13 Mise en place d’une stratégie d’écologie urbaine dans le quartier La Chapelle à Paris conçue et conduite par Doina Petrescu (architecte, enseignante à L’Université de Sheffield) et Constantin Petcou (architecte) pour le compte du PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture, ministère de l’Équipement), 2004.
14 Thierry Davila, « Stalker, arpenter les devenirs », in Art Press, n° 268, mai 2001, p. 41.
15 Claudio Zulian, Visions del Carmel, 9 tirages photo de 180x180 cm, Barcelone, 2002- 2004.
16 Claudio Zulian, « Visions du Carmel », in Saskia Cousin, Émilie Da Lage, François Debruyne, David Vandiedonck (dir.), Le Sens de l’usine, Paris, Créaphis, 2008, p. 186.
17 Renaud Auguste-Dormeuil, 5 minutes pour rassembler l’essentiel, vidéo, 50’, 1996.
18 Actions Terroristes Socialement Acceptables, http://www.atsa.qc.ca/ [consulté le 15/03/2010].
19 L’art sociologique est un mouvement artistique initié par Fred Forest, Hervé Fisher et Jean-Paul Thénot dans les années 1970.
20 Hans Haacke, John Weber Gallery Visitors’ Profil, John Weber Gallery, New York, 1973.
21 Propos de Annie Roy prononcés lors du colloque « Nouvelle donne », enregistré le 12 mai 2005 à Rouen. http://www.echelleinconnue.net [consulté le 15/03/2010].
Auteur
Est artiste visuel et docteur en arts plastiques. Il expérimente et étudie les relations de l’art avec la réalité sociale. Il a récemment coordonné le projet interdisciplinaire Expéditions et co-dirigé l’ouvrage Stratégies d’enquête et de création artistique. [http://assortiment2.free.fr]
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017