Le Grand Macabre de György Ligeti : un opéra obscène ?
p. 139-148
Texte intégral
Du théâtre musical à l’opéra
1Unique opéra du compositeur d’origine hongroise György Ligeti (1923- 2006), Le Grand Macabre a été conçu entre 1974 et 1977. Plus de dix années auparavant, Ligeti avait écrit Aventures et Nouvelles Aventures, pour trois chanteurs et sept instrumentistes, une action musicale et scénique dont le matériau vocal est constitué uniquement de phonèmes, de vocalises et de « manifestations acoustiques de l’affect »1 (gémissements, gloussements, cris d’angoisse, de joie, de surprise, d’étonnement, râles et grognements divers). Avec Aventures, le spectateur se trouvait confronté, sans médiation, à ce que l’on peut qualifier d’un « langage des tripes, des viscères, des muqueuses »2. Là se situe le point d’obscénité qui constitue l’un des noyaux de ce type de théâtre musical : les protagonistes humains et instrumentaux s’expriment avec le corps, sans médiation langagière, un corps organique dont la présence exacerbée, liée à une sorte de « trop-plein » affectif, souvent, dérange.
2Fort de l’expérience du théâtre musical acquise dans les années 1960, Ligeti imagine quelques années plus tard « un événement scénique très schématisé »3, avec une musique « elle aussi directe, exagérée comme dans une bande dessinée, colorée et folle »4. Dès le projet initial, apparaît donc une volonté de « sur-coloration », tant au niveau musical que pour la mise en scène. Cependant, Ligeti ne souhaite pas continuer dans la voie de l’abstraction sémantique :
plus des représentations, des projets, des esquisses prenaient forme, plus il devenait clair pour moi que l’univers des Aventures était clos, que je ne devais pas me répéter, et qu’une action était indispensable pour une pièce scénique et musicale de la durée d’une soirée, en tant qu’armature, en tant que charpente pour les affects, les caractères et les situations scéniques.5
La recherche d’une trame précise répond donc en premier lieu à une nécessité structurelle, mais Ligeti semble conserver l’idée d’un noyau expressif constitué d’un kaléidoscope d’affects et de situations scéniques. Là où Aventures explorait l’envers du décor de la tradition lyrique, sous la forme d’un anti-opéra sur-expressif, l’œuvre en gestation prend forme progressivement comme un « anti-anti opéra », soit un tour de vis supplémentaire permettant de renouer, de manière distanciée, avec un certain nombre de conventions attachées au genre, tout en tirant profit du travail vocal réalisé auparavant.
3À la recherche d’un livret correspondant à ce qu’il imagine musicalement, Ligeti s’oriente vers Alfred Jarry, puis découvre un peu par hasard La Balade du Grand Macabre (1934) de l’auteur belge Michel de Ghelderode (1878-1962). Il est immédiatement séduit par l’esthétique décalée de cette pièce, qui trouve ses racines notamment dans la peinture flamande de la Renaissance, dans l’imagerie populaire morbide et fantastique, dans la tradition carnavalesque du Moyen-Âge, ainsi que dans les spectacles forains de marionnettes. L’œuvre de Ghelderode, écrit Michèle Friche, se présente comme « une flambée instinctive, l’expression irrépressible d’un cri d’angoisse et de peur ancestrale mêlées sous le masque qui ricane et éructe »6. On peut souligner aussi une certaine parenté avec le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud.
4L’univers pictural associé à la Balade du Grand Macabre va, quant à lui, de Pieter Breughel l’ancien (Le triomphe de la mort, Le pays de cocagne) et Jérôme Bosch (L’enfer, panneau droit du triptyque Le jardin des délices, Le jugement dernier) au peintre allemand Otto Dix (1891-1969) auteur des Sept pêchés capitaux, en passant par l’artiste belge James Ensor (1860-1949) : La mort poursuivant le troupeau des humains, 1896.
Un argument truculent
5La Balade du Grand Macabre est librement adaptée par l’ancien directeur du théâtre de marionnettes de Stockholm : condensation en deux actes comprenant chacun deux tableaux, élaboration d’un livret initialement en allemand, amplification des traits liés à l’esthétique d’Alfred Jarry. Ligeti a changé les noms des personnages afin qu’ils puissent être conservés quelle que soit la traduction utilisée : Nekrozotar, le Grand Macabre, est devenu Nekrotzar, « le tsar des morts », Salivaine, la mégère sadique, est désormais Mescalina, à base de poison (la mescaline), Videbolle l’astrologue est abandonné au profit d’Astradamors, évoquant à la fois Nostradamus, mort, et amor. Jusemina et Adrian, les amoureux, sont d’abord devenus Spermando et Clitoria, puis Amando et Amanda dans les versions plus récentes7. Ligeti précise :
C’est un monde rabelaisien, un monde plein d’obscénités, sexuelles et scatologiques. Constamment, on boit, on mange, on mène une vie très chaotique. Tout se passe dans une sorte de dictature délabrée où deux partis adverses complètement corrompus mènent en réalité la même politique truquée.8
Roland Topor évoque l’argument en termes très savoureux :
Le Grand Macabre, c’est Nekrotzar, l’ange, plutôt la bête de la mort [qui] jure de mettre un terme à l’existence des infortunés habitants de Breughelland. [...] Il consent, pourtant, à laisser un répit aux amoureux [Spermando et Clitoria] et fait de Piet [l’ivrogne] sa sinistre monture. […] Le Grand Macabre arrive enfin à la cour du prince Go-Go, dérisoire souverain du royaume de Breughelland, [et] clame sur tous les tons que la rigolade est terminée, que l’hécatombe va commencer. Il a soif de sang. Pris d’une inspiration qui n’a pour lui rien d’extraordinaire, Piet sert à boire. Du vin. Et la mort boit. Elle porte toast sur toast à la mauvaise santé des condamnés. Elle se régale de ce liquide vermeil qu’elle croit être le sang de ses victimes. Jusqu’au moment où [...] le miracle se produit. Breughelland ne meurt pas. C’est la mort qui crève, pour avoir bu du vin, cet élixir de vie qui n’a du sang que la couleur [...] Le Grand Macabre a perdu la partie, même si sa revanche n’est qu’une question de secondes. Alors pourquoi se lamenter ? Il faut boire et se réjouir d’être en vie. Voilà la morale de l’histoire.9
L’accent est mis sur la truculence du texte et l’exagération à la manière des bandes dessinées, comme dans la célèbre scène des injures entre les deux ministres, que Ligeti a organisée en classant ces dernières par ordre alphabétique, chacun des personnages interpellant alternativement l’autre. Ces insultes sont souvent inventées, comme celle du capitaine Haddock dans Tintin. Selon la langue choisie, elles ont plus ou moins d’impact. Le compositeur confesse par exemple l’utilisation d’injures napolitaines « extraordinairement fortes et plus obscènes que dans les autres versions »10 lorsque l’opéra est chanté en italien. À la question « L’obscénité est-elle une provocation ? », Ligeti, dans un entretien, répond par la négative, tout en laissant planer une certaine ambiguïté :
Je ne recherche pas la provocation quoique, naturellement, j’aime le scandale. Mais c’est une pièce théâtrale vivante, et la vie c’est aussi l’obscénité, les excréments, l’amour dans des positions irrégulières. À Stockholm, les gens ont cru que c’était une pièce pornographique, mais c’est faux.11
Le théâtre de la catharsis
6Car Le Grand Macabre est aussi une manière pour Ligeti de tourner en dérision des situations vécues, d’exorciser des frayeurs en un spectacle cathartique. Né en Transylvanie, dans une contrée roumaine, de langue hongroise, Ligeti est un déraciné : Juif, ayant des ancêtres qui portent des noms allemands, doublement rejeté par les Roumains, en tant qu’Hongrois et en tant que Juif. Sous l’occupation, il est enfermé dans un camp de travail et échappe de peu à la mort en 1944, mais une grande partie de sa famille ne survit pas aux camps de concentrations nazis. Compositeur dans le Budapest d’après-guerre, il assiste à la mise en place d’une autre dictature, et passe le rideau de fer clandestinement suite à l’incursion violente des chars soviétiques dans la capitale hongroise, fin 1956. Ligeti a donc non seulement côtoyé la mort, mais aussi l’absurdité à l’échelle des gigantesques machines dictatoriales, avec leurs bureaucraties étouffantes, leurs mises en scènes grand-guignolesques et leurs stratégies de propagande.
7Dans ses créations, la question de la mort et de la finitude est traitée alternativement de manière solennelle et dramatique (Requiem, 1965) absurde et cathartique (Aventures, Le Grand Macabre), ou mélancolique (le geste du lamento traversant la plupart de ses grandes œuvres postérieures à 1980).
8L’obscène est présent dans certaines strates du Grand Macabre, mais il se trouve constamment désamorcé par l’absurde et le grotesque, tandis que l’élaboration musicale extrêmement savante, sous des aspects tout aussi étranges et provocateurs que ceux du livret, confère au Grand Macabre l’aura d’un opéra à part entière. Un opéra d’une grande tenue, dans lequel pourtant se déroulent des scènes à proprement parler orgiaques : enivrement, sado-masochisme, meurtre, montages musicaux hallucinants, protagonistes nus, costumes délirants, et ainsi de suite.
9Un an après sa création à Stockholm, et après avoir été repris à Hambourg et Saarbrück, l’opéra est programmé à Bologne en mai 1979, avec les décors et les costumes conçus par Roland Topor. Ce furent, selon Ligeti, les représentations les plus réussies, en parfaite adéquation avec l’esthétique de l’œuvre. Topor avait prévu une transformation continuelle de la scène, dans l’idée d’un théâtre animé. Parmi les accessoires y avait notamment un verre de vin de cinq mètres de hauteur, et des costumes pour le moins provocants, dont une partie ne fut pas acceptée par les interprètes :
on censura impitoyablement la saucisse de Spermando, la mamelle à quatre tétines permettant à Piet de pisser, l’os-Pénis de Nekrotzar, et l’un des costumes du chœur comportant un étron suspendu au bout d’un fil à une coiffure en forme de cul. Tant pis.12
10Mais au-delà de cet aspect franchement provocateur de certains des costumes, le dispositif prévu par Topor semble porter à incandescence les fondements mêmes de l’œuvre, qui tiennent à l’ambiguïté entre une mort tournée en dérision au sein d’un monde absurde, et la peur véritable, très sérieuse, face au néant de notre disparition. Lorsqu’il évoque le troisième tableau de l’opéra, durant lequel l’action se déroule non seulement sur scène mais aussi dans et autour du public, en un ballet macabre orchestré par un faux chef d’orchestre à quatre bras, Roland Topor avoue avoir à
chaque fois ressenti un frisson derrière la nuque. Non pas à cause du trac ou à l’idée d’un échec du spectacle. Un frisson de vraie trouille. La plus intime. Celle que j’éprouve à la perspective de mon rendez-vous prochain avec les vers, dans un cercueil sali par les écoulements, sous la terre molle. Lorsque mes orbites ne contiendront plus d’yeux, de paupières, de cils ou d’autres saloperies organiques.13
L’obscénité en question
11Plusieurs questions se posent quant à l’obscénité. Tout d’abord, les grossièretés langagières, les situations scabreuses qui traversent le livret et prennent corps devant les spectateurs peuvent-elles être vraiment taxées d’obscènes ? Si l’on s’attache au contexte culturel qui est celui de l’opéra, avec ses conventions, ses codes, ses habitudes de stylisation poussée de la réalité, son public bourgeois, il est compréhensible que les rots de Piet l’ivrogne, le prince Go-Go qui s’empiffre, ou la scène de l’astrologue travesti et masochiste qui jouit des maltraitances que lui inflige sa mégère de femme, soient perçus en soi comme des éléments obscènes. Cependant, le contraste entre l’univers truculent du Grand Macabre et l’esthétique bien léchée de l’opéra n’est qu’une donnée parmi d’autres. De plus, les éléments en question, au sein du théâtre de foire, ne seraient plus perçus de la même manière. Dans la mesure où l’ensemble du Grand Macabre constitue un univers dans lequel la truculence du texte et certains types de grossièretés s’insèrent « harmonieusement », c’est une esthétique particulière dans sa totalité qui fait incursion au cœur de l’institution opéra, ce qui limite le potentiel d’effet obscène attaché à tel ou tel détail de l’œuvre. Enfin, dans le livret du Grand Macabre, le grotesque, ainsi que les effets absurdes et comiques, désamorcent l’obscène et réinstaurent une certaine distance.
12L’obscène, en effet, c’est ce qui abolit toute distance entre le sujet et ce qu’il regarde, en raison d’une manière de trop-montrer : « force de l’objet trop proche, trop grand, trop mou, trop présent qui envahit, absorbe jusqu’à l’annulation totale du sujet voyeur »14. L’obscène suppose une modification soudaine de la trame espace-temps, une boursouflure, « l’insistance dans le présent, l’enflure : comme si le temps se gonflait à la manière d’une vessie qui cherchait son bon volume sans éclater jamais »15.
13Cet effet adviendrait peut-être si l’ivrogne, l’astrologue, la mégère ou Le Grand Macabre déboulaient en plein milieu d’un opéra classique, mais en Breughellande, l’absurde est un fonctionnement normal ; si, à l’inverse, un personnage ou une situation rationnels venaient à surgir dans cet univers foisonnant, on pourrait se demander si c’est lui qui serait perçu comme dérangeant, ou alors si l’ensemble du contexte Ligeti-Ghelderode apparaîtrait soudain comme indécent en ce lieu, la prestance de l’opéra reprenant force de droit par l’entremise de ce contraste.
14Au-delà de ce désamorçage de l’effet obscène par le non-sens et le grotesque érigés en normes, auxquels s’ajoutent le traitement musical, on le verra, il faut se souvenir de cette étrangeté consécutive au doute que Ligeti laisse toujours planer sur l’aspect léger de l’argument : faut-il rire de cet épouvantail ridicule qui promet l’anéantissement d’un monde en déliquescence (mais prospère et insouciant), ou prendre au sérieux le « frisson de vraie trouille » dont parle Roland Topor ? Voilà qui donne une autre portée au débat.
15Une anecdote peut illustrer l’incursion ponctuelle d’éléments obscènes dans le dispositif élaboré par Topor : pour le rôle de Vénus, l’interprète doit apparaître nue sur scène, ce qui suscite parfois quelques réticences. Lors des représentations de Bologne, la chanteuse a accepté cette nudité, mais Topor avait prévu de la faire suivre par plusieurs comédiennes, elles aussi dans le plus simple appareil. Les comédiennes ayant refusé la proposition, on les affubla de collants pourvus de tétons et de toisons pubiennes qui montraient une nudité certes fictive mais déformée, avec des caractères sexuels exagérément voyants. Ainsi, pour avoir rejeté un dispositif qu’elles jugeaient peut-être choquant, les comédiennes se sont retrouvées dans une situation potentiellement beaucoup plus obscène (et grotesque également). Pour en revenir à Vénus, Topor avait également imaginé de couvrir sa peau de graffitis du type de ceux qu’on trouve dans les toilettes publiques. Cette idée a été censurée, mais voilà quelque chose qui est sans doute véritablement obscène, dans la mesure où la réalité la plus triviale, agressive, de ce type d’inscription, fait incursion au cœur de l’univers bigarré du Grand Macabre, gravée sur un corps vivant, symbole de l’amour et de la beauté. Il y a là un effet de surexposition des graffitis, qui advient à partir de ce mécanisme de déterritorialisation d’un matériau d’une vulgarité extrême, et de collage qui renforce, par contraste, les aspects dérangeants de celui-ci : cela permet de cerner concrètement quelques constantes de l’obscénité : monstration crue d’un matériau qui, quel qu’il soit, s’objective radicalement et semble se figer dans le temps, essence violente, agressive, du geste, qui s’impose au spectateur en abolissant toute distance avec celui-ci, contenu qui évoque, de près ou de loin, l’acte sexuel (l’origine) et/ou la mort (la fin), donc ce qui est hors de notre scène de vie.
Hybridations musicales
16La conception musicale de l’opéra Le Grand Macabre est extrêmement complexe, et doit être envisagée comme un jalon central au sein de l’esthétique ligétienne, après une vingtaine d’années passées sous le signe de l’expérimentation : de 1957, date d’élaboration des petites œuvres électroniques Artikulation et Glissandi, à 1976 avec les Trois pièces pour deux pianos. La réintégration de configurations mélodiques, rythmiques et harmoniques claires, ainsi que le retour à des formes héritées de la tradition occidentale, conduit à une nouvelle synthèse après 1980, mais Le Grand Macabre reste un électron libre, en tant que seul opéra de Ligeti d’une part, et en tant qu’il use et abuse de la technique du montage et du procédé de la citation par ailleurs. Influencé par des créateurs comme Luciano Berio, dont la célèbre Sinfonia de 1968 utilise le collage et la citation, et plus encore par la subversion humoristique dans le style du compositeur argentin Mauricio Kagel, Ligeti s’offre une parenthèse en plein cœur de sa trajectoire créatrice, et laisse libre cours à son immense culture musicale ainsi qu’à sa virtuosité en matière de composition et de re-composition. Ce kaléidoscope d’objets musicaux trouvés, parmi lesquels certains proviennent des propres œuvres du compositeur, et d’autres sont tout simplement de fausses références (du « folklore synthétique »), est passé au prisme d’un tel métier en matière d’écriture, tant dans ses aspects formels que polyphoniques, rythmiques, harmoniques, orchestraux, vocaux, qu’il s’en dégage une véritable unité stylistique, une unité tressée d’exagérations, d’oppositions, d’amalgames, mais dont l’ensemble est traversé et tenu par l’écriture de Ligeti, les torsions qu’il impose au matériau servant même de ciment entre strates sonores parfois très différentes qui se superposent et s’entrecroisent. Partout, la patte du compositeur s’impose, les matériaux sont constamment déformés, soit par hypertrophie de certains de leurs aspects, par compression, élargissement, modification d’une ou plusieurs de leurs composantes internes (rythme, mélodie, registre, instrumentation, intensité, etc.), ou par amalgame sous forme de mélange, superposition, juxtaposition de « citations » véritables, inventées ou recomposées.
17Y a-t-il quelque chose de provocateur, d’irrévérencieux, voire d’obscène, à combiner des fragments de Rameau et d’Offenbach avec du Schubert ou du Rossini ? À déformer et répéter un choral issu de La Passion selon Saint-Matthieu de Bach, à singer les airs de virtuosité de l’opéra traditionnel, à mettre sur le même plan des allusions à Verdi ou des citations de Liszt avec un orchestre de klaxons ou de sirènes parodiant la Sinfonia introductive de l’Orfeo de Monteverdi ? À superposer une citation du rythme des Variations héroïques de Beethoven, un ragtime désaccordé de Scott Joplin, et des fragments de folklore imaginaire recomposés ? « Vous prenez un morceau de foie gras, vous le laissez tomber sur un tapis et vous le piétinez jusqu’à ce qu’il disparaisse, voilà comment j’utilise l’histoire de la musique et, surtout, celle de l’opéra »16, déclare Ligeti. Loin de se réduire à un geste provocateur, ces rapports à l’héritage, portés au premier plan par les fragments contrastés de l’opéra Le Grand Macabre, sont déjà actifs dans les œuvres précédentes de Ligeti, davantage marquées par l’esprit d’avant-garde. Mais avant 1978, l’assimilation est beaucoup plus souterraine, et le compositeur ne laisse que peu affleurer les éléments du passé à la surface. Dans Le Grand Macabre, à l’inverse, il les surexpose, et les place sur le même plan que les univers sonores contemporains qu’il importe. En ce sens, la musique s’accorde parfaitement avec les exagérations scéniques et textuelles. L’opéra acquiert ainsi une unité dans la diversité de ses collages multiples. Le tour de force ici, c’est la mise en œuvre, en partant du plus infime détail et jusqu’à la conception macroformelle, d’une organisation de l’hétérogène qui n’absorbe pas l’impression de désordre, mais la dirige constamment. Les fragments dynamiques du Grand Macabre sont soumis à une telle recomposition que les chocs qui pourraient générer un type d’obscénité spécifiquement musical, pour autant que ce concept puisse exister, se trouvent désamorcés ; le processus est parallèle à celui, décrit précédemment, à propos des situations scabreuses et de la truculence langagière, engagées dans un théâtre de la catharsis qui ne laisse que peu de place à l’obscène. De la même manière également, l’obscène émerge ponctuellement par le détour d’un costume ou d’une expression ; une musique, qui ne peut être qualifiée d’obscène en elle-même, peut participer à un dispositif obscène par le truchement des rapports qu’elle entretient avec le livret : si la scène entre Astradamors et Mescalina tient plutôt du comique (elle tourmente son mari travesti avant de le réveiller avec... une araignée géante17), l’élaboration musicale laisse filtrer l’utilisation subversive d’un dodécaphonisme grossier, la technique inventée par Schönberg se trouvant ici caricturée et de facto associée au sado-masochisme ! Plus proche de l’obscène encore, l’association de la relation sexuelle entre Nekrotzar et Mescalina, suivi du meurtre de cette dernière, avec la « Bourrée perpétuelle », sorte de fausse citation d’une danse, une musique très consonante et distanciée, sérieuse, retenue, d’un style baroque-synthétique. C’est le décalage immense entre la texture sonore et l’action qui fait effet ici.
18En définitive, ces quelques éléments de réflexion permettent d’avancer que Le Grand Macabre n’est pas un opéra obscène, bien qu’incluant des éléments de nature potentiellement obscène. Un certain nombre de ceux-ci conservent leur potentiel de choc qui dynamise l’œuvre, mais la violence du geste obscène se trouve constamment déviée vers un théâtre musical de la catharsis. De plus, on l’a vu, les données les plus directement obscènes concernent les éléments variables de l’opéra (costumes et décors). Le livret, lui, tourne l’obscène en dérision, et la musique ne semble que pouvoir l’évoquer, à travers les rapports qu’elle entretient avec l’action.
19Le véritable point de jonction entre Le Grand Macabre et l’obscène se situe en deçà de tout effet précis ; il est à saisir au niveau des rapports à la mort, au cœur de cette œuvre. La psychanalyste Corinne Maier rappelle que l’obscène constitue « la borne négative, mortifère, de l’érotisme, au point d’en marquer la limite : les deux se conjoignent à l’endroit où la mort déploie ses ombres »18. Ces relations sexe/mort sont très présentes dans l’opéra de Ligeti. L’ambiguïté constante entre une mort-menace et une mort-ridicule renvoie à l’obscène comme dispositif répétitif : tel le jeu freudien du Fort-Da, nous nous donnons l’illusion de dompter la mort en manipulant, de manière fictive, les représentations, que nous créons, puis rejetons à notre gré, afin de se sentir « un instant maître, par ce jeu d’images, de celle qui, à la fin, gagne toujours »19.
Notes de bas de page
1 Dans Aventures, l’entrelacement et la superposition de cette palette diversifiée de comportements vocaux placent l’auditeur sous le feu d’un univers sonore extrêmement suggestif et ambigu, certaines manifestations vocales tendant à condenser plusieurs types d’affects pourtant opposés (gémissements de plaisir ou de douleur par exemple), ou à juxtaposer de manière abrupte des états très contrastés. Les instruments s’intègrent à cet univers absurde, et semblent même tenir le rôle de personnages à part entière, l’ensemble constituant un tissage polyphonique complexe où continuité et discontinuité s’entremêlent constamment, ce qui engendre une forme musicale à base de désordre organisé. Un tel bombardement de caractères affectifs déclenche fréquemment chez l’auditeur un sentiment d’inquiétante étrangeté, tant on a l’impression que se trouve exhibée et hypertrophiée une matière humaine qui, habituellement, se trouve canalisée, maintenue « hors scène ». Voir Joseph Delaplace, « Du modèle phonétique aux manifestations acoustiques de l’affect : la voix des Aventures de György Ligeti », in Le Modèle vocal. La musique, la voix, la langue, Rennes, PUR, 2007, p. 131-145.
2 Herman Sabbe, « Musique de la voix chez Ligeti : sens et signifiance », Revue belge de musicologie, vol. LVIII, 2004, p. 302.
3 György Ligeti, « À propos de la genèse de mon opéra », L’Avant-Scène opéra, n° 180, 1997, p. 88.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Michèle Friche, « La Balade du Grand Macabre de Michel de Ghelderode », L’Avant-Scène opéra n° 180, 1997, p. 90.
7 De plus, Sire Goulave, le souverain, est désormais le prince Go-Go. Enfin Aspiquet et Basiliquet sont transformés en Ministre noir et Ministre blanc, et Sisifar, le chef de la police secrète, devient Gepopo, allusion évidente à la tristement célèbre Gestapo.
8 György Ligeti dans Claude Samuel, « Entretien avec György Ligeti », L’Avant Scène, hors-série, 1981, p. 24.
9 Roland Topor, « Le Grand Macabre », L’Avant Scène, Hors-série, 1981, p. 6-9.
10 György Ligeti dans Samuel, « Entretien avec György Ligeti », loc. cit., p. 24.
11 Ibid., p. 25.
12 Topor, « Le Grand Macabre », loc. cit., p. 12.
13 Ibid.
14 Marité Bonnal, « Je ne fais que passer », Traverses n° 29, « L’obscène », octobre 1983, p. 68.
15 Jean-Toussaint Desanti, « L’obscène ou les malices du signifiant », Traverses, op. cit., p. 133.
16 Ligeti dans Samuel, « Entretien avec György Ligeti », loc. cit., p. 25.
17 L’arachnophobie de Ligeti, qui provient de souvenirs d’enfance, se trouve ici évoquée avec humour et distance.
18 Corinne Maier, L’Obscène. La mort à l’œuvre, Paris, Encre Marine, 2004, p. 24.
19 Ibid., p. 27.
Auteur
Est enseignant-chercheur à l’Université Rennes 2 (EA 3208), dont il dirige actuellement le département de musique et musicologie. Agrégé de musique, habilité à dirigé des recherches, il enseigne l’analyse et l’esthétique de la musique des XXe et XXIe siècles. Il a écrit une trentaine d’articles, dirigé la publication de plusieurs ouvrages collectifs et est l’auteur de György Ligeti. Un essai d’analyse et d’esthétique musicales, publié aux Presses Universitaires de Rennes.
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